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CHAPITRE III
L'ANTICLÉRICALISME AU XVIIIe SIÈCLE
L'anticléricalisme au XVIIIe siècle fut plus bruyant qu'il ne fut profond. Comme le prouve tout ce qu'on connaît des cahiers de 1789, il ne pénétra que fort peu dans les couches dites inférieures de la nation. Comme tendent à le prouver quelques procès célèbres du XVIIIe siècle où les choses religieuses sont mêlées, la population aussi bien du midi que du nord était encore très catholique et très cléricale. C'est Voltaire et c'est du reste tout ce qui nous est rapporté par tout le monde sur les affaires Calas, Sirven et La Barre qui nous sont témoins que la population de Toulouse et de la province de Toulouse, que la population d'Abbeville et de la région d'Abbeville étaient «unanimes» contre Calas, contre Sirven et contre La Barre. Les passions catholiques étaient tout aussi fortes dans la bourgeoisie et dans le peuple au XVIIIe siècle qu'au XVIIe.
M. Cruppi l'a dit et, du reste, rien n'est plus évident, si le jury eût existé au XVIIIe siècle, Calas, Sirven, La Barre et d'Etallonde eussent été condamnés; Calas et La Barre eussent été suppliciés tout comme ils l'ont été par l'arrêt des juges. La chose seulement eût été plus certaine dès le premier moment de l'affaire. Il n'y a aucun doute sur ce point.
Quant à la magistrature, elle était en immense majorité catholique; mais elle l'était d'une façon particulière. Elle était toute janséniste. Elle lutta, depuis le commencement du siècle jusqu'en 1771, contre les évêques et les curés ultramontains et dominés par l'influence des Jésuites, qui refusaient les sacrements aux jansénistes. Elle était janséniste, gallicane et antipapiste; elle voyait, non sans raison, dans les jansénistes des hommes indépendants qui ne se croyaient pas obligés de penser exactement en religion et en autres choses comme le roi voulait qu'on pensât; mais elle était profondément catholique et d'autant plus sérieusement, d'autant plus intimement, d'un sentiment d'autant plus réfléchi et d'autant plus passionné que, précisément, elle était janséniste et de la religion de Pascal.
Or la magistrature, c'était la bourgeoisie; c'était la grande bourgeoisie française; c'était la bourgeoisie française assez riche, fort instruite et fort éclairée, très patriote, catholique gallicane et catholique libérale, antiprotestante, à tendances ou à sympathies jansénistes, adversaire, généralement, de la noblesse et du haut clergé, adversaire du despotisme, dévouée au roi, mais indépendante à son égard et voulant qu'il fût respectueux des «lois fondamentales». Il y eut accord presque parfait entre la bourgeoisie française et la magistrature jusqu'aux approches de la Révolution de 1789.
On peut donc dire qu'au XVIIIe siècle l'anticléricalisme ne pénétra pas très profondément. Il n'atteignit ni le peuple, ni la petite bourgeoisie, ni la grande. Il fut encore très nettement en minorité et en minorité très faible.
Mais il fut bruyant et très brillant, parce qu'il fut très répandu parmi les hommes de lettres, qui étaient devenus comme une classe dans la nation.
On peut dire que ce fut le XVIIe siècle qui fut encore cause de cela et que le XVIIe siècle contribua de loin, très indirectement et très involontairement, à la cause de l'anticléricalisme, en ce sens que c'est sa gloire littéraire qui fit des hommes de lettres une classe, et une classe très considérable, et qu'il se trouva que les hommes de lettres, après lui, furent anticléricaux.
Imaginez, après Balzac, Descartes, Corneille, Molière, La Rochefoucauld, Sévigné, Bossuet, Racine, Boileau, La Bruyère et le retentissement de ces grands noms dans toute l'Europe et la diffusion, grâce à eux, de la langue française dans toute l'Europe, et la gloire européenne de la France, gloire qu'elle sent qu'elle doit principalement à ses hommes de lettres, imaginez bien ce que c'est qu'un homme de lettres en 1700.
C'est un homme qui fait partie d'une classe mal déterminée, mais illustre; et cette classe, ceci encore est à noter, contient de petits bourgeois, de grands bourgeois, des hommes nobles, des femmes nobles, des grands seigneurs et des princes de l'Église. Et elle les réunit, par libre choix, à titre d'égaux, dans une sorte de conseil supérieur qui s'appelle l'Académie française. Elle est mal définie; mais elle est constituée; elle est visible et en grande lumière; c'est bien une classe de la nation. On prendra l'habitude, et ceci, sous l'ancien régime, est un signe très caractéristique, quand on emprisonnera les hommes de lettres, de les enfermer, non dans la première prison venue, à Bicêtre ou au For l'Évêque, mais dans la prison aristocratique. L'homme de lettres a droit à la Bastille. C'est reconnaître qu'il fait partie d'une classe.
Or cette classe des hommes de lettres, au XVIIe siècle et dès le commencement du XVIIIe siècle, fut en majorité anticléricale et même anticatholique et même antichrétienne.
Pourquoi cela? Parce qu'elle était une classe, parce qu'elle avait pris conscience qu'elle en était une et parce qu'elle était laïque.
Instruite, douée de talent et d'éloquence, très en vue, très écoutée, presque organisée, elle a eu l'idée très naturelle d'avoir de l'influence sur les hommes et de les diriger. Donc elle a tout de suite vu des rivaux dans ceux qui jusqu'alors avaient de l'influence sur les hommes et les dirigeaient, c'est-à-dire dans les églises.
Toute classe veut devenir un pouvoir. La classe des hommes de lettres a eu, dès 1700 ou 1720, l'idée sourde de devenir le pouvoir spirituel. Or le pouvoir spirituel était occupé: elle a considéré ceux qui l'occupaient comme ses adversaires. Le cléricalisme, c'est la concurrence.
Ajoutez, quoique ceci soit beaucoup moins important, mais Auguste Comte l'a signalé avec quelque raison, que, même depuis le XVIe siècle, l'homme de lettres se considère comme l'héritier direct de l'antiquité. La littérature, c'est l'antiquité qui renaît. La renaissance de ce qui n'a pas connu le christianisme exclut le christianisme; l'histoire recommence en deçà du christianisme et suit son cours sans s'occuper de lui, en faisant abstraction de lui et en s'appuyant sur son passé à elle, sans avoir à tenir compte de ce qu'il a apporté dans le monde. Il y a quelque chose de cela dans la pensée, comme on le verra, de quelques-uns des hommes de lettres du XVIIIe siècle.
En tout cas, la littérature au XVIIIe siècle est un groupe nombreux et vigoureux, une classe devenue adulte, qui est tourmentée sourdement par la pensée plus ou moins précise que le christianisme constitué et directeur d'âme est un concurrent, un rival et un obstacle. La raison est là de l'anticléricalisme des hommes de lettres au XVIIIe siècle.
Cet anticléricalisme ne fut pas le même chez tous les «philosophes» du XVIIIe siècle. Il prit, naturellement, la couleur de l'esprit et de la complexion de chacun d'eux1.
Montesquieu, pour commencer par lui, a varié sur ce point. Dans les Lettres persanes il est spirituellement et violemment anticatholique à tendances protestantes. Il se montre effrayé pour l'avenir de la nation du célibat ecclésiastique et des biens de mainmorte et il se répand en plaisanteries sur les dogmes de la religion même chrétienne.
Dans l'Esprit des Lois il en est arrivé au moins à comprendre deux très grandes choses: la première que la religion chrétienne est essentiellement antidespotique, parce qu'elle a dit que quelque chose de l'individu n'appartient pas à l'État, à savoir son âme, ce qui est le fondement même des Droits de l'homme; la seconde que la religion chrétienne est pratiquement antidespotique, parce qu'elle forme, contre le pouvoir central ou en face de lui, une de ces barrières qui, pour Montesquieu, sont absolument nécessaires en un État bien constitué.
Mais il reste, on le sent plus qu'on ne le voit, anticatholique. Il n'est religieux qu'en tant qu'il est libéral et, certes, c'est une façon d'être au moins sympathique à la religion; mais n'étant religieux qu'en tant qu'il est libéral, une religion affirmant les droits de la conscience, d'une part, et, d'autre part, une religion organisée en dehors de l'État pour pouvoir servir de limite au pouvoir central, lui suffit. Il serait donc volontiers protestant; il accepterait volontiers un protestantisme n'ayant pas pour chef le chef de l'État. Il admettrait volontiers une religion nationale, sans célibat des prêtres et sans moines, ayant des chefs nommés par elle et indépendante du gouvernement; une religion, si l'on me permet de parler ainsi, nationale, laïque et autonome. On retrouvera quelque chose de cela au temps de la Révolution.
Au fond, Montesquieu, ici comme partout ailleurs, est un magistrat du XVIIIe siècle; c'est un robin qui a du génie. Il n'aime pas le pouvoir absolu et il est janséniste. Il est janséniste sans être chrétien; mais il est janséniste comme tous ses confrères. Il aimerait une religion gallicane, indépendante et du Saint-Siège et du gouvernement de Versailles et qui ne serait pas sans analogies avec le protestantisme. Un janséniste est un demi-protestant. Montesquieu est janséniste en ce sens qu'il est à demi protestant dans la conception de la religion qui aurait ses sympathies, sinon religieuses, du moins politiques.
Voltaire est plus simple. Il est purement et simplement despotiste et, par conséquent, comme il accepte une religion pour le peuple (la formule est de lui), il veut une religion qui soit tout entière dans la main du gouvernement et des prêtres qui soient des officiers de morale commandés, gouvernés et soldés par le gouvernement. Autant Montesquieu veut plusieurs puissances dans l'État et, par conséquent, accepte très volontiers une puissance spirituelle, autant Voltaire n'en veut qu'une et tient ferme pour que tout, dans l'État, soit dans la main du souverain, la religion comme le reste et plus que le reste. C'est le fond et c'est comme le tout de ses idées sur cette question.
Un de ses griefs contre les Parlements, c'est que les Parlements se mêlent de questions religieuses en dehors de l'initiative et contre le gré du pouvoir royal et, «puissance» autonome eux-mêmes, ou voulant l'être, sont auxiliaires, alliés ou collaborateurs d'une «puissance» encore, en tant qu'elle veut être indépendante et autonome.
Il n'y a qu'une solution et qu'un bon ordre, c'est que le souverain gouverne souverainement temporel, spirituel et judiciaire, comme il gouverne le militaire et l'administratif.
Du reste, il est bon, ne fût-ce, sans aller plus loin, que pour arriver à ce résultat, de décréditer le pouvoir spirituel et de montrer qu'il n'a jamais que commis des crimes et fait des infamies. De là cette démonstration mille fois répétée que les guerres religieuses et les persécutions religieuses ne sont connues de l'humanité que depuis le christianisme et ont été inventées par le christianisme, à l'imitation des Juifs; que ni les Grecs ni les Romains n'ont été persécuteurs et que les plus grands malheurs que l'humanité ait commis ont été déchaînés sur elle par les disciples du Christ.
Ce qu'il s'agit de démontrer, c'est que le despotisme temporel est inoffensif et bienfaisant et que la puissance spirituelle une fois englobée, pour ainsi dire, et absorbée par le despotisme temporel, elle aura perdu tout son venin et, gouvernée, inspirée et réprimée par le despotisme temporel, d'abord n'aura que des effets très limités et ensuite n'aura que de bons effets.
Mais encore ce despotisme temporel, par qui sera-t-il inspiré lui-même? Par les sages, les philosophes et les hommes de lettres. Personne, plus que Voltaire, n'a eu, ce me semble, cette conception, que j'indiquais plus haut, d'une «classe» d'hommes de lettres, aristocratie spirituelle rangée autour de la Royauté, la conseillant respectueusement, l'illustrant et la décorant, du reste, et l'aidant dans la partie intellectuelle de sa tâche. Un roi philosophe, antichrétien et ami des philosophes, il a cherché cela toute sa vie et a mis toute sa vie à s'apercevoir qu'il ne l'avait pas trouvé et à déplorer de ne l'avoir trouvé jamais.
Et encore cette idée que c'est l'antiquité qu'il faut faire revivre, le rêve de Julien l'Apostat, cette idée que l'on doit rebrousser en deçà du christianisme et continuer le chemin selon les lumières des philosophes de l'antiquité et que les hommes de lettres modernes sont les héritiers et successeurs des sages antiques et ne doivent être que cela, cette idée est encore celle de Voltaire, subconsciemment au commencement de sa carrière, très clairement à la fin, et je serais assez porté à croire que, sans s'en rendre compte encore, c'est pour cela que tout jeune, il réagissait contre la réaction qui s'attaquait aux hommes de lettres et aux poètes du XVIIe siècle et cherchait, non sans succès, à renouer le fil, à maintenir la tradition, celle-ci du moins.
Il devait, sans y songer très précisément, raisonner ainsi: «Hommes de lettres du XVIIe siècle, religieux, chrétiens, catholiques, il est vrai. «Siècle de grands talents plutôt que de lumières.» Oui. Mais ces hommes n'en sont pas moins les successeurs des hommes de la Renaissance, lesquels relèvent directement de l'antiquité. L'antiquité païenne, qu'il faut appeler l'antiquité philosophique, s'oppose naturellement, historiquement et fatalement à l'antiquité judéo-chrétienne, et c'est cela qui tuera ceci ou aidera à le tuer. Maintenons la tradition, maintenons la suite de notre ascendance. Nous pourrons ensuite (et c'est ce qu'il a fait plus tard) opposer comme un bloc homogène tout l'art hellénique, romain et européen depuis la Renaissance à l'art chrétien, et montrer combien celui-ci est pâle, inélégant et ridicule par comparaison à celui-là, et cette comparaison sera de très grand effet et de très grande influence sur l'esprit des hommes et, par répercussion, sur leur conscience.»
Tel est l'état d'esprit de Voltaire. Il veut le christianisme décrédité et dégradé dans l'esprit des hommes, maintenu cependant, «pour le peuple», mais mis entre les mains du gouvernement central comme l'administration et comme l'armée, asservi pour être inoffensif, rudement tenu en laisse et fouaillé; – et il veut un gouvernement despotique, absolument souverain, mais aidé des lumières des philosophes et des hommes de lettres antichrétiens. Au fond, un Marc-Aurèle, vertueux, nourri de sagesse antique, ami des philosophes et les consultant, chef de son clergé à lui et persécutant les hommes qui adorent Dieu d'une autre façon que lui: c'est la pensée complète de Voltaire en fait de choses religieuses.
Rousseau est beaucoup plus compliqué. Il a le sentiment religieux. Il est anticatholique forcené. Il est despotiste autant que Voltaire et plus durement, plus cruellement si l'on peut ainsi dire. C'est une espèce de Calvin jacobin.
Il a le sentiment religieux. Il l'a tellement qu'il ne saurait comprendre qu'un homme dénué du sentiment religieux, non seulement puisse être un bon citoyen, mais puisse être un citoyen. Le sentiment religieux et la foi religieuse font pour lui partie du civisme. La foi est le premier élément social, l'élément social fondamental. On reconnaît là, chose curieuse, l'esprit genevois de 1550 conservé aussi pur que si l'on était encore en 1550. C'est un phénomène de persistance, c'est un phénomène d'immobilité tout à fait extraordinaire.
Qu'un libre penseur puisse rester dans la cité, et que la cité puisse subsister si elle conserve dans son sein un seul libre penseur, c'est ce que Rousseau n'admet pas et ne peut pas comprendre.
D'autre part, Jean-Jacques Rousseau est anticatholique radical. On peut admettre dans la cité toutes les religions excepté le catholicisme. La raison en est claire. «Il est impossible de vivre en paix avec des gens que l'on croit damnés. Il faut absolument qu'on les ramène ou qu'on les tourmente. Donc, quiconque ose dire: Hors de l'Église point de salut, doit être chassé de l'État». Tout État bien constitué doit faire une révocation de l'édit de Nantes contre les catholiques, parce que le catholicisme est antisocial au premier chef, parce que le catholicisme est comme par lui-même la guerre civile en permanence. Il faut chasser le catholique de l'État a priori et sans examen, sur la simple constatation qu'il est catholique.
Et enfin, Jean-Jacques Rousseau est despotiste radical. Il ne l'est pas de la même façon que Voltaire, mais il l'est autant et même plus violemment. Il donne la souveraineté à la majorité de la nation et il n'assigne à cette souveraineté aucune limite. Il appelle même liberté l'oppression de la minorité de la nation par la majorité et il ne voit pas la liberté ailleurs et il ne la conçoit pas autrement. En un mot, il est despotiste démocrate, ou plutôt il est démocrate dans le sens précis du mot.
Or, étant despotiste démocrate d'une part et d'autre part ayant un profond sentiment religieux et croyant que la religion est élément social par excellence, il ne se peut point qu'il n'arrive pas à la conception d'une religion d'État. Il y arrive très vite ou plutôt la religion d'État était en lui en quelque sorte, sans qu'il eût besoin d'y aller; elle était dans la combinaison même de son sentiment religieux et de sa conviction despotiste.
Donc il y aura une religion d'État, une espèce de minimum de croyances, que le citoyen devra avoir, sous peine d'être chassé de l'État, sous peine, aussi, d'être mis à mort si, après avoir déclaré qu'il a ces croyances, il se conduit comme s'il ne les avait pas. Ce minimum de croyances, c'est du reste toute une religion; c'est la croyance en Dieu, la croyance en la Providence, la croyance en l'immortalité de l'âme, la croyance à la punition future des méchants et au bonheur futur des justes, la croyance en la sainteté du contrat social et des lois. Telle est la religion qu'il faut avoir et pratiquer sous peine d'exil et de mort, parce que si on ne l'a pas, on n'est pas un citoyen; on n'est pas pénétré des principes sur lesquels la société s'appuie et dont elle a besoin pour exister; on est par conséquent un élément antisocial dans la société, et donc un ennemi qu'il faut supprimer.
L'État devra donc, s'il veut vivre: 1o exiler a priori tous les catholiques: «Quiconque ose dire: Hors de l'Église point de salut doit être chassé de l'État»; 2o exiler tous ceux qui déclareront ne point croire à Dieu, à l'immortalité de l'âme, à la Providence, aux récompenses et aux peines futures ou à l'un quelconque de ces points; 3o punir de mort ceux qui, ayant adhéré à cette religion, se conduiraient de manière à montrer qu'ils n'y croient pas.
Cela paraît exorbitant au premier abord; mais ce n'est, en somme, que l'exclusion des catholiques, des libres penseurs et des hommes de mauvaises mœurs. C'est le gouvernement de Genève en son temps glorieux. Rousseau est un «citoyen de Genève», comme on le sait et comme il le dit assez souvent pour qu'on le sache. Il est un citoyen de Genève qui a conservé en toute leur pureté les traditions de son pays. Il n'y a pas autre chose.
On pourrait seulement lui faire observer, dans un esprit de modération qu'il n'accepterait pas, mais qui ferait peut-être quelque impression sur lui, qu'il n'est peut-être pas nécessaire d'exiler et de tuer; que le catholique, le libre penseur et l'homme de mauvaises mœurs, étant des membres antisociaux de la société, il suffirait peut-être de les diminuer de la tête seulement, dans le sens latin, de les priver de tout droit politique et de tout droit civil. Dès lors la société, gouvernée uniquement par des protestants, des déistes et des hommes vertueux, sans intervention, dans le gouvernement ni dans la législation, des catholiques, des libres penseurs et des pécheurs, pourrait, ce nous semble, être une société assez bonne. L'essentiel est que les pécheurs, les libres penseurs et surtout les catholiques soient des parias ou des ilotes. C'est le suffisant et le nécessaire. Il n'est pas indispensable de leur couper le cou.
Je crois que, dans la pratique, c'est à cette solution libérale que Jean-Jacques Rousseau se serait ramené ou résigné.
Quoi qu'il en soit, malgré ses sentiments religieux très profonds, très vifs et même exaltés, Jean-Jacques Rousseau doit être compté, je crois, au nombre des ennemis du catholicisme au XVIIIe siècle.
Il me paraît, j'entends comme anticlérical, remarquez bien, n'avoir eu qu'une influence assez restreinte. Il a inspiré ceux des Français qui ont été à la fois anticléricaux et religieux. C'est une espèce rare. Il a inspiré Robespierre, Chaumette et peut-être Edgar Quinet. Il a inspiré vaguement tous ceux qui ont poursuivi la chimère de fonder une religion nationale plus ou moins détachée ou éloignée de toutes les autres, théophilanthropes, etc. Mais il a eu, au point de vue religieux, peu d'influence sur la masse des Français, qui sont volontiers radicaux en cette affaire, qui ne s'arrêtent pas aux moyens termes et qui, quand ils ne sont pas catholiques, ne croient à rien; je parle de la généralité.
Tout compte fait, je dis toujours à ne le considérer qu'au point de vue religieux, il a été cause de la mort de Robespierre, et c'est tout ce qu'il a fait à cet égard.
Mais la grande influence, à mon avis, la plus prolongée surtout, et peut-être plus profonde que celle de Voltaire, au point de vue anticlérical, a été celle de Diderot. Diderot est athée; il est naturiste; il est immoraliste. Cet étourdi, qui ne laissa pas, à ses heures, d'être un homme prudent, n'a pas toujours, tant par étourderie que par prudence, proclamé formellement ni soutenu énergiquement ces trois doctrines. Il en a même soutenu d'autres à l'occasion et assez souvent. Mais son fond, pour qui l'a bien lu, c'est l'athéisme, le naturisme et l'immoralisme.
Il est athée parce que, du reste dénué de la foi, il n'est sensible à aucune preuve de l'existence de Dieu. Le sentiment général de l'humanité jusqu'à lui, le consensus communis ne lui impose pas; car il est très orgueilleux; et se sentant (avec raison) très supérieur comme philosophe à tous les penseurs contemporains, et d'ailleurs croyant au progrès intellectuel et estimant son siècle supérieur aux siècles précédents, que tous les philosophes jusqu'à lui aient cru en Dieu, cela n'est pas pour l'intimider: ils vivaient dans des siècles d'obscurité et de tâtonnements; le siècle de Diderot est un siècle de lumières; dans ce siècle Diderot est supérieur comme penseur à tous les hommes qui se mêlent de raisonner; l'opinion de Diderot, quoique étant contraire à celle de tout le genre humain jusqu'à lui, peut donc, malgré cela, être la vraie.
Il n'est pas sensible aux arguments philosophiques, cause première et causes finales, précisément parce qu'il est philosophe et qu'il est comme blasé sur ces raisonnements et qu'il sait bien, ou se persuade, que les plus forts, les plus graves et les plus convaincants peuvent bien facilement se ployer, se tordre et se retourner contre eux-mêmes. Ce qui paraît irréfutable à Voltaire: l'horloge qui n'aurait pas d'horloger, par exemple, paraît à Diderot, sinon tout à fait un enfantillage, du moins une de ces choses qu'on démolit d'un tournemain en argumentation métaphysique ou qui se volatilisent entre des doigts philosophiques.
C'est le propre de ceux qui causent beaucoup, discutent beaucoup et discutent bien, que ce qui est preuve, ce qui est argument, en vient à se dégrader à leurs yeux, à perdre sa valeur, par la trop grande connaissance qu'ils en ont et l'abus qu'ils en ont fait. Ce sont choses dont on joue; elles n'ont point d'empire sur l'esprit; il les fait trop caracoler pour qu'elles l'envahissent; il les dirige trop pour qu'elles le dirigent. L'argument tombant dans l'esprit du silencieux et du méditatif creuse, s'enracine et se développe. Dans un esprit de cette sorte l'argument devient sentiment (Kant). Dans l'esprit du discuteur l'argument, si souvent envoyé, reçu et renvoyé, devient une chose tout extérieure qui ne tient plus à vous et à qui l'on ne tient plus. Aucune preuve philosophique de l'existence de Dieu ne peut s'imposer à Diderot, même, ce qui lui arrive, quand il l'administre.
Quant aux sentiments qui mènent à Dieu par d'autres routes que celles du raisonnement, Diderot était l'homme du monde qui les éprouvait le moins. Ni le spectacle des beautés et des sublimités de la nature qui, tout raisonnement à part, mettent certaines âmes en état religieux; ni la présence au fond de nous de la conscience morale n'étaient très capables d'avoir influence sur Diderot, et le mot de Kant: «Deux choses donnent l'idée de Dieu, la voûte étoilée au-dessus de nos têtes et la conscience au fond de nos cœurs», s'il eût pu le connaître, l'aurait peu ému. On ne voit pas Diderot contemplant les étoiles et on ne le voit pas non plus écoutant sa conscience, et, à l'écouter, s'en faisant une.
On ne songe pas assez qu'il n'y a que les gens réfléchis qui aient une conscience, puisque la conscience est une réflexion de l'esprit sur l'acte, réflexion qui devient peu à peu préalable et apprend à s'exercer sur l'acte à faire, après s'être longtemps exercée sur l'acte fait; mais réflexion toujours. Or, Diderot est l'être le moins réfléchi qui ait existé et le plus continuellement impulsif qu'on ait connu. C'est un perpétuel improvisateur de pensées et d'actions. Ces gens-là n'ont pas de conscience, ou je veux bien accorder qu'ils en ont une; mais elle reste à l'état rudimentaire ou à l'état latent, et c'est ce qu'on peut appeler une conscience inconsciente.
En définitive, je ne vois pas par où l'idée de Dieu aurait pu entrer dans Diderot, ou comment il aurait pu l'inventer. Or, il aimait assez ne croire qu'à ce qu'il inventait lui-même et à ne pas accepter tout fait ce qu'inventaient les autres. Et s'il n'y avait aucune raison pour qu'il inventât lui-même Dieu, il y en avait d'autres, comme on le verra plus loin, pour qu'il le repoussât.
Diderot est naturiste. J'entends par là qu'il croit la nature bonne et inspiratrice de bonnes choses. J'entends par là qu'il a confiance dans les instincts humains non rectifiés, dans les instincts humains à leur état naturel; et «naturel» ne signifie rien, puisqu'il est sans doute dans notre nature aussi de rectifier nos instincts; mais enfin dans les instincts humains moins la civilisation qui les a modifiés.
Par là il rejoint Rousseau, que très probablement, du reste, il a inspiré.
Ce qui frappe les naturistes, c'est l'immense distance – très faible, à mon avis, mais qui peut paraître immense, et ces choses ne sont pas pour être mesurées sûrement – qui sépare l'homme civilisé de l'homme… peu civilisé; car l'homme naturel n'existe pas; et la distance immense aussi qui sépare en chacun de nous l'homme tel que nous sentons qu'il serait s'il n'avait pas été dressé, de l'homme tel qu'il est dans la réalité de tous les jours après éducation et dressage social; et ils appellent celui-là l'homme naturel et l'autre l'homme altéré.
Aux chrétiens – et déjà un peu aux païens, il faudrait s'en souvenir – cette différence a paru si grande qu'ils ont pensé que l'homme avait été écarté de sa nature, et (pour eux) qu'il avait été élevé au-dessus de sa nature, par la révélation et par la grâce, en d'autres termes éclairé par une lumière supérieure à ses lumières et soutenu par une force supérieure à ses forces. Et ils opposent la nature à la révélation et la nature à la grâce.
Pour ceux qui ne veulent que constater les faits, il existe une manière de révélation et une manière de grâce. Seulement elles ne sont qu'humaines. Pour ceux-ci l'homme avait reçu une nature grossière et la faculté de voir qu'elle était grossière et une sourde et puissante aspiration à la modifier; et il avait reçu une nature grossière et la force de la modifier peu à peu, à tel point qu'il dût finir par ne point la reconnaître. L'homme au cours du temps se révèle lui-même à lui-même et au cours du temps se verse à lui-même une grâce efficace dont il avait comme la source dans sa nature même.
Dans les deux conceptions il y a bien l'homme de la nature et l'homme modifié; l'homme de la nature et l'homme qui lutte victorieusement contre sa nature.
Pour le naturiste ces deux hommes existent aussi; mais le second se trompe ou a été trompé. La nature, c'est-à-dire les instincts, sont bons et l'on a eu tort de tant lutter contre eux pour détruire quelque chose qui était salutaire et pour le remplacer par quelque chose qui est funeste. C'est la nature qui a raison et c'est la prétendue raison qui a tort. Soyons optimistes. Ayons confiance en nous-mêmes.
– Mais il y a deux nous.
– Ayons confiance au nous qui est sans doute le vrai, puisqu'il ressemble à la nature entière et puisque, à ne vouloir connaître que celui-ci, nous évitons ce paradoxe monstrueux qui consiste à croire que dans l'immense nature il n'y a qu'un être qui ait pour vocation, pour mission et pour devoir de ne pas lui ressembler, de ne pas être selon ses lois et d'être le contraire de ce qu'elle est. Ayons confiance en l'homme en tant que semblable au reste de la nature animée.
Et c'est ici que l'athéisme, naturel – il m'a semblé – à Diderot, rencontre comme sa confirmation et se renforce. Ne voit-on pas que Dieu est un expédient et une invention pour expédient? Les hommes qui à la fois ont remarqué que l'homme échappait à sa nature et l'ont approuvé d'y échapper et ont voulu qu'il y échappât, ces hommes ont inventé Dieu, comme étant celui qui a indiqué à l'homme les moyens d'échapper à sa nature et celui qui lui a donné la force de la dépasser; comme un être supérieur à la nature et à l'homme, qui était capable et seul capable de tirer l'homme au-dessus de la nature.
Pourquoi l'ont-ils inventé ainsi? A la fois pour donner une explication du chemin immense qu'avait parcouru l'homme et de son ascension; et pour lui persuader de continuer ce chemin et cette escalade. Ils ont donné à l'erreur de l'homme se détachant de la nature l'autorité d'une volonté et d'une intervention surnaturelles.
Et ce qui était, dans leurs discours, explication, fortifiait ce qui était dans leurs discours exhortation. Ils disaient: «Détachez-vous de la nature. Pourquoi? Parce que Dieu le commande. Et vous voyez bien que Dieu le commande, puisque vous vous en êtes détachés déjà; et comment l'auriez-vous pu faire, comment auriez-vous pu sauter au delà de votre ombre et vous élever au-dessus de vous-mêmes si une puissance supérieure à vous ne vous avait soutenus et soulevés?» – Ce qui était explication préparait et confirmait ce qui était exhortation, et tout se tenait.