Kitabı oku: «Mathilde», sayfa 70
CHAPITRE VII.
LE RENDEZ-VOUS
Après cette lecture, qui m'initiait aux plus secrètes pensées d'Ursule, je restai un moment accablée… sans pouvoir continuer la lettre de M. Lugarto.
J'étais frappée de la sincérité, de la violence de la passion de ma cousine pour M. de Rochegune.
Était-ce bien la même femme qui dans les premières pages de ce journal avait écrit tant d'aveux cyniques et hardis?
Selon mon habitude d'exagérer toutes mes craintes, je ressentis cruellement plusieurs observations d'Ursule. Ce qu'elle disait de la salutaire influence de M. de Rochegune sur elle ne me parut que trop vrai. Peut-être s'intéresserait-il au changement merveilleux qu'il avait opéré en elle.
Et puis, si odieusement paradoxale que fût la comparaison que faisait Ursule en disant que j'avais aimé M. de Lancry, tandis qu'elle ne l'avait pas aimé, en disant qu'elle n'avait rien aimé avant de voir M. de Rochegune, je trouvais quelque réalité à ce raisonnement en me mettant au point de vue de ma cousine, qui jusqu'alors n'avait eu aucun principe et pour qui certaines fautes n'avaient pas existé, tant on avait pour ses devoirs de criminelle insouciance…
Mes anxiétés redoublèrent en songeant aux sentiments de défiance et de scepticisme que ma conduite avait dû inspirer à M. de Rochegune.
Après une telle déception, une lois dans un milieu d'idées pénibles et amères, ne serait-il pas accessible aux séductions d'Ursule? ne verrait-il pas dans une liaison avec elle une sorte de vengeance contre moi, qui le rendais si malheureux, une sorte de raillerie sanglante contre la destinée qui se jouait si cruellement de ses plus chères espérances?..
…
Voulant, connaître mon sort tout entier, je poursuivis la lecture de la lettre de M. Lugarto, qui continuait en ces termes:
«Ici s'arrêtent les fragments du journal d'Ursule que votre ami inconnu juge à propos de vous faire connaître. Ce qu'Ursule a pu y ajouter depuis votre libre réunion à votre mari ne consiste qu'en réflexions, qu'en pensées plus ou moins brûlantes au sujet de son amour.
«D'après ce qu'on sait de ses projets, elle s'occupe maintenant de rechercher les moyens d'obtenir un rendez-vous de M. de Rochegune.
«Comme elle aime passionnément, ainsi que vous l'avez pu remarquer, comme il y a toujours une irrésistible séduction dans un véritable amour, comme Rochegune est furieux contre vous en particulier et contre toutes les honnêtes femmes en général, votre chère cousine, qui n'est pas sotte, comprend que son heure est venue et que ses consolations arriveront dans un excellent moment… Aussi s'écrie-t-elle: —Je puis tout espérer!
«Les hommes sont si bizarres, que le Rochegune se laissera nécessairement prendre dans les filets de votre cousine… Eh!.. eh! vous voyez que ça tourne au haut comique… Tous les héroïques sacrifices qu'on vous a imposés par la révélation du docteur Gérard aboutissent à la plus grande satisfaction de madame Ursule…
«A propos de cette révélation de l'amour d'Emma, amour qui, selon l'usage éternel de tous les amours, avait justement échappé aux soupçons de madame de Richeville, de M. de Rochegune, et aux vôtres, vu que les personnes les plus intéressées à connaître d'un sentiment sont nécessairement celles qui en ignorent le plus complétement; à propos de cet amour, – dis-je, – il n'avait pas absolument échappé à un de vos amis. Il en parla comme d'une idée très-vague; ce fut un trait de lumière. Vraie ou fausse, cette révélation, combinée avec la maladie d'Emma, devait horriblement vous troubler dans votre amour et jeter une pomme de discorde entre vous, Emma et peut-être madame de Richeville… Une bonne partie de ces prévisions se sont réalisées.
« – Maintenant résumons-nous… Aussi bien je parlerai en mon nom, car vous avez dit me reconnaître à l'intérêt que je vous porte. – Voyons le fort et le faible de votre position.
«Je puis tout contre vous. – Vous ne pouvez rien contre moi. – A toutes les issues par lesquelles vous pouvez m'échapper, vous me trouverez debout et implacable…
«Voyez plutôt. – Si, éperdue de vous avoir ainsi pénétrée; si, redoutant l'influence que peut prendre Ursule sur M. de Rochegune, vous avouez à celui-ci la cause de votre sacrifice: – 1º Emma meurt, c'est clair comme le jour; – 2º vous ne pouvez pas échapper à votre mari pour rejoindre votre platonique ami après la mort d'Emma. Légalement votre lettre vous empêche de jamais espérer une séparation. Quant à fuir en cachette, vous êtes surveillée; votre mari en serait instruit à l'instant, et on lui a créé depuis peu d'excellentes raisons de ne jamais vous abandonner.
«Que dites-vous de la trame inextricable où vous vous êtes jetée? – Tenez, je vais vous faire une comparaison dont vous reconnaîtrez certainement la justesse.
«Il me semble qu'au moment où vous lirez ces lignes, vous vous ferez l'effet d'une pauvre petite mouche tombée au milieu d'une toile d'araignée. Chacun de ses efforts pour sortir de l'homicide réseau ne fait que l'y enlacer davantage… Pour comble d'horreur, au milieu de cette toile infernale, elle aperçoit la hideuse araignée, qui, toute repue de meurtre, se tient immobile, couve de ses yeux sanglants sa nouvelle victime et se plaît à jouir de ses mortelles angoisses avant que de la dévorer…»
A ce passage de cette exécrable lettre, je ne pus m'empêcher de pousser un cri d'effroi, tant cette comparaison me parut juste, tant je me sentais en effet enlacée de toutes parts par je ne sais quelle puissance invisible…
Un danger palpable, si formidable qu'il eût été, m'aurait moins épouvantée que ces machinations mystérieuses, souterraines, dont j'étais menacée et dont l'expérience m'avait déjà révélé le danger.
Je terminai cette lecture, craignant à chaque instant de voir ma raison m'échapper, tant j'étais épouvantée.
– «Savez-vous, ma chère Mathilde, que je serais un grand écrivain, sans m'en douter, si, justement au passage de ma lettre que vous venez de lire… vous aviez ressenti une de ces terreurs pareilles à celles que m'inspiraient dans mon enfance les beaux endroits des romans d'Anne Radcliffe?.. Eh!.. eh!.. cela ne serait point impossible, au moins; car enfin vous lisez ceci probablement toute seule dans ce triste et sombre appartement de la rue de Bourgogne, que j'ai visité, bien entendu, avant que vous ne vinssiez l'occuper… Pour vous donner une preuve de ce que j'avance… regardez bien le lambris à gauche de la cheminée: y êtes-vous?..»
Je m'interrompis de lire, et je regardai machinalement ce lambris.
Quoique je ne visse rien qui pût m'effrayer, je frissonnai en me rappelant la maison isolée.
Je continuai de lire avec un horrible battement de cœur:
«Maintenant, approchez-vous; pesez avec force sur la moulure de la boiserie qui touche à la cheminée, et vous verrez quelque chose qui vous surprendra…»
Éperdue, j'appelai Blondeau.
– Jésus, mon Dieu… madame… qu'avez-vous? – s'écria-t-elle.
Sans pouvoir presque lui répondre, je lui montrai le panneau de boiserie d'un regard effrayé.
– Mais encore, madame, qu'avez-vous? vous me faites peur.
Rassurée par sa présence, je pesai sur la moulure de la boiserie; elle céda…
Je jetai un cri… Blondeau, aussi effrayée que moi, m'imita.
La boiserie, mue par un ressort, s'écarta doucement.
Je vis une cachette assez grande pour contenir une personne; un conduit, communiquant au tuyau de la cheminée, y donnait suffisamment d'air pour qu'on pût y respirer…
– Mon Dieu! mon Dieu! madame, qu'est-ce que cela signifie? – s'écria Blondeau en pâlissant.
– Silence… silence… referme cela… et pas un mot à personne.
Elle ferma ce panneau; je continuai cette lettre, doutant si je veillais ou si je rêvais.
«Eh bien! vous avez vu ma cachette? vous avez dû avoir joliment peur! – Jugez donc de toutes celles que je possède autour de vous… si je vous découvre celle-là aussi facilement.
«Allons, voyons, rassurez-vous, je n'en ai pas d'autres… croyez-le, entendez-vous? croyez-le, ça vous aidera à dormir tranquille; vrai… ceci n'est qu'une plaisanterie faite dans l'espoir de vous donner des rêves affreux, des cauchemars à vous faire mourir de peur.
«Vous allez vous figurer que cette maison (qui m'appartient) n'est que trappes et chausse-trapes, ni plus ni moins qu'à l'Opéra ou dans les romans de Ducray-Duminil… Ce qu'il y a de charmant, c'est que si vous vous avisez de demander à votre mari de changer de logement, il vous traitera de visionnaire…
«Eh!.. eh!.. vous allez avoir de jolies nuits! Comme ça vous reposera agréablement de vos chagrins diurnes… Je vous conseille de faire monter la garde par votre fidèle Blondeau… Oui… mais les soporifiques… vous souvenez-vous des soporifiques?.. Eh! eh! vous allez n'oser toucher à rien de ce qu'on vous apportera de votre modeste restaurateur, qui est peut-être aussi un homme à moi. (A propos, quelle chute!!! pour une femme qui avait la meilleure maison de Paris!)
«Avouez pourtant que c'est une jolie chose que le pouvoir de l'argent… Je serais Satan en personne que je ne vous tourmenterais pas davantage. Vous allez être assiégée de terreurs continuelles, votre sommeil sera troublé par d'horribles rêves; dans le jour, ce seront les diaboliques complications de votre position… enfin… ni le jour ni la nuit vous n'aurez un seul moment de repos; sans compter que l'avenir est chargé de nuages si sombres, si noirs, si orageux, que vous ne pouvez avoir que les plus funestes prévisions…
«Eh! eh! eh!.. tout ceci n'est pas couleur de rose, au moins! Mais aussi comme j'ai habilement profité de toutes mes chances! Aussi… c'est que la haine et la soif de la vengeance doublent les facultés. En conscience, c'est un peu de votre faute: souvenez-vous de cette nuit où devant vous j'ai été insulté, souffleté, où j'ai crié grâce à genoux, les mains jointes!.. Vous deviez bien vous attendre à ce que je me vengerais… et je commence…
«Mais maintenant j'ai de l'expérience, je ne joue qu'à coup sûr, et j'ai surtout du bonheur… Voyez Mortagne! J'étais à cinq cents lieues quand il va se prendre de querelle avec un spadassin que je n'ai vu ni d'Ève ni d'Adam, et qui m'en délivre. Vraiment, ces choses n'arrivent qu'à moi.
«A cette heure je vous défie même de faire usage de cette lettre… Vous adresserez-vous aux lois? D'abord je ne suis pas à Paris; puis où est le corps du délit? Pures affaires d'amourettes plus ou moins platoniques, dans lesquelles la justice n'a rien à démêler. – Et pourtant, comme c'est drôle… ces affaires d'amourettes sont pour ainsi dire grosses de larmes, de désespoirs, peut-être même de meurtres, de suicides, que sais-je?
«Sur ce, bonne et paisible nuit je vous souhaite… vrai sommeil d'enfant endormi sur le sein de sa mère…
«Un ami inconnu ou un ennemi connu,à votre choix.»
La lecture de cette lettre me laissa un étourdissement douloureux; mes idées bouillonnaient dans mon cerveau sans trouver d'issue.
M. Lugarto, avec une infernale sagacité, répondait d'avance à toutes mes objections, éveillait toutes mes craintes.
En songeant qu'Ursule pouvait plaire à M. de Rochegune, mon désespoir n'eut plus de bornes… Si Emma doit être perdue, – m'écriai-je, – que je ne sois pas au moins victime d'un sacrifice inutile!
Un moment je fus sur le point de tout dire à M. de Rochegune; j'allais lui écrire, lorsque cette voix divine qui venait toujours soutenir mes résolutions chancelantes me dit:
« – Courage.. courage… ne te laisse pas abattre; détourne tes yeux de l'abîme qu'un monstre t'a fait entrevoir pour te causer un affreux vertige et ébranler tes nobles déterminations…
« – Ne regarde pas à tes pieds, lève les yeux au ciel; mets ton espoir en Dieu, il ne te manquera pas…
« – Si l'homme que tu as cru digne de toi était capable de succomber aux séductions d'Ursule, pourrais-tu regretter son cœur? pourrais-tu envier cette femme?
« – Si Emma doit mourir en voyant qu'on lui préfère une autre femme, que ce ne soit pas toi qui lui portes ce coup fatal… reste-lui au moins pour la consoler; si tu n'y parviens pas, si elle succombe, n'oublie pas sa mère, qui a été pour toi presque une mère…
« – Quant aux mystérieuses menaces de ce monstre, qu'elles ne t'épouvantent pas; chasse de vaines terreurs… sois courageuse, forte; envisage fermement ce qu'il peut contre toi, et tu mépriseras sa vengeance. Courage, encore un pas… peut-être la récompense de tant de sacrifices n'est pas éloignée.»
Ainsi que toujours, ma résolution revint après un abattement passager.
Je me décidai à attendre les événements, à entretenir Emma dans son espérance, et à me garantir par tous les moyens possibles des piéges dangereux et des surprises de M. Lugarto.
Je fis coucher Blondeau dans ma chambre, je visitai les boiseries, et je me rassurai un peu en songeant que si cet homme avait voulu se servir de ses machinations, il ne m'aurait pas avertie. Il voulait sans doute me causer seulement des terreurs sans cesse renaissantes.
Je voyais très-peu M. de Lancry.
Son air sombre, son humeur impatiente et aigrie, me prouvaient qu'Ursule ne tenait pas les promesses qu'elle lui avait faites sans doute, mais qu'elle avait l'art de ne pas le désespérer tout à fait pour le forcer à me garder toujours près de lui.
Sans lui faire part de la lettre de M. Lugarto, je lui montrai la cachette qu'on m'avait indiquée; il haussa les épaules et me fit cette incroyable réponse avec un air sardonique dont je fus effrayée:
– C'est quelque bonne bourgeoise qui avait sans doute ménagé cette armoire à secret pour dérober ses provisions à la voracité de ses domestiques…
…
Environ quinze jours après avoir reçu de M. Lugarto la lettre que j'ai citée, il m'adressa le billet suivant:
«Paris, quatre heures.
«Je n'ai rien voulu vous dire avant que d'être bien sûr de mon fait. Rochegune a demain un rendez-vous avec Ursule, non pas chez elle, mais sur les boulevards extérieurs; c'est plus décent pour commencer.
«Ce rendez-vous est pour neuf heures; ils doivent se rencontrer sur le boulevard à gauche de la barrière de Fontainebleau, et en sortant par ladite barrière.»
Bouleversée par cette nouvelle, à laquelle pourtant je ne pouvais croire, le lendemain matin je montai en fiacre; je me rendis au lieu indiqué.
Je vis Ursule… qui attendait.
Quelques minutes après, M. de Rochegune arriva.
Il lui offrit son bras; tous deux disparurent dans un chemin creux qui aboutissait à ce boulevard.
Je n'eus ni la force ni la volonté de les suivre…
Je revins chez moi dans un désespoir indicible.
CHAPITRE VIII.
CONFIDENCES
Environ six semaines s'étaient passées depuis que j'avais surpris l'entrevue d'Ursule et de M. de Rochegune.
J'attendais ce dernier dans le parc de Monceaux, où je l'avais déjà vu quelquefois; il m'avait priée de m'y rendre ce matin-là, ayant quelque chose de très-important à me dire.
Notre conversation résuma les faits importants qui se sont passés pendant un assez long intervalle.
En apprenant ces événements, et surtout ceux que notre entretien fera pressentir, on comprendra que je néglige les intermédiaires pour arriver plus vite à ces pages, qui me consolèrent de bien des tourments, et qu'à cette heure encore je ne puis écrire sans un ressentiment de bonheur mélancolique.
M. de Rochegune m'avait précédée de quelques moments.
– Vous avez été mille fois bonne, – me dit-il, – de venir; il n'y a que vous au monde que je puisse consulter sur ce qui m'arrive.
– A propos… et Ursule? – lui dis-je…
Il fit un mouvement d'impatience dédaigneuse et reprit:
– Toujours la même ridicule poursuite… Elle a encore, m'a-t-on dit, passé la dernière nuit entière dans un fiacre devant ma porte.
– Et cet amour ne vous touche pas?
Il haussa les épaules.
– Ah! – lui dis-je, – je tremble encore… lorsque je songe qu'il y a six semaines… je vous ai vu venir au rendez-vous qu'elle vous avait donné… prendre son bras… et disparaître avec elle…
– Ne connaissez-vous pas l'astuce de cette femme? elle savait que votre nom était un talisman à l'aide duquel on pouvait toujours m'intéresser. Une première fois elle m'écrit et signe l'Inconnue de l'Opéra, disant qu'elle avait des choses des plus importantes à me communiquer… sur vous. J'accours à ce rendez-vous; jugez de ma désagréable surprise en reconnaissant cette femme qui vous a causé tant de chagrins. Je lui ai d'ailleurs si peu dissimulé la répugnance qu'elle m'inspirait qu'elle en a pâli; puis se remettant, elle m'a demandé pardon de m'avoir dérangé en vain. Elle ne pouvait me donner cette fois les renseignements qui vous concernaient et qu'elle m'avait promis; mais si je voulais revenir le surlendemain, elle serait en mesure de me satisfaire… Je ne sais si elle le fit à dessein; mais quelques-unes de ses paroles me laissèrent soupçonner qu'elle attribuait à une cause mystérieuse votre retour auprès de votre mari… Alors, Mathilde, j'avais encore malgré moi conservé quelques lueurs d'espoir; je consentis donc à revoir votre cousine, afin de pénétrer le secret qu'elle possédait peut-être.
– Je comprends son calcul, mon ami… Le premier coup était porté… Vous aviez déjà presque vaincu votre antipathie à son égard… elle comptait sur son adresse ou sur son esprit pour ménager une transition à son amour.
– Son calcul ne manquait pas d'adresse… car vous ne savez pas tout encore…
– Comment cela?
– Veuillez m'écouter. Une seconde, une troisième entrevue furent aussi vaines que la première; mais en remettant chaque fois à me donner ces prétendus renseignements qui vous intéressaient ainsi que moi, disait-elle, votre cousine trouva moyen de me ramener incessamment à cette cruelle vérité: que vous étiez plus éprise que jamais de votre mari… La connaissance qu'elle avait de lui et de vous ne donnait malheureusement que trop de vraisemblance à ses assurances; s'il m'avait été possible de conserver la moindre illusion à ce sujet, Ursule l'eût à jamais détruite… Je ne sais pourquoi ce dernier coup, pourtant si prévu, me fut horriblement cruel et ranima toute ma colère contre vous… mais je dois rendre cette justice à votre cousine, elle ne m'a jamais parlé de vous qu'avec respect.
– Elle savait que vous n'auriez pas toléré un autre langage, – dis-je à M. de Rochegune.
Il me regarda d'un air singulier, et me dit après quelques moments de silence:
– Peut-être… J'étais si malheureux… toutes les blessures de mon cœur venaient de se rouvrir.
– Comment? vous eussiez permis à Ursule de m'attaquer… vous, mon ami! je ne le crois pas.
– Tout ceci est passé maintenant, Mathilde; je puis vous avouer ma faiblesse… ma lâcheté.
– Expliquez-vous, de grâce.
– Eh bien, lorsque, dans ma dernière entrevue, elle m'eut bien convaincu de votre redoublement de passion pour votre mari, je ressentis contre vous presque un mouvement de haine; en vous comparant, vous si pure, à Ursule si corrompue, je me disais: – Peut-être que si je l'avais aimée, cette femme, malgré sa dépravation, m'aurait causé moins de chagrin que Mathilde.
– Ah! mon ami, quel blasphème!
– Je vous dois la vérité tout entière, ce sera ma punition… J'étais sous le coup de l'indignation que me causait votre abandon; je me disais encore: – Après tout, le mal qu'Ursule a fait à Mathilde a cessé, puisque celle-ci aime son mari plus passionnément que jamais… Pardonner à M. de Lancry, n'est-ce pas pardonner à Ursule?.. pourquoi serais-je envers celle-ci plus sévère que Mathilde?
– Comment… vous, mon ami… avez-vous pu vous abuser par de tels paradoxes?
– Le désespoir est un mauvais conseiller, Mathilde… Que vous dirai-je? une fois dans cette méchante voie, ce fut avec une sorte de satisfaction odieuse que je dis quelques mots de bonté à cette femme, votre plus mortelle ennemie. Je me plaisais à me rappeler la causticité, le brillant de son esprit.
– Et Ursule… a, je pense, répondu à votre attente? – dis-je à M. de Rochegune avec amertume.
– Heureusement, – reprit-il, – je l'ai trouvée stupide.
– Ursule!..
– Oui…
– Elle… si séduisante… si spirituelle… si fine… si rusée… c'est impossible…
– Je vous répète, Mathilde, que je l'ai trouvée stupide… Elle n'avait plus l'ombre de cet esprit qui m'avait frappé au bal de l'Opéra: elle balbutiait des phrases sans suite; rien de plus morne, de plus terne que son entretien dès qu'il n'a plus été question de vous… Elle a voulu se lancer dans de grandes dissertations métaphysiques sur l'amour passionné, sur les charmes de la constance et de la vertu, ce qui était aussi révoltant que grotesque dans sa bouche. C'était, en un mot, à hausser les épaules de dégoût et de pitié; sans compter que, pour une femme dans sa position, rien n'était plus maladroit que ce ridicule étalage de belles maximes… Cela m'indigna, tandis qu'au contraire j'aurais pu peut-être, dans les funestes dispositions où je me trouvais, me laisser étourdir par les saillies d'un esprit cynique, paradoxal, insolent et railleur comme celui qu'on lui prête… J'étais dans un de ces accès de découragement amer où l'on doute de tout ce qui est généreux et grand, où l'on sent vaguement le besoin de fouler aux pieds ce qu'on a vénéré… Pourquoi ne vous le dirais-je pas maintenant? le péril est passé…
– Eh bien!.. – lui dis-je, tremblante de ces ressouvenirs.
– Eh bien! Mathilde, j'en conviens en toute honte… à ce moment, la parole audacieuse et perverse d'Ursule aurait pu avoir sur moi une fatale et puissante influence… Et qui peut prévoir les suites d'une première impression?.. Mais il aurait fallu pour cela que je rencontrasse une espèce de démon charmant d'esprit, de gentillesse et d'effronterie, une jolie femme attrayante et hardie; et non pas une espèce de sotte pensionnaire psalmodiant de vertueux rébus, avec des yeux rouges, un teint pâle et une physionomie éteinte et flétrie…
– Et ce bouleversement complet dans les manières, dans le caractère d'Ursule, – m'écriai-je malgré moi – ne vous a pas touché?
– Pas le moins du monde, ma chère Mathilde. Ou ce bouleversement était réel, ou il était feint: s'il était vrai, il pouvait prouver de l'amour, soit; mais il est assez peu flatteur d'inspirer même un véritable amour à madame Ursule Sécherin. Il est des préférences et des conversions extrêmement désobligeantes… Si ce trouble, cet embarras étaient simulés, c'était une ignoble hypocrisie… Non, je vous le répète, la seule chance de votre cousine aurait été de se montrer audacieusement ce qu'on dit qu'elle est, un type d'impudence et de perversité… Alors peut-être, encore irrité d'une douloureuse déception, – entraîné par une curiosité chagrine, cherchant de tristes contrastes, j'aurais voulu lire dans ce cœur corrompu… comme on parcourt un mauvais livre, par désœuvrement… Mais une fois cette occasion manquée, tout fut dit pour cette indigne créature; je rougis de ce moment d'égarement. Je revins à moi, et je sentis renaître pour toujours l'aversion qu'elle méritait… surtout pour son atroce méchanceté envers vous…
– Mon ami… il y a là un enseignement… une punition terrible… Cette femme pouvait être dangereuse… pour vous… même pour vous!!! en restant fidèle aux odieux principes qui l'avaient toujours guidée… et Dieu veut que pour la première fois elle ait honte de sa vie passée… qu'elle essaie de balbutier un noble langage… Ce langage est peut-être sincère… mais dans sa bouche il perd toute sa vertu… Ah! la malheureuse femme! comme elle doit souffrir si elle comprend l'effrayante sévérité de cette leçon…
– N'allez-vous pas la plaindre? – me dit M. de Rochegune d'un ton de reproche…
– La plaindre?.. non… mais j'ai tant souffert… que je ne puis songer à ceux qui souffrent sans émotion…
– Je m'apitoie moins facilement que vous, Mathilde. Si cette femme souffre, son châtiment est mérité: je ne ferai rien pour l'aggraver; mais, sur mon âme, je ne ferai rien pour l'adoucir… Deux fois encore elle m'a écrit pour me demander un nouvel entretien. J'ai toujours refusé. Maintenant elle se borne à venir faire de temps à autre quelques stations dans ma rue. Je ne puis l'en empêcher… Mais laissons cela, je vous prie; le souvenir de ces vilenies m'attriste encore, et les noires idées viennent aux malheureux… comme l'or… vient aux riches, dit-on, – ajouta-t-il avec un profond soupir.
– Vous êtes donc toujours malheureux, mon ami?
– Vous me le demandez!.. Savez-vous quelle vie est la mienne? Savez-vous ce que je souffre… quand je compare… Mais oublions, oublions le passé, il est mort… mort avec la Mathilde d'autrefois… Plus je vais, plus je trouve juste cette funeste comparaison… Oh! oui, je suis bien malheureux… A cette heure rien ne m'attache à la vie… mes jours se passent dans une monotonie désespérante…
– Mais à quoi bon parler de cela?.. – reprit-il en soupirant. – Parlons du sujet qui m'amène. – Puis M. de Rochegune reprit après avoir gardé quelques instants le silence: – Ce que j'ai à vous dire, Mathilde, est grave, très-grave… J'ai toujours hésité à vous en parler… même encore maintenant… mais à vous seule je puis confier ce secret, qui, je le crains, n'est pas uniquement le mien.
En entendant ces mots, j'eus peur de me trahir; car depuis quelques jours j'attendais cette confidence.
Pour mieux détourner encore les soupçons de M. de Rochegune, je l'interrompis en lui disant:
– Il faudra que je vous parle aussi d'une chose assez grave qui m'intéresse presque directement… car elle regarde notre meilleure amie…
Il fit un mouvement de surprise et me dit:
– Comment donc? Expliquez-vous, Mathilde.
– Oh! mon Dieu! – répondis-je le plus indifféremment qu'il me fut possible, – voici ce dont il s'agit. Hier M. de Lancry me parlait d'un fils naturel d'un souverain du Nord qui vient d'arriver à Paris; il est fort beau, fort riche; il a, dit-on, le meilleur caractère et les plus charmantes manières du monde. Il sera nécessairement présenté chez madame de Richeville; or, si par hasard il plaisait à Emma, et qu'il fût digne de ce trésor… il me semble que ce serait une excellente occasion de marier cette chère enfant… Ne le pensez-vous pas?
Je l'avoue, je fis ce mensonge avec une assurance qui me surprit.
M. de Rochegune parut frappé de ces paroles et me répondit avec un certain embarras:
– Vous ne croyez pas qu'Emma ait jusqu'ici manifesté… aucune préférence?
– Tant que j'ai habité avec elle et avec sa mère, je n'ai rien remarqué de semblable, – lui dis-je. – Et vous-même… à cette époque?
– Oh! alors, non; certainement… non, – reprit-il.
Il y eut dans ce mot un accent de conviction qui me fut bien précieux.
– Et depuis quelque temps, Mathilde, n'avez-vous rien trouvé de singulier dans la conduite d'Emma?
– Rien… absolument rien… mon ami… Mais, vous le savez, malheureusement pour moi, je vois maintenant beaucoup moins madame de Richeville… Vous seriez-vous donc aperçu qu'Emma eût quelque préférence? – demandai-je d'un air étonné.
M. de Rochegune parut faire un violent effort sur lui-même et me dit:
– Après tout, je suis fou d'avoir des scrupules… Je ne voudrais pas, par une fausse modestie, causer un jour quelque chagrin à notre excellente amie.
– En vérité, je ne vous comprends pas.
– Voici ce qui m'arrive… Mathilde… Depuis que je vous ai perdue… je suis allé presque tous les jours chez madame de Richeville… souvent deux fois dans la même journée; dans mon malheur, je trouvais un cruel plaisir à parler de vous… La duchesse avait la bonté de me recevoir aux heures où sa porte est habituellement fermée… Emma, qui très-rarement quitte sa mère, assistait à nos entretiens… Cette pauvre enfant vous regrette autant que nous. Elle était tellement accoutumée à m'entendre parler de vous comme j'en ai toujours parlé, que je n'avais rien à taire devant elle. Plusieurs fois, je trouvai ses regards attachés sur les miens avec une expression et une fixité singulières… Cela me parut d'abord étrange, mais bientôt je n'y pensai plus… Une fois j'entrai sans être annoncé; elle était seule dans le salon de sa mère; elle poussa un léger cri et devint pourpre. «Emma, je vous ai effrayée? – lui dis-je en souriant.» – Non, oh! non… Tenez, – dit-elle, – voyez comme mon cœur bat… vous verrez que ce n'est pas de frayeur… – Et prenant ma main avec un geste de naïveté charmante, elle la posa sur son sein. Son cœur, en effet, battait violemment.
– Je la reconnais bien là… ses premiers mouvements sont toujours d'une adorable ingénuité… Mais que trouvez-vous d'étrange?..
M. de Rochegune me regarda très-surpris; il croyait sans doute m'avoir mise sur la voie…
– Je ne trouve là rien d'étrange… précisément… quoique ce mouvement… cette rougeur subite…
– Vous le savez… c'est une enfant… elle aura eu peur…
– Sans doute… elle aura eu peur… Néanmoins cette circonstance me rendit plus attentif. J'observai, et je remarquai, par exemple, sa rougeur subite dès que j'entrais chez sa mère, l'espèce de contemplation avec laquelle elle me regardait presque continuellement. Tant que je fus seul à m'apercevoir de ces singularités, je n'y attachai qu'une importance relative; mais lorsque j'eus repris l'habitude de venir le soir chez sa mère, Emma, à mon grand étonnement, a manifesté pour moi, et souvent en présence d'étrangers, des préférences tellement significatives, qu'elles m'ont embarrassé… Enfin, voici ce qui m'a décidé à vous faire cette confidence… Avant-hier, au moment où je sortais de chez madame de Richeville, je trouvai Emma à la porte du salon d'attente. Elle me dit d'un air mystérieux, en me donnant un petit portefeuille: – «C'est aujourd'hui l'anniversaire de ma naissance; voici ce que j'ai fait pour vous. N'en parlez pas à madame de Richeville! c'est mon secret…»
– Et dans ce portefeuille, qu'y avait-il?
– Mon portrait peint par elle à l'aquarelle, d'une ressemblance frappante, quoiqu'il fût fait de souvenir… Vous comprenez, ma chère Mathilde, que je ne m'abuse pas sur ces apparences, bien qu'elles paraissent significatives; c'est un enfantillage: mais je dois à madame de Richeville, à moi-même, à Emma, dont mieux que personne j'apprécie les inestimables qualités… de mettre un terme à cette folie, et c'est de cela que je veux causer avec vous…
– Je crois en effet qu'il ne s'agit que d'une folle exaltation de jeune fille… Aussi, mon ami, si vous écoutez mon avis, avant que cette exaltation n'ait amené un sentiment plus réfléchi, plus profond, vous vous résignerez à faire un voyage de quelque temps… Peut-être cela contrarie-t-il vos projets; mais vous êtes trop des amis de madame de Richeville pour hésiter… Votre absence calmera la tête de notre Emma. Pendant ce temps-là je saisirai cette occasion de parler à madame de Richeville de ce jeune étranger; s'il est aussi agréable qu'on le dit, s'il est présenté à Emma comme un homme qui peut devenir son mari, il y a tout lieu de croire qu'elle l'acceptera ainsi; alors le sentiment qu'elle a pour vous reprendra son niveau, car je crois qu'il s'agit d'une amitié très-vive que son imagination s'exagère un peu… Que pensez-vous de mon conseil?