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Kitabı oku: «Mathilde», sayfa 65

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TOME SIXIÈME

CHAPITRE PREMIER.
UNE CONSULTATION

Quel douloureux spectacle, mon Dieu, s'offrit à ma vue!

Les moindres détails de cette scène sont à jamais gravés dans ma mémoire. La tenture de la chambre d'Emma était de mousseline blanche, ainsi que ses rideaux et les draperies de son lit; les volets à demi fermés ne laissaient parvenir qu'un faible jour dans cet appartement. C'est à peine si l'on distinguait, au milieu de la blancheur des voiles qui l'entouraient, le pâle et angélique visage d'Emma, encadré de ses bandeaux de cheveux blonds un peu humides; ses grands yeux presque sans regard étaient à demi fermés sous leurs longues paupières qui jetaient une ombre transparente sur ses joues déjà creusées par la maladie: quelquefois ses lèvres s'agitaient faiblement; elle tenait ses deux petites mains croisées sur son sein virginal dans une attitude pleine de grâce et de modestie.

Je n'avais pas vu Emma depuis deux jours; je fus épouvantée du changement de ses traits.

Madame de Richeville, agenouillée à son chevet, la serrait dans une étreinte convulsive et couvrait de larmes et de baisers ses yeux, ses joues, son front, ses cheveux.

Une de ses femmes, étouffant ses sanglots, était à demi penchée sur le lit, tenant une tasse à la main.

– Grand Dieu! qu'y a-t-il? – m'écriai-je en courant à madame de Richeville et m'agenouillant près d'elle.

Elle ne répondit rien et redoubla ses caresses.

Je saisis la main d'Emma, elle était sèche et brûlante; sa respiration haute semblait pénible, oppressée, et causait surtout les alarmes de madame de Richeville.

– A-t-on envoyé chercher le médecin? – dis-je tout bas à la femme de chambre.

– Hélas! non, madame; la crise de mademoiselle a été si brusque que tout le monde a perdu la tête.

– Donnez-moi cette tasse, et allez tout de suite faire demander M. Gérard, – lui dis-je.

Cette fille sortit précipitamment.

– Emma… Emma, mon enfant! tu ne m'entends donc pas?.. Mon Dieu! tu ne me vois donc pas? – s'écria madame de Richeville à travers ses sanglots, – je t'en supplie… bois un peu…

Et se retournant pour prendre la tasse, elle m'aperçut:

– Ah! je vous le disais bien! – murmura-t-elle en me montrant sa fille d'un regard désespéré… – Perdue… perdue… Je ne lui survivrai pas!..

– Silence… par pitié pour elle et pour vous, silence!

– Elle ne vous reconnaît plus, elle ne veut rien prendre de ma main… Cette potion la sauverait peut-être…

Et elle approcha une cuiller des lèvres de la jeune fille, qui détourna doucement la tête…

– Je vous le disais… elle sait tout… elle me méprise… elle me hait… O mon Dieu! elle va mourir en maudissant sa mère…

Et, perdant complétement la raison, madame de Richeville se tordit les bras de désespoir; ses sanglots devinrent convulsifs, puis ils cessèrent tout à coup; ses larmes s'arrêtèrent, elle s'affaissa sur elle-même et fut bientôt en proie à une horrible attaque de nerfs.

Je sonnai ses femmes; elles la transportèrent chez elle, et je restai auprès d'Emma.

Le docteur Gérard arriva presque aussitôt.

Il se fit rendre un compte exact de la nuit, qui avait été très-agitée. Le matin, Emma s'était un peu assoupie. En se réveillant, elle avait longtemps regardé madame de Richeville; puis elle avait dit quelques mots inintelligibles pendant le délire de son accès de fièvre. Cette crise passée, elle était retombée dans l'état de torpeur, d'insensibilité où nous la voyions.

M. Gérard s'approcha du lit, considéra quelque temps Emma et écouta sa respiration avec attention.

J'observai les traits du médecin avec anxiété: ils étaient soucieux et sombres. Après s'être un moment recueilli, il me dit:

– Madame, je désirerais rester un moment seul avec vous, puisque madame la duchesse de Richeville n'est malheureusement pas en état de m'entendre…

Je fis un signe; les deux femmes sortirent.

– Mon Dieu! monsieur, – m'écriai-je, – qu'y a-t-il donc?..

– Le danger est grand… très-grand…

– Au nom du ciel, monsieur… tout espoir est-il donc perdu?

– Je le crains, madame… La science est malheureusement impuissante à combattre des causes purement morales, qui produisent des réactions physiques toujours renaissantes. En vain on lutte contre les effets du mal… lorsque le foyer du mal nous échappe. Aussi… en présence de l'état si grave de mademoiselle Emma… je dois… il faut…

Voyant l'hésitation de M. Gérard:

– Monsieur, – lui dis-je, – je suis la meilleure amie de madame de Richeville, j'aime Emma comme une sœur. Je puis répondre à toutes vos questions…

– Aussi vous ai-je priée, madame, de renvoyer les femmes de madame la duchesse. Ce que je dois vous dire est tout confidentiel.

Après une nouvelle pause, il continua:

– J'ai donné mes soins à mademoiselle Emma, soit au Sacré-Cœur, soit ici. Son caractère m'a toujours semblé d'une exaltation concentrée, son imagination très-vive, son esprit très-impressionnable, sa candeur profonde… Je ne sais si je me suis trompé.

– Nullement, monsieur;… seulement, avec madame de Richeville et avec moi, Emma est toujours d'une franchise, d'une expansion pour ainsi dire involontaire, tant elle est chez elle impérieuse…

M. Gérard réfléchit quelques instants et reprit:

– C'est aussi ce que m'a souvent dit madame de Richeville; et cette assurance, de la part d'une personne qui connaît si bien mademoiselle Emma, avait suffi pour écarter jusqu'ici certains soupçons qui m'étaient venus, et que je regrette amèrement de ne vous avoir pas plus tôt confiés.

– Comment cela, monsieur?

– J'aurai bientôt l'honneur de vous dire pourquoi… Madame, selon moi, la cause de la maladie de mademoiselle Emma est toute morale: ses rêveries plus fréquentes, son état de langueur datent depuis assez longtemps; mais ces symptômes ont un caractère plus sérieux depuis quelques semaines, subitement grave depuis quelques jours, et sérieusement alarmant depuis hier… Maintenant, ce qui me reste à vous dire, madame, est très-délicat; mais il y va presque de la vie de cette enfant.

– Monsieur, de grâce!

– Eh bien!.. madame… vous qui voyez chaque jour mademoiselle Emma, vous qui vivez dans son intimité, n'avez-vous aucune raison de lui soupçonner… un penchant… une inclination contrariée?

– A Emma?.. non, monsieur… aucune… Mais qui peut vous le faire croire?

– Je vous le répète, madame, les symptômes de sa maladie ont tout le caractère de ces affections de langueur causées par de secrets chagrins du cœur. Souvent j'ai été sur le point de vous exprimer mes doutes; mais madame la duchesse et vous, madame, en me parlant sans cesse de l'extraordinaire franchise de cette jeune personne, vous avez éloigné cette idée…

Après avoir de nouveau réfléchi, ne trouvant véritablement rien qui pût justifier les soupçons de M. Gérard, je lui répondis:

– Non, monsieur, je ne puis supposer à Emma aucun amour contrarié; et je m'étonnerais même que cette pensée vous fût venue, si, comme moi, vous saviez qu'Emma est d'une candeur, d'une ignorance pour ainsi dire enfantines. D'ailleurs il lui eût été impossible de cacher un tel secret, soit à madame de Richeville, soit à moi.

– Cette candeur, cette ignorance enfantines, madame, loin de détruire mes convictions, les augmenteraient encore.

– Comment donc cela, monsieur?

– Peut-être ignore-t-elle elle-même le penchant qu'elle ressent. En vous rappelant ses confidences, ses révélations, madame, ne vous souvenez-vous pas de quelques circonstances en apparence insignifiantes qui, expliquées, interprétées de la sorte, pourraient nous éclairer?

– Non, plus j'y songe, monsieur, – lui dis-je après un nouveau moment de réflexion, – plus j'y songe, moins cette supposition me paraît acceptable… Pourtant, sans m'expliquer entièrement sur un secret qui ne m'appartient pas, et en vous demandant grâce pour ma réserve, je dois vous dire que madame de Richeville et moi nous avons craint qu'Emma n'eût fait une découverte d'une très-grande importance pour elle… une découverte relative à sa famille… et que cette pauvre enfant n'en eût été, n'en fût vivement affectée.

M. Gérard semblait de plus en plus embarrassé, ce que je venais de lui dire ne parut lui faire aucune impression; il secoua la tête d'un air de doute, alla de nouveau près d'Emma, écouta sa respiration, qui semblait un peu apaisée, tâta son pouls, et me dit:

– Elle est mal, bien mal… une cause morale occasionne tous ces ravages, on ne pourrait donc compter que sur une guérison morale… Il est des exemples merveilleux de personnes rappelées à la vie par la seule présence de l'être qu'elles regrettaient ou qu'elles désiraient voir… Et… je ne vous le cache pas, madame, il faudrait un miracle de ce genre pour sauver mademoiselle Emma.

– Ah! monsieur, vous m'épouvantez! – m'écriai-je en voyant la funeste expression de la physionomie du médecin.

– Cela n'est que trop certain, – reprit-il, – et je tiens d'autant plus, madame, à vous convaincre de l'imminence du danger qu'elle court… que cette considération seule peut surmonter ma répugnance à vous entretenir d'une communication bizarre, qui m'a été faite d'une manière fort désagréable.

– Que voulez-vous dire, monsieur?.. de quelle communication voulez-vous parler?

– Ce matin, un commissionnaire inconnu a apporté chez moi un petit coffre renfermant dix billets de mille francs et une lettre que je dois vous montrer, quoi qu'il m'en coûte.

M. Gérard lut ce qui suit:

«Ces dix mille francs sont à vous, si vous vous chargez d'apprendre à madame de Lancry que mademoiselle Emma de Lostange se meurt d'amour pour M. le marquis de Rochegune…»

…Il en est de certaines émotions morales comme de certains faits physiques: un coup violent vous frappe à la tête, vous renverse; on ne ressent rien d'abord qu'une profonde commotion… un vertige douloureux pendant lequel toute pensée s'éteint. Vous tombez en ayant seulement la vague conscience d'un grand péril…

Il en fut ainsi pour moi de cette foudroyante révélation.

Je reçus au cœur un coup affreux, mes idées se troublèrent dans un pénible étourdissement; pendant une seconde je ne vis plus rien, je n'entendis plus rien.

L'appartement était si obscur que le médecin ne s'aperçut pas de l'altération de mes traits; il continuait de parler:

– Je n'ai pas besoin de vous dire, madame, que les dix mille francs ont été immédiatement envoyés aux hôpitaux; mais enfin, à des yeux prévenus, ne pouvais-je pas sembler servir je ne sais quel intérêt mystérieux en révélant soit à madame de Richeville, soit à vous, madame, un fait ou du moins une grave présomption que je partageais depuis quelque temps, et que les raisons que je vous ai dites, madame, m'avaient fait taire jusqu'à présent!.. Encore une fois ma conviction était formée quant au sentiment que devait éprouver mademoiselle Emma, mais non pas quant à l'objet de ce sentiment, car je n'ai l'honneur de connaître M. de Rochegune que de nom. Enfin, madame, vous croirez à la parole d'un honnête homme: je n'aurais pas reçu ce matin cette étrange communication, que ce matin j'aurais fait part de mes craintes, ou plutôt de mes convictions, à madame la duchesse de Richeville, tant l'état de mademoiselle Emma est alarmant. Maintenant, madame, croyez-vous que le penchant ignoré ou contrarié qu'éprouve mademoiselle Emma ait M. de Rochegune pour objet? le voyait-elle souvent?

– Oui, monsieur… il la voyait presque chaque jour…

– Et pensez-vous que M. de Rochegune partage cette affection, ou du moins qu'il en fut instruit?

– Je ne le pense pas, monsieur… non, je ne le pense pas.

Après un moment de silence je dis tout à coup au docteur d'une voix altérée et d'un ton solennel:

– Ainsi… cette enfant est en danger de mort… monsieur, et c'est une passion concentrée qui la tue?

– Je le crois, madame, sur mon honneur je le crois; et s'il reste une seule chance de salut à cette malheureuse jeune fille… elle est dans l'espérance qu'on pourrait éveiller en elle en lui disant que son amour est partagé par M. de Rochegune. Avant tout il faut la sauver…

– Maintenant, monsieur, dans l'intérêt du salut d'Emma… il me reste à vous demander un service de la plus haute importance…

– Madame, parlez…

– Veuillez me remettre cette lettre, et me donner votre parole de ne jamais dire à personne… personne… que vous l'avez reçue.

M. Gérard se consulta un instant afin sans doute de ne pas agir légèrement, et reprit:

– Ma conscience n'a rien à me reprocher, les pauvres profitent des dix mille francs, la révélation que je vous ai faite est d'accord avec ma conscience, je ne vois aucun obstacle à vous donner ce billet et la parole que vous me demandez, madame.

– Je vous remercie, monsieur.

– Songez bien, madame, – me dit le docteur Gérard d'un ton grave, imposant, en retournant près du lit d'Emma, – songez bien que vous vous chargez d'une grave responsabilité… les moments sont précieux; je viens de voir madame la duchesse, elle est hors d'état de s'occuper en ce moment de sa jeune parente… Le sort de cette jeune fille repose entièrement sur vous… Si vous avez à lui donner quelque espoir, que ce soit le plus tôt possible… avec les plus grands ménagements. Son accès de fièvre a diminué, – ajouta-t-il en lui tâtant le pouls, – elle s'est un peu assoupie, peut-être le délire aura-t-il cessé… Si alors elle peut vous entendre, si le cerveau n'est pas encore tout à fait pris, il reste quelque chance de salut.

– Vous avez raison, monsieur, – lui dis-je avec amertume, – c'est une grande… bien grande responsabilité que la mienne… terrible en effet…

Après avoir de nouveau considéré Emma, le docteur me dit:

– Il me semble voir une larme sous ses cils… c'est une preuve de détente, une faible amélioration… Dès qu'elle pourra vous entendre, parlez-lui de M. de Rochegune, avec réserve d'abord; vous examinerez bien attentivement l'effet que ce nom produira sur elle… sur sa physionomie…

– Oui, monsieur… oui… j'observerai.

– Puis, si vous voyez que ce nom éveille en effet en elle quelque émotion, si légère qu'elle soit, vous pourrez l'entretenir de l'espoir de le voir bientôt… est-il ici?

– Non… non, monsieur, il est absent depuis plusieurs jours.

– Et c'est justement depuis plusieurs jours que l'état de mademoiselle Emma s'est aggravé… Ce départ aura fait éclater cette dernière crise… Vous pourrez donc parler à mademoiselle Emma du prochain retour… de M. de Rochegune; lui dire qu'il la reverra avec plaisir… peut-être même qu'il a deviné ses sentiments et qu'il les partage… l'important est de la sauver d'abord…

– Sans doute, monsieur… il faut la sauver, – dis-je presque machinalement.

– Ainsi, par exemple, si vos paroles ramenaient quelque résultat inespéré, vous pourriez peut-être, pour porter un coup décisif, lui faire entrevoir l'espérance de se marier avec M. de Rochegune… Encore une fois, elle est en danger de mort, il s'agit de la sauver… Si cette union est impossible, on le lui apprendra plus tard, peut-être avec moins de danger: on n'éprouve pas deux fois des crises pareilles.

– Vous croyez, monsieur?

– Sans aucun doute… Si par miracle elle revenait à la vie, on la laisserait dans cette confiance jusqu'à son rétablissement, nécessairement très-prompt. Le bonheur est un si grand sauveur! dans les maladies morales, il opère souvent des merveilles. Allons, madame, je n'ose vous dire d'espérer… mais courage… Sans doute votre responsabilité est grande; mais personne mieux que vous ne peut tenter cette épreuve, qui exige tant de délicatesse, tant de tact et tant de dévouement: vous êtes l'amie intime de madame de Richeville, presque la sœur de cette pauvre enfant; la dernière chance qui la rattache à la vie ne peut être confiée à des mains plus sûres et plus dévouées… A ce soir donc, madame, je reviendrai.

Après avoir ordonné quelques prescriptions, il sortit.

Une des femmes de madame de Richeville vint me prévenir que la duchesse était toujours dans un état nerveux déplorable.

Je lui dis de retourner auprès de sa maîtresse, qu'Emma sommeillait.

Et je restai seule…

Seule avec cette malheureuse jeune fille, qui, dans son innocence, me portait le coup le plus cruel qui pût m'atteindre…

O mon Dieu, vous le savez, je tombai à genoux auprès de ce lit funèbre, je vous suppliai avec ferveur de chasser de moi les détestables pensées, les instincts homicides… oui, homicides… car quelquefois on tue par la parole ou par le silence, comme on tue avec le fer.

Seigneur, Seigneur! vous à qui rien n'échappe, vous avez alors pu découvrir dans les plus secrets replis de mon cœur… de ces ressentiments qui sont déjà presque des crimes…

CHAPITRE II.
RÉVÉLATION

J'étais là seule… seule avec Emma, attendant son réveil… attendant un moment lucide de son agonie pour interroger son cœur… pour lui révéler un amour qu'elle ressentait et qu'elle ignorait peut-être…

Moi… moi… lui révéler cet amour!

Et cet amour… elle l'éprouvait.

Une fois cette terrible voie ouverte à ma pensée, j'y marchai avec une effrayante rapidité; je ne pouvais concevoir mon aveuglement passé.

Je m'expliquai certaines bizarreries de la conduite et des paroles d'Emma. Mille ressouvenirs me frappèrent alors… ainsi, entre autres, elle éprouvait une émotion pénible en voyant tomber de la neige… et la neige avait failli servir de linceul à M. de Rochegune.

Enfin dernière preuve, fatale preuve! depuis quelque temps n'éprouvait-elle pas, à son insu sans doute, un vif sentiment de jalousie contre moi?

Ce premier mouvement de répulsion que je lui inspirais, auquel Emma cédait d'abord en rougissant, puis qu'elle surmontait ensuite, ne démontrait-il pas la force de son amour?

Et d'ailleurs cet amour n'était-il pas probable, inévitable?.. cette enfant voyant chaque jour un homme tel que M. de Rochegune, n'entendant que ses louanges, pouvait-elle s'empêcher de l'aimer?

Un moment j'accusai amèrement madame de Richeville d'imprudence… Pauvre malheureuse mère!..

Ensuite ce fut sur M. Lugarto que tomba tout le poids de mon exécration.

Oh! il se vengeait du mal qu'il m'avait déjà fait… il s'en vengeait d'une manière bien atroce…

Mais comment, lui qui ne voyait jamais Emma, avait-il pénétré un secret que madame de Richeville et moi nous ignorions, un secret que le docteur Gérard soupçonnait seulement?

La duchesse se croyait sûre de ses gens; mais M. Lugarto n'avait-il pu en corrompre quelques-uns? et d'ailleurs comment ses gens mêmes avaient-ils lu dans le cœur d'Emma mieux que sa mère, mieux que moi?

En y songeant, cela ne se concevait que trop… J'étais constamment préoccupée de mon amour, madame de Richeville portait elle-même un vif intérêt à cet amour; certaines remarques, certaines évidences avaient dû nous échapper: le soupçon de la passion d'Emma était à mille lieues de notre pensée…

Emma avait-elle donc une confidente parmi les femmes de madame de Richeville? Cela n'était pas dans son caractère, et ces femmes semblaient toutes dévouées à sa mère. Quant à ce dévouement… l'or est, hélas! un puissant corrupteur… et M. Lugarto était bien riche.

Ces réflexions paraissent calmes, froides, presque puériles, en présence du coup dont j'étais menacée; mais elles ne m'empêchaient pas d'être en même temps assaillie de terreurs bien déchirantes.

Comme l'œil de Dieu embrasse à la fois toutes choses, j'embrassais en un instant et d'un seul regard tous les mondes de la douleur… tous les espaces du désespoir… depuis les causes les plus formidables jusqu'aux effets les plus infimes.

D'autres fois je ne pouvais pas moralement croire à cet anéantissement foudroyant de mes espérances.

Cela me paraissait surnaturel. C'était le contraire des miracles; si palpable que fût la réalité… je me refusais d'y croire.

J'opposai à l'évidence des faits des raisons qui me semblaient aussi puissantes, aussi immuables que les lois de la nature.

– Non… non… me disais-je, Emma ne peut pas aimer M. de Rochegune; elle ne le peut pas: cet amour causerait ou sa mort ou mon malheur éternel… et je ne veux pas la mort de cette jeune tille, et je ne veux pas être éternellement malheureuse.

Il est impossible que je renonce à mon amour, que je retourne auprès de M. de Lancry; il est impossible que j'aie touché de si près le bonheur pour le voir ainsi s'abîmer à mes yeux… il est impossible que je me voue à un avenir aussi affreux que serait le mien…

L'accomplissement de ces craintes m'eût semblé un rêve monstrueux. Cette accumulation de malheurs sur une seule créature ne passait-elle pas les bornes du possible?

Dieu ne pouvait pas vouloir cela; c'était damner trop sûrement et trop facilement une âme… Je me révoltais contre cette implacable persécution de la destinée… Je demandais ce que j'avais fait… moi, pour que le sort me fût si fatal!

Alors je ne sais quelle voix à la fois sévère et paternelle me répondait:

«Et cette enfant, cet ange qui agonise, qu'a-t-elle fait? et elle meurt… Son âme est si pure, qu'elle ignore même l'amour qu'elle ressent… Elle ne l'a dit à personne… elle a langui… elle a souffert, elle ne s'est jamais plainte, elle ne se plaindra jamais, et elle meurt!..

«Comme les fleurs qui se flétrissent quand le soleil leur manque, et qui ignorent ce que c'est que le soleil… elle a senti l'amour qui ferait sa vie lui manquer… et elle s'est flétrie… Elle n'avait pas besoin… elle… de sophismes, de subtilités, pour justifier son amour… Elle était jeune et libre… Elle a aimé un homme jeune et libre comme elle… Son amour a été selon les lois de Dieu et des hommes… Elle a seize ans, et elle meurt…

«Ferme à jamais les yeux, pauvre enfant; ton amour virginal sera enseveli avec toi… Ne crains rien… tout le monde l'ignorera comme toi. A voir tes deux petites mains pâles et amaigries croisées sur ton sein, on dirait que ton pudique instinct veut cacher cet amour, comme si on pouvait le deviner à travers la limpidité de ton âme… Dors… dors du sommeil éternel… Pauvre enfant.»

Et alors je me sentais attendrie malgré moi. Je jetais des yeux humides sur la douce et mourante figure d'Emma… La nuit était proche; son beau visage, blanc comme l'albâtre, semblait resplendir au milieu des ombres qui envahissaient son alcôve.

Elle sommeillait légèrement; sa pauvre figure, endolorie, abattue, avait en ce moment une magnifique expression de résignation et de souffrance candide…

– O mon Dieu! mon Dieu! m'écriai-je en tombant à genoux, elle est bien affreusement malheureuse! Mais au moins elle ignore la cause de ses maux; elle mourrait sans regrets… et moi, je ne vivrais pas dans un désespoir éternel…

Puis songeant à ce que ce vœu avait d'horrible, comprimant mes sanglots, je demandais pardon à Emma.

Dans mon remords d'avoir conçu cette criminelle pensée, je m'exaltais jusqu'à l'héroïsme. J'entendis de nouveau la voix mystérieuse, elle faisait vibrer presque malgré moi les plus généreuses cordes de mon âme.

«Courage… courage… pauvre femme… – me disait-elle, – ta croix est lourde; courage, un pas encore, et tu auras gravi la dernière cime de ton calvaire…

«Alors… de là… du haut de ton renoncement sublime, comme le Christ du haut de sa croix, placée entre les hommes et Dieu, tu contempleras au-dessous de toi cette enfant que tu auras sauvée, sa mère qui te bénira.. Quant à l'homme si digne de toi, que tu aimais si dignement… tu diras en cachant tes larmes… S'il savait

«Courage… oh! il faut une résolution plus qu'humaine pour ceindre ainsi volontairement la couronne saignante d'un martyre ignoré. Mais aussi quel baume épandront sur tes blessures les ineffables, les maternelles consolations de ta conscience!

«Oh! tu ne sais pas encore, pauvre femme, ce que c'est que d'avoir acquis, à force de sacrifices, le droit de pleurer sur soi!

«Oh! tu ne sais pas la pieuse douceur de ces larmes saintes et fécondes… Tu ne sais pas avec quel miséricordieux orgueil on les sent couler en sachant que d'autres les verseraient, mais plus âcres, mais plus brûlantes encore…

«Tu ne sais pas les religieuses voluptés de la douleur! Tu ne sais pas comme on souffre et comme on jouit à la fois, en se disant, le cœur brisé, les yeux noyés de larmes, les lèvres tressaillantes de sanglots: – «Je suis bien malheureuse, oh! bien affreusement malheureuse! mais au moins ils sont heureux… ceux-là pour qui je souffre tant…

«Oh! oui… sois fière de cet amour, au nom duquel tu vas t'immoler… Sois-en fière… c'est ton premier, ton seul, ton noble amour. Vois les pensées qu'il t'inspire, vois ce que tu ressens, au lieu d'une jalousie grossière comme celle qui autrefois t'animait contre Ursule…

«Qu'éprouves-tu pour Emma? Les plus hautes, les plus touchantes aspirations… Elle meurt d'amour pour celui que tu chéris… tu vas arracher ce pudique secret à ses lèvres défaillantes… tu renonceras toi-même en sa faveur à ton rêve d'or, à ton ciel… et tu n'as pour Emma que des larmes de tendresse et de pitié.

«Oui… oui… Mathilde, ton amour est grand, ton amant te le disait… – De cet amour doivent jaillir un jour de magnifiques dévouements, de sublimes exemples.

«Autrefois tu n'as su que passivement souffrir pour une cause indigne… l'heure est venue de souffrir et d'agir pour la plus sainte des causes. Garde ta divine auréole de vertu; ne déchois ni à tes yeux, ni aux yeux de ceux que tu aimes; sacrifie-toi pour une enfant innocente et pure, sauve-la de la mort… travaille à son bonheur… Courage… Dieu te voit.. Dieu te sourit dans son éternité.»…

Et, ainsi qu'on cherche à résister à une fascination coupable, à l'entraînement de honteux conseils, je tâchais de fermer mon cœur aux accents de cette voix généreuse.

J'étais lasse de souffrir.

Pourquoi donner à cette malheureuse enfant une espérance que M. de Rochegune ne réaliserait jamais? car il m'aimait, moi… il m'aimait éperdûment, et mon épouvantable sacrifice serait vain pour le bonheur de cette jeune fille.

Au milieu de ces réflexions si poignantes, Emma fit un léger mouvement, tourna languissamment la tête de mon côté, ouvrit les yeux en soupirant, et me regarda.

Oh! je le vois encore, ce regard profond, à la fois si doux, si triste, si résigné…

Il me sembla qu'il m'implorait, qu'il me demandait la vie, le bonheur…

Après m'avoir un instant contemplée avec étonnement, elle ferma ses longues paupières; deux larmes roulèrent sur ses joues, qui se colorèrent un instant d'un rose pâle.

– Emma, qu'avez-vous? – lui dis-je doucement, – vous pleurez!.. souffrez-vous?

– Oui, – me dit-elle d'une voix faible sans ouvrir les yeux, – je vous aime… et pourtant votre présence me fait mal… Ne m'en voulez pas… il faut avoir pitié des mourants.

– Que dites-vous!.. n'ayez pas de pareilles idées, pauvre enfant, vous affligeriez et moi et votre bonne amie.

– Je sais bien que je vais mourir… dans mon rêve, Dieu me l'a dit.

– Quel rêve?

– Oh! un rêve étrange, – continua-t-elle tenant toujours ses yeux fermés, – je n'ose pas vous le dire.

– Emma, je vous en prie…

– Je me sentais mourir; je sentais en moi comme une grande force qui voulait m'enlever aux cieux… et puis… il m'a semblé entendre une voix qui disait: Faut-il quelle meure, faut-il qu'elle meure?

– Et à qui parlait cette voix, mon enfant?

– Oh! c'est la fièvre… qui me donnait ces idées… Elles sont folles.

– Mais à qui cette voix disait-elle: Faut-il qu'elle meure?

– Elle le disait… à une femme… à une femme dont je ne voyais pas la figure… – se hâta de dire Emma.

Je compris… la malheureuse enfant me trompait; c'était moi qu'elle avait vue en songe.

– Et cette femme? – lui dis-je.

– Elle n'a rien répondu, et la voix a dit: —Emma, il faut mourir!

Puis se reprochant sans doute en elle-même d'avoir été impressionnée contre moi par ce rêve, et revenant à son doux et charmant naturel, elle ouvrit les yeux, et me regarda cette fois avec une expression de tendresse, de repentir, si ingénue, que je ne pus retenir mes larmes.

Elle se pencha vers moi, prit ma main dans les siennes, la porta à ses lèvres, hélas! froides, bien froides… puis elle la posa sur son sein en me disant:

– Il me semble que la chaleur de votre main va réchauffer mon cœur, qui s'était glacé tout à l'heure…

– Emma, vous m'aimez donc bien?

– Maintenant… oui… après ma seconde mère… je n'aime rien au monde plus que vous…

– Vous n'aimez personne autant que moi… mon enfant?

– Personne… J'aurais voulu vous ressembler en tout… être vous-même…

– Et pourtant quelquefois… vous me haïssez, – dis-je assez vivement.

Elle fit un brusque mouvement, pressa davantage encore ma main sur son cœur: je sentis ses faibles battements s'accélérer un peu.

Emma reprit en souriant douloureusement:

– Voyez quel mal vous me faites en me disant cela… Je vous assure que je vous aime… Ces mouvements… que je pouvais quelquefois réprimer en vous voyant, j'ai découvert ce que c'était… – et elle tâcha de sourire encore…

– Vraiment… Et qu'était-ce?..

– C'était l'instinct de mon cœur qui m'avertissait qu'à mon insu je vous avais causé quelque chagrin… Alors j'osais à peine m'approcher de vous, j'éprouvais comme un remords de ma faute; mais votre tendre bonté le faisait bien vite évanouir, et je me jetais dans vos bras.

Comment n'aurais-je pas été attendrie en entendant Emma s'efforcer d'interpréter ainsi cette jalousie qu'elle se reprochait, et dont elle ne pouvait s'expliquer la cause?..

– Vous me croyez, n'est-ce pas? – ajouta-t-elle… – Je vous jure que je ne vous hais pas… Au moment d'aller devant Dieu, je ne voudrais pas mentir.

– Vous parlez toujours de mourir, mon enfant… Heureusement il n'en est rien… Ne seriez-vous donc pas désolée de quitter ceux qui vous aiment, de quitter la vie?..

– Oh!.. oui, je serais désolée de quitter madame de Richeville, vous; mais la vie… je ne la regrette pas.

– Et pourquoi cela?

– Parce que… sans raison… oh! sans aucune raison, je me sentais chaque jour plus malheureuse… Tout devenait sombre autour de moi… toutes mes pensées se brisaient contre un obstacle invisible.

– Mais avant d'être ainsi malheureuse?

– Oh! – dit-elle en joignant ses deux mains et en levant au ciel ses beaux yeux rayonnants d'une sorte d'extase, de ressouvenir; – oh! avant cela il me semblait que je devais vivre toujours; le temps passait comme un songe béni, j'avais les idées les plus riantes… J'étais si heureuse… si heureuse, qu'il me semblait qu'un jour… je retrouverais ma mère… quoique je susse qu'elle était morte…

– Et au couvent étiez-vous aussi heureuse, chère enfant?

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 eylül 2017
Hacim:
1340 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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