Kitabı oku: «Les Mystères du Louvre», sayfa 2
PREMIÈRE PARTIE
I
LE SPECTRE NOIR
Une année qui avait commencé d'une manière fatale, cette année 1525! La reine Claudine était morte, le duc d'Alençon l'avait suivie de près; nous avions perdu la bataille de Pavie, et François Ier était prisonnier de Charles-Quint.
Tout s'en ressentait dans le royaume et dans les affaires, mais la cour, plus que personne, demeurait abattue sous ce dernier revers.
Adieu les splendeurs de Blois, les fêtes de Fontainebleau! La régente, Louise de Savoie, duchesse d'Angoulême, mère du roi absent, avait délaissé ces résidences, où semblait retentir encore les échos des joies de la veille, pour venir s'installer au Louvre, sombre séjour, conforme à de telles afflictions.
On sait, en effet, qu'en dépit des efforts des derniers règnes pour rendre ce palais habitable, ce n'était toujours qu'une citadelle massive, hérissée de bastions, entourée de fossés à l'eau croupissante, et dont l'aspect maussade n'était pas racheté à l'intérieur par la beauté de ses appartements. Là où manquent l'air et la lumière, la gaieté fait défaut.
La grosse tour de Philippe-Auguste, plantée comme une sentinelle au milieu de l'enceinte, dont elle dominait de sa couronne crénelée toutes les autres constructions, jetait son ombre lugubre au sein des chambres les plus fastueusement décorées, au fond des retraits les mieux parés d'or et de grandes tapisseries.
La régente, que l'on désignait habituellement sous le titre de madame la duchesse, fidèle aux lois de l'étiquette, n'en tenait pas moins régulièrement sa cour chaque matin dans la pièce d'apparat, nommée salle Neuve de la reine.
C'était un des locaux les plus élégants et les mieux parés du palais.
L'ornementation des croisées à ogives courait en rinceaux élégants jusqu'aux arêtes de la voûte. Celle-ci, peinte de vif azur et d'étoiles d'argent, offrait une ressemblance visible avec un coin du ciel. Une natte épaisse garantissait les pieds contre la froidure des dalles en mosaïques qui carrelaient le sol. Les murailles disparaissaient sous les tentures et les dressoirs. Au fond, dans l'endroit le plus honorable, comme un autel au haut bout d'une basilique, un baldaquin massif à rideaux cramoisis abritait un trône élevé de plusieurs marches.
En avant, des sièges plus modestes, disposés en fer à cheval, s'offraient aux personnages admis aux réceptions royales et ayant le privilège de s'asseoir devant les princes.
Le jour où nous pénétrons dans ce sanctuaire, il s'en fallait beaucoup que tous les sièges fussent occupés.
La régente n'avait guère autour d'elle que ses dames d'honneur, un ou deux dignitaires de sa maison, quelques officiers supérieurs de l'armée de Lautrec: tous amenés là par l'étiquette, par l'intrigue, par le besoin de se montrer au pouvoir pour ne pas être oubliés de lui dans la distribution des faveurs.
Pour préciser les noms les plus illustres, on y voyait Thomas de Maussion, le secrétaire particulier du roi; Cossé-Brissac, le plus beau cavalier de la cour; le savant Pierre Donez, lecteur de François Ier, futur évêque de Lavaur; Robert de Lenoncourt, chapelain de la cour; maître Cagny, premier aumônier du roi; messire Loys Chantereau, grand pénitencier.
Parmi les femmes, quelques-unes des dames d'honneur de la feue reine Claudine, mesdames de Mailly, de Bussy, de Montbreton, Françoise de Foy; puis encore, mesdames de Brézé, d'Aubertot, Anne de Lautrec, attachées à la personne de la régente; Hélène de Tournon, amie intime de Marguerite de Valois, qui l'a immortalisée dans ses poésies.
Une gêne extrême, un malaise sensible régnaient dans l'atmosphère. Les plus habiles, les plus courtisans sentaient la parole expirer sur leurs lèvres. Les phrases banales lancées par intervalles circulaient lentement; on eût dit un cénacle de trépassés.
C'était bien la vie qui manquait à cette réunion. Mais la vie, où était-elle?
Elle n'était pas partie seulement avec le roi, elle s'était enfuie surtout avec ces aimables gazouilleurs, qui naguère paraient ces résidences et semaient l'entrain, la gaieté, l'esprit autour d'eux.
Poètes, écrivains, artistes, tous s'étaient retirés, non pas ainsi qu'on pourrait le croire, comme ces oiseaux ingrats qui se taisent et s'envolent dès qu'ils ont vidé la main qui les nourrit, mais tristement, chassés par les menaces et les persécutions.
Ah! cette époque que nos professeurs d'histoire nous ont appris à considérer comme l'âge d'or des lettres et des arts, nous allons voir bientôt comment elle les traitait et ce qu'elle faisait pour eux. Les bancs du collège et de l'Université nous ont enseigné le mensonge; eh bien, c'est dans le roman que nous trouverons la vérité!
Oui, la cour était triste, chagrine, et ce n'était pas assez, pour la maintenir sous cette impression, de la captivité de son chef, de la défaite de nos armées, de l'absence des hommes de talent: une influence plus fâcheuse que ces maux réunis s'appesantissait encore sur elle.
Le mauvais génie de ce temps, c'était le chancelier Duprat, l'homme aux visées mystiques et ascétiques, le ministre des desseins implacables, des actes intolérants.
Inféodé à la domination romaine, nourrissant d'incessantes pensées d'orgueil qui lui faisaient entrevoir l'héritage de la tiare, le ministre déloyal sacrifiait sans vergogne son pays à son ambition.
La régente était une femme d'une grande intelligence, au milieu de ses vices, de ses erreurs et de ses fautes. Son esprit perspicace ne se dissimulait pas les menées du chancelier, et cependant elle ne faisait rien pour les entraver. Elle subissait cet homme, ses volontés, ses projets, au point qu'on eût été tenté de croire que le régent, c'était lui, et Louise de Savoie la vassale.
L'audience de la régente était donc descendue à un degré de contrainte difficile pour ses courtisans comme pour elle-même, et les plus habiles ne savaient plus de quel thème faire conversation, quand un son argentin, parti de l'entrée de la salle, fit tressaillir chacun.
La portière s'agita, et sans que les huissiers l'eussent ouverte, une boule bariolée des couleurs les plus criardes et les plus osées vint littéralement rouler jusqu'au bas du trône, dont l'estrade l'arrêta.
Une même exclamation sortit de toutes les bouches:
– Triboulet!..
C'était le cri de délivrance. L'ennui, l'embarras avaient disparu avec cette apparition.
– Eh oui Triboulet!.. répondit l'avorton en se redressant et en rajustant son bonnet, fort compromis dans son entrée excentrique, Triboulet dont un seul grelot fait plus de bruit que tous vos gosiers ensemble, beaux sires et belles dames!..
Et agitant triomphalement sa marotte:
– Allons, ma mie, faites voir que vous n'avez point, comme chacun céans, perdu la vertu de causer!
Le fou du roi avait le droit d'insolence; il en usait même vis-à-vis de son maître qui s'égayait de ses plus audacieuses boutades.
Était-il fou réellement? Son nom l'indiquait; il était d'ailleurs payé pour cela. Les historiens, il est vrai, n'ont pu encore tomber d'accord sur ce point. Après cela, sur quel point, me direz-vous, s'entendent-ils complètement?
Donc, c'était Triboulet, le bouffon, le bavard, le grotesque, le plaisantin, qui partageait avec les lévriers du prince le privilège de tout oser, contre tous, sans que nul, ceux que le fou avait blessés, ceux que les chiens avaient mordus, eussent le droit de crier: Aïe!..
Après tout, pourquoi ne leur aurait-on pas dit un peu leurs vérités, à ces beaux courtisans, quand le roi souffrait bien qu'on lui dît quelquefois les siennes!
Cependant, le bouffon, accroupi au bas du siège de la régente, paraissait plongé dans un entretien des plus attachants avec sa marotte, lui adressant tout bas des questions, et l'approchant de son oreille pour écouter ses réponses. Le tout accompagné de jeux de physionomie grotesques, d'interjections glapissantes et d'une pantomime qui soulevait la jovialité des spectateurs.
On riait d'autant mieux qu'on s'était cruellement morfondu d'ennui.
– Or ça, seigneur Triboulet, demanda la régente, qui ne dédaignait pas de s'associer à l'animation générale, ne nous apprendrez-vous pas quel sujet intéressant vous occupe à ce point, vous et mademoiselle votre marotte?
Triboulet adressa gravement à la princesse un geste indiquant qu'il ne fallait pas le troubler. Puis, tout d'un coup, il lança le hochet en l'air, fit une superbe cabriole en le rattrapant, et s'adressant avec solennité à la régente et à l'assistance:
– Décidément, mademoiselle du Carillon, dit-il en désignant sa marotte, est une personne incivile, qui se joue de moi et me fait des contes à dormir debout.
– Voyez-vous cela! fit la jeune demoiselle d'Heilly, celle des dames qui jouissait de la plus grande familiarité auprès de la régente; mais ne pourrait-on donc savoir au juste ce qu'elle gazouille?
– Elle prétend, voyez l'impertinente! que tandis que vous vous morfondez dans ce Louvre à chercher des objets de distraction et de médisance, il s'y passe à votre barbe de mirifiques aventures dont vous ne vous doutez pas.
A ce début alléchant, chacun dressa l'oreille, entrevoyant déjà du scandale dans l'air.
Encouragé par cette attention, Triboulet poursuivit:
– Ce n'est rien moins qu'histoire démoniaque, et j'ai la chair de poule d'y songer seulement… Foi de bouffon royal! je n'oserai jamais finir, que messire le grand prieur ne m'ait promis un exorcisme si j'ai subi une vision de Satanas.
– Au fait! au fait!.. murmura l'assemblée.
– J'y consens; je parlerai. Mais je mets en gage mademoiselle du Carillon contre l'escarcelle de mademoiselle d'Heilly, que vous ne croirez pas un mot de ce que je vais vous dire, tant il est sûr que vérité est bien moins accueillie dans cette auguste Cour que mensonge…
«Au milieu de cette nuit dernière, pris d'un malaise, je m'étais mis à la fenêtre de mon retrait, là-haut, au quatrième étage, pour essayer si la fraîcheur de l'air ne me soulagerait pas. Il faisait un temps superbe. Madame Phébé et ses filles les étoiles, resplendissaient comme autant de soleils. La cour du Louvre est moins claire en plein midi qu'elle n'était alors.
«Je ne sais plus à quoi je pensais, – peut-être bien ne pensais-je à rien, comme il arrive si souvent à messire le grand pénitencier, fit-il en se tournant vers ce personnage, qui se contenta de hausser les épaules, – quand j'aperçus, aussi distinctement que je vois ici chacun de vous, un fantôme qui se promenait à travers la cour carrée.
– Hein!.. un fantôme!.. répéta le grand pénitencier Loys Chantereau.
– Un fantôme blanc? demanda madame de la Trémouille.
– Un fantôme noir… tout noir…
– Et comment sais-tu que c'était un fantôme? objecta messire Loys.
– Vous allez en juger, reprit le bouffon: c'était un grand corps tout d'une venue; il ne marchait pas, il glissait sur le sable. De la tête aux pieds, il était couvert d'un long drap noir comme on n'en met que sur le cercueil des trépassés. Je n'ai vu ni son visage ni ses mains; tout disparaissait sous ce drap.
Il avançait donc sans que je distinguasse le mouvement de ses pieds… Je parie qu'ils étaient fourchus.
– Et où tendait-il? demanda le grand pénitencier qui, en sa qualité d'exorciste, avait une propension à croire aux apparitions et possessions infernales.
– Il allait tout droit, sans dévier d'un pouce, vers la grosse tour.
– Eh bien, et les fossés… et le pont-levis?
– Attendez donc, messire, c'est là que gît le merveilleux. Je me disais aussi: Et les fossés, et le pont-levis?.. mais il en était moins en peine que moi, et n'y pensait guère, car il allait toujours…
A la Cour du Louvre, on était habitué aux plaisanteries d'un goût équivoque, aux mystifications de messire Triboulet. Tromper les gens, puis se moquer impitoyablement d'eux, était son principal talent. Brouiller les meilleurs ménages, diviser les plus intimes amis, allumer la discorde, susciter les querelles, remuer les médisances, insinuer les calomnies, c'était pour cet étrange objet de la bienveillance royale, récréations journalières.
Il se rendait parfaitement justice à lui-même; il se savait laid, difforme, repoussant, méprisé des hommes, répulsif aux femmes, incapable d'inspirer ni sympathie ni affection, il avait pris à rebours ce monde qui le dédaignait. Relégué au rang des chiens et des perruches, il empruntait l'instinct des uns et des autres, il mordait et il insultait.
Autrement fait, autrement placé, eût-il été meilleur? Nous ne savons; la chose n'est pas impossible; la vieille fable de l'amour rognant les griffes du lion n'est-elle pas puisée à l'enseignement éternel de la nature humaine?
Mais Triboulet était-il capable de ressentir un sentiment si doux?.. et s'il l'eût ressenti, si, en effet, un lambeau de cœur se fût avisé de battre au fond de cette poitrine difforme, quelle femme eût jamais aimé Triboulet?..
Donc, l'amour étant le foyer, la source du bien, le bouffon, haïssant et haï, appliquait toute son intelligence à faire le mal.
Il ne laissait pas d'y être encouragé à merveille, hâtons-nous de le dire, par son influence auprès du roi, et par la manière dont chacun saluait ses saillies, tant qu'elles s'exerçaient aux dépens d'autrui.
Mais on savait aussi ce qu'elles valaient, et c'était à qui se mettrait sur ses gardes dès qu'on voyait poindre une de ces anecdotes scabreuses qu'il inventait ou grossissait si habilement.
En cette circonstance encore, l'incrédulité avait accueilli le début de son récit, et les lazzis dont il l'avait accompagné d'abord justifiaient ce sentiment. Bientôt, néanmoins, son ton devint si sérieux, son geste si expressif, qu'il rendit son auditoire aussi attentif qu'il était grave lui-même.
On brûlait trop de sorciers, à cette époque, pour se piquer d'esprit fort. De tout temps le Louvre avait eu une réputation suspecte, sous le rapport des malins esprits ou des revenants.
Les fosses de la grosse tour avaient étouffé tant d'iniquités, absorbé tant de victimes connues et inconnues, que l'apparition de quelques-uns de leurs spectres ne se présentait pas à l'esprit du grand pénitencier lui-même comme un phénomène trop invraisemblable.
Le bouffon eut donc la joie de constater, à l'attitude de son auditoire, l'intérêt réel excité par sa narration.
– Ah! continua-t-il, c'est ici que le bénitier de messire Loys de Chantereau eût été d'un grand secours!..
«Je suivais pas à pas l'apparition, curieusement accroché aux grillages de ma croisée, et le cœur me battait, je le déclare, comme le vôtre, seigneur de Cossé-Brissac, certain soir que vous attendiez quelqu'un au fond du grand parterre de la reine…
A cette impertinente apostrophe, le beau Cossé s'agita comme un lion piqué d'un moustique; mais on lui fit signe de réprimer sa colère, et il se contenta de tordre sa moustache en silence.
– Le fantôme noir arriva enfin aux piliers massifs de l'arcade du roi Charles V. J'écarquillais les yeux de plus belle, car cette construction, frappée d'un côté en plein par la lune, projetait une ombre épaisse de celui de la cour.
– Enfin?.. demanda l'un des auditeurs impatienté de ces digressions.
– C'est tout.
– Comment? tout?
– Oui, je perdis de vue mon spectre en cet endroit; s'était-il fondu dans l'ombre? Était-il entré dans le pilier? Je ne saurais dire, je n'en ai rien aperçu. En sorte qu'après être demeuré une grande heure et plus en arrêt sur la maçonnerie, sur le fossé et sur la cour, j'ai fait un grand signe de croix, et je suis rentré prudemment dans mon lit, bien plus malade que quand j'en étais sorti.
«Eh bien, madame la duchesse, et vous, messires, que vous semble de mon aventure? Méritait-elle d'être narrée?»
– Si je l'entendais de tout autre bouche que celle d'un maître sot, répondit le beau Cossé, qui avait sur le cœur l'insinuation du bouffon, je la tiendrais pour étonnante au premier chef.
– En fait de sottises, c'est comme en fait d'esprit, messire, n'est pas maître qui veut.
– Çà, interrompit Hélène de Tournon, parlons raison plutôt, s'il est possible; ne te joues-tu point de nous, suivant ton habitude, messire Triboulet, et tout du moins ne nous contes-tu point comme histoire ce que tu aurais rêvé?
– Non! par ma marotte! belle dame, je tiens pour bien dit ce que j'ai dit, et la preuve, c'est que de ma vie je n'ai ressenti aussi grand'peur qu'à la disparition plus encore qu'à la découverte de ce fantôme.
– Ainsi, tu affirmes ton récit! intervint Louise de Savoie.
– J'ai juré sur ma marotte, tout à l'heure; mais pour vous, mon honorée souveraine, j'atteste sur mon salut.
Ce serment était trop solennel pour laisser subsister aucun doute. Les courtisans se sentirent comme un effroi involontaire.
La régente se tourna vers les ecclésiastiques admis à la réception:
– Quel est votre avis sur tout cela, messires?
– Notre avis, répondit sentencieusement Loys Chantereau, est que les temps sont calamiteux; or, l'Écriture nous enseigne qu'aux jours néfastes il se produit des signes dans le ciel et sur la terre, pour servir d'avertissement aux pécheurs et aux royaumes.
– Oui, les temps sont calamiteux, répéta la régente toute pensive.
– Il n'y a que des messes et des fondations pieuses qui puissent détourner la colère d'en haut, reprit le grand pénitencier; que Votre Seigneurie m'excuse de le lui rappeler.
– Il suffit, messire, dit la régente, nous y songerons.
– Bien parlé! s'écria le bouffon en agitant sa marotte et en regardant le grand pénitencier d'un air narquois, c'est le fait des gens sages de réfléchir avant de conclure.
On sait que Louise de Savoie avait passé pour être entachée des idées de réforme qui remuaient l'ancien monde chrétien. Le clergé la craignait, mais ne l'aimait pas.
Messire Loys Chantereau ne pouvant s'en prendre à elle, allait faire éclater sa colère sur le bouffon, et celui-ci, pressentant la bourrasque, s'était déjà blotti sous une draperie, au coin d'un dressoir.
Un autre incident détourna la semonce.
Deux huissiers soulevaient les tentures, faisant place à une femme qui s'avançait lentement et gravement vers la régente.
A son entrée, tous se levèrent; tous s'inclinèrent sur son passage.
Elle marchait d'une allure de reine, drapée dans de longs vêtements de deuil; et cette sombre parure, sans nuire à sa merveilleuse beauté, faisait ressortir la pâleur mate de ses traits, et le cercle bleuâtre que les larmes ou l'insomnie avaient tracé sous ses yeux.
Elle gravit les degrés du trône et échangea un baiser avec la régente.
Cette femme si belle, si digne et si triste, c'était Marguerite de Valois, la sœur du roi prisonnier, la veuve du connétable Charles d'Alençon, mort tout récemment, et dont elle portait le deuil. Elle venait d'atteindre la trentaine, l'âge où les femmes sont dans leur épanouissement, et n'avait jamais paru plus jeune.
Tandis que chacun se courbait jusqu'à terre en sa présence, le bouffon, hissé sur la pointe des pieds, suivait d'un regard étrangement attentif le moindre de ses mouvements, et de ses doigts crispés se retenait aux draperies qui le dérobaient à tous les yeux.
II
BAISER DE JUDAS
La régente, avant de rendre le baiser qu'elle venait de recevoir, plongea son regard perçant jusqu'au fond du regard mélancolique de la princesse.
– Eh bien, chère fille, lui dit-elle, de façon à n'être entendue que d'elle seule, la consolation n'arrive donc pas?..
Marguerite, embarrassée de ce coup d'œil investigateur dont elle connaissait la puissance divinatoire, se détourna pour l'éviter, et se borna, pour réponse, à pousser un profond soupir.
Puis elle salua les assistants avec une douce gravité, et sa vue ayant rencontré le visage ami d'Hélène de Tournon, elle lui envoya de la main un geste particulièrement aimable.
Elle s'assit ensuite sur le siège le plus rapproché de sa mère, et remarquant le silence qui régnait depuis son entrée:
– Que je n'interrompe pas les entretiens, dit-elle; messires, mesdames, de quoi parliez-vous donc?
– Une histoire singulière, invraisemblable, que l'on nous racontait, répondit quelqu'un.
– Invraisemblable! Oh! mais alors, que l'on m'en fasse part bien vite, répliqua-t-elle en s'efforçant de dominer les préoccupations qui perçaient sur ses traits alanguis. Et qui faisait ce récit?
– Le maître fou de Sa Majesté, Triboulet…
Un mépris indicible succéda soudain à son sourire un peu forcé.
– Triboulet!.. prononça-t-elle avec dégoût; oh! de grâce, alors, n'en parlons plus.
A ce témoignage de dédain, le fou d'office, qui observait tout et entendait tout, sans être vu, devint affreusement livide.
Marguerite de Valois, cette femme si séduisante et si attristée aujourd'hui, était naguère l'âme, le génie inspirateur, la verve de ces réunions. Son gracieux esprit allumait la saillie de tous les autres. La poésie parlait dans ses moindres discours. Par elle, la cour se transformait en un temple des Muses. Elle était l'astre autour duquel les poètes venaient brûler leur encens et ranimer leur souffle. Entre eux et elle, c'était un échange constant de gracieusetés et de largesses.
Poète elle-même, elle écrivait aussi facilement en vers qu'en prose, et sans parler ici de ses œuvres que tout le monde connaît, elle répondait un jour à Clément Marot, qui l'informait en un dizain des ennuis que lui causaient certains créanciers… car les poètes paraissent en avoir toujours eu:
Si ceux à qui devez, comme vous dites,
Vous cognoissois comme je vous cognois,
Quitte seriez des debtes que vous fîtes
Au temps passé, tant grandes que petites,
En leur payant un dizain toutefois,
Tel que le vôtre, qui vaut mieux mille fois
Que l'argent deu par vous en conscience;
Car estimer on peult l'argent au pois,
Mais on ce peult (et j'en donne ma voix)
Assez priser votre belle science.
Une bourse pleine d'or accompagnait les vers, et le poète reconnaissant s'écriait: «Cette Marguerite surpasse en valeur les perles d'Orient.» Clément Marot était latiniste, et se souvenait que Margarita et pierre précieuse, c'est tout un.
Elle mérita d'être célébrée sur tous les tons, et les chroniqueurs, nous léguant son portrait, nous apprennent qu'elle joignait un esprit mâle à une bonté compatissante, et des lumières très étendues à tous les agréments de son sexe. Douce sans faiblesse, magnifique sans vanité, elle possédait une remarquable aptitude pour les affaires, sans négliger les amusements du monde. Sa passion pour les arts et les études couronnait tant d'éminentes qualités.
Cependant elle nous apparaît en ce moment, dans cette réunion officielle, pensive et soucieuse, en proie à un mal mystérieux, dont sa mère et les courtisans cherchent en vain à pénétrer les causes.
Ils en trouvent beaucoup, sans doute… Les événements, l'absence cruelle du roi, les douleurs d'un récent veuvage, la disparition des lettrés et des artistes qui égayaient et occupaient sa vie; mais, de tous ces motifs, quel est le vrai, et tous réunis, justifient-ils un marasme si grand?..
Le chevalier de Brissac allait ranimer pour elle la conversation; mais la voix sonore du chef des huissiers arrêta la parole sur ses lèvres, en jetant à l'assemblée cette annonce imposante:
– Messire Antoine Duprat, grand chancelier!..
Antoine Duprat, premier ministre de François Ier, était l'homme le plus considérable de la cour. Nous avons dit un mot déjà de son caractère et de ses tendances.
Il traversa la salle, le front arrogant, sans laisser tomber un signe d'attention sur les courtisans courbés à son passage, et s'avança jusqu'à la régente, à laquelle il adressa un salut cérémonieux, en baisant la main qu'elle lui tendait.
Il balbutia un mot d'excuse ou d'explication sur l'ennui des affaires, qui ne lui avait pas permis de venir plus tôt, et se tourna vers la princesse Marguerite.
Duprat avait passé l'âge de la jeunesse; c'était cependant un homme encore plein de vigueur, et qui ne révélait rien des approches de la vieillesse, ni sur ses traits, ni dans sa démarche. Ses cheveux noirs épais, sa barbe soignée où se mêlaient à peine quelques filets d'argent, encadraient un visage qui ne manquait pas de régularité, mais auquel faisait défaut une qualité supérieure à toute la beauté possible, la sympathie. Ses traits étaient durs, son œil distillait la duplicité.
Le regard que la régente et lui avaient échangé, dans leur salutation, était froid et cérémonieux; quiconque même eût bien observé les détails de cette réciprocité de politesse, eût vu les doigts de Louise de Savoie se recourber nerveusement sous les lèvres du ministre. Il y avait dans ce geste involontaire quelque chose de la sensitive crispée par un contact répulsif.
Mais il est vrai de dire qu'en apercevant Marguerite près du trône, la physionomie ascétique et rogue du chancelier subit une transformation. Le soleil perçant à travers un nuage n'opère pas un rayonnement plus soudain ni plus lumineux.
– C'est grande joie, dit-il en souriant, de rencontrer Votre Seigneurie en cette réunion, à laquelle elle fait si souvent défaut.
– Que voulez-vous, messire, répondit, avec une froideur calculée, la princesse, la douleur aime la solitude.
– Permettez-moi, Altesse, de déposer…
Et il s'avançait pour baiser sa main comme celle de sa mère.
Si quelqu'un eût pu voir en cette minute le masque grimaçant du bouffon, toujours caché sous sa draperie, on eût été saisi de l'expression d'appréhension et de rage qui en contractaient tous les muscles.
Ses lèvres blêmies s'ouvraient dans un rictus horrible; ses yeux injectés de sang, allaient jaillir de leur orbite; ses sourcils roux se dressaient hérissés; on eût juré un bouledogue furieux qui va s'élancer sur sa proie.
– Que faites-vous, monseigneur! dit la princesse en retirant sa main, dont le chancelier touchait déjà l'extrémité. Sur Dieu! mais vous n'y songez pas!.. Allez, l'étiquette ne vous oblige point à un tel sacrifice.
– Que voulez-vous dire, auguste dame? demanda le ministre, ému de cet accueil et ne souriant plus qu'avec mauvaise grâce.
– Eh quoi! faut-il vous l'expliquer? Oubliez-vous que cette main, sur laquelle vous prétendez placer votre hommage a touché la même plume que tant d'autres réputés par vous hérétiques et dignes du bûcher?..
L'attaque était rude, car elle était juste.
Le grand mouvement de la révolution religieuse commençait en Europe. Il y avait sept ans déjà que Luther avait subi sa première condamnation canonique, cinq ans que cette sentence avait été renouvelée, et quatre ans qu'il avait été anathématisé et décrété d'hérésie.
Ainsi qu'il arrive inévitablement, les persécutions grandissaient son importance et multipliaient ses adhérents.
Il ne nous appartient pas, et nous nous en félicitons, de faire l'historique des douloureux combats; mais il ne nous était pas permis de les passer entièrement sous silence, à cause du rôle essentiel qu'y prirent les principaux héros de cet ouvrage.
Le cri de révolte de Luther eut donc certains abus pour point de départ, et ce cri trouva un puissant écho dans la Saxe tout entière, où le peuple, un grand nombre d'ecclésiastiques, de moines, d'abbés et d'évêques, s'associèrent aux prédications du réformateur; la Suisse les imita, sous l'impulsion de Zwingle, et l'Allemagne s'agita dans le même sens.
Enfin les idées nouvelles pénétrèrent en France, à Paris, au sein de la cour.
Duprat voulut servir de digue au torrent. Il se jeta résolument à la traverse, fit appel à la Sorbonne, augmenta ses attributions, l'investit du droit d'examen, la constitua en tribunal et obtint de ses docteurs en théologie un décret, daté du 15 avril 1521, par lequel Luther, sa doctrine et ses partisans furent solennellement condamnés, comme ils l'avaient été à Rome.
Cet arrêt ralentit un instant la marche de la révolte et de la discussion, mais elle ne tardèrent pas à reprendre d'une façon plus dangereuse pour l'autorité papale, car le corps des évêques commença à s'y ranger. La ville de Meaux vit se former le premier noyau des réformateurs, et cela sous l'égide de son propre évêque, Guillaume Brinçonnet.
Bravant les foudres du saint-siège, les décrets de la Sorbonne et les menaces du chancelier de France, ce prélat se trouva d'accord avec Jean de Montluc, évêque de Valence; Jean de Bellay, évêque de Paris; Châtelain, évêque de Mâcon; Caraccioli, évêque de Troyes; Guillard, évêque de Chartres; Gérard, évêque d'Oléron; Morvilliers, évêque d'Orléans; Saint-Romain, évêque de Pamiers; Jean de Moustier, évêque de Bayonne; Oder de Coligny, cardinal de Châtillon, et nombre d'autres prélats, docteurs, abbés, et presque tous les professeurs du collège de France.
On voit quelle force acquérait cette révolte spirituelle.
La mère du roi François Ier, Louise de Savoie, goûtait à son tour la nouvelle doctrine et la faisait partager à son fils, ainsi qu'elle le rapporte elle-même dans le journal de sa vie: «L'an 1522, en décembre, mon fils et moi, par la grâce du Saint-Esprit, commençasmes à cognoistre les hypocrites blancs, noirs, gris, enfumés et de toutes couleurs, desquels Dieu, par sa clémence et bonté infinie, veuille nous préserver et desfendre; car, si Jésus-Christ n'est menteur, il n'est poinct de plus dangereuse génération en toute nature humaine.» (Collection de Mémoires particuliers sur l'histoire de France, tome XVI, page 434.)
Un exemple venu de si haut offrait plus de dangers que tous les autres, et Duprat, que la cour de Rome ne cessait de combler d'éclatantes faveurs, déploya un zèle en rapport avec celui-ci. Il défendit à Paris, comme on le défendait à Rome, sous des peines terribles, d'imprimer aucune traduction des livres saints en langue vulgaire, ni aucun autre ouvrage sur les matières religieuses.
Ensuite, il usa de l'influence qu'il exerçait sur l'esprit flottant du roi, sur la volonté de la régente, pour faire disgracier les prélats qui persistaient dans leurs velléités de réforme, et pour organiser des mesures contre les novateurs.
Or, parmi ceux-ci étaient les poètes, les écrivains; et voilà comme, sans en excepter le favori des princes, Clément Marot lui-même, ils furent obligés de s'exiler pour se soustraire à la colère du chancelier, aux poursuites de la Sorbonne.
Hélas! tous n'y réussirent pas, et les prisons s'emplirent bientôt de victimes.
A la cour, la régente et le roi n'avaient pas seuls témoigné de leur penchant à l'égard des novateurs. Marguerite de Valois s'était prononcée hautement pour eux, et tandis que sa mère et son frère étouffaient leurs tendances sous l'influence du chancelier, Marguerite, persévérant dans sa révolte, bravait ses délits et déposait ses opinions dans le livre imprimé depuis, malgré le ministre, la Sorbonne et l'inquisition, le Miroir de l'âme pécheresse.