Kitabı oku: «Mathilde», sayfa 78
CHAPITRE XIX.
L'ENTREVUE
– Mathilde, c'est le bon Dieu qui vous envoie! – s'écria mademoiselle de Maran, – venez à mon secours!
– C'est moi, madame, – répondit madame de Lancry éperdue en courant auprès du lit de sa tante; – c'est moi qui viens vous demander de me sauver. Mon mari sera ici tout à l'heure… sauvez-moi, par pitié! sauvez-moi!
Servien disparut.
– Oui… oui… je vous sauverai, mon enfant… mais nous ne nous quitterons plus, – s'écria mademoiselle de Maran. – Vous verrez… oh! vous verrez… je serai aussi bonne pour vous que j'étais méchante autrefois! Mais aussi vous n'abandonnerez pas votre pauvre vieille tante à ses bourreaux, n'est-ce pas? Si je pouvais me mettre à genoux, Mathilde, je m'y mettrais… pour vous implorer… Tout ce que vous voudrez, je le ferai… je vous le jure… Mais ne me laissez pas seule, vous ne savez pas à quelle horrible vie je suis condamnée.
Malgré son effroi, Mathilde ne put s'empêcher d'être frappée des paroles et de l'accent désespéré de mademoiselle de Maran.
– Madame, – répondit-elle précipitamment, – les moments sont précieux. Je viens vous demander ce que vous me demandez vous-même, de ne pas vous quitter… Vous êtes ma plus proche parente. On ne me refusera peut-être pas la permission de rester auprès de vous?
– C'est-il bien vrai, mon Dieu! – s'écria mademoiselle de Maran au comble de la joie et de l'étonnement. – Vous me demandez de rester auprès de moi?
– Oui… oui… madame… tout plutôt que de… Ah! c'est horrible! – dit la malheureuse femme avec angoisse.
Puis elle reprit:
– Mais il a les lois et la force pour lui… Oh! je me tuerai plutôt… oui, je me tuerai plutôt que de le suivre!..
– Non, non, ne le suivez pas, restez avec moi… Mathilde… Ma fortune… toute ma fortune vous appartient depuis longtemps… Je vous la destinais… oh! bien vrai… bien vrai… Mais je vous la donnerai tout entière de mon vivant, je ne garderai rien pour moi, rien… si vous consentez à ne pas me quitter.
L'effrayante préoccupation de Mathilde était si grande qu'elle ne se choqua pas de la proposition de mademoiselle de Maran; elle ne songeait qu'à échapper à son mari.
– Mais… il peut me forcer à le suivre… comme il l'a déjà fait, – s'écria-t-elle.
– Non, non, non, il ne le pourra pas; nous aurons des avocats, voyez-vous, les meilleurs, les meilleurs: rien ne nous coûtera… Nous plaiderons. Rien ne nous coûtera, rien… pour garder auprès de moi ma nièce… mon enfant chéri… car enfin vous êtes presque mon enfant, vous êtes la fille de mon frère, de mon bon frère que j'ai tant aimé.
– Mais dans une heure, madame, dans une heure peut-être mon mari sera ici… Avant-hier il est venu à Maran… me chercher… j'ai refusé de le suivre; il a été trouver le maire, et alors j'ai été forcée d'accompagner M. de Lancry. En arrivant ici, à l'hôtel Meurice, avec Blondeau qu'il m'avait permis d'emmener, il m'a dit de l'attendre, que nous ne resterions que douze heures à Paris, le temps nécessaire pour mettre nos passe-ports en règle et obtenir les pouvoirs que la loi lui accorde; il veut avoir entre ses mains les moyens de me contraindre, dans le cas où je voudrais encore lui résister.
– Eh bien! mon enfant, il faut vous cacher ici; il ne saura pas que vous y êtes venue.
– Tous mes pas sont surveillés, madame; il m'a prévenue que je ne pourrais pas lui échapper, qu'il saurait me retrouver. Pourtant, dès qu'il a été parti, j'ai couru chez madame de Richeville; elle m'a conseillé de venir ici, de ne céder qu'à la force, et, quand les magistrats viendront, de les supplier de me laisser auprès de vous, ma plus proche parente, jusqu'à ce que j'aie prouvé l'infamie de la conduite de M. de Lancry envers moi.
– Mais elle a raison… cette bonne… cette excellente duchesse, elle a raison; les magistrats ne peuvent pas vous refuser ça… Est-ce qu'on arrache une nièce à sa tante? Non… non… vous ne me quitterez pas. Comme ça sera généreux à vous!.. comme ça sera beau! après tout le mal que je vous ai fait… mais ça vous est bien égal, le mal qu'on vous a fait à vous. Vous êtes si bonne! vous avez une si belle âme! et puis, c'est si sublime de pardonner! et puis je suis si malheureuse… Figurez-vous, ma pauvre enfant, que je suis la victime des misérables valets qui m'entourent. Voyez jusqu'où ils poussent la méchanceté! j'avais un chien, un pauvre animal… qui m'était attaché… la seule créature au monde qui ne me haït pas. Dans mon isolement, c'était mon unique joie, mon unique consolation; avec lui, au moins, je n'étais pas seule… Eh bien! ils ont eu la barbarie de me le tuer… oui, j'en suis sûre… ils me l'ont empoisonné; car, depuis qu'il est mort, je leur ai ordonné de m'en acheter un autre… ils ne m'ont pas obéi: ça n'a pas l'air croyable, c'est pourtant comme ça… Figurez-vous qu'ici personne ne m'obéit… qu'est-ce que cela leur faisait pourtant de m'acheter ce chien?.. Mais à qui me plaindre? ils ne laissent approcher personne de moi… au lieu que lorsque vous serez ici, ils me respecteront… Vous leur imposerez, vous, vous les forcerez bien à écouter mes ordres, vous ferez respecter votre pauvre vieille tante infirme… n'est-ce pas?
– Silence! – dit tout à coup Mathilde; – une voiture… c'est lui… c'est lui.
– Non, non… – dit mademoiselle de Maran en écoutant, – la voiture passe… Mais que veut-il donc vous faire, ce monstre-là?.. car c'est un monstre, voyez-vous! Jamais vous n'en direz assez de mal! Si vous le connaissiez comme je le connais… Ah! maintenant, je me repens bien d'avoir consenti à votre mariage avec lui… mais la tête vous en tournait, pauvre petite… ah! ce sera le chagrin de toute ma vie, de vous avoir donnée à un pareil bandit… un faussaire… un escroc… Tenez, si je pouvais pleurer… j'en pleurerais des larmes de sang. Mais qu'est-ce qu'il vous veut encore, ce misérable-là? n'a-t-il pas mangé votre fortune!
– Ce qu'il veut, madame, il veut me vendre à M. Lugarto… – s'écria madame de Lancry avec épouvante.
– Ah! Mathilde… c'est abominable.
– Je vous dis que, pour de l'argent, cet homme est capable de tout, – s'écria Mathilde. C'est un abîme d'horreur et d'infamie; pour assouvir la haine dont ce monstre me poursuit sans relâche, haine qu'il partage lui-même à cette heure… mon mari ne reculera devant aucun crime… En venant ici… il m'a fait d'horribles confidences, me disant que personne ne l'entendait, que si je parlais il nierait tout, et que je ne serais pas crue… Et pourtant, madame… telle est la loi que les hommes ont faite, qu'elle me force à accompagner cet homme, qui me conduit, non à mon déshonneur, mais à la mort… car je me tuerai plutôt que de rester au pouvoir de ces deux hommes… Si je me tue… Dieu me prendra en pitié. Mais… écoutez… écoutez… cette fois… oh! cette fois… c'est bien une voiture qui s'arrête, – s'écria Mathilde avec terreur.
– En effet, mon enfant! une voiture s'arrête… Mais c'est peut-être le médecin que j'attends… car ils ont aussi eu l'atrocité de ne pas vouloir m'aller chercher le médecin.
– Non, non, c'est lui! Ah! c'est lui… il m'aura fait suivre… il aura découvert où j'étais, il me l'avait dit… il me l'avait dit.
– Mon Dieu!.. il y a peut-être quelque chose à faire; je vais envoyer Servien me chercher tout de suite des avocats. En tout cas, chère petite, résistez; mon enfant, résistez… Ne cédez qu'à la force. Ah! si mes gens m'étaient dévoués, je le ferais jeter par les fenêtres… ce misérable… ce monstre… qui vient m'enlever ma tendre enfant.
Mathilde ne s'était pas trompée, M. de Lancry entra chez mademoiselle de Maran.
Quoiqu'il eût beaucoup engraissé, sa taille était encore élégante. Il était vêtu avec une recherche extrême, presque mignarde; malgré son embonpoint, sa figure était blafarde, ses yeux caves, clignotants et entourés d'un cercle brun. Les vices les plus odieux avaient flétri ce visage de leur ineffaçable empreinte. La physionomie de M. de Lancry, autrefois fine, gracieuse et spirituelle, avait alors un caractère de férocité doucereuse: les empereurs sanguinaires et efféminés de l'ancienne Rome devaient offrir cet aspect révoltant. Jadis insolente et altière, sa voix était devenue mielleuse; un grasseyement affecté l'affaiblissait encore.
Il s'avança vers le lit de mademoiselle de Maran, lui prit la main, qu'il baisa, et lui dit:
– Quel charmant hasard rassemble aujourd'hui près de vous le couple heureux que vous avez uni!
– Laissez-moi donc tranquille, avec votre voix flûtée et votre afféterie, – dit mademoiselle de Maran; vous me faites peur, vous avez l'air d'un tigre qui fait la bouche en cœur… Pourquoi tourmentez-vous cette pauvre femme?.. D'abord, je vous préviens qu'elle veut rester ici… avec moi… avec sa chère tante… entendez-vous?.. Je suis la sœur de son père, sa plus proche parente, et vous ne me l'enlèverez pas… je vous en préviens.
– Vraiment, ma belle chérie? – dit-il en s'adressant à Mathilde avec une sorte de minauderie railleuse et cruelle, en s'asseyant dans un fauteuil auprès de l'alcôve de mademoiselle de Maran. – Vous avez donc bien peur de moi, que vous prenez un tel parti?
– Monsieur, vous ne m'arracherez pas vivante d'ici! – s'écria Mathilde en frissonnant.
– Vous l'entendez… j'espère… vilain homme… Cette chère petite… je ne le lui fais pas dire… on ne l'arrachera pas vivante d'ici… Ainsi, allez-vous-en… allez-vous-en… et laissez-nous en repos l'une à l'autre.
– Mon Dieu! mon Dieu! – dit M. de Lancry en continuant de minauder, – vous ne serez donc jamais raisonnable, mon bel ange? Vous ne voudrez donc jamais comprendre que vous êtes à moi, que vous êtes mon épouse chérie… que vous m'appartenez corps et âme?.. A quoi donc servent les leçons?.. Avant-hier j'arrive à Maran, vous refusez de me suivre, mon adorée, vous m'obligez d'envoyer chercher M. le maire: eh bien! qu'arrive-t-il? Que ce digne municipal, assisté du juge de paix, vous prouve clair comme le jour que vous êtes obligée de m'accompagner partout où il me plaira de vous conduire, mon doux amour. Est-ce que je peux renoncer à tant de charmes? Vous êtes plus jolie que jamais… vous avez le teint d'un éclat, d'une fraîcheur adorable.
– Ta, ta, ta! – s'écria mademoiselle de Maran, – votre maire de village était un imbécile… un âne… voyez donc la belle autorité que celle de ce municipal en sabots! A Paris, ça ne se passera pas ainsi; nous aurons de bons avocats, de bons juges, ils nous obtiendront une bonne séparation, et vous nous laisserez tranquilles.
– Vous croyez, ma belle tante?..
– Certainement; est-ce qu'il est possible d'abandonner une malheureuse jeune femme aux mains d'un… allons donc!.. il faudrait qu'il n'y eût pas de justice sur la terre.
– Dame! ça s'est vu, – reprit doucement M. de Lancry, – tout n'est pas roses dans ce monde; j'ai justement là dans ma poche, ma belle tante, de quoi vous contredire… Par sa fugue de ce matin, mon adorée m'a servi comme à souhait… Je l'avais prévu… En passant à Paris pour aller à Maran, j'avais eu une entrevue avec M. le préfet de police; oui, ma belle chérie, une fois ici, vous avez été immédiatement suivie, non-seulement par les gens de M. le préfet, mais par d'autres non moins habiles. Ainsi on sait qu'en arrivant vous avez dépêché votre fidèle Blondeau chez un certain colonel Ulrik, qui s'appelle M. de Rochegune. On sait qu'elle y est arrivée à une heure, et qu'elle y est restée jusqu'à deux heures moins un quart. On sait qu'en sortant de l'hôtel Meurice, où nous étions descendus, mon bel ange aimé s'est rendu au Sacré-Cœur, puis ici; aussi je viens d'envoyer à l'hôtel Meurice dire qu'on m'amène tout de suite ma voiture de voyage, car, je vous en ai prévenue, mon amour, nous n'avons que douze heures à rester à Paris. J'ai employé ce temps à faire mettre mes passe-ports en règle, mon bel ange, et à obtenir un ordre de M. le président du tribunal de première instance, lequel ordre enjoint aux autorités de me prêter aide et assistance dans le cas où ma légitime épouse aurait la folle idée de se débattre contre la volonté de son mari; je ne voudrais pas dire de son maître. Désirez-vous jeter vos beaux yeux sur ceci, mon adorée?.. Ne déchirez pas ce papier, vous ne me donneriez que la peine d'en aller chercher un autre.
Et M. de Lancry remit en effet à Mathilde un acte légalement conçu… La loi l'appuyait, il était dans son droit, il en usait.
– Allons donc! – s'écria mademoiselle de Maran pendant que Mathilde parcourait machinalement cet acte, – est-ce que c'est possible?.. Vous ne savez donc pas ce dont elle vous accuse?.. Ça suffirait pour amener une séparation… car c'est infâme… Oui, elle prétend que vous voulez l'emmener retrouver cet abominable nègre blanc de Lugarto…
– Vraiment! cette pauvre chérie, elle a deviné cela? Mais certainement oui… elle ne se trompe pas… ce bon et tendre ami nous attend à Nice… Nous partons ce soir; c'est Fritz, que Mathilde connaît bien, qui nous sert de courrier… Nous n'emmènerons personne… Elle laissera sa madame Blondeau ici… Je serai trop heureux de servir ma belle chérie.
Depuis quelques moments, Mathilde paraissait absolument indifférente à ce qui se disait autour d'elle.
Tout à coup, sans dire un mot, elle tomba à genoux, baissa la tête et pria avec ferveur.
– Vous voyez bien, – dit mademoiselle de Maran, – elle prie le bon Dieu; elle n'a plus de ressource qu'en lui, et il ne l'abandonnera pas. Est-ce que vous croyez qu'il laissera consommer une pareille abomination?.. Revoir un pareil homme!..
– Je vous assure, ma toute belle tante, qu'on le calomnie. Mon adorée en jugera… Une fois arrivés à Nice, nous partons tous trois pour la Sicile, pays fort sauvage et fort pittoresque, où Lugarto a l'envie de s'établir pendant quelque temps. Lors de notre séjour à Naples, nous avons été visiter une espèce de château vénitien situé à quelques lieues de Messine, dans une solitude admirable, au milieu de gorges profondes et inaccessibles… Nous nous établirons là, moi, Mathilde et Lugarto; nous y mènerons la meilleure vie du monde. Dans cet endroit désert, on est aussi libre qu'à Otaïti. Nous improviserons là une manière de petite Caprée…
Tout à coup Mathilde se leva droite, fière, imposante, les yeux brillants, le teint coloré, et dit à mademoiselle de Maran d'une voix ferme:
– Dieu ne m'abandonnera pas… non… je le sens… il ne m'abandonnera pas… puisque la justice humaine m'abandonne… Il a lu dans mon cœur… Quoi qu'il arrive, il me pardonnera; et quoiqu'il arrive aussi, soyez maudite, – dit-elle d'une voix solennelle à mademoiselle de Maran, – soyez maudite, vous qui avez confié à cet homme la vie de la fille de votre frère… sachant que cet homme était un monstre…
– Mathilde… – s'écria mademoiselle de Maran d'une voix suppliante.
– Dieu a voulu, – reprit madame de Lancry avec une exaltation croissante, – Dieu a voulu que par un rapprochement terrible vous ayez à cette heure sous les yeux l'horrible tableau du mal que vous avez causé… Pour vous le jour des expiations commence… Vous êtes abandonnée de tous, livrée à la barbarie de vos gens; vous mourrez ainsi, abandonnée de tous… maudite de tous… Ursule, que vous avez perdue… Ursule, qui, grâce à vous, est arrivée de crime en crime jusqu'au suicide, vous a maudite!.. M. de Mortagne tombant sous les coups d'un assassin… vous a maudite!.. car si vous ne m'aviez pas fait épouser cet homme, M. Lugarto n'eût pas poursuivi M. de Mortagne de sa haine…
– Mon Dieu! mon enfant… je m'en désespère… je suis la plus malheureuse des créatures.
– Il y a vingt ans… sur ce lit de douleur où vous êtes, vous m'avez fait verser mes premières larmes, vous m'avez causé mes premières terreurs en coupant mes cheveux, que ma mère mourante avait bénis et touchés!.. Aujourd'hui, vous me voyez prête à suivre… cet homme, puisque la force, puisque les lois m'y condamnent… le suivre!!! Vous comprenez tout ce que ce mot renferme d'épouvantable! Songez au mal que vous m'avez fait depuis mon enfance jusqu'à cette heure… songez à tout ce qui peut encore m'arriver de sinistre… et si vous entendez dire que moi, la fille de votre frère, je me suis tuée pour échapper à l'infamie… que mon sang retombe sur vous… comme celui d'Ursule… et soyez maudite!
– Mathilde… grâce! grace!.. vous me faites peur, – s'écria mademoiselle de Maran.
Dix heures sonnèrent. On entendit le bruit d'une voiture de poste qui s'arrêta dans la rue.
– Mathilde… abandonnez-moi si vous le voulez, mais ne suivez pas votre mari… il est capable de tout…
– C'est l'époux que vous m'avez choisi, madame, et les lois veulent que je le suive! – s'écria Mathilde.
Puis se retournant vers M. de Lancry, elle lui dit d'un ton qui le fit tressaillir malgré lui:
– Monsieur, je suis prête…
M. de Lancry s'attendait à une résistance désespérée. Il fut étonné du calme effrayant de Mathilde. Néanmoins il se leva en souriant et lui offrit son bras.
Madame de Lancry le repoussa d'un geste plein de mépris et de dignité.
Servien entra et dit à M. de Lancry:
– Monsieur le vicomte, voici la voiture et ces messieurs; ils vous attendent dans le salon.
– Quels messieurs?
– Trois messieurs qui sont venus dans la berline depuis l'hôtel Meurice… Fritz, le courrier, est parti en avant pour commander vos relais.
– Qu'est-ce qu'il veut dire, avec ces trois messieurs? – reprit négligemment M. de Lancry.
Au moment où il faisait un pas vers la porte, une main vigoureuse écarta Servien… et M. Sécherin parut à la porte, pâle comme un spectre.
Il était en grand deuil…
– Ma mère est morte… je viens, vous tuer, monsieur de Lancry, – dit M. Sécherin d'une voix éclatante.
CHAPITRE XX.
UN DUEL
En voyant M. Sécherin, M. de Lancry devint livide.
– Eh bien! monsieur… plus tard nous nous reverrons, – répondit-il d'une voix altérée. Et se retournant vers Mathilde: – Madame, venez… venez.
– Vous ne sortirez d'ici que pour vous battre avec moi! – s'écria M. Sécherin en lui barrant le passage.
– Monsieur Sécherin… vous êtes fou… – dit M. de Lancry en s'avançant toujours.
– Monsieur le vicomte, un pas de plus, et je vous soufflette devant votre femme.
Le crime rend lâche; Gontran avait été brave, il n'était plus que cruel.
– Servien, – cria-t-il, – délivrez-moi de cet homme, qu'on le jette à la porte.
– Servien, Servien, je vous défends de le toucher, – cria mademoiselle de Maran. – Cet affreux M. de Lancry veut emmener ma pauvre nièce. Ce bon M. Sécherin veut le tuer. Il a toutes sortes de bonnes raisons pour cela… Pour l'amour de Dieu… qu'on le laisse faire… qu'on le laisse faire…
Soit que Servien eût un ancien grief contre M. de Lancry, soit qu'il voulût faire oublier à sa maîtresse son impertinence de la soirée, il se retira doucement sans mot dire.
Mathilde tomba dans un fauteuil et cacha sa figure dans ses mains.
M. de Lancry, furieux, voulut forcer le passage; M. Sécherin, d'un bras vigoureux, le prit au collet et le repoussa violemment.
M. de Lancry trébucha sur le parquet. En se relevant, il jeta un regard rapide autour de lui pour voir si rien ne pouvait lui servir d'armes… Il ne trouva rien.
Cette insulte réveilla en lui quelque étincelle de son ancienne énergie. Sa figure blafarde se colora légèrement.
– Vous payerez cher votre brutalité, manant que vous êtes!
– Manant soit; mais je veux vous tuer le plus tôt possible, et je vous tuerai…
– Eh bien, après-demain… Envoyez-moi vos témoins, ils s'entendront avec les miens… cette nuit et demain ne m'appartiennent pas… madame, venez…
– S'il faisait clair, je vous traînerais à l'instant sur le terrain… mais il faut que j'attende à demain matin… Heureusement les nuits sont courtes; mes témoins, mes armes sont là; vous ne sortirez d'ici que pour vous battre avec moi.
– Monsieur, – s'écria M. de Lancry, – cette scène est ignoble! devant des femmes!
– C'est juste, – dit M. Sécherin, qui, toujours à la porte de la chambre de mademoiselle de Maran, parlementait avec Gontran. En moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, il prit ce dernier au collet, l'attira dehors, referma la porte, et tous deux se trouvèrent dans le premier salon avec les témoins de M. Sécherin.
Ce nouvel outrage acheva d'exaspérer M. de Lancry; il s'avança les poings fermés sur M. Sécherin, l'écume aux lèvres, en lui disant:
– Vous osez encore porter la main sur moi!
– Oui, vicomte, et je ferai mieux que ça…
M. Sécherin saisit, dans ses rudes et larges mains, les poignets délicats de M. de Lancry; il les secoua à les briser. Puis s'approchant si près du visage de M. de Lancry qu'il sentait son souffle, il lui fit le plus mortel outrage qu'un homme puisse faire à un homme. Puis il lui dit:
– Vous vous battrez peut-être maintenant!
M. de Lancry poussa un rugissement terrible; M. Sécherin le repoussa rudement, se mit devant la porte du salon, arracha la canne d'un de ses témoins et dit à M. de Lancry:
– Je vous roue de coups si vous faites un pas… pour sortir…
Gontran, voyant qu'il lui était impossible de lutter physiquement contre M. Sécherin, se mordit les poings avec rage.
– Des gens d'honneur, – cria-t-il aux témoins d'une voix étranglée par la fureur, – des gens d'honneur être complices d'un tel guet-apens!
– C'est une vieille dette… il ne fallait pas refuser de vous battre demain, – dit flegmatiquement un grand homme chauve dont la joue était sillonnée d'une profonde cicatrice; – C'est votre faute, vous avez forcé Sécherin à employer les grands moyens… Voilà assez longtemps qu'il attend la réparation de l'insulte que vous lui avez faite. Qui doit… paye et se tait.
– Mais des témoins, monsieur, des témoins! Il me faut le temps d'en trouver, – s'écria Gontran.
– Votre voiture de poste est en bas; nous allons descendre ensemble, car je ne vous quitte pas, vu que vous ne me paraissez pas trop catholique, quoiqu'on dise que vous avez servi… Vous avez des connaissances ici, nous ramasserons deux de vos amis, nous revenons prendre ici Sécherin, et en route… Au premier relais hors de Paris, nous attendons le point du jour. Nous trouverons bien quelque part un coin de champ désert, ou un bout de chemin creux pour faire notre affaire.
– Sinon, – reprit M. Sécherin, qui allait et venait dans le salon comme un loup en cage, – je ne vous quitte pas d'une seconde, et partout où vous allez je vais, et je vous donne des coups de canne…
– Un mot encore, monsieur, – dit M. de Lancry palpitant de fureur au témoin de M. Sécherin. – Comment avez-vous su que j'étais ici?
– Ça n'est pas malin. Il y a trois jours, le surlendemain de la mort de sa mère, Sécherin me dit de quoi il s'agit, ainsi qu'à mon camarade Pierre Leblanc que voilà, qui a servi comme moi dans le 12e dragons; nous sommes des voisins de Sécherin, des pays. Nous trouvons que Sécherin est dans son droit: mais pour vous tuer, il fallait vous trouver. Nous partons en poste de Rouvray pour Paris; en passant près de Maran, l'idée vint à Sécherin d'y entrer pour y prendre des renseignements, sachant que votre femme y était: vous veniez justement d'en partir avec madame de Lancry; nous vous suivons à la piste, de relais en relais, jusqu'à Berny. Là nous attendons tout bonnement vos postillons de retour; ils nous disent qu'ils vous ont conduit à l'hôtel Meurice; nous allons à l'hôtel Meurice, vous étiez sorti; nous y revenons cinq ou six fois, vous étiez toujours sorti; lassés de cela, nous nous installons pour vous attendre. A neuf heures et demie, le maître de l'hôtel nous dit: – Messieurs, vous voulez absolument parler à M. le vicomte de Lancry, sa voiture va le prendre au faubourg Saint-Germain, montez-y; ainsi vous serez bien sûrs de le rencontrer. – Le conseil était bon, nous le suivons, et nous voici… C'est ce qui vous prouve qu'il y a là-haut quelqu'un qui aime assez que les braves gens règlent leurs comptes avec les… je dirai le reste à vos témoins, si le cœur m'en dit, en vous voyant à l'ouvrage, vous et Sécherin.
Pendant ce récit, la rage de M de Lancry était arrivée à son comble; ses affreux desseins sur Mathilde pouvaient être déjoués… il n'espérait plus échapper à la vengeance de M. Sécherin. Il résolut de se battre le plus tôt possible. D'ailleurs son courage était revenu avec les outrages qu'il avait subis. Il lui restait la chance de tuer M. Sécherin.
Gontran avait eu plusieurs duels fort heureux; il tirait le pistolet et l'épée à merveille. S'adressant au témoin de son adversaire:
– Monsieur, je consens à tout, nous allons chercher deux de mes amis. Seulement, avant de partir, je puis, je crois, faire mes adieux à ma femme, – ajouta M. de Lancry avec un sourire sinistre.
– Il veut peut-être s'échapper par quelque escalier dérobé, – dit M. Sécherin. – Pierre Leblanc, va donc veiller à la porte cochère.
M. de Lancry dévora ce dernier affront et entra violemment chez mademoiselle de Maran.
– Eh bien! madame, – dit-il à sa femme, – vous voilà contente… vous voilà bientôt veuve… vous l'espérez du moins!
Mathilde ne répondit rien.
– Oui, oui, nous l'espérons, – s'écria mademoiselle de Maran, – et vous n'aurez que ce que vous méritez; je m'en vas joliment faire des vœux pour ce brave M. Sécherin!
Après avoir contemplé quelques instants sa femme avec une expression de haine farouche, M. de Lancry lui dit:
– Il se peut que je meure; mais je serai vengé. Lugarto vous reste… Il saura vous atteindre comme il a atteint M. de Mortagne, comme il a atteint madame de Richeville, comme il atteindra M. de Rochegune, par vous et en vous! Mais si je ne suis pas tué… oh! tremblez… tremblez… vous serez écrasée!..
Il sortit.
Telles furent ses dernières paroles à Mathilde.
Celle-ci, quittant aussitôt l'hôtel de Maran, malgré les supplications désespérées de sa tante, alla attendre l'issue de ce duel chez madame de Richeville.
Deux hommes de la connaissance de M. de Lancry, éveillés au milieu de la nuit, instruits de l'urgence et de la gravité de cette rencontre, consentirent à servir de témoins. On partit pour Saint-Denis. On attendit dans une auberge le lever du soleil. Au point du jour, le duel eut lieu dans les fossés des anciennes fortifications.
Au premier coup de feu de M. Sécherin, M. de Lancry tomba… Il expira en maudissant la mémoire d'Ursule et en l'accusant de sa mort…