Kitabı oku: «Mathilde», sayfa 74
CHAPITRE XIII.
LES REGRETS
M. Sécherin retourna à Rouvray avec sa mère.
Tous deux étaient venus me voir avant leur départ; mon cousin, toujours plongé dans un sombre désespoir, parla peu; en me quittant, il me dit à voix basse et d'un air de farouche inquiétude:
– Pourvu qu'on ne me tue pas votre mari avant la mort de ma mère!.. Ah! c'est attendre bien longtemps la vengeance!..
Il ne me laissa pas le temps de lui répondre, et alla reprendre le bras de madame Sécherin.
Toute sa haine s'était concentrée sur mon mari. Cela ne pouvait être autrement: Ursule avait rejoint ce dernier à Paris; aux yeux du monde, comme aux yeux de M. Sécherin, M. de Lancry était le véritable auteur de la perte de ma cousine.
J'ai oublié de dire que mon mari s'était absenté pour un voyage de quelques jours; il ne revint à Paris que le surlendemain de la mort d'Ursule.
Je ne savais pas quelles seraient ses intentions à mon égard lorsqu'il aurait appris ce cruel événement.
Je ne pouvais faire aucun projet; j'étais désormais en sa puissance. Mon retour volontaire auprès de lui avait à jamais rivé ma chaîne; pourtant ses dernières espérances détruites par le suicide d'Ursule, quel intérêt pouvait-il avoir à me garder auprès de lui?
Je comptais d'ailleurs sur un moyen que je croyais presque infaillible pour obtenir ma liberté.
Deux jours après le funeste événement, M. de Lancry entra un matin chez moi.
– Eh bien! – me dit-il, – vous devez être ravie, vengée!
– Pourquoi cela, monsieur?
– Votre ennemie acharnée… Ursule… n'est-elle pas morte?.. Ç'a a dû être un beau jour pour vous que celui-là!..
– Je lui ai pieusement fermé les yeux, monsieur… Son repentir m'a fait tout oublier…
– Oh! certes, – dit-il avec un sourire amer, – le pardon des injures, c'est fort édifiant, et votre cousine vous avait donné de quoi exercer votre magnanimité…
Je restai stupéfaite, épouvantée en entendant mon mari parler ainsi d'une femme pour laquelle il avait tout sacrifié…
Ses traits, loin d'exprimer le désespoir, révélaient… oserai-je le dire!.. une sorte de sombre satisfaction…
Je n'étais pas à la fin de mes étonnements… Le cœur humain est un effrayant abîme.
Après s'être promené quelques moments en silence, il reprit d'abord avec une ironie sanglante, puis bientôt avec une exaltation croissante et furieuse:
– Morte à vingt-cinq ans… morte… dans tout l'éclat de la jeunesse et de la beauté… Ah! moi aussi je suis bien vengé!..
– Ce que vous dites là est horrible… Elle ne m'a jamais fait que du mal à moi… et je l'ai pleurée…
– Vous l'avez pleurée!.. Cela fait honneur à votre sensibilité, madame, et prouve de reste que les chagrins que vous affectiez, à propos de mon infidélité, étaient exagérés…
– Ah! monsieur…
– Mais moi qui sais ce que cette femme infernale m'a fait souffrir… mais moi qui n'ai pas votre générosité… je dis: – Ursule est morte… tant mieux!! je suis débarrassé de mon mauvais génie… elle ne sera plus à moi… mais elle ne sera plus à personne!! Je n'aurai plus à endurer les atroces contraintes d'une jalousie que je n'osais pas même exprimer… tant cette femme m'imposait… tant je redoutais l'amertume de ses sarcasmes!.. Je ne serai plus tourmenté de cette idée fixe, brûlante, douloureuse… où est-elle?.. que fait-elle? je n'aurai plus de ces accès de désespoir frénétique qui me transportaient lorsque depuis ma ruine je me disais: – A cette heure, peut-être, elle se rit de moi avec un rival heureux et riche… à cette heure, au sein du luxe et des plaisirs… elle se moque du niais qui, pour elle, s'est réduit à la misère… – Ursule est morte!! je suis donc enfin délivré d'une préoccupation incessante, odieuse, implacable comme un défi jeté à ma destinée… Oui, car j'aimais cette femme comme j'aimais le jeu!! oui, comme le jeu… elle était pour moi une source inépuisable d'émotions poignantes, désordonnées: la crainte, la rage, la haine, l'espoir, l'orgueil, l'extase du triomphe après des journées d'attente et d'espoir cent fois trompées… C'était comme le jeu… vous dis-je!.. Ainsi qu'on risque des monceaux d'or sur une carte, je risquais des sommes immenses sur un de ses sourires! et comme au jeu… jamais les rares joies du gain ne compensaient pour moi les angoisses, les fureurs de la perte!! Ursule est morte!! je suis donc libre, enfin! Sans paraître stupide à mes propres yeux, je pourrai regretter un jour, non ses qualités, mais ses infernales séductions! Ursule est morte… bien morte! Depuis longues années je n'ai éprouvé un pareil épanouissement de l'âme!.. C'en est donc fait de cette puissance mystérieuse, inexplicable, qui m'accablait, qui me brisait, qui m'anéantissait, qui me rendait faible, lâche, idiot!.. Ursule est morte… je suis libre… je suis libre!.. je ne serai plus le stupide et obéissant esclave de cette volonté de fer contre laquelle, moi si ferme toujours, je n'avais ni le pouvoir ni la force de lutter… Je ne m'indignerai plus de ma faiblesse invincible et abhorrée… Ursule est morte!.. Il est donc éteint, à jamais éteint! ce regard implacable qui me fascinait, qui ne me laissait que la faculté d'exécuter en tremblant les désirs insensés de cette femme!!.. Elle est morte!.. Je n'entendrai plus sa voix altière et moqueuse, car cette horrible créature était la raillerie et l'insulte incarnées! Lorsque par ses outrages elle avait mis à vif et à sang toutes les plaies de mon amour-propre et de mon orgueil, lorsque seul je me débattais sous les douleurs atroces de cette torture morale, il me semblait entendre au loin son rire insolent répondre à mes imprécations… Elle est morte, enfin, elle est morte!.. Béni donc soit Dieu qui la renvoie aux enfers… car elle fait croire à Dieu en faisant croire au démon!!..
Je n'avais pas pu trouver une parole…
Mon effroi avait augmenté avec les éclats de joie sauvage et féroce qui transportaient M. de Lancry.
Telle devait être la fin de son fatal amour…
Tels étaient les regrets que cette malheureuse femme devait laisser après elle…
Pendant quelque temps encore M. de Lancry marcha avec agitation, puis il s'arrêta devant moi.
– Et quel était le riche heureux… ou l'heureux riche qui vivait avec elle lorsqu'elle est morte?
– Elle est morte pauvre et abandonnée de tous, monsieur.
– C'est qu'elle a voulu être pauvre, car l'argent ne me manquait pas quand elle m'a quitté… Pourquoi, depuis notre séparation, m'a-t-elle écrit souvent pour me donner des rendez-vous… auxquels elle ne venait jamais? se dit mon mari en se parlant à lui-même. Puis il ajouta en s'adressant à moi, avec un sourire dédaigneux:
– Vous voulez sans doute faire l'ennemie généreuse pour rester fidèle à votre rôle de femme supérieure, de femme sublime… Eh bien! pour rendre votre générosité plus méritoire encore, je suis content de vous apprendre qu'Ursule vous haïssait si fort que c'est à son instigation que je vous ai ordonné de revenir chez moi.
– Le motif qui vous avait imposé cette obligation n'existant plus, monsieur, vous me permettrez sans doute maintenant de vivre seule… Si odieuse qu'elle fût, vous aviez au moins une raison pour me retenir près de vous, tandis que maintenant…
– Maintenant j'ai une autre raison de vous retenir, – me dit-il brusquement avec un sourire méchant.
Je crus comprendre où il voulait en venir. Il m'avait plusieurs fois parlé de mes diamants… Bien décidée à les lui abandonner en partie s'il me rendait la liberté avec les garanties suffisantes, c'est-à-dire par une séparation légale, je crus pourtant prudent d'attendre cette demande de sa part, au lieu de la provoquer.
– Je ne comprends pas, monsieur, – lui dis-je, – pour quelle raison vous me garderiez plus longtemps près de vous… Tout à l'heure, en énumérant vos griefs contre Ursule, vous n'avez pas dit que ce funeste amour vous avait rendu envers moi d'une cruauté inouïe. Je ne vous fais pas un reproche, monsieur; je préfère cette indifférence, elle me fait espérer que vous ne mettrez aucun obstacle sérieux à notre séparation.
– Vous vous trompez, madame… je refuse justement de vous laisser libre à cause de mon indifférence à votre sujet… oui, de mon indifférence… pour ne pas dire plus.
– La haine sans doute, monsieur!
– Eh bien, oui, madame, la haine! Au point où nous en sommes, vous devez tout savoir… Oui, maintenant j'ai de la haine contre vous… Cela vous étonne?.. Écoutez-moi… vous apprendrez ce que je vous suis, ce que vous m'êtes; alors vous ne me ferez plus de demandes ridicules, alors vous ne vous bercerez plus d'espérances chimériques. Résumons les faits. Vous m'avez apporté une belle fortune, vous étiez un ange de douceur, de résignation et de vertu… je vous ai épousée… sans amour… Il s'agit à cette heure de parler avec franchise.
– Il y a longtemps, monsieur, que vous ne dissimulez plus… Mais à quoi bon?..
– Vous allez le savoir… – me dit-il en m'interrompant. – Je vous ai donc épousée sans amour; vous étiez une riche héritière, j'ai joué mon rôle en vous débitant le phébus qu'on débite en pareil cas. Vous m'avez cru, parce qu'il vous plaisait de me croire; vous étiez charmante, notre lune de miel s'était levée et a duré ce qu'elle a pu durer. L'amour passé… il m'était resté pour vous une forte de douce compassion… vous étiez bonne, soumise, résignée; pour rien vous pleuriez, cela n'était pas gai… mais cela était attendrissant… et me touchait quelquefois si vivement que, lors des obsessions de Lugarto, j'ai tout risqué pour vous délivrer de cet… infidèle ami… Plus tard, lors de vos jalousies contre Ursule, l'état toujours intéressant dans lequel vous vous êtes trouvée, vos larmes, votre profond chagrin, votre amour qui ne faiblissait pas… tout cela m'a encore apitoyé… Vous l'avez vu, j'ai eu quelques bons et honnêtes retours, même quelques vertueuses résolutions; mais alors vous étiez encore riche, mais alors vous étiez toujours humble, toujours tendre et aimante.
– Vous avez tout fait, monsieur, pour anéantir cette richesse et cet amour.
– En effet, vous n'avez plus ni amour ni richesse. C'est là justement où je veux en venir. Les temps ont donc changé: de votre fortune, il ne reste rien; que ce soit de votre faute ou non, il n'importe, le fait existe; vous êtes ruinée. Ce n'est pas tout; non-seulement vous êtes ruinée, mais vous ne m'aimez plus, et vous en aimez un autre; non-seulement vous en aimez un autre, mais vous m'exécrez, mais vous avez ameuté contre moi toutes les prudes de votre connaissance. Or, franchement, à cette heure, qu'êtes-vous donc pour moi? Une femme pauvre, hostile, et d'une vertu au moins douteuse; il vous reste votre beauté, c'est vrai… mais je ne vous ferai pas l'injure de la compter pour quelque chose. Aux termes où nous en sommes maintenant, madame, je vous demande ce que vous pouvez raisonnablement attendre de moi, si, comme cela se doit et se fait… on mesure les égards à la valeur des gens?
– Vous êtes parfaitement logique, monsieur; je terminerai, si vous le voulez, l'exposé de votre situation envers moi… Si j'étais seulement pauvre, soumise et dévouée à vos moindres volontés, vous me feriez peut-être la grâce d'être seulement indifférent à mon égard; mais comme le hasard m'a appris vos bassesses, comme j'ai acquis le droit de vous mépriser ouvertement, votre haine a remplacé l'indifférence.
– Vous déduisez et vous analysez à merveille, madame; je n'aurais pas mieux dit. Oui, quoique ruinée, vous auriez pu obtenir de moi… peut-être de l'intérêt, probablement de la compassion.. et assurément de l'indifférence… mais il fallait toujours rester aimante et résignée.
– Vous êtes généreux… monsieur..
– Non, madame… mais je suis fort original. Je ne vous aimais pas d'amour, soit, mais il me plaisait de me voir adoré par vous; aussi… platonique ou non, votre liaison avec Rochegune, et surtout le choix de cet homme, que j'ai toujours exécré, a fait à mon orgueil une blessure incurable; cette blessure s'est envenimée jusqu'à causer ma haine violente contre vous… Vous me direz que Rochegune s'est outrageusement moqué de vous… son mariage le prouve de reste; mais cela ne me venge pas, moi, et il me reste un terrible compte à régler avec vous, madame.
– Je vous sais gré de cette confiance, monsieur; c'est me dire que je dois de votre part m'attendre à tout.
– A peu près, madame.
– De la sorte, monsieur, les questions les plus délicates peuvent se poser nettement… Selon votre droit, vous avez fait vendre tout ce qui meublait le pavillon que j'occupais chez madame de Richeville, mon argenterie, mes tableaux; vous avez dissipé cet argent, je le suppose, car jusqu'ici j'ai vécu de quelques économies qui me restaient, et qui sont épuisées. Puis-je savoir, monsieur, vos projets pour l'avenir?
– Non, madame.
– Vous persistez à vouloir me garder près de vous?
– Oui, madame.
– Malgré la mort d'Ursule?
– Malgré la mort d'Ursule.
– Et quels seront mes moyens d'existence, monsieur?
– J'y pourvoirai.
– Vous y pourvoirez!.. Comment cela, monsieur?
– Que vous importe, madame!
– Il m'importe beaucoup, monsieur! Il y a des ressources que je ne partagerais jamais avec vous… celles de la bassesse…
– Madame!!!.. mais je me contiens… Pour me parler ainsi dans ce moment, il faut que vous soyez folle…
– Je ne suis pas folle, monsieur; je vais être forcée de vous dire à peu près ce que je vous ai déjà dit lors de notre première entrevue chez moi.
– Si c'est une redite… à quoi bon, madame?
– Je veux au moins essayer de me délivrer de l'horrible chaîne qui pèse sur moi, monsieur… c'est bien naturel. Vous vous êtes souvent informé près de moi de ce qu'étaient devenus mes diamants?
– Oui, madame.
– Mes diamants valent?..
– Cinquante mille écus environ.
– Eh bien! monsieur, la moitié de cette somme est à vous si vous voulez consentir à une séparation égale… le reste me suffira…
– Je vais, comme vous, madame, tomber dans les redites: je ne veux pas de la moitié du prix de vos diamants, et je veux vous garder avec moi.
– Mais, monsieur… je ne puis pourtant… vous offrir davantage… il faut bien que je vive, moi…
– Vous m'offririez les cinquante mille écus, que je refuserais.
Une idée effrayante me traversa l'esprit.
– Monsieur, vous avez comme moi de nombreuses preuves de la présence de M. Lugarto à Paris.
– Après, madame?
– Vous avez mille motifs de haïr cet homme, je le sais… mais vous aimez l'argent… presque autant que vous m'exécrez, monsieur.
– Après, madame?
– Cet homme est bien riche, monsieur… comme vous, il me hait!.. comme vous, il a un terrible compte à régler avec moi.
– Après, madame?
– Réduit comme vous l'êtes à la détresse, si vous refusez la somme que je vous offre, c'est que vous avez d'autres espérances.
– Après, madame?
Exaspérée par cet horrible sang-froid, par mon indignation, par mon effroi, je m'écriai:
– Eh bien, monsieur, je vous crois capable de tout envers moi, si M. Lugarto… vous paye pour me garder près de vous… plus cher que je ne puis vous payer pour me délivrer de vous!
M. de Lancry me jeta un regard lent et cruel, mais sa physionomie ne trahit pas la moindre émotion.
– Vous ne manquez pas d'une certaine perspicacité, madame… et je vous plains… C'est un don funeste; il nous donne la prévision des malheurs, et non le pouvoir de les éviter. Je vous l'avouerai donc, il se peut que vos craintes ne soient pas exagérées… Mais que pouvez-vous faire?.. Pour vous donner une idée de l'obéissance passive à laquelle vous êtes réduite, supposez que demain matin vous voyiez arriver à votre porte une berline de voyage: je vous offre mon bras, je vous fais monter en voiture, en vous ordonnant de laisser ici votre éternelle Blondeau, bien entendu.
– Je refuserais de partir, monsieur, et de me séparer d'une femme dont je connais la fidélité à toute épreuve…
– Vous refuseriez, soit; mais de par la loi, qui vous aurait bien obligée de me suivre ici, rue de Bourgogne, vous seriez obligée de me suivre partout où bon me semblera… Continuons la supposition. Nous nous mettons en route: à cinq ou six relais d'ici, nous retrouvons un de mes plus anciens amis ou ennemis… peu importe… il me plaît d'en faire mon compagnon de voyage… Qu'avez-vous encore à dire?.. La loi limite-t-elle le nombre et le choix de mes amis? La loi m'interdit-elle le pardon des injures? Je vous dis cela dans le cas où, par exemple, il s'agirait de Lugarto… Vous êtes épouvantée… vous n'avez rien à répondre, c'est tout simple. Je continue ma supposition… Nous sortons de France et nous allons habiter une magnifique villa que possède Lugarto à Florence. Qu'avez vous encore à objecter?.. Rien… Il me plaît de m'établir en pays étranger, vous devez me suivre, toujours me suivre… La loi tiendra-t-elle compte de vos antipathies?.. Vous voyez donc que vous êtes folle en parlant de vos volontés. Il vous est défendu d'avoir des volontés; vous ne pouvez qu'obéir aux miennes, qui sont votre destinée, telle que l'a voulu la haine de votre tante. Et voyez le hasard… il se trouve justement qu'au moment où mademoiselle de Maran, accablée par l'âge et les infirmités, ne pouvait plus vous poursuivre avec la même énergie, vous avez pris comme à tâche de m'irriter contre vous, et de tout faire pour m'exaspérer! Vous dites que j'aime beaucoup l'argent, madame, et que je suis capable de tout, pourvu que l'on me paye… Vous avez raison: la prodigalité a cela de bon ou de fâcheux, que c'est un vice immortel. J'aurais à cette heure autant de plaisir à mener de nouveau une vie splendide que si je ne faisais que d'entrer dans le monde. Le jeu, les chevaux, les femmes, la table, le luxe, j'aime encore tout cela avec l'ardeur d'un enfant de dix-huit ans, avec une ardeur d'autant plus dévorante que mon inconcevable passion pour votre infernale cousine m'empêchait de jouir des prodigalités dont je l'entourais: c'était un festin que je donnais et auquel je ne prenais point part; en un mot, celui qui à cette heure me mettrait à même de sacrifier largement à mes idoles chéries, non plus ici, mais ailleurs, car j'ai Paris en horreur; en un mot, celui-là qui, à sa générosité sans bornes, ne mettrait d'autre condition que celle de vous traîner à ma suite, à celui-là je dirais: Oui, oui, mille fois oui, celui là fût-il Lugarto! Tout ceci vous étonne un peu… méditez ce langage à votre aise; consultez même vos gens de loi si vous le voulez, et vous verrez que, quel que soit l'avenir que le sort vous réserve, il faudra vous y soumettre aveuglément… Il est impossible, j'espère, d'agir plus franchement que je ne le fais… En un mot, et pour vous laisser sur une idée agréable, je vous préviens qu'il est fort possible que les susdits projets de voyage se réalisent très-prochainement… après-demain, peut-être…
En disant ces mots, M. de Lancry me laissa seule.
CHAPITRE XIV.
LA SAINTE-CLAIRE
Mon entretien avec M. de Lancry, l'effroi que me causèrent ses menaces, déterminèrent sans doute l'explosion d'une maladie dont le germe existait en moi.
Depuis assez longtemps je souffrais d'une fièvre lente, toujours négligée; les événements s'étaient tellement pressés, j'avais été forcée d'y prendre une part si active, toutes mes facultés avaient été si violemment surexcitées depuis la première maladie d'Emma jusqu'à son mariage et jusqu'à la mort d'Ursule, que je n'avais pour ainsi dire pas eu le temps d'être malade.
Et puis enfin… par cela même que mon sacrifice avait été grand… qu'il me comptait peut-être aux yeux de Dieu, il n'en avait été… il n'en était que plus douloureux… Mon amour pour M. de Rochegune n'avait rien perdu de sa force… ma seule consolation était dans les assurances qu'il me donnait que ce sentiment demeurait unique dans son cœur.
Je devais tôt ou tard me ressentir de tant de chagrins; je sentais déjà sourdre en moi une grande indisposition; je disais à ma pauvre Blondeau, qui s'étonnait de mon courage: – Ne te réjouis pas encore; dès que je n'aurai plus de vives préoccupations, je crains une violente réaction du physique sur le moral; jusqu'à présent je me suis soutenue par mon énergie, j'ai peur que cette force factice ne me manque tout à coup.
Je ne me trompais pas; seulement cette secousse fut amenée, non par la cessation de mes inquiétudes, mais par ma dernière conversation avec M. de Lancry.
Ainsi s'expliquait le sens d'un passage d'une des lettres de M. Lugarto, où il me disait qu'il créerait à mon mari d'impérieuses raisons de ne pas m'abandonner, et que l'avenir devait m'épouvanter.
M. de Lancry était sans ressources, M. Lugarto lui offrait sans doute beaucoup d'argent pour le forcer à m'emmener avec lui; je n'ose dire toutes mes frayeurs à cette pensée, connaissant la dégradation où était tombé M. de Lancry, son amour de l'or, sa haine contre moi, et surtout l'atroce méchanceté de M. Lugarto, qui depuis si longtemps me poursuivait de sa vengeance.
Je n'en doute pas, ces nouvelles frayeurs me causèrent une dernière commotion à laquelle je ne pus résister.
A peine M. de Lancry m'eut-il quittée que je tombai dans d'horribles convulsions suivies d'une violente fièvre cérébrale.
Je fus, à ce que me dirent Blondeau et le bon docteur Gérard, pendant quinze jours dans un état désespéré. M. de Lancry disparut le surlendemain du jour où j'étais tombée malade, en laissant une lettre pour moi dans laquelle il m'annonçait brièvement que ma maladie changeait tous ses projets et qu'il allait voyager en Italie.
Cette preuve de cruelle insensibilité ne m'étonna ni ne m'affecta.
Ma pauvre Blondeau avait écrit à madame de Richeville l'état alarmant dans lequel je me trouvais. Cette excellente amie était aussitôt revenue à Paris avec Emma et M. de Rochegune. On ne pouvait songer à me transporter hors de mon petit appartement de la rue de Bourgogne. Madame de Richeville s'y établit et ne me quitta que lorsque je pus aller avec elle passer à Maran le temps de ma convalescence.
Chaque jour Emma resta plusieurs heures auprès de moi, jusqu'à ma complète guérison. Je n'ai pas besoin de dire de quelles tendres attentions je fus entourée, et par quel admirable dévouement Emma me prouva sa reconnaissance de ce que j'avais fait autrefois pour elle.
Ma fièvre cérébrale s'était compliquée d'une fièvre pernicieuse, dont la guérison dura environ quatre mois. Je ne pus partir pour Maran qu'à la fin de l'hiver.
Vers le milieu de l'été de 1837, j'habitais donc cette terre; j'étais sinon complétement rétablie, du moins hors de convalescence. Il me restait une grande pâleur, beaucoup de faiblesse et une extrême sensibilité nerveuse. Le docteur Gérard avait regardé comme absolument indispensable que j'allasse passer l'automne et l'hiver suivants dans le Midi.
J'étais revenue à Maran avec de bien tristes ressouvenirs; j'y avais tant souffert! Mais depuis ma convalescence, madame de Richeville y habitait avec moi. M. de Rochegune et Emma vinrent nous y rejoindre plus tard, et ces tendres attentions suffirent pour adoucir l'amertume des pensées qui de temps en temps venaient m'assaillir.
Il me fallut pourtant du courage, de la force, de la résignation, pour comprimer la triste impression que me causait quelquefois malgré moi l'affectueux attachement de M. de Rochegune pour Emma. Ce mariage avait été le but de tous mes désirs, j'aurais été la plus malheureuse des femmes de ne pas le voir s'accomplir, et je ne pouvais m'empêcher d'éprouver de cruels, d'amers regrets.
Hélas! aigrie par tant de chagrins, je perdais sans doute mon élévation première; la vue du bonheur d'Emma, de madame de Richeville, auquel j'avais tant contribué, me ravissait toujours, mais il me faisait aussi songer à la vie malheureuse à laquelle j'étais réduite.
Je ne pouvais m'empêcher de faire souvent un douloureux retour sur moi-même, en contemplant les gens heureux, non pour les jalouser, grand Dieu! mais pour pleurer ma misère, hélas!.. oui… ma misère, car pour être cachée, pour être morte à tous les yeux, ma passion n'en était pas moins profonde… J'aimais… j'aimais toujours M. de Rochegune.
Nous devions célébrer entre nous, à Maran, la Sainte-Claire, fête de madame de Richeville, le 12 août 1837.
On verra par quel motif je ne puis oublier ni cette date ni cette journée.
Il était onze heures du matin, il faisait un soleil radieux; je me promenais dans une des allées du parc les plus touffues; elle aboutissait à l'aile du château où se trouvait l'appartement de madame de Richeville. La duchesse se levait ordinairement assez tard; j'attendais Emma, qui devait venir me prendre pour aller souhaiter la fête à sa mère, et lui porter un gros bouquet de roses et de pervenches, ses deux fleurs de prédilection, que nous devions cueillir nous-mêmes.
Je vis venir M. de Rochegune, je lui tendis la main.
– Quel beau jour pour la fête de notre amie! – lui dis-je en souriant; – puis lui montrant les fleurs que je tenais à la main, j'ajoutai: – Le bouquet d'Emma est-il aussi beau que celui-ci?
– Elle finit le sien en mettant au pillage une des corbeilles du petit parterre… Il n'y a rien de plus charmant que de la voir s'escrimer ainsi au milieu de ce massif de rosiers du roi tout trempés de rosée.
– J'espère que vous lui avez fait à ce propos un délicieux madrigal? Et encore non, – lui dis-je, – l'incarnat de ses joues est si fin, que ce serait faire injure à Emma que de la comparer à une rose du roi. Cela serait dire rougeur au lieu de délicate fraîcheur; une rose thé du Bengale… à la bonne heure, telle est la seule comparaison qu'elle puisse accepter.
– Et vous, ma pauvre Mathilde, – dit-il en me regardant avec intérêt, – quand pourra-t-on vous comparer à autre chose qu'à un beau lis? quand votre pâleur se nuancera-t-elle d'un peu de carmin?
– M. Gérard compte beaucoup sur mon séjour dans le Midi pour me remettre tout à fait, et j'y compte aussi, mon ami.
Il me regarda avec attention, et me dit en secouant tristement la tête:
– Serez-vous donc la seule parmi nous qui ne soyez pas heureuse, vous à qui nous devons la félicité dont nous jouissons?
– Mon ami, quelle idée! Ma pâleur n'est-elle pas naturelle après une longue maladie?..
– Mathilde, vous ne pouvez pas en convenir… votre mari vous tourmente… Jamais vous ne recevez de ses nouvelles.
– Il écrit généralement très-peu… et puis le service des postes d'Italie se fait mal, dit-on…
– Ah! Mathilde… Mathilde… – ajouta-t-il en soupirant. – J'en reviens toujours là… comment a-t-il pu vous quitter au moment où vous étiez tombée si gravement malade? Il n'y a pas d'affaire d'intérêt qui puisse motiver une pareille conduite!
– Mon ami, je vous le répète, il s'agissait, m'a-t-il dit, d'une créance considérable sur laquelle il ne comptait plus, et qui, dans notre position actuelle, devient fort importante: je dis notre position, puisque, suivant l'avis de madame de Richeville et le vôtre, j'ai caché à M. de Lancry la conservation de cette terre, dans la crainte que ses idées de prodigalité ne lui reprennent; une fois que je le verrai corrigé par l'adversité, je lui avouerai que nous avons cette ressource. A cette heure, il ignore que nous la possédions; il est donc tout simple qu'il se soit occupé très-activement de cette affaire.
M. de Rochegune secoua la tête d'un air incrédule.
Je mentais mal sans doute, mais je n'avais pas pu imaginer d'autre prétexte au départ de M. de Lancry.
Laisser pénétrer à M. de Rochegune dans quels termes j'en étais avec mon mari pouvait éveiller ses soupçons et le mettre sur la voie de mon dévouement pour Emma, ce que je voulais éviter à tout prix depuis que j'avais sagement renoncé à mon dessein de tout révéler à M. de Rochegune.
– Il faut bien vous croire, – reprit M. de Rochegune avec un soupir, – vous me répondez toujours ainsi quand je vous parle de M. de Lancry; mais je ne sais pourquoi il me semble que sa conduite envers vous cache quelque mystère!.. Je crains que vous ne soyez pas heureuse… non, vous n'êtes pas heureuse… vous avez été dupe de votre noble cœur, comme votre mari peut-être a été dupe de ses bonnes résolutions… Pendant quelque temps j'admets qu'il se soit sincèrement repenti, mais ses anciennes habitudes auront repris le dessus, et il aura mieux aimé sans doute mener je ne sais quelle existence aventureuse que de vivre obscurément auprès de vous… Et puis… Mais, tenez, Mathilde… ne parlons plus de cela… je ne veux pas dire tout ce que je pense… je me trompe sans doute et je vous affligerais.
– Vous avez raison, mon ami, ne parlons plus de cela… n'ayez aucune inquiétude… Quelquefois seulement, bien que je connaisse la paresse habituelle de M. de Lancry, je m'inquiète de ne pas avoir de ses nouvelles… voilà ce qui m'attriste. Pour chasser ces vilaines idées, parlons de vous et d'Emma, de vos projets.
– Parlons de nous, c'est encore parler de vous, nous vous devons tant!.. Quant à moi, jamais ma vie n'a été plus calme, plus douce, plus sereine; et puis Emma est si heureuse… de si peu!!! Quelquefois, pauvre enfant… je me reproche de ne pas assez faire pour elle… je suis presque confus de la voir si satisfaite et contente.
– En parlant si modestement du bonheur que vous donnez, mon ami, vous êtes comme les grands poëtes, qui trouvent tout simple de faire très-facilement des œuvres magnifiques, et qui s'étonnent de voir l'admirable influence de ces ouvrages qui leur coûtent si peu.
– Non, je vous assure, Mathilde; j'ai l'air de tout donner, et je reçois beaucoup plus que je ne donne. Je suis très-heureux; je ne me sens pas vivre. Si je sors par hasard de ce délicieux état de calme et de confiante sécurité pour faire quelque projet, c'est pour y revenir bientôt avec un nouveau plaisir. Que vous dirai-je! cette vie n'a peut-être pas le grandiose, l'enthousiasme, les sublimes élancements de la passion, mais elle est paisible et riante. Après la vie que j'avais rêvé de partager avec vous, je n'en sais pas de plus agréable que celle-ci… Dans les premiers temps de mon mariage je désirais qu'un sentiment plus vif se développât en moi, maintenant je le regretterais; il ôterait à l'attachement que j'ai pour Emma ce caractère qui fait qu'il ne ressemble à aucun autre.
– Vous avez raison, mon ami; l'espèce de culte profond qu'Emma ressent pour vous exclut pour ainsi dire de votre part tout retour galant. Que votre modestie ne s'alarme pas de cette comparaison; mais les dieux, si bons qu'ils soient, n'aiment pas de la même manière qu'ils sont aimés.