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CHAPITRE IV.
LE RENDEZ-VOUS
Le lendemain matin à neuf heures, la voiture de Gaston s'arrêta devant l'hôtel d'Orbesson.
Le valet de pied sonna, la petite porte s'ouvrit, le vieux domestique parut.
Gaston et Alfred descendirent.
– M. le colonel Ulrik? – dit Gaston.
Le domestique s'inclina sans répondre, et précéda les deux jeunes gens.
Rien de plus triste, de plus désolé que l'intérieur de cette vaste maison.
Plusieurs grandes dalles provenant sans doute de quelques démolitions étaient couchées çà et là sous l'herbe qui envahissait la cour. On eût dit les pierres sépulcrales d'un cimetière abandonné.
Toutes les fenêtres étaient extérieurement fermées; la porte vitrée du vestibule cria sur ses gonds rouillés, et fit retentir d'un bruit lugubre la voûte sonore du grand escalier.
Le colonel habitait le rez-de-chaussée. Le domestique conduisit les deux jeunes gens dans un immense salon à peine meublé; ses hautes fenêtres sans rideaux et à petits carreaux s'ouvraient sur un jardin entouré de grandes murailles, triste comme un jardin de cloître.
– Monsieur le colonel va venir à l'instant, – dit le domestique; – et il disparut.
Le jour était sombre, bas; le vent gémissait tristement à travers les portes mal closes. Tout dans cette demeure révélait, non pas la misère, non pas l'incurie, mais la plus profonde insouciance du bien-être matériel.
Alfred et Gaston se regardèrent quelques moments en silence.
– Depuis que nous sommes entrés, – dit Alfred en frissonnant de froid, – on dirait que je me sens sur les épaules une chape de plomb glacé. Il n'y a de feu nulle part… C'est un vrai Spartiate que cet homme-là.
– Cet homme! quel est-il? quel est-il? – dit Gaston en se parlant à lui-même.
– Elle seule aurait pu vous éclairer; mais elle est partie cette nuit, je crois?
– Cette nuit, – répondit Gaston.
– Ulrik! – dit Alfred, – Ulrik! ça doit être un nom russe, prussien ou allemand. Je suis allé hier au club de l'Union, espérant y trouver quelques membres du corps diplomatique; en effet, j'y ai vu trois ou quatre secrétaires de légation ou d'ambassade. Mais aucun ne connaît le colonel Ulrik. Il n'y a plus de ressource pour nous éclairer que dans M. l'ambassadeur de Russie, mais je n'ai pu le rencontrer.
– Après tout, que m'importe? – dit Gaston. Cet homme a mon secret; elle m'a sans doute sacrifié à lui, c'est une indigne trahison. Je le tuerai ou il me tuera.
– N'allez pas si vite, mon ami; peut-être cet imbécile d'hier nous a-t-il mal renseignés. Sans doute, toutes les apparences tendent à faire croire qu'elle-même a apporté ce coffret ici; mais remarquez-le bien, elle n'est pas entrée; c'est madame Blondeau qui l'a remis au domestique; enfin, Gaston, je m'en rapporte à vous; vous avez trop l'habitude du monde et de ces sortes d'affaires pour vous conduire en enfant: ceci est grave; ce que nous pouvons faire de mieux est de nous mesurer sur les circonstances qui vont suivre.
– Ce qui m'exaspère, s'écria Gaston, – c'est la fausseté de cette femme! Je la croyais incapable, non pas d'un mensonge, mais de la plus légère dissimulation. Eh bien! jamais elle n'a même prononcé devant moi le nom de cet homme, et c'est à lui qu'elle confie… Tenez, il y a là un odieux mystère que j'ai hâte de pénétrer.
– Tout ce que ce bavard nous a raconté hier de la vie du colonel est assez étrange, – dit Alfred; – il en ressort du moins que c'est un être infiniment bizarre. Cet intérieur délabré n'annonce pas non plus un caractère des plus réjouissants; sans vos tristes préoccupations, je serais ravi de me trouver face à face avec Robin des Bois, avec le Vampire, comme disent ces bonnes gens. Mais quel froid!.. quel froid! Si c'est le diable, il devrait au moins, par égard pour ceux qui viennent le voir, jeter ici comme un reflet de sa rôtissoire infernale.
A ce moment, le domestique ouvrit une porte; le colonel entra.
C'était un homme de haute taille, très-simplement vêtu. Il paraissait âgé de trente-six ans, quoique ses cheveux bruns commençassent à grisonner légèrement sur les tempes.
Son teint était très-basané; le pli profond qui séparait ses sourcils noirs, droits et prononcés, lui donnait une physionomie dure, hautaine, quoique ses traits, d'ailleurs très-réguliers, eussent pu dans d'autres temps exprimer des sentiments plus doux. Il tenait à la main la carte de Gaston; il y jeta les yeux, et dit d'une voix ferme, brève, et sans aucun accent étranger, en interrogeant à la fois les deux jeunes gens:
– Monsieur le comte Gaston de Senneville?
– C'est moi, monsieur, – dit Gaston. – Puis, montrant son ami, il ajouta: – M. le marquis de Baudricourt.
Le colonel fit de nouveau un léger mouvement de tête en manière de salut.
Regardant Gaston bien en face, croisant ses mains derrière son dos, il attendit que ce dernier lui expliquât le sujet de cette visite.
Malgré son assurance, malgré son habitude du monde, Gaston resta un moment interdit.
Les traits durs et bronzés du colonel étaient impassibles; on eût dit un masque d'airain. Ses grands yeux gris avaient un regard clair, fixe, pénétrant, qui, à la longue, devenait insupportable.
Rien de plus difficile que de rompre certains silences. Soit qu'Alfred attendît que Gaston prît la parole, soit que celui-ci attendît que le colonel parlât, tous trois restèrent muets quelques minutes.
Alors seulement Gaston sentit qu'il lui serait assez difficile d'expliquer le sujet de sa visite sans compromettre la femme dont il croyait avoir à se plaindre.
Ainsi que cela arrive souvent, au moment de l'explication qu'il venait demander, Gaston fut assailli de mille réflexions qu'il aurait dû faire avant que de se présenter chez le colonel.
L'embarras, le dépit, la colère, lui firent monter la rougeur au front. Alfred, voulant mettre un terme à cette scène embarrassante, dit au colonel:
– Monsieur, vous savez sans doute le sujet qui nous amène auprès de vous?
– Non, monsieur, – dit Ulrik.
– Il s'agit, monsieur, d'un coffret qui m'appartient, – s'écria Gaston, et qui vous a été remis hier par une femme que vous devez connaître… car elle est l'émissaire d'une autre femme qui ne peut sans doute vous être inconnue…
– Je ne sais pas ce que vous voulez dire, monsieur, – répondit le colonel.
– Monsieur!.. – dit vivement Gaston.
– Monsieur!.. – dit le colonel sans élever davantage la voix.
Il y eut un nouveau silence; Gaston se mordit les lèvres de dépit.
Alfred reprit avec sang-froid:
– M. de Senneville a le plus grand intérêt, monsieur, à savoir si un coffret qui lui appartient, et qui renferme des papiers fort importants, vous a été remis hier dans l'après-midi. Si vous voulez bien, monsieur, lui donner votre parole d'honneur que ce coffret n'a pas été ou n'est pas en votre possession, M. de Senneville se déclarera satisfait.
– Je ne me déclarerai satisfait que si…
– Mon ami, vous avez bien voulu me prendre pour conseil, dit Alfred, – permettez-moi donc de m'expliquer avec monsieur.
– L'explication sera fort simple, messieurs, – dit le colonel en faisant quelques pas vers la porte pour montrer que toute autre question serait vaine: – je n'ai aucune réponse à faire.
– Ainsi, monsieur, – s'écria Gaston, – vous refusez de donner votre parole que…
– Je refuse, monsieur, de répondre aux questions dont je n'admets pas la convenance, – dit le colonel; et il s'avança toujours vers la porte.
Gaston et Alfred restèrent près de la fenêtre.
– Monsieur, – dit Alfred en se contenant à peine, – votre mouvement vers la porte signifierait-il que cette conversation a trop duré?
– Trop… peut-être, monsieur, – dit le colonel en mettant la main sur la serrure, – mais certainement assez… Je n'ai rien à dire ni à écouter.
– Et moi, je vous déclare, monsieur, que je ne sortirai pas d'ici que vous ne m'ayez répondu – s'écria Gaston. – Ce coffret est-il ici, oui ou non?
– Un mot, monsieur, je vous prie, – dit Alfred, qui semblait vouloir épuiser toutes les voies de conciliation. – Vous êtes homme du monde, monsieur, et nous nous sommes adressés à vous en gens du monde, nous nous y sommes résolus après de sûrs renseignements: ces renseignements nous donnent la certitude que le coffret dont il s'agit a été remis, sinon à vous, monsieur, du moins à un de vos gens. Si vous ignorez cette circonstance, veuillez interroger votre domestique.
– Cela est inutile, monsieur.
– Mais alors, – s'écria Gaston en frappant du pied avec violence, – il faut…
– Gaston… un mot encore, – dit Alfred; – et il ajouta:
– Puisque vous nous refusez cet éclaircissement, monsieur, vous restez seul responsable du fait en question. Nous nous adressons une dernière fois à votre honneur, pour obtenir de vous une réponse positive. M. de Senneville serait aux regrets de sortir des bornes de la modération, et vous êtes, monsieur, de trop bonne compagnie pour ne pas accueillir avec politesse une demande faite avec politesse.
– J'ai déjà eu l'honneur de vous dire deux fois, messieurs, que je n'avais aucune réponse à faire à ce sujet, – répéta le colonel, toujours calme et froid.
Alfred et Gaston se regardèrent avec indignation.
– Il est évident, monsieur, – dit Alfred, que nous ne pouvons vous forcer à parler et à vous expliquer; mais…
– Il est inutile de prolonger davantage cet entretien, monsieur, – dit fermement Gaston; – refuser de répondre, c'est avouer que vous possédez ce coffret; j'ai des raisons de regarder cette possession comme un outrage pour moi, je vous en demande donc satisfaction.
– Soit, monsieur, – dit le colonel en ouvrant la porte du salon.
– Monsieur voudra bien venir dans la journée s'entendre avec vos témoins, – dit Gaston en montrant Alfred.
– C'est inutile, monsieur; nous pouvons à l'instant choisir l'heure, le lieu, les armes, – dit le colonel.
– Eh bien! monsieur… l'heure… demain matin, dix heures, – dit Gaston.
– A dix heures, – dit le colonel.
– Au bois de Vincennes, près la faisanderie.
– Au bois de Vincennes, – dit le colonel.
– Quant aux armes, – dit Gaston, – choisissez, monsieur.
– Cela m'est indifférent, monsieur.
– L'épée donc, monsieur.
– L'épée donc! – dit le colonel en refermant la porte sur les deux jeunes gens, sans que sa figure, sans que sa voix, eussent trahi la moindre émotion.
Le vieux domestique reconduisit les deux jeunes gens, et l'hôtel d'Orbesson redevint silencieux et solitaire.
Les habitués du café Lebœuf, aux aguets depuis le matin, avaient vu entrer les deux jeunes gens.
Lorsque ceux-ci sortirent pour remonter dans leur voiture, M. Godet, poussé par son invincible curiosité, ouvrit la porte du café, s'avança tête nue vers Gaston, et lui dit d'un air mystérieux et familier:
– Eh bien, jeune homme! où en sommes-nous? Vous qui avez pénétré dans le capharnaüm du Vampire, vous pouvez nous dire comment est l'intérieur de son antre. Vous a-t-il rendu le coffret de la jolie dame? Vous l'avez, j'espère, joliment tancé, joliment rabroué?
Alfred et Gaston montèrent en voiture sans répondre un mot aux questions de M. Godet.
Le valet de pied referma la portière, dit au cocher: A l'hôtel… et l'habitué resta désappointé.
– Impertinent! joli cœur! – dit Godet. – Tu étais bien plus poli hier, lorsqu'il s'agissait de me soutirer mon secret! C'est égal, ils étaient pâles… ils avaient l'air vexé; c'est toujours cela.
En rentrant dans le café, M. Godet fut assailli d'interrogations.
Il prit un air important, et répondit: – Ces messieurs n'ont eu que le temps de me donner quelques détails et de me remercier de mon obligeance. C'est demain matin que tout s'éclaircira.
Cette défaite, qui se trouva par hasard être la vérité, fut parfaitement accueillie par les habitués; ils attendirent le lendemain avec impatience.
Ce jour devait être, en effet, un grand jour pour les curieux du café Lebœuf.
A huit heures, le domestique du colonel sortit seul; il revint environ une heure après en fiacre, amenant avec lui deux soldats d'infanterie.
– Tiens, – s'écria M. Godet, déjà placé à son poste d'observateur, – il est allé chercher la garde! C'est peut-être pour défendre son maître contre les deux jeunes gens. Il paraît que le Vampire n'est pas crâne.
– Si c'était la garde, – fit observer quelqu'un, les soldats auraient leurs fusils et leurs gibernes, tandis qu'ils n'ont que leurs sabres.
– C'est juste; mais alors à quoi bon des soldats, si ce n'est pour prêter main forte au Vampire?
La discussion en était là lorsque la porte de l'hôtel d'Orbesson s'ouvrit: le colonel en sortit enveloppé d'un grand manteau; il monta dans le fiacre avec les deux soldats.
La voiture partie, le vieux domestique, au lieu de rentrer aussitôt dans l'intérieur de la maison, selon son habitude, resta quelques moments sur le seuil de la porte en jetant un regard inquiet dans la direction de la voiture… puis il se retira et referma brusquement la porte…
Ces mouvements n'échappèrent pas aux espies du café Lebœuf; ils ne comprenaient rien à la conduite du colonel: où pouvait-il aller en compagnie de ces deux soldats?
La veuve fit observer qu'elle avait cru voir comme un fourreau d'épée sortir de dessous le manteau du colonel; mais elle n'osa l'affirmer.
– Comment, une épée? mais attendez donc, attendez donc… – dit M. Godet en se frottant joyeusement les mains, – mais vous pourriez avoir raison; il s'agit peut-être d'un duel avec ces deux godelureaux d'hier… Mais ça devient très-amusant… Nous en aurons pour notre argent! bravo!
– S'il y avait un duel, – s'écria la rancunière veuve, – je donnerais bien quelque chose de ma poche pour que ce grand ricaneur qui a fait tant ses embarras pour une malheureuse araignée, attrapât un bon coup de… n'importe quoi.
– N'ayant pas autrement à me louer de la politesse et de la reconnaissance de ces godelureaux, je me joins à vous pour leur souhaiter quelque chose de très-désagréable, ma chère madame Lebœuf. Pourtant s'il s'agissait d'un duel, il faudrait des témoins.
– Eh… ces soldats?..
– Allons donc, ma chère madame Lebœuf, le Vampire est colonel, il n'irait pas prendre pour témoins deux simples voltigeurs. Ce serait contre toutes les règles de la discipline. Ah çà! que diable vient encore faire ce domestique sur le seuil de la porte? – ajouta M. Godet en regardant à travers les carreaux. – Depuis que son maître est parti, voilà trois fois qu'il vient se planter là, droit comme un therme. Ceci n'est pas naturel, il se passe quelque chose, il a l'air inquiet… Si j'allais l'interroger?
– Le moment serait mal choisi, monsieur Godet, – dit la veuve; – ne vous exposez pas aux brutalités de ce vieux misérable…
– Silence!.. silence!.. j'entends le roulement d'une voiture, – dit M. Godet en collant de nouveau sa figure aux carreaux.
En effet, le fiacre revenait avec les deux soldats et le colonel.
Celui-ci sauta lestement de voiture, dit quelques mots aux soldats, leur serra la main et les congédia.
Madame Lebœuf affirma plus tard avoir vu une larme couler des yeux du vieux domestique lorsqu'il referma sur son maître la petite porte de l'hôtel.
Malheureusement pour les habitués du café Lebœuf, à ces deux journées si fécondes en événements, succédèrent des jours d'une monotonie désespérante.
Ils ne virent plus arriver ni lettres, ni coffret, ni voiture; chaque matin le pourvoyeur apporta sa provision accoutumée, mais ce fut tout.
L'épreuve de la cendre, souvent renouvelée dans la ruelle, prouva que le Vampire continuait ses promenades nocturnes.
Quoique M. Godet ne se sentît plus le goût de les partager, il ne douta pas qu'elles ne fussent toujours dirigées vers le cimetière du Père-Lachaise.
Le seul fait qui réveilla passagèrement la curiosité des habitués fut l'apparition de la femme âgée qui avait apporté le coffret.
Deux mois environ après le duel du colonel, cette femme revint à l'hôtel d'Orbesson, et remit un paquet assez volumineux au domestique du colonel.
Depuis, elle ne reparut plus.
Nous raconterons donc cette dernière visite de madame Blondeau au colonel Ulrik.
CHAPITRE V.
LE COLONEL ULRIK
Le vieux domestique fit entrer madame Blondeau dans le grand salon où, deux mois auparavant, le colonel avait reçu Gaston et Alfred.
La physionomie de Stok, ainsi se nommait cet ancien serviteur, avait perdu son expression rébarbative.
– Comment se porte M. le marquis?.. non, M. le colonel, veux-je dire, puisque votre maître préfère qu'on l'appelle ainsi.
– Toujours de même, madame Blondeau; le corps est de fer, mais la tête est faible; quelquefois monsieur passe des journées à pleurer comme un enfant… Lui pleurer!.. lui… on m'eût dit cela, il y a un au, voyez-vous, que je ne l'aurais jamais cru!.. et puis presque toutes les nuits… et Stok soupira.
– Toujours au cimetière? juste ciel!
– Toujours, madame Blondeau… c'est à fendre l'âme…
– Et le reste du temps, monsieur Stok?
– Il rêve, il se désole, il se promène dans la petite chambre carrelée qu'il habite. Elle est cent fois plus froide, plus humide que les autres, car elle servait de salle de bains. Eh bien! on dirait que monsieur l'a choisie exprès, parce qu'elle est la plus mauvaise de l'hôtel. Tenez, madame Blondeau, il y a quelque chose qui a l'air d'un enfantillage, et pourtant les larmes me viennent aux yeux quand je vois cela.
– Quoi donc, monsieur Stok?
– Depuis six mois que nous habitons cette maison, à force de marcher dans cette petite chambre, de la porte à la fenêtre, et de la fenêtre à la porte, toujours dans le même endroit, mon maître a tellement usé le carreau, qu'on y voit creusée la trace de ses pas.
– Ah! en effet, c'est horrible! quelle vie, mon Dieu!
– Hélas! madame Blondeau, on dirait que son esprit est si fort concentré sur une seule chose, qu'il est indifférent à tout le reste, au froid, à la faim. Si je ne l'avertissais des heures de ses repas, il ne penserait pas à manger… Pendant les grandes gelées de cet hiver, par un caprice que je ne comprends pas, il n'a pas voulu de feu. Du reste, je puis vous dire une chose qui vous étonnera, madame Blondeau: depuis trente ans, chaque jour, selon une vieille coutume de notre province, mon maître me permet, lorsque je me retire, de lui baiser la main. Dans nos usages, c'est une marque d'attachement et de respect. Eh bien! malgré ces grands froids, sa pauvre main était toujours sèche, brûlante, comme si une fièvre ardente l'eût dévoré… Malgré cela… il n'est pas changé; cela se conçoit, il est d'une constitution si énergique… Dans nos campagnes contre les Turcs, je l'ai vu rester à cheval vingt, trente heures sans manger, prenant seulement de temps à autre un peu de la neige qui couvrait la crinière de son cheval pour étancher sa soif, ne se plaignant jamais. S'il était blessé… quand je m'approchais de lui, il souriait, mais d'un sourire si bon, si doux, que, malgré mes craintes, je me sentais tout rassuré. Hélas!.. depuis un an… ce sourire-là n'a plus jamais reparu sur ses lèvres… Il ne voit personne… ne va chez personne… Une seule fois, il est sorti pour ce duel…
– Ah! ce duel, ce duel… monsieur Stok, quand je pense que ce malheureux coffret l'a causé!
– Pour ce qui est du duel, je n'étais pas absolument inquiet, madame Blondeau, je savais l'adresse et la force de mon maître. Autrefois, il battait les plus fameux maîtres d'armes; pourtant, malgré moi, j'allais, je venais à la porte. Enfin, quand je l'ai vu rentrer avec les deux soldats qu'il m'avait envoyé chercher pour témoins ici près, à la caserne, mon pauvre vieux cœur a bondi de joie… Ce jeune homme en a été quitte pour un coup d'épée qui l'a tenu un mois couché… Le soir du duel, mon maître a dit un mot qui m'a bien étonné de sa part; il se parlait à lui-même, comme cela lui arrive souvent; il a murmuré à voix basse: – «Je ne hais pas cet homme; excepté à la guerre, la vue du sang m'a toujours révolté, et j'ai vu couler le sien avec une joie féroce… J'ai été sur le point de ne plus le ménager, et puis la voix m'a dit de lui laisser la vie; je l'ai écoutée.»
– Quelle voix, monsieur Stok?
– Je ne sais, madame Blondeau… Quelquefois il interrompt brusquement sa promenade, s'arrête… paraît écouter, met les deux mains sur son front et recommence à marcher.
– Pauvre colonel!
– Mais voyez comme je suis égoïste, je ne vous parle que de mon maître, – dit Stok. – Et madame la vicomtesse?
– Madame est toujours en Touraine, toujours bien souffrante.
– Ah! madame Blondeau, depuis que nous nous connaissons, que de changements, que de malheurs!
– Fasse le Seigneur qu'ils soient à leur terme pour ma maîtresse, monsieur Stok! Je n'ose faire le même vœu pour votre maître, quoiqu'on dise que tout chagrin a sa fin.
– Pas ceux-là, madame Blondeau, pas ceux-là, – dit tristement Stok en secouant la tête.
– Ne puis-je encore voir M. le colonel? Je désirerais lui remettre ce paquet et reprendre ce soir la voiture de Tours. J'ai hâte de retourner près de madame.
– Monsieur ne m'a pas encore sonné. Quelques moments de plus ou de moins ne seront rien pour vous, – dit Stok d'un ton presque suppliant. – Et si vous saviez ce que c'est pour monsieur quelques moments de bon sommeil? Ça lui fait tant de bien! Il dort si peu! Il est encore rentré ce matin bien tard…
– Quelle vie! – dit madame Blondeau en soupirant.
– Je ne me plaindrais pas, – reprit Stok, – si je n'avais qu'à songer à mon maître; mais vous ne croiriez pas les ennuis que me donnent une demi-douzaine de vieux imbéciles qui nous espionnent toute la journée. Il n'y a pas de ruses qu'ils n'aient essayées pour s'introduire ici; ils sont continuellement perchés comme des corbeaux sur les chaises du café d'en face, pour espionner ce qui se fait ici.
– Ce sont eux sans doute qui semblaient être aux aguets tout à l'heure lorsque j'ai frappé à la porte, – dit madame Blondeau.
– Eux-mêmes… Pourtant j'ai donné une bonne leçon à l'un d'eux… Rien n'y fait…
En ce moment, une sonnette tinta.
– Monsieur me sonne… Attendez-moi, je vous prie, madame Blondeau… Je vais prévenir mon maître de votre arrivée.
Un quart d'heure après, madame Blondeau entra dans la chambre du colonel… Il était debout, vêtu d'une longue pelisse turque, de couleur foncée. La fenêtre basse, au travers de laquelle on voyait une allée de marronniers aux troncs noirs et dépouillés, jetait un jour douteux dans l'appartement.
L'espèce de contraction douloureuse qui donnait à la figure du colonel une expression dure, et pour ainsi dire pétrifiée, sembla diminuer un peu lorsqu'il vit madame Blondeau; ses traits se détendirent.
– Comment se porte Mathilde?– dit-il avec un accent rempli de douceur et de bonté.
– Hélas! monsieur… Madame est toujours bien accablée.
Et la voix de la pauvre vieille femme s'altéra; ses yeux se remplirent de larmes.
– Pardonnez-moi, monsieur, – dit-elle; – c'est que je ne puis entendre prononcer ce nom sans me sentir tout émue.
– Je l'appelle ainsi devant vous de son nom de jeune fille, parce que vous l'avez élevée, parce que vous lui avez été dévouée comme une mère…
– Ah! monsieur… je ne mérite pas… je ne suis qu'une domestique.
– Ce n'est rendre justice ni à vous, ni à elle, que de parler ainsi… Je sais votre conduite; je sais aussi que Mathilde l'apprécie comme elle le doit. Bonne et excellente femme que vous êtes… Mais que voulez-vous?
– Madame m'a priée de vous apporter ces papiers, ne voulant pas les confier au hasard de la poste. Elle m'a bien recommandé de vous dire encore, monsieur, qu'elle ne vous demande pas de lui répondre. Vous lirez cela… quand vous voudrez, m'a dit madame; elle sait…
– Bien… bien, – dit doucement le colonel, comme s'il eût voulu chasser un souvenir pénible; et il posa l'enveloppe sur la table.
– Et le coffret? – demanda-t-il à madame Blondeau.
– Madame m'a dit de vous prier de continuer à le garder.
Malgré l'accueil plein de bonté qu'il avait fait à madame Blondeau, on voyait que le colonel était sous le poids d'une distraction profonde; à peine eut-il prononcé ces dernières paroles, qu'il retomba dans sa rêverie.
Croisant ses deux bras sur sa poitrine, il baissa la tête et commença de marcher à pas lents, oubliant la présence de madame Blondeau. Celle-ci, n'osant dire un mot, se retira bientôt....
La lettre suivante était jointe à un assez volumineux manuscrit que madame Blondeau venait d'apporter au colonel de la part de Mathilde.
«Château de Maran, 13 avril 1838.
«Je ne sais pas, mon ami, si d'ici à bien longtemps vous aurez le courage d'ouvrir cette lettre.
«J'ai connu… j'ai aimé, oh! j'ai bien aimé celle que vous pleurez; je connais votre cœur, votre caractère; je sais ce que vous étiez pour elle, je sais ce qu'elle était pour vous: comment ne sentirais-je pas que votre désespoir est à tout jamais incurable?
«Mon ami, mon frère, vous n'avez plus ici-bas de cœur plus dévoué que le mien… Je n'ai jamais eu d'autre ami que vous… Vous le savez… si j'avais plus souvent écouté la voix sévère, inflexible, de votre sainte amitié, que de regrets amers j'aurais évités! Mais, dans cette lettre, ne parlons pas de moi… mais de vous, de vous… noble et grand cœur; de vous, l'idéal de la bonté humaine.
«Vous souffrez, mon ami! vous souffrez d'un chagrin désespéré! Plus vous creusez cet abîme, plus il devient profond, plus ses ténèbres augmentent!
«Il y a un an, lorsque j'ai su l'épouvantable catastrophe, je suis tombée à genoux; j'ai prié pour elle, j'ai surtout prié pour vous… vous lui surviviez!
«Je n'ai pas un instant alors songé à vous écrire, à vous voir… Il est de ces malheurs que la vanité des consolations irrite et exaspère encore.
«Vous avez tout quitté pour venir près des restes chéris d'Emma, mener une vie froide et muette comme sa tombe.
«C'est une chose à la fois étrange et magnifique, mon ami, que de voir combien les grands caractères, grands par le courage, grands par le cœur, prévoient sûrement ce qu'ils doivent ressentir.
«Il y a trois ans, Emma vous disait: «Si vous me perdiez, que deviendriez-vous?» Je vous entends encore, mon ami, lui répondre avec ce sourire qui n'appartient qu'à vous et sans cacher les larmes qui vous vinrent aux yeux: – «J'irais où vous seriez, je vivrais dans l'isolement… je ne me consolerais jamais… Peut-être n'aurais-je pas le courage de revoir Mathilde… notre amie… notre sœur…»
«Ces simples paroles, dites par tout autre, n'auraient semblé que tristes ou exagérées… dites par vous elles avaient un caractère de vérité désolante.
«Emma et moi nous fondîmes en larmes, aussi effrayées que si la main de Dieu nous eût en ce moment dévoilé l'avenir.
«A cette terrible promesse, non plus qu'à toutes celles que vous aviez faites, mon ami, vous n'avez pas manqué.
«Je vous envoie ces papiers en toute confiance, sans crainte d'être importune; quand vous lirez cette lettre, c'est que vous vous sentirez le courage de penser à moi, qui étais si souvent avec elle.
«Ce ne sera pas une preuve que votre désespoir s'affaiblit… Hélas! non… ce sera au contraire avec une sorte de joie cruelle que vous croirez aviver encore vos blessures déjà si douloureuses, en cherchant parmi ces pages celles qui parlent d'Emma.
«Peut-être… d'ici à bien longtemps… ne lirez-vous pas cela… Peut-être ne le lirez-vous jamais… Alors… mon ami… vous recommanderez ces papiers à la fidélité de Stok, ainsi que le coffret que vous avez reçu… il y a deux mois… Je désire que tout soit anéanti.
«Si vous lisez l'écrit que je vous envoie, vous saurez pourquoi je vous ai envoyé ce coffret.
«Un remords éternel me poursuivra. Ce dépôt aurait pu vous être fatal… J'ai tout appris… Ce duel! Ah! Dieu m'est témoin que je croyais que personne au monde ne saurait que ces papiers étaient entre vos mains.
«Par quelle fatalité ce secret a-t-il été découvert? Par quelle fatalité votre vie… celle d'une personne que je ne puis plus accuser… ont-elles été compromises? C'est ce que je ne saurai sans doute jamais.
«Maintenant, un mot de moi, mon ami.
«Depuis longtemps, depuis une année surtout, j'ai été bien malheureuse. Comparer mes chagrins aux vôtres serait blasphémer; pourtant la vie m'a été lourde et pénible… Lorsqu'il y a deux mois je suis venue dans cette retraite, où je finirai probablement mes jours, le souvenir du passé me causait un étourdissement douloureux.
«J'avais un tel besoin de calme, ou plutôt d'oubli de tout et de tous, que ce bruissement lointain du temps qui n'était plus m'était odieux.
«Alors j'ai fait cette réflexion bizarre: – On calme, on use des chagrins en les confiant. Peut-être en écrivant cette histoire de ma vie, me débarrasserai-je des souvenirs qui m'obsèdent, peut-être cette muette confession me rendra-t-elle le repos.
«J'ai pensé aussi que je trouverais une sorte de joie amère à revenir une dernière fois sur le passé, à y choisir quelques fleurs précieuses encore, quoique desséchées, à jeter le reste au vent de l'oubli… à pouvoir enfin épancher les indignations que ma fierté avait jusqu'ici toujours contenues…
«Je ne me suis pas trompée dans cette espérance, mon ami; ce loyal aveu de toute ma vie, nobles actions ou lâches erreurs, m'a soulagée; les fantômes dont s'effrayait mon imagination se sont évanouis.
«En jetant un coup d'œil désabusé sur les temps qui n'étaient plus, en faisant le compte de mes larmes, en calculant froidement ce qui les avait causées, le dédain a remplacé la douleur; à de cruelles agitations a succédé un calme morne et triste. J'ai dit le bien sans orgueil, le mal sans fausse humilité; je n'ai pas dénigré mes ennemis, je n'ai pas loué mes amis; j'ai dit leur conduite envers moi. J'ai jeté sur ma vie un regard juste, sévère comme celui d'un juge.
«Dans ma pensée, c'était à notre amie, à notre sœur, que je m'adressais; c'était à vous.
«Je me souvenais que bien des fois vous et elle m'aviez dit, dans ce temps si heureux: Racontez-nous donc quelques pages de votre cœur. Je me souvenais que ma franchise vous charmait, vous effrayait tour à tour.
«Si vous lisez ces pages, mon ami, vous ne m'aimerez pas plus, mais vous m'estimerez peut-être davantage.
«Maintenant mon but est rempli: mon cœur est vide, mais tranquille. Le passé me répond de l'avenir. C'est à vous que je dois le repos que je goûte… Jamais je n'eusse fait à d'autres ces confidences. Et ces confidences ont calmé de bien vives douleurs.
«Adieu, mon ami! adieu, mon frère! Souvenez-vous de Mathilde en lisant dans ces pages deux noms qui vivront toujours saintement unis dans mon cœur, comme ils l'ont été dans ce monde.