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Kitabı oku: «Barnabé», sayfa 3

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IV

A Saint-Michel, l’argent du tronc est comme la glu, il se colle aux doigts de l’ermite

Je respirai. Dieu merci! je n’étais pas dans l’affaire. Égoïsme des enfants! dans le contentement que j’éprouvai, Venceslas Labinowski, ce Venceslas Labinowski que j’avais tant aimé, je l’abandonnais sans regrets à la gendarmerie, je l’eusse abandonné au bourreau. Peut-être, aujourd’hui même, agrippé au fond de quelque réduit de la montagne, allait-il traverser la ville, les menottes aux poignets. Oh! je ne serais pas le dernier, quand il passerait devant notre porte, à lui crier avec tout le monde:

– Voleur, voleur, tu n’es qu’un voleur!

J’osai relever la tête, que j’avais tenue penchée tout le temps du récit de Barnabé. Il fallait voir avec quelle volupté, à la fois complaisante et sérieuse, l’ermite de Saint-Michel, après avoir par un signe invité Marion à lui remplir de café et la tasse et la soucoupe, humait le moka brûlant! Dans sa longue fréquentation des ecclésiastiques, gens qui officient à la table comme à l’autel, le Frère avait fini par prendre quelque chose de leurs manières graves, cérémonieuses, apprêtées.

– C’est bon! répétait-il à chaque gorgée, en se caressant l’estomac de sa large main étendue, c’est très-bon!

Une fois, sa langue claqua bruyamment. Mais mon oncle fit les gros yeux, et cet homme exubérant de sève et de vie, qui ne demandait qu’à se répandre en gestes, en paroles, en démonstrations de toute sorte, courba le front et demeura coi.

Pour moi, je m’ennuyais horriblement, et j’aurais voulu partir. Comment m’y prendre pour déserter cet interminable repas? Deux fois, sous la table, je pressai le genou à ma mère, essayant par ce contact de l’initier aux longues angoisses de mon martyre. Mais ma mère, occupée à faire fondre un énorme morceau de sucre dans un petit verre de carthagène, liqueur du crû que M. Anselme Benoît permettait à mon oncle, n’entendit pas mon appel ou feignit de ne pas l’entendre.

Cependant il s’en allait deux heures, et c’était à trois heures que devait avoir lieu, en plein Planol, le combat des ânes et des chiens. Comment ne point assister à cette lutte unique, si terrible, si solennelle, moi qui n’en manquais aucune, ni les jours de foire, ni les jours de marché! Les Catalans me connaissaient bien avec ma blouse trouée aux coudes, mon pantalon poussiéreux aux genoux, mes chaussures rougeâtres et fripées, mon feutre sans forme ni couleur. Tout à coup, dans mes nouvelles préoccupations, – il est bien évident que Venceslas Labinowski n’occupait plus ma pensée, – je crus ouïr de lointains roulements de tambour. Probablement, selon une habitude ancienne, on commençait à travers les rues la promenade des ânes qui devaient soutenir l’assaut de nos féroces chiens-loups cévenols. Je ressentis d’intolérables picotements le long de l’échine, et je me secouai sur ma chaise comme je l’eusse fait sur une pelote d’épingles.

– Eh bien! vas-tu rester tranquille? me dit mon père sévèrement.

Eperdu, je regardai Barnabé.

– Ah! je comprends le fillot, moi, intervint le Frère, devinant mon intime désir. Je suis sûr qu’un brin de comédie l’amuserait plus que l’histoire de Venceslas. Attends, mon garçonnet, attends que j’aie fini mon café, et je te mènerai au Planol. Parce que ton ami l’ermite de Cavimont a pris du champ, ce n’est pas une raison pour que tu passes ta foire de septembre aussi triste qu’un rat dans une ratière. D’ailleurs, je ne serais pas fâché de voir comment les ânes de la Catalogne se comportent…

– Barnabé, interrompit mon oncle, à qui la carthagène sucrée venait de restituer quelque voix, dernièrement, quand j’agonisais dans mon lit, vous me fîtes deux promesses: celle de ne plus fréquenter les spectacles et celle de ne plus rimer de chansons pour les jeunes gens à qui il prend envie, en compagnie de Braguibus, de donner des aubades aux filles. En soi, ces deux choses sont innocentes, et nos mœurs méridionales, peut-être trop tolérantes, les acceptent; mais elles peuvent devenir, pour certains, une cause de scandale, et je désire que vous vous en absteniez d’une manière absolue. Quoique laïque, l’habit dont mes mains vous revêtirent jadis, vous oblige à plus de réserve, à plus de dignité.

– Mais, monsieur le curé, tous les ermites de la contrée vont à la comédie. Tenez! à la dernière foire, M. le curé de Vasplongue assistait, à côté de moi, à la Tentation de Saint-Antoine. Que c’est joli! Il y a un cochon, un vrai cochon qui…

– M. le curé de Vasplongue et les ermites eurent tort, repartit mon oncle d’un ton bref.

Il ne put en dire davantage: la respiration lui manquait.

– Tu auras beau prêcher, mon pauvre ami, intervint mon père s’adressant à mon oncle, tu ne changeras pas le paysan. Le paysan, revêtu du froc, n’a pas tort de rester ce qu’il est foncièrement; mais l’évêque a tort de laisser l’habit ecclésiastique à des hommes généralement ignorants, grossiers, quelquefois vicieux…

– Ohé, là-bas! s’écria Barnabé, je crois, monsieur l’architecte, que vous secouez les pruniers de mon jardin.

– Je ne veux rien dire de désobligeant pour ton Frère de Saint-Michel. Barnabé est un brave et excellent homme. Malgré sa fréquentation trop assidue de la Grappe-d’Or, ton ermite conserve plus de tenue que ses confrères; d’ailleurs il te prodigua des soins qui me touchent, et il me trouvera toujours indulgent pour ses peccadilles. Mais l’exception n’est malheureusement pas la règle, et, si j’avais l’honneur d’être prêtre, je me hâterais de réclamer de l’autorité compétente la dissolution de la Confrérie des Frères libres de Saint-François.

– Alors, que deviendraient nos ermitages? demanda mon oncle levant les bras au ciel.

– On s’en passerait.

– Tu en parles bien à ton aise, toi qui trouves toujours des plans à dresser et des maisons à bâtir. Tu ignores donc que Saint-Michel, à lui seul, fournit de messes cinq ou six desservants des environs, lesquels ne sauraient vivre avec leurs minces émoluments. La chapelle de Notre-Dame de Nize, confiée aux soins du pieux ermite Adon Laborie, rapporte, bon an mal an, quatre mille francs de messes basses, dont profitent les curés les plus pauvres de la montagne.

– Ma foi, je ne suis pas d’avis que, pour un revenu quelconque, et celui-ci me paraît misérable, il convienne d’exposer la religion à devenir un objet de risée et de mépris. La corporation des Frères libres est une source perpétuelle de scandales. Aujourd’hui, c’est Venceslas Labinowski qui disparaît après avoir dévalisé sa propre chapelle; il y a deux ans, ce fut le frère Mercadier, de Saint-Pantaléon de Boubals, qui s’en alla, ayant enlevé je ne sais quelle fille dans une ferme de Caunas. Tu te réclameras en vain de nos mœurs méridionales, un peu trop faciles, j’en conviens; il n’en est pas moins vrai que les quêtes des ermites aux portes, où ils paraissent maintes fois dans un état complet d’ivresse, est quelque chose de profondément lamentable. Et sans aller plus loin, ce matin même, avant ton arrivée, le Frère de Saint-Raphaël, Barthélemy Pigassou, s’est présenté ici chancelant déjà et la langue embarrassée.

Barnabé ne sut réprimer un éclat de rire. Mon père, presque offensé, le toisa dédaigneusement.

– Auriez-vous quelque intérêt à m’interrompre? lui dit-il. Peut-être, à l’endroit de la bouteille, vous sentez-vous la conscience un peu chargée?

– Et quel mal y a-t-il à s’oublier devant son verre, quand le vin est bon? riposta cyniquement l’ermite. Il me semble qu’en ce moment vous ne jetez pas votre café sous la table, vous… Écoutez donc, il faut passer quelque chose à ces pauvres Frères, qui nettoient les ermitages, invitent MM. les curés à dîner le jour des processions, versent dans leurs mains tout l’argent des troncs pour des messes…

– Tout? interrompit mon père avec une vivacité pleine de malice.

– Oh! quand même quelques piécettes s’arrêteraient au bout des doigts de ces pauvres Frères, interjeta M. Anselme Benoît. L’argent est si poisseux! c’est de la glu…

– Pour moi, s’écria Barnabé, dont le teint du rouge passa à l’écarlate, je jure…

Et il tendit ses deux mains jointes vers mon oncle.

– Que voulez-vous? ajouta méchamment M. Anselme Benoît, on a un fils dans les horlogeries, à Moret, département du Jura, rue des Balances, vis-à-vis M. Pincedos, bourrelier, et il faudra bien l’établir, «quand son heure sera venue…»

Mon oncle crut le moment arrivé de rompre les chiens sur un sujet qui allait s’envenimant de plus en plus. Que n’avait-il pas à redouter de la brutalité de son ermite, si on le poussait à bout! Il posa sa serviette sur la table et se leva.

– Allons-nous voir M. le docteur Barascut? demanda-t-il au médecin des Aires. Voici l’heure de sa consultation, je crois.

M. Anselme Benoît se mit debout.

Au moment où l’officier de santé sortait de la salle à manger sur les traces de mon père et de mon oncle, en train de descendre déjà l’escalier, Barnabé l’arrêta; puis, lui plantant son poing fermé sous le nez:

– Priez Dieu, lui murmura-t-il, de ne jamais sentir mes caresses sur vos os.

M. Anselme Benoît haussa les épaules et sortit.

Ma mère à son tour se retira, et nous restâmes seuls, Barnabé et moi.

– A-t-on jamais vu, s’écria l’ermite, ne jugeant plus à propos de contenir sa fureur, a-t-on jamais vu, me traiter de cette façon? Ne dirait-on pas à l’entendre, ce médecin de malheur, qu’il m’a surpris comme ça faufilant la main dans le tronc de Saint-Michel? Oui, j’ai six mille francs, peut-être sept, au fond d’un sac; oui, je les ai, et ils ne doivent rien à personne, ni au bon Dieu particulièrement… Vois-tu, mon pétiot, on est jaloux, aux Aires, de savoir qu’un jour Félibien aura dans une grande ville, à Bédarieux ou à Béziers, un magasin rempli de pendules et de montres en or, à l’exemple de M. Briguemal. Raison pourquoi les méchantes langues voudraient insinuer… Quand je songe pourtant que je lui ai rendu mille et mille services, à cet Anselme Benoît, lequel a le front de se faire appeler monsieur gros comme le bras, encore que son père fût vannier et tressât des corbeilles dans les oseraies de l’Orb côte à côte avec le mien. Quelle pitié, Seigneur du ciel, quelle pitié!.. Enfin, qu’il me charge derechef, quand j’irai pour mes quêtes dans la montagne, de lui emporter des drogues à ses malades, c’est moi qui lui flanquerai ses fioles à la figure. Puisque je suis un voleur, va-t’en administrer toi-même les remèdes à tes pratiques, et ne leur vole pas leur argent, honnête homme que tu es!..

Il s’assit, épongeant son front qui ruisselait.

– J’ai tous les sens tournés, barbouilla-t-il, et il ne faudrait pas qu’en ce moment un ennemi me tombât sous le bourdon.

Abandonnant le Frère à ses déportements, j’avais ouvert la fenêtre. Il me semblait que les tambours, dont tout à l’heure j’avais perçu le premier bruit, se rapprochaient et qu’ils battaient le rappel. Je ne me trompais pas. Au bout de la rue de la Digue, une foule énorme rassemblée m’annonçait, sur ce point, la présence des comédiens. Tout à coup la multitude des curieux, qui formait un cercle compacte, s’entr’ouvrit et, dans l’écartement des groupes, apparurent les Catalans. Ils s’avancèrent vers notre maison, lentement, menant en laisse toutes espèces de bêtes muselées.

– Barnabé! Barnabé! appelai-je.

Le Frère lâcha M. Anselme Benoît, qu’il retenait entre ses dents, et sur mon invitation prit place à la fenêtre à côté de moi.

Les meneurs d’animaux marchaient toujours dans une tourbe de gamins, les uns gambadant, les autres regardant ahuris. Ces hommes allaient gravement, solennellement. Leur mine avait une expression sévère, presque terrible, contractée sans doute dans l’exercice de leur affreux métier. La bête, avec laquelle ils vivaient depuis trop longtemps, avait laissé je ne sais quel reflet féroce sur leurs traits amaigris et durs. Une large ceinture écarlate ceignait leurs reins souples, nerveux, et, jusque vers le milieu de leur dos rebondi, retombaient les pompons d’une longue bonnette de laine bleue.

– La comédie sera belle! soupira Barnabé, quand les Catalans défilèrent sous nos yeux… Est-ce possible? ajouta-t-il avec enthousiasme, un taureau de la Camargue, deux loups, trois ânes et une hyène!

– Cette bête hérissée, c’est une hyène?

– Oui, une hyène, une vraie. Ça ne vient pas dans nos pays, ce bétail.

– Et où ça vient-il?

– Dans les Afriques… Tu sais, les Afriques où les armées de la France se battent avec les Bédouins. Quand il était soldat, mon Félibien a bataillé dans ces contrées. C’est un luron, celui-là!

Les Catalans avaient disparu, gagnant le Planol par la rue du Vignal.

– Eh bien? demandai-je à l’ermite, en proie à toutes les angoisses et à toutes les sueurs.

– Chut! me fit-il portant un doigt à ses lèvres.

Puis à voix basse:

– Descends doucement l’escalier, pareillement à un chat qui va faire un mauvais coup. Une fois dans la rue, tu t’en iras en avant, n’ayant l’air de rien, surtout tu ne courras pas. Il ne faut point laisser croire que nous nous échappons. Moi, je te suivrai, mais à distance… Je m’arrêterai même à deux ou trois portes, tout comme si je pratiquais mes quêtes, à l’habitude. Tu m’attendras à l’entrée de la rue du Vignal. S’il le fallait, il y a là de grands platanes, tu pourrais te cacher derrière les troncs qui sont énormes… Je te rejoindrai…

– Et alors? interrompis-je le cœur palpitant d’espoir.

– Alors, fillot, nous irons voir si la hyène des Afriques a les dents et les griffes aussi bien établies que les chiens du pays cévenol.

– Vous me mènerez à la comédie, Barnabé?

– Je t’y mènerai, mon garçonnet, tout droit comme mon bourdon.

– Et mon oncle?

– S’il vit, c’est à moi qu’il le doit. Il fermera les yeux sur cette comédie du Planol, comme il l’a fait sur tant d’autres menues escapades. Je ne suis pas un saint, moi, à l’exemple de Laborie… Allons, pars!

Ce qui fut dit fut fait.

V

Mon oncle prend le parti d’acheter une calotte neuve

Cependant il était écrit que mon engouement tout à fait désordonné pour les Frères libres de Saint-François, lesquels représentaient à mes yeux la vie sans contrainte, la vie en plein air, la vie rustique enfin, m’attirerait quelque méchante affaire sur les bras, et que, Venceslas Labinowski ayant commencé ma perte, Barnabé Lavérune la consommerait.

Comme l’aventure, aussi singulière que terrible, à laquelle je fus mêlé presque à mon insu, me paraît faite pour mettre de plus en plus en relief le caractère à la fois très simple et très complexe du Frère de Saint-Michel, on me permettra d’entrer dans quelques détails. Ayant à peine entrevu Venceslas, malgré l’attrait d’un type fort original, même dans le milieu de nos ermites cévenols, où l’originalité déborde, je n’ai pu m’étendre longuement sur son compte. Mais j’ai connu à fond Barnabé, mon enfance est remplie du souvenir de cet homme, et je demande à le raconter tout entier.

Six mois après la disparition de Venceslas Labinowski, qu’aucun gendarme n’était parvenu à harponner ni dans la montagne, ni dans la plaine, je me trouvais installé au presbytère des Aires, bataillant, en compagnie de mon oncle, contre les Fables de Phèdre, lesquelles ne laissaient pas de nous offrir de nombreuses difficultés. Mon oncle avait bien reçu une traduction d’un libraire de Montpellier, M. Seguin; mais il avait négligé de la demander interlinéaire, et, quand il fallait en arriver au mot à mot… Pourtant nous finissions par nous sortir d’embarras. Oh! quelle joie alors, et comme l’élève et le professeur s’embrassaient, encore tout chauds de la lutte et tout enivrés de la victoire!

Malheureusement la phthisie laryngée dont souffrait le pauvre curé des Aires s’était aggravée à la longue, et il avait dû demander un congé de vingt jours à Monseigneur pour aller prendre les eaux d’Amélie. Quelles préoccupations, bon Dieu!.. Durant tout l’hiver, au coin du feu avec sa vieille gouvernante Marianne, dans la sacristie avec les marguilliers de la paroisse, sur la place du village avec ses simples ouailles, mon oncle s’était entretenu de ce voyage, le plus gros événement de sa vie. Il est certain que, n’ayant point quitté les Aires depuis vingt-cinq ans qu’il desservait ce modeste hameau, il lui en coûtait de s’en éloigner brusquement, surtout pour un motif aussi douloureux qu’une maladie de gorge passée à l’état chronique. Songez donc, plus de cinquante lieues à faire en diligence, car la Compagnie des chemins de fer du Midi n’avait pas encore étendu son réseau jusqu’à nos chaînons cévenols!

Maintes fois, sentant la tête lui tourner à l’idée d’une pérégrination si lointaine, le saint homme avait essayé, réprimant, Dieu sait par quels efforts, un irrésistible besoin de tousser, de faire revenir son médecin, l’aimable Anselme Benoît, sur une décision qui le remplissait d’effarement. Mais le farouche officier de santé, s’appuyant sur l’opinion de M. le docteur Barascut, de Bédarieux, s’était montré inflexible.

«Laryngite: eaux d’Amélie!» avait-il répondu, lisant dans un grand livre ouvert.

Mon oncle donc avait dû se résigner. Il partirait vers Pâques, quand la neige serait fondue aux pentes du mont Caroux et que le soleil nouveau aurait un peu réchauffé la haute vallée d’Orb.

Le jour de Pâques arriva, et, avec lui, les effluves tièdes du printemps s’épandirent dans l’air, devenu plus transparent et plus doux. Après une messe basse mélancolique, – M. Anselme Benoît avait défendu au curé des Aires de chanter, – après des vêpres sans sermon, – M. Anselme Benoît avait presque interdit la parole au curé des Aires, – on rentra au presbytère pour ne songer désormais qu’au départ. La malle était préparée en un coin de la cuisine. C’était une petite malle mince et longue, consolidée aux encoignures par des lamelles de tôle épaisses, le couvercle hérissé de crins rudes comme le dos d’un porc-épic. Une grosse corde l’étreignait étroitement.

– Tout y est-il? demanda mon oncle, préoccupé.

– Voyons, répondit Marianne, comptant sur ses doigts: votre soutane neuve de drap du Nord, votre ceinture à glands de soie des grandes fêtes, deux rabats de fin mérinos, vos souliers à boucles d’acier, six paires de bas, quatre chemises, une étole, un surplis…

– Et ma calotte?

– Elle est si sale!

– N’importe, il me la faut, mettez-la.

– Que je la mette! Y pensez-vous, monsieur le curé? Tenez, regardez-la.

Et la gouvernante, par un geste dépité, saisissant sur un meuble un petit couvre-chef en cuir bouilli, dont l’usure et la crasse avaient à la longue effacé les côtes élégantes des premiers jours, le fit passer sous les yeux de son maître.

– Comment, vous oseriez?..

– Je la veux.

– Elle n’est plus bonne que pour Barnabé.

– Je vous répète, Marianne, que je la veux!

– Et si vous rencontrez quelque évêque dans ce pays où vous allez, vous présenterez-vous devant lui avec?..

– Un évêque! murmura mon oncle levant ses deux bras et les laissant retomber aussitôt… Miséricorde! un évêque…

– Croyez-vous que le bon Dieu épargne les évêques plus qu’il ne vous a épargné? Cela ne serait pas dans la justice, et le bon Dieu est plus juste que les hommes, heureusement. Allez, vous en verrez plus d’un Monseigneur geignant et toussant à faire pleurer comme vous… C’est décidé, vous achèterez une autre calotte dans les villes, puisque aussi bien vous devez traverser beaucoup de villes avant d’arriver à ces eaux de M. Anselme Benoît… Jésus-Maria! est-il possible? aller boire de l’eau dans des montagnes plus hautes et plus froides que nos Cévennes, quand je fais de si bonnes tisanes, moi!

– Elles ne m’ont pas guéri, vos tisanes!

– Mais elles vous guériront… Je suis bien sûre que si, au lieu d’un morceau de sucre, j’en mettais deux dans votre tasse…

– Non, non, il faut partir, articula mon oncle d’un ton stoïque.

La vieille gouvernante considéra son maître avec une sorte de stupeur.

– Eh bien! partez, puisque ma tête ne sait rien trouver qui vous retienne, dit-elle d’une voix qu’elle essayait de rendre ferme, mais au fond de laquelle on devinait des larmes contenues. Apprenez pourtant que, vous voyant aller en voyage, moi aussi je vas m’encourir à travers routes, comme vous. Vienne Notre-Dame d’août, il y aura vingt-cinq ans que je n’ai bouté pieds hors des Aires, toujours à votre service et à votre soumission. Peut-être serait-il séant, à la fin des fins, d’aller voir un peu si mon pays natal n’a pas changé de place. J’ai enterré presque tous les miens, c’est vérité, et là-haut des tombes tant seulement m’attendent. Néanmoins cela, il me reste un frère encore du côté d’Eric-sous-Caroux…

– Mais, Marianne, si vous partez pour Eric, que deviendra notre enfant, tout seul, à la cure?

Et mon oncle arrêta sur moi des yeux attendris.

– Notre enfant?.. notre enfant?..

– Songez que je ne resterai pas moins de vingt jours absent.

– Vingt jours, ciel du bon Dieu, vingt jours! Ah ça! et si vous avez besoin de quelque chose dans ce pays des grandes montagnes? demanda-t-elle avec une vive inquiétude.

– Je n’aurai besoin de rien.

– Hélas! moi, je suis sur l’âge, j’ai soixante-deux ans bien comptés, mais le jarret est bon, et si la maladie vous tourmentait plus fort, vous me le feriez dire au moins par le facteur de la poste… Il y a un facteur, je pense, dans ce pays comme chez nous… Surtout ne vous tracassez pas les idées pour le chemin. Elles sont bien loin, ces sources de la médecine, puisque M. Anselme Benoît avoue que, de là, on touche l’Espagne de la main. Malgré tout, avec mon bâton et l’aide du bon Dieu, je finirai bien par arriver…

Sa voix était devenue chevrotante.

– L’Espagne!.. Aller à la porte de l’Espagne! marmotta-t-elle en se laissant tomber sur le perron du foyer.

Mon oncle, en proie d’ailleurs à un accablement profond, sentit toute résolution l’abandonner. N’osant regarder sa gouvernante, en train de s’essuyer les yeux, il se tourna de mon côté.

– Mon enfant, me dit-il, si Marianne part pour Eric, tu iras demeurer jusqu’à son retour chez notre voisin, M. Anselme Benoît. M. Benoît t’aime, il te gâte même; tu te trouveras on ne peut mieux dans sa maison. Du reste, il va venir, et je le préviendrai.

J’étais consterné. Ce grand M. Anselme Benoît, sévère et dur, avec sa redingote longue, son large chapeau, sa barbe qui lui avait dévoré le visage jusqu’aux yeux, ses lunettes vertes et rondes comme des pièces de deux sous, en dépit de quelques caresses distribuées par-ci par-là en courant, m’avait toujours un peu effrayé. Je regardai piteusement Marianne. Mon regard était un appel, il criait: «Sauvez-moi! Sauvez-moi!»

– Mais, monsieur le curé, intervint la bonne gouvernante, flairant mes secrètes angoisses, notre pétiot va bien s’ennuyer avec un médecin qui, les trois quarts du temps, court dans la montagne après ses malades, et, durant l’autre quart, a le nez fourré dans les livres de son métier. Encore si M. Anselme Benoît était marié, s’il y avait une femme chez lui; mais on raconte…

– Marianne!

– Oui, on raconte qu’il court après cinquante jupons à la fois, quand il serait si honnête d’en tenir un tant seulement à la maison. Au fait, interrogez Barnabé.

– Marianne! s’écria mon oncle avec un effort pour grossir sa voix.

– Enfin, je tais ma langue. Mais mon avis est que nous ne pouvons abandonner notre enfant en de pareilles mains.

– Où voulez-vous alors, si vous persistez à aller voir votre frère, que je laisse mon neveu? Vous savez bien que ses parents habitent, en ce moment, à plus de vingt lieues des Aires, et que le temps me manque pour entreprendre un voyage à Lunel.

Il se tourna vers moi.

– Veux-tu aller demeurer chez M. Combal? me demanda-t-il.

– Chez M. le maire? répondis-je, implorant plus que jamais la vieille gouvernante de mes deux yeux suppliants.

– Préfères-tu attendre notre retour chez les Garidel? insista mon oncle. Simonnet Garidel est un ami pour toi…

– Oh! il a vingt-deux ans, et je n’en ai que douze, murmurai-je.

– Et pour quelle raison, monsieur le curé, courir chercher si loin ce que vous avez sous la main? s’écria tout à coup Marianne. Que le bon Dieu vous bénisse! Qui vous empêche de confier l’enfant à Barnabé? Tous les jeudis, après ses devoirs, ne va-t-il pas à l’ermitage de Saint-Michel, pour y faire les cent coups? Puis Baptiste a de l’esprit, sans comparaison, comme vous et moi, et cette bête distraira notre pétiot.

– Comment, il te plairait de passer plusieurs jours à l’ermitage?

– Barnabé est si complaisant pour moi! répondis-je. La semaine passée, Baptiste, que j’avais monté avec la permission du Frère, a galopé jusque par delà le hameau de Margal. Quelle partie! – «Baptiste, ici!» Il venait. – «Baptiste, halte!» Il s’arrêtait.

– Et travailleras-tu un peu à Saint-Michel?

– Je travaillerai, mon oncle, je vous le promets.

– N’oublie pas qu’à mon retour je te ferai réciter la grammaire latine jusqu’au «Que retranché

– Je la réciterai sans une faute!

Mon oncle m’embrassa. Des pleurs brillaient au coin de ses paupières. Etait-ce regret de me quitter, ou bien mes brusques transports lui avaient-ils fait faire un retour pénible sur lui-même? Qui sait? peut-être avais-je été bien cruel sans le savoir. Je restai tout interdit, n’osant lever mes yeux, qui, sans bien démêler pourquoi, venaient subitement de se remplir de larmes. Marianne, troublée, pour dissimuler un chagrin accablant, quitta sa place sur le granit du foyer, et vint considérer la malle, dont elle ferma à double tour la serrure et le cadenas.

Cependant mon oncle demeurait immobile, pétrifié, promenant des regards vagues à travers les diverses pièces du presbytère, bouleversé de fond en comble. Tout à coup son visage pâle se colora d’une rougeur suspecte. Il toussa. Ce fut une quinte terrible, une quinte qui, ébranlant toute la machine de la tête aux pieds, ne lui permit pas de rester debout. Suant, soufflant, rendu, il s’assit.

A ce moment si triste, parut M. Anselme Benoît.

– Vous voyez, mon ami, lui dit-il, qu’il n’y a plus à hésiter. Plût au ciel que vous eussiez suivi plus tôt mes conseils et ceux du docteur Barascut! Je ne prétends pas que les eaux des Pyrénées vous guérissent radicalement; mais, je vous le garantis, elles produiront de l’amélioration. Un peu de courage, que diable! A cinquante ans, un homme est dans toute la vigueur de l’âge, et vous avez encore de longs jours devant vous.

– Que la volonté de Dieu soit faite en toutes choses! gémit mon oncle.

– Allons, reprit l’officier de santé, la carriole des Garidel est attelée, êtes-vous prêt?

– Je suis prêt.

– La diligence part de Bédarieux pour Béziers à sept heures, et il est cinq heures et demie à présent. Nous n’avons pas de temps à perdre. Êtes-vous heureux! vous allez voir des villes superbes: Béziers, Narbonne, Perpignan…

M. Anselme Benoît se courba et passa sa main droite à l’une des poignées de la malle.

– Marianne, fit-il, désignant l’autre poignée à la gouvernante.

La malle fut enlevée.

Une minute après, la carriole, dirigée par Simonnet Garidel, disparaissait derrière le four communal des Aires, et descendait vers la grande route, dans le fond de la vallée d’Orb.

Marianne et moi, qui avions accompagné mon oncle jusque sur la place du village, nous rentrâmes à la cure en pleurant.

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12+
Litres'teki yayın tarihi:
11 ağustos 2017
Hacim:
330 s. 1 illüstrasyon
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