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Kitabı oku: «Barnabé», sayfa 6

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Ces paroles scélérates, bien que mon âge ne me permît pas d’en sonder toute l’horreur, me glacèrent jusqu’aux moelles.

– Allons, allons, ajouta le Frère reprenant son gros rire, assez de sornettes et d’almanachs. Le temps se passe, et mon estomac reste vide comme une gourde fêlée.

Il regarda la raie d’ombre que la corde de la cloche, tombant du haut du toit, dessinait sur la muraille blanche de Saint-Michel.

– Il est midi, dit-il. Enfant, sonne l’Angelus; moi je vais allumer le feu pour nos brochettes.

En chancelant, je m’acheminai vers la chapelle, et Barnabé, après avoir fait le signe de la croix, disparut, marmottant dans sa course le latin des versets et des Ave Maria.

X

On boit le frontignan de Gathon Molinier, mais on guigne son jambon

Ce fut à peine si mes bras, paralysés par une terreur qui me faisait trembler sur pieds comme un roseau, eurent la force de tirer la corde et de frapper sur la cloche les coups répétés de l’Angelus. Je me sentais mourir. Je balbutiai la prière, ainsi que j’en avais contracté l’habitude avec mon oncle au presbytère. Mais combien ma ferveur fut plus profonde ici que là-bas! Pour décider la Sainte-Vierge à intervenir en ma faveur, quand j’étais tombé aux mains d’un homme qui semblait en vouloir à ma vie, je récitai, en outre des Ave Maria, l’oraison de saint Bernard commençant par ces mots: «Souvenez-vous, ô très pieuse vierge Marie…»

Je me sentis un peu rafraîchi, soulagé, rassuré.

Cependant je ne savais me décider à rejoindre le Frère en son ermitage. La pensée me traversa l’esprit de lui fausser brusquement compagnie et de courir frapper à la porte de M. Anselme Benoît. Ah! certes, depuis que je commençais à connaître Barnabé, il s’en fallait que M. Anselme Benoît m’inspirât l’effroi qui m’avait empêché, le matin, d’aller prendre gîte chez lui!

Je me mis à longer le mur de la chapelle au hasard. Bientôt, sans trop me rendre compte du but de mes pas, je m’acheminai vers la fontaine cristalline où je m’étais désaltéré. Une fois arrivé là, j’entrevoyais, dans les effarements de ma pauvre cervelle troublée, le moyen de me dissimuler derrière les troncs énormes des vieux châtaigniers et de m’échapper jusqu’aux Aires sans être aperçu.

Je tournais, en m’effaçant dans l’ombre projetée par les hautes murailles, l’angle de la chapelle, et j’engageais le pied dans l’échancrure du granit, lequel, en cet endroit, forme comme un gigantesque escalier, quand une voix rude, hélas! trop connue, m’appela soudainement.

– Eh bien! où t’en vas-tu? me dit l’ermite, qu’en une seconde ses jambes démesurées avaient porté jusqu’à moi.

Je demeurai interdit.

– Comment, le séjour de Saint-Michel te pèse déjà? reprit-il.

– Non, Barnabé, répondis-je.

Puis j’ajoutai avec un effort qui fit perler des gouttelettes de sueur à mon front:

– J’allais à votre fontaine, là-dessous, pour me laver les mains avant le déjeuner.

– Si c’est parce que, tout à l’heure, je t’ai refusé les chardonnerets que tu cherches à t’ensauver, c’est bien une folie d’enfant, cela. Sois tranquille, mon garçonnet, les oiseaux ne te manqueront point, puisque tu aimes ces bestioles. Dans le verger tant seulement, j’ai découvert plus de trente nichées; tu pourras les prendre à mesure qu’elles mûriront; je te fais présent de toutes.

– De toutes, Barnabé?

– As-tu une cage?

– J’en ai une petite à la cure.

– Je t’en fabriquerai une grande, moi-même, en osier. Ça me connaît, l’osier. Il faut voir comme je le travaille! Mes doigts s’entendent aux treillis les plus compliqués. J’invente des fleurs, je fais des rosaces, des cocardes, des calices, des ostensoires, et pour les cages à deux, quatre, six compartiments, il n’existe pas d’ouvrier pareil. Ah! je suis un fier homme, va, quand je veux m’en donner la peine… Es-tu content à présent?

– Vous êtes bon, Barnabé, vous êtes le meilleur des ermites! m’écriai-je, subjugué à la fois et un peu servile.

Au même instant, je sentis tout mon visage comme noyé dans la barbe profonde du Frère, et des baisers bruyants claquèrent sur mes joues.

Baptiste, qui vaguait à travers le plateau, vint me flairer amicalement aux jambes. Foin de mes peurs! je suivis Barnabé et son âne vers la porte entr’ouverte de l’ermitage.

Dans la cheminée, large et haute, un fagot de branchettes sèches achevait de se consumer. Les braises incandescentes lançaient de courtes flammes blanches. Le Frère, avec une large pelle, ramena sur le devant du foyer les charbons rouges accumulés, puis abaissa dessus un gril de fer noir et luisant.

– Fais-moi passer les brochettes, pétiot, me dit-il.

Sur le coin d’une table en noyer massif, qui occupait le milieu de la vaste pièce, – sans doute salle d’armes de l’ancien château féodal, – trois brochettes avaient été disposées en un plat de grosse faïence verte. Pauvres chardonnerets du verger! ils tenaient leurs pattes et leur bec repliés dans une chemisette blanche de lard fin, et une lancette acérée d’épine leur avait traversé le corps d’outre en outre. L’ermite tendant la main vers moi, je lui abandonnai le plat.

– A la saucisse maintenant! s’écria Barnabé, ayant posé les oiseaux sur le gril.

Il ouvrit une porte à gauche et s’éclipsa.

Je me trouvai seul avec Baptiste, lequel, s’étant faufilé dans l’ermitage sur nos talons, baguenaudait librement à travers l’immense cuisine, flairant de temps à autre la table, comme pour se renseigner sur les mets qu’on allait servir.

– Tu as donc toujours faim, toi? lui demandai-je.

Il vint à moi… Il regarda les chardonnerets qui crépitaient en rôtissant.

Barnabé rentra.

– Eh bien! grand poilu, fit-il apostrophant Baptiste, vas-tu me débarrasser le plancher, et au galop!..

En même temps il leva sa main droite, où pendait un long pli de saucisse, désignant à l’âne le fond de la cuisine. La pauvre bête, les oreilles basses, la queue entre les deux cuisses comme après quelque horion, s’éloigna, et finalement disparut dans l’ombre d’un arceau.

L’ermite retourna les chardonnerets, serra les brochettes l’une contre l’autre, maintenant que le feu en avait réduit le volume, et installa la saucisse sur le gril.

– C’est de la saucisse de Saint-Gervais, dit-il, me la montrant du doigt. Remarque si elle est ronde et fraîche! Il n’y a pas une mie de pain là-dedans, c’est tout cochon et pur cochon. Ah! bien oui, du pain et des œufs dans la saucisse! On ne connaît pas cette fabrication-là à Saint-Gervais… A Murat, on arrange des andouillettes si bonnes qu’on en mangerait sans fin jusqu’aux portes de l’enfer. A Douch, les boudins sont excellents. A Rosis, avec les oreilles du porc, on fait des fromages de chair qui vous remontent l’appétit. Mais pour la saucisse, vois-tu, mon fillot, il n’y a que Saint-Gervais. J’ai quêté celle-ci dans le courant de janvier, vers la semaine des Rois, chez une fournière qui demeure au bord de la rivière de Mare. Elle s’appelle Agathe Molinier, ou Gathon tout simplement. Il lui reste encore deux jambons pendus à une poutrelle. Enfin, on verra plus tard pour ces jambons.

Il retourna la saucisse.

Il reprit:

– Quelle femme, cette Gathon Molinier! religieuse comme une image, et donnante comme la main du bon Dieu qui remplit le bec à sa créature chaque matin… Ça me remet dans l’idée que cette brave dévote de Saint-Gervais – elle ne me renvoya jamais besace vide – m’a donné une bouteille de frontignan. En voilà du vin qui vous feutre chaudement l’estomac! Le mari de Gathon, Jacques Molinier, un raccoutreur de barriques et de tonneaux, en retournant de par là-bas d’une ville marinière qui s’appelle Mèze, lui avait rapporté cette fiole. Nous la boirons à sa santé. Je n’ai pas chaque jour à ma table le neveu de M. le curé des Aires!

Il s’en alla de nouveau.

J’entendais encore le pas de Barnabé sur les marches retentissantes de la cave, quand il se produisit dans la cuisine un événement qui manqua de me faire perdre la tête. Les braises où venaient de rôtir doucettement les chardonnerets, imbibées de graisse par la grosse saucisse de Saint-Gervais, laquelle rendait du jus par tous les pores, s’enflammèrent. En moins d’une seconde, tout disparut dans un effroyable incendie, qui non-seulement embrasait le gril, mais s’était encore répandu jusqu’aux pierres du foyer, humides et fumantes.

– Barnabé! Barnabé! m’écriai-je au désespoir.

Il m’entendit et remonta quatre à quatre.

– Miséricorde! fit-il.

Il sauta sur le gril, souffla, souffla, souffla si fort et si dur que les flammes cédèrent. La saucisse de Gathon Molinier et les chardonnerets du verger apparurent légèrement charbonnés.

– Cela leur vaut une flambée, dit le Frère, renversant le gril sur le plat… A table, mon garçonnet!

Tandis que, d’une dent indolente, peu convaincue, je m’exerçais sur la saucisse de Saint-Gervais, Barnabé avala deux brochettes. Il fallait voir avec quel entrain il dépêchait la besogne. Une bête pour une bouchée, et je néglige les gros morceaux de pain qu’il engloutissait avec les oiseaux.

– Allons donc, me répétait-il, allons donc, mange. Nous ne sommes pas ici pour compter les solives du plafond.

Il est clair que, n’ayant aucune faim, – le chocolat de mon oncle me remplissait encore l’estomac, – je faisais assez piètre mine au repas. Du reste, pourquoi ne point avouer que la saucisse de Gathon Molinier ne stimulait en aucune façon mon appétit? Je regardais dans le vide, portant les yeux tantôt aux murailles, tantôt sur Barnabé, surtout vers la porte par laquelle Baptiste venait de disparaître sous les arceaux.

– Si tu ne peux mordre à la pitance, bois un coup alors, me dit le Frère entre deux pauvres linottes qu’il engouffra comme des noisettes.

Et, me remplissant le verre de frontignan, lequel coulait sans bruit comme l’huile d’or de la plaine:

– Vois-tu, mon pétiot, me dit-il, je suis de l’avis de Barthélemy Pigassou, l’ermite de Saint-Raphaël: le vin est ce qu’il y a de meilleur dans la vie de ce monde. Le frontignan, voilà un vrai paradis! Va, va, tu sauras ça un jour… Quelle différence entre le frontignan et le maraussan, Jésus-Dieu! Si M. Briguemal, qui aime tant le vin blanc de sa cave, goûtait celui-ci! Dans le fait, il vaut mieux que nous soyons seuls à cette heure: elle est si petite, cette fiole de la brave Gathon!

Il l’atteignit encore sur la table et acheva de la vider sans façon, à la régalade.

– Si Anselme Benoît, qui fait tant de ravages dans nos montagnes, barbouilla-t-il, au lieu de ses drogues baillait du bon vin à ses malades, il ne les mènerait pas au cimetière par douzaines… Mais finalement, il faut que les médecins vivent et que les curés mangent de bonne soupe.

Il allongea le bras pour saisir une bouteille de vin rouge.

– Ciel de Dieu! marmotta-t-il en faisant sauter le bouchon, comme ces chardonnerets altèrent! Toutes les fois que j’ai le malheur de toucher à ces coquins d’oisillons, il faut de toute nécessité que plusieurs litres y passent. Ça se comprend dans le fond: ces bêtes avalent toutes sortes de graines sèches, elles se rafraîchissent rarement le bec, encore que l’eau ne manque point ici, et ça vous a un sang chaud, chaud!.. A moi, ces oiseaux allument l’enfer dans l’estomac et dans le gosier… Sans compter que le lard rôti, flambé, brûlé, me gratte la langue comme une râpe et achève de me faire courir des charbons par tout le corps… Tu ne sens rien, toi, pétiot?

– Non, Barnabé, je ne sens rien.

– C’est qu’aussi tu es là, devant ton assiette et ton verre, aussi emprunté que le dimanche, quand tu te plantes debout pour chanter l’épître dans l’église… Oh! tu as une jolie voix, une voix de rossignol dans la feuillée. Moi, quand j’étais enfantelet, – il y a plus de quatre matins, – je piaulais aussi comme le fifre de Braguibus. Je montais, je descendais, je remontais, je redescendais…

Il s’interrompit, et soudain entonna ce noël très populaire aux Cévennes:

 
«Jésus est né dans l’étable,
Sanctum Dominum Jesum.
Voyez comme il est aimable!
Sanctum Dominum nostrum.»
 

L’ermite, qui s’était mis debout, alla ainsi jusqu’à la fin du quatrième couplet, ayant bien soin, après chaque strophe, de s’arrêter quelques secondes pour vider son verre et me forcer à toucher au mien. Comme je savais, moi aussi, le cantique par cœur, dès le quatrième verset, entraîné presque à mon insu, je joignis ma voix de fausset à la voix de basse du Frère, et, durant une heure, l’ermitage de Saint-Michel envoya aux échos d’alentour le plus étrange concert qui fut jamais.

Cependant, tandis que j’étais toujours en verve et disposé à poursuivre, – le noël n’a pas moins de vingt-cinq couplets, – Barnabé m’abandonna tout à coup. Effrayé d’entendre ma voix unique, laquelle avait atteint un diapason absolument inconnu dans l’art musical, je me tus à mon tour.

L’ermite éclata de rire. Il se rassit.

Alors seulement je m’aperçus que la face de Barnabé était effroyablement rouge et que ses yeux, noyés dans des vapeurs humides, n’avaient plus ni regard ni vie. Qu’allait-il lui arriver? Dix fois, il tenta de décrocher les hauts boutons de sa soutane pour donner aisance à son cou musculeux. Malheureusement ses doigts, qui tremblaient, ne réussirent pas à rencontrer les boutonnières. Pourquoi ses doigts tremblaient-ils? Sa main était si sûre lorsqu’elle saisissait les nids aux branchettes fourchues du verger! Enfin la soutane, tourmentée à tort et à travers, céda, et le Frère laissa voir, non-seulement son cou aux veines saillantes et pleines, mais aussi toute sa poitrine puissamment arquée, nerveuse, velue comme le dos de la hyène des Catalans. A ce spectacle nouveau pour moi, je rougis et ne pus m’empêcher de baisser pudiquement les yeux.

L’ermite rit de plus belle; mais ce rire sans éclat, saccadé, presque bourbeux, m’épouvanta.

– Barnabé! m’écriai-je.

Sa prunelle recouvra quelque lumière.

– Eh bien, quoi? me dit-il.

– Si vous vouliez me le permettre, j’irais me promener un peu avec Baptiste… par là… pas bien loin.

– Baptiste! bredouilla-t-il. Ah! bien, avec Ba… Baptiste.

– Oui: je ne le fatiguerai pas… Je retournerai ici bientôt.

– Oh! oui… bien… bien… tôt.

Au moment où je m’effaçais dans l’ombre des arceaux, le Frère se souleva.

– Je le défends! je le défends! s’écria-t-il.

Je revins vers la table, tout intimidé.

– Je voudrais bien voir, reprit l’ermite avec un geste de menace, je voudrais bien voir que tu eusses l’audace de mener mon âne au Planol pour l’y faire mordre par toutes les bêtes sauvages des Catalans. Pour le coup, si tu t’avisais d’endommager Baptiste en quelque façon, c’est moi qui te travaillerais les côtes.

Je tremblais comme la feuille d’un amandier exposé au vent sur le plateau.

– Mais, Barnabé, balbutiai-je, retenant les larmes dont mes yeux s’étaient remplis soudainement, je n’ai jamais eu l’intention de conduire Baptiste chez les Catalans.

– Tu n’as jamais eu l’intention?..

– D’ailleurs, nous sommes loin du Planol, ici, à Saint-Michel.

– Tu n’as jamais eu l’intention? vociféra-t-il.

– Non, Barnabé, non…

– Et l’autre fois, chez ton père?..

Il se mit debout, furieux, allongeant les mains pour me saisir.

Je ne fis qu’un bond jusqu’à la porte. Au moment où je la franchissais comme affolé, j’entendis des chaises qui se renversaient, des verres et des bouteilles qui se brisaient, puis le bruit sourd d’un corps qui tombait lourdement.

Je me retournai. L’ermite, ivre-mort, s’était de tout son long étendu sur le carreau.

Je m’esquivai précipitamment.

FIN DU LIVRE PREMIER

LIVRE DEUXIÈME
L’IDYLLE

I

La tombée de la nuit, qui ferme le calice des fleurs, entr’ouvre l’âme des enfants

Je courus tout d’une haleine jusqu’à l’extrémité du plateau. Là, des bouillons blancs, qui formaient, amalgamés avec des églantiers en fleurs, une sorte de muraille, m’arrêtèrent heureusement. Encore un pas, et, du haut de la roche à pic, je roulais dans le précipice au fond duquel babille sur des cailloux ronds le ruisseau clairet de Lavernière.

J’eus un frisson quand, à travers la frondaison transparente, mon œil plongea dans l’abîme, et vivement je me rejetai en arrière. Je pris le premier sentier s’offrant à mes pas: c’était celui du verger. En arrivant à la porte de ce Jardin de Délices, – car en cet endroit charmant piaulaient des nichées par centaines, et Dieu sait si les oiseaux me tinrent au cœur tout le long de mon enfance! – une réflexion m’arrêta: pourquoi, ne pouvant vivre chez Barnabé, qui m’effrayait sans cesse et finirait par m’allonger quelque mauvais coup, ne profiterais-je point de cette occasion unique pour me sauver?

Harcelé par la peur, je vaguai je ne sais combien de temps à travers le plateau ronceux, cherchant le chemin des Aires et ne parvenant pas à le découvrir. Tout à coup, à ma grande surprise, je me retrouvai devant la porte à claire-voie du verger. J’avais un mal de tête horrible, et les arbres fruitiers, grêles et noueux, me paraissaient grands et droits comme des peupliers. Que se passait-il donc en moi? Les jambes me faisant à peu près défaut, je tâtai de mes deux mains mal assurées les fragments de granit, qui, pareils à des vertèbres, saillent à l’échine du plateau, et je gagnai un petit coin écarté, assez éloigné de l’ermitage. Juste à ce point cessent les amandiers, les abricotiers, les sorbiers, et le châtaignier, un moment délogé de son domaine, reprend royalement possession d’une terre qui lui appartient.

Je connaissais cette retraite où disparaissaient les âpretés du rocher nu, que tapissait une herbe épaisse, où poussaient, en manière de bordure, chardons violets, menthes sauvages, asphodèles et giroflées. J’y étais venu plus d’une fois, les jours de congé, avec Baptiste et Barnabé. L’habitude maintenant m’y reconduisait.

Jamais le gazon ne m’avait semblé plus touffu, plus frais, plus invitant. Je résistai peu à la séduction: mes genoux se plièrent d’eux-mêmes, et, comme le Frère étendu dans la cuisine de l’ermitage, moi, dont le frontignan de Gathon Molinier, le noël en vingt-cinq couplets, avaient alourdi les esprits, à mon tour je me laissai aller de toute ma taille, m’allongeai délicieusement, fermai les yeux et m’endormis.

Quand je relevai mes paupières appesanties, l’ombre des arbres s’était singulièrement allongée sur le plateau de Saint-Michel. Je regardai autour de moi. Le verger bruissait comme une immense cage. C’était partout des pépiements timides, des cris aigus, des chants perlés, des bruits d’ailes. Pas une branche qui n’eût son oiseau perché. Quel réveil ravissant! Au-dessus de ma tête, un bouvreuil à son aise picorait les bourgeons tendres d’un néflier; je voyais sa jolie tête noire se baisser, puis se relever en cadence. Plus loin, un verdier, dont j’apercevais la queue jaune, les deux mignonnes jambettes roses, paraissait fort occupé à bâtir son nid dans une touffe de jeunes feuilles, à la cime d’un pommier. Enfin, à quelques pas du gazon où je demeurais vautré, le bec ambré d’un gros merle sortit d’un buisson de houx. Je fis un geste; le merle, sifflant, s’envola.

Cependant, bien que la présence de tant d’oiseaux alertes, en quête de leur repas du soir, m’annonçât que l’heure était déjà avancée, je ne pouvais me décider à quitter mon réduit agreste, à la frontière extrême du verger. Où irais-je, d’ailleurs? Rentrerais-je à l’ermitage? Cette perspective, sans m’effrayer autant qu’on pourrait le croire, me souriait médiocrement. Partirais-je pour les Aires, maintenant que, remis de mon trouble par un sommeil réparateur, je ne devais plus hésiter à en découvrir le chemin sous bois? Je ne savais me résoudre à rien. En attendant de prendre un parti, dans la demi-somnolence où se complaisait mon âme, je m’intéressais à tout ce qui se passait sur le plateau.

Après les oiseaux se chamaillant pour des bourgeons, des fleurs, des bouts d’herbe verte, des touffes de séneçon, de vieilles baies de genévrier desséchées découvertes sous l’arbuste qui faisait peau neuve, les arbres attirèrent mon attention. La plupart des troncs étaient tordus, déjetés, rogneux. Les branches, inclinées presque toutes dans la direction du midi, avaient des attitudes éplorées qui dénonçaient les luttes soutenues avec acharnement. Se pouvait-il, en effet, que le vent, les ayant à ce point infléchies, ne les eût pas du même coup emportées? Sans doute la roche dure, après avoir reçu ces hôtes malgré elle, habituée désormais à leur ombrage, se refusait-elle à les laisser partir et les retenait-elle par toutes les racines et par tous les fils. Le fait est que ces amandiers, ces pommiers, ces sorbiers, ces cerisiers, qui, le matin, étincelaient dans tout l’éclat de leur floraison blanche et rose, paraissaient, ce soir, à mesure que l’ombre les envahissait, singulièrement tristes et nus. Une chose me frappa: les fleurs, qui, dans les ténèbres commençantes, brillaient comme autant de lumières, au moment où les derniers rayons quittaient le plateau, s’éteignirent soudainement.

Je me levai surpris, amenai à moi une branchette d’amandier et regardai. Les corolles, repliant leurs folioles éclatantes, venaient toutes de se refermer. Je dirigeai un œil irrité vers Caroux. Jamais cet énorme bloc de granit brun, que la main de Dieu roula dans la vallée d’Orb comme un nœud tout-puissant pour attacher la montagne à la plaine, ne mérita mieux que ce jour-là son nom de Caroux, tête rouge, caput rubrum. Le soleil couchant l’embrasait tout entier, vermillonnant ses crêtes dentelées, faisant resplendir ses crevasses, ses précipices, allumant par milliers des incendies à ses flancs rugueux. Tout d’un coup, l’astre tomba derrière la montagne, et la nuit, l’odieuse nuit, tira son rideau sur les cieux.

– O Marianne! Marianne! êtes-vous au moins arrivée à Éric! m’écriai-je, saisi d’une émotion subite.

Sans savoir pourquoi, j’éclatai en sanglots.

– Eh bien! eh bien! mon garçonnet, que veut dire tout ceci? s’écria, dans le silence du plateau où les oiseaux ne bougeaient plus, la grosse voix de Barnabé.

Je me retournai et vis le Frère. Assis à vingt pas de moi, au beau milieu de l’allée principale du verger, il tordait entre ses doigts agiles de longues tiges d’osier blanc.

– Quelque abeille t’a donc piqué, que tu pleures comme un robinet de fontaine? me dit-il, riant de ce rire franc, communicatif, qui me réjouissait autrefois, et que je ne lui connaissais guère depuis ma venue à Saint-Michel.

– Je pensais à Marianne, à notre Marianne du presbytère, balbutiai-je.

– C’est que j’ai des abeilles ici. Elles me font du miel aussi jaune, aussi doux, que le miel du Narbonnais. Regarde!

Il leva la main, me désignant de belles ruches, disposées dans les fentes du rocher.

– Croyez-vous que Marianne soit arrivée à Éric maintenant? lui demandai-je, impuissant à distraire ma pensée de la pauvre vieille cheminant vers son pays natal.

– Sois tranquille, mon pétiot; à cette heure, Marianne a vu le visage de son frère et l’a embrassé.

– Ah! tant mieux! soupirai-je.

Je sentis, dans ma poitrine, mon cœur qui se dilatait délicieusement. La nuit me remplissait de terreurs intimes indicibles, et je retournais, avec un attendrissement que je m’efforçais de contenir, à tous ceux qui m’étaient chers.

Au moment où ma pensée inquiète visitait le presbytère, mon petit lit étroit dans l’alcôve où je ne coucherais pas, – où coucherais-je? – l’ermite me regarda avec bonté. J’allai à lui: j’avais besoin d’aller à quelqu’un.

– C’est peut-être ma grande cage que vous commencez là, Barnabé? lui dis-je, osant toucher les branchettes d’osier.

– Pour une vérité, voilà une vérité, enfant, répondit-il d’un ton joyeux. T’ayant un peu molesté ce matin, il faut bien que je te gâte un peu ce soir. Que veux-tu? j’étais en pointe de vin au déjeuner, ce qui ne m’était pas arrivé depuis tant et plus. Oh! moi, je ne ressemble point à Barthélemy Pigassou, de Saint-Raphaël. C’est le frontignan qui a fait le coup. Que Gathon Molinier aurait agi sagement, gardant sa bouteille et me donnant son jambon! Enfin, pour ce jambon, on verra: j’ai l’œil dessus…

Il s’interrompit, et, d’une main preste, posa les premiers rayons de la porte de ma cage.

– En avons-nous chanté un noël superbe! reprit-il. Si nous avions été à l’église, à la messe de minuit, toi portant ta soutanelle rouge de cardinal, moi ma pèlerine neuve à coquilles, comme ton oncle aurait été content!.. D’abord, il faut lui rendre justice, ce frontignan vous donne une voix!.. Tiens! il eût été prudent tout de même de garder un verre de cette liqueur pour après-demain, quand je serai obligé d’enseigner ma chanson à Simonnet et à Braguibus. Ils viendront tous les deux ici jeudi, à la vesprée. Mon Dieu! je sais bien que ce Braguibus manœuvre le fifre mieux que ne le fit jamais un autre en ce pays, et qu’il prend les airs d’un tour de main, comme moi les fourmis volantes, quand j’en attrape aux vendanges pour attirer les becfigues à mes trébuchets. Ça vous a des ventres, ces becfigues!.. C’est égal, malgré les talents de Braguibus, une goutte de frontignan me rafraîchissant la luette, il me semble que j’aurais mieux rossignolé ma chanson. D’ailleurs, tant plus on fait valoir sa marchandise, tant plus on en retire de profit. Tu comprends cela, n’est-il pas vrai, fillot?

– Mais votre chanson n’est pas finie, articulai-je timidement.

– Voilà le malheur! Ah! si elle était finie! Dans les temps, j’allais vite en la besogne des rimes; à présent, ma tête se fatigue dans les chansons, tout comme mes jambes dans les chemins. J’ai Baptiste au moins pour les jambes; mais pour les chansons!.. Pauvre moi! les vieux ans me tombent dessus et me mâchent les membres pareillement à des grêlons poussés par les giboulées de mars. Il me souvient de l’époque où, en un jour, j’inventais jusqu’à vingt-cinq couplets, et cela filait doux, agréable au cœur, facile à la voix. Aujourd’hui, j’ai besoin quelquefois d’une semaine pour tirer du fond de ma cervelle tant seulement vingt-cinq lignes, et c’est maladroit, peu galant, souvent mélancolieux à la mort… Pourvu que je sois prêt jeudi, lorsque ces gens des Aires frapperont à ma porte! Ayant à établir Félibien dans les horlogeries, il m’en coûterait de perdre les cinq francs convenus, mais il m’en coûterait bien davantage de laisser croire à la contrée que Barnabé Lavérune, si fameux par ses complaintes, ses chansonnettes, n’est plus capable de rien, et désormais ne rend pas plus de son en ce monde qu’une cloche qui aurait perdu son battant.

Par un geste désespéré, il porta une main crispée à sa tête et s’arracha des poignées de cheveux. Cela me fit mal.

– Ah! Barnabé, lui dis-je, que je regrette de ne rien entendre aux vers, moi! Quel plaisir j’aurais à vous aider!

– Tu es un brave enfantelet, murmura-t-il, pénétré d’une émotion très vive, et c’est à présent que je m’en veux de t’avoir taquiné pour des nids de chardonnerets. Mais ne te tourmente aucunement les esprits et ne te bouleverse les sens: après la peine, viendra le tour du plaisir. Premièrement, c’est dimanche l’octave de Pâques, et lundi tout Bédarieux, avec ses deux curés, ses huit vicaires, ses Confréries de Pénitents, se dirigera vers Notre-Dame de Cavimont. Nous serons de la fête.

– Eh quoi! Barnabé, vous m’amènerez à Notre-Dame? m’écriai-je, sautant de joie.

– Je n’ai pas mémoire d’avoir manqué une procession à Cavimont, depuis ma première paire de sabots; et, passant la rivière lundi, je ne puis te laisser seul à Saint-Michel. Du reste, ma présence là-haut est, paraît-il, indispensable. Est-ce que M. le doyen Michelin pourrait dire la messe, si je n’allais mettre un peu d’ordre en la chapelle pillée par Venceslas Labinowski? Sans compter qu’il serait convenable peut-être de donner un coup de balai et de torchon dans l’intérieur de l’ermitage, que ton ami le voleur laissa en un bouleversement complet. On m’a fait entendre, à la cure de Bédarieux, qu’étant le Frère le plus proche de Notre-Dame de Cavimont, c’est moi que tous ces soins regardent. Aussi, depuis plus de six mois, pourquoi n’a-t-on pas nommé un autre ermite?.. Ah! ces curés, comme ça nous fait trotter, nous autres pauvres Frères, et par des chemins où les ronces nous arrachent toujours un peu de laine, autrement dit un peu d’argent… Par exemple, si ce gros M. Michelin, ventru pareillement à une outre de bouc quand elle est pleine; si ses vicaires, maigres et pointus comme des clous, espèrent que je vas leur servir un dîner après la grand’-messe, je leur promets un pied de nez aussi long qu’un carême de quarante jours. Je nettoierai la chapelle, l’ermitage, le petit autel de Sainte-Anne-la-Marieuse: c’est pour le bon Dieu. Mais, quant à mettre la broche en branle, à rôtir des croustades au four, à plumer des volailles, à déboucher des bouteilles de vin vieux, je suis votre serviteur! Est-ce que j’empoche les revenus de Notre-Dame de Cavimont, moi, pour en endosser les charges? A ce compte, que deviendrait Félibien Lavérune, qui étudie les horlogeries à Moret, département du Jura?.. D’abord, j’ai dit au curé de Bédarieux: «Si vous plantez ce bât sur mon échine, je vous préviens que je ruerai des quatre fers, et gare à celui d’entre vous qui me serrera la sous-ventrière!..»

La nuit peu à peu avait enveloppé le plateau de ses ombres de plus en plus épaisses. L’ermite laissa couler sur le roc les brins de saule blanc, jeta un dernier coup d’œil satisfait sur la cage, dont les quatre montants, fermement établis aux angles, indiquaient les proportions gracieuses, et, d’un mouvement brusque, se mit sur pieds.

– Je n’y vois plus, dit-il. Demain, je terminerai cet ouvrage… Maintenant, c’est drôle, il me vient tout d’un coup des idées pour la chanson. C’est comme ça, ce travail de tête: encore qu’on n’y pense pas, on y pense, et la besogne se trouve quelquefois très avancée, quand on désespérait de la finir. Croirais-tu, pétiot, que, tandis que je te baillais mes raisonnements sur Notre-Dame de Cavimont, le second couplet de la chanson se fabriquait tout seul dans ma cervelle?..

Il s’arrêta, se tiraillant les deux oreilles. Un moment, il demeura immobile, la tête basse, les yeux attachés au sol. Moi, je le regardais, saisi d’une crainte respectueuse.

– C’est cela… Je le tiens! s’écria-t-il enfin. Fillot, courons à l’encre et au papier: le deuxième couplet est trouvé!

Nous nous précipitâmes vers la maison.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
11 ağustos 2017
Hacim:
330 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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