Kitabı oku: «Histoire de Sibylle», sayfa 3
V
MISS O'NEIL
M. de Férias, qui pensait que l'éducation morale des enfants doit être commencée dès le berceau, n'avait mis aucune hâte à entreprendre l'éducation intellectuelle de sa petite-fille.
– L'âme, disait-il, est comme la moelle de ces jeunes arbres: elle veut être soutenue et dirigée dès qu'ils naissent; mais nous devons, comme fait la nature, attendre un certain degré de force et de maturité pour en tirer des fruits. Plus ce petit cerveau, ajoutait-il en caressant la blonde tête de Sibylle, témoigne d'heureuses et faciles dispositions, plus il demande à être ménagé et respecté dans sa fleur.
Cependant il y eut pour le marquis et la marquise de Férias, lorsqu'enfin ils jugèrent opportun d'initier Sibylle aux mystères de l'alphabet, il y eut une heure de doute et d'amertume qui fut pour madame de Beaumesnil une heure d'extrême jubilation. Cette intelligence, qui semblait si prompte et si ouverte dans le monde de la fantaisie, le seul où elle se fût exercée jusque-là, se trouva, devant la science positive de la lecture, d'une incapacité affligeante. Ni tendresses ni rigueurs ne pouvaient vaincre le dégoût de cet esprit rêveur pour une application régulière. La pauvre marquise, y perdant ses peines et jusqu'à sa patience céleste, appela à son aide le curé de Férias, comme plus imposant. Le curé, qui était homme de conscience et de plus pénétré d'un profond respect pour la famille de Férias, apporta à sa tâche un soin religieux, et n'eut pas plus de succès.
– J'en maigris, disait-il.
Avec le temps, il devait en voir bien d'autres.
– La pauvre petite sera idiote, répondait madame de
Beaumesnil. Ils l'ont abrutie. J'en étais sûre… A cinq ans,
Clotilde savait lire et même elle récitait des fables!
– Je ne vois qu'un miracle, reprenait le curé, qui puisse nous tirer de cette impasse.
Le miracle eut lieu, non pas tel peut-être que l'entendait le curé, mais tel qu'il est toujours permis de l'espérer de la bienveillance divine. Les miracles se font dans les coeurs, c'est là qu'ils sont possibles et fréquents. – Sibylle n'ignorait pas qu'elle était orpheline, et elle savait le triste sens de ce mot; mais sur ce douloureux sujet, M. et madame de Férias, redoutant de donner un objet trop précis à sa vive sensibilité, lui avaient toujours refusé les éclaircissements que réclamait parfois sa cruelle curiosité d'enfant. Son père et sa mère étaient au ciel, et c'était tout. Les subalternes avaient reçu et exécuté fidèlement l'ordre de s'en tenir à la même réponse. On leur avait surtout interdit toute parole, tout signe même qui aurait pu attirer l'attention de Sibylle sur les deux tombes blanches du petit cimetière. Malgré ces précautions, Sibylle, qui accompagnait chaque dimanche ses vieux parents à la messe de la paroisse, finit sans doute par surprendre dans leur air et dans leurs regards, lorsqu'ils passaient devant ces deux tombes, quelque chose de particulier; car un jour, sortant de l'église, elle alla droit aux deux marbres incrustés de lettres d'or, et se retournant vers sa nourrice qui la suivait effrayée:
– Qu'est-ce qu'il y a d'écrit là? dit-elle.
– Rien, dit la nourrice.
– Il y a des lettres, reprit Sibylle, le sourcil froncé: lis-moi ce qu'il y a.
– C'est du latin, mademoiselle.
Sibylle leva légèrement les épaules et s'en alla. A dater de ce jour, le bon curé de Férias ne reconnut plus son élève; il se frottait les mains, il se félicitait:
– Je savais, disait-il, qu'à force de patience j'en viendrais à bout.
Un mois après, Sibylle, sous prétexte de s'informer de la santé de son professeur, qui avait un peu de goutte, se fit conduire au presbytère. En passant, elle entra dans le cimetière, s'arrêta devant les tombes, demeura un moment silencieuse, l'oeil fixé sur les lettres d'or, puis elle s'agenouilla et pleura. Le miracle était fait, Sibylle savait lire.
Une fois en possession de cette clef élémentaire des connaissances humaines, Sibylle, ainsi qu'il arrive souvent aux esprits de sa trempe, s'en servit avec une ardeur impatiente qui eut désormais besoin d'être modérée et contenue plutôt qu'excitée. Cette fièvre de savoir, qui se portait sur tout et touchait à tout assez indiscrètement, eut deux résultats principaux: le premier fut d'embarrasser à l'excès, en mainte occasion, l'humble précepteur de Sibylle, le second d'engager M. de Férias à retirer les clefs de sa bibliothèque. Le vieux marquis avait trop de jugement toutefois pour se contenter de cette précaution banale; il ne s'alarmait pas d'ailleurs outre mesure de cette fermentation où les rêveries mystiques et les curiosités positives semblaient s'agiter pêle-mêle. Ne rien négliger, ne rien étouffer, mais dégager les éléments confus qui bouillonnaient dans ce jeune cerveau, en régler les aspirations, en discipliner les forces, féconder enfin ce chaos en l'ordonnant, c'était une conduite qui lui était suffisamment tracée par ses principes. Mais M. de Férias sentit que le gouvernement d'une intelligence si active ne pouvait être abandonné plus longtemps aux faibles mains et à la routine pédagogique de l'abbé Renaud: il résolut d'appeler sans retard une institutrice qui aurait, dans l'éducation de sa petite-fille, la charge de la partie temporelle, tandis que la partie spirituelle resterait naturellement confiée aux soins du prêtre. L'abbé eut la modestie de reconnaître la convenance et même la nécessité de cette combinaison:
– L'enfant, dit-il simplement, laisse voir une sorte de petit génie bizarre dont je suis incapable de débrouiller l'écheveau; tout ce que je pourrai faire, monsieur le marquis, ce sera de lui apprendre son catéchisme, et cela encore, ajouta-t-il en soupirant, avec la grâce de Dieu.
Pour le choix d'une institutrice, M. de Férias crut pouvoir s'en remettre à la sollicitude de son cousin, le comte de Vergnes, grand-père maternel de Sibylle, auquel sa résidence à Paris et ses relations étendues dans le monde devaient faciliter cette tâche délicate. Il écrivit au comte une lettre grave et touchante dans laquelle, en l'édifiant amplement sur les dispositions de sa petite-fille, il le suppliait de ne rien négliger pour que l'institutrice fût digne de l'élève. Un mois après, M. de Férias, qui commençait à s'inquiéter du silence du comte, en reçut la réponse suivante:
"Mon cher cousin,
"A force de plonger, comme un pêcheur de perles, dans l'océan parisien, je crois avoir mis la main sur le trésor demandé. La personne n'est pas d'une physionomie très-séduisante. Elle n'a point d'ailes; néanmoins c'est un ange, dit-on. Je me figurais les anges autrement, mais n'importe, et je vous l'expédie en même temps que ma lettre. Envoyer votre voiture à la gare de ***, train du soir (espoir!). La personne vient d'achever une éducation très-heureuse dont elle a été maigrement récompensée. Votre domestique la reconnaîtra au signalement suivant: Miss O'Neil (Augusta-Mary), trente ans, d'un blond flamboyant, Irlandaise, d'une famille noble très-ancienne, parle toutes les langues mortes et vivantes, tricote, peint, joue de la harpe et monte à cheval. Une foule d'et caetera.
"Pluie de baisers à Sibylle. Je languis aux pieds de la marquise."
Une telle lettre, dans une circonstance à ses yeux si intéressante et si essentielle, parut au marquis de Férias d'une légèreté à peine supportable, et, bien qu'accoutumé aux formes mondaines et évaporées qui recouvraient chez M. de Vergnes un fonds assez sérieux de réflexion et de sensibilité, ce ne fut pas sans appréhension qu'il se rendit de sa personne à la gare de *** pour y recevoir l'institutrice qui lui était annoncée dans un langage si équivoque. Le premier aspect de miss O'Neil descendant de wagon avec son sac de voyage fut loin de dissiper les angoisses du marquis: il la reconnut sans peine, malgré les ombres du crépuscule. Miss Augusta-Mary O'Neil affirmait immédiatement son identité. C'était une grande fille maigre, anguleuse, marchant avec une régularité et une roideur d'automate; instinctivement on évitait ses coudes, qui semblaient toujours près de percer ses manches; de chaque côté de son visage aux pommettes saillantes, de longues boucles couleur de feu pendaient comme deux branches de saule. Un chapeau d'été en paille brune, affectant vaguement la forme d'un saladier renversé, surmontait, comme un dôme, cette disgracieuse anatomie. Le coeur de M. de Férias se serra:
– Vraiment, murmura-t-il, de Vergnes est bien coupable!
Cependant, lorsqu'il se fut approché de la pauvre miss O'Neil, il vit briller dans son oeil d'un bleu pâle une clarté pareille à celle qui tombe des étoiles, si pure, si honnête, si tendre, en même temps si triste, qu'il en fut soudain ému et à demi conquis. Miss O'Neil, que la conscience de son malheureux extérieur rendait timide, répondit aux compliments courtois du vieux marquis avec un peu de gaucherie, mais en bons termes, sobres et convenables. Sa voix était d'une douceur musicale. M. de Férias commençait à croire, comme M. de Vergnes, que la personne pouvait être un ange, bien que ses ailes fussent effectivement peu apparentes. Il la fit asseoir à ses côtés dans sa voiture, qui prit le chemin de Férias, et il ne différa pas un instant de l'éclairer sur le caractère du jeune esprit dont la direction allait lui être livrée. L'Irlandaise l'écouta religieusement sans l'interrompre jusqu'à ce qu'il eût terminé son discours par un bref résumé de ses principes an matière d'éducation.
– Monsieur, dit alors miss O'Neil, je vois ce qu'est l'enfant, et je suis heureuse qu'elle soit ainsi. Quant à vos principes, ce sont exactement les miens. Développer et cultiver les dons naturels d'une intelligence, c'est un devoir et ce n'est jamais un danger, si l'on fait en sorte que l'idée de Dieu domine tout et sanctifie tout.
Le marquis respira longuement sur cette phrase. Il secoua la tête à plusieurs reprises d'un air de satisfaction, et un nuage de poudre parfumée se répandit dans la voiture.
– Ma chère miss O'Neil, reprit-il, je vous prierais maintenant, si je l'osais, de me conter votre histoire, sur laquelle je vous avoue que mon cousin de Vergnes m'a très-incomplétement renseigné; mais n'allez pas au moins, miss O'Neil, vous méprendre sur les motifs de mon indiscrétion: c'est uniquement au nom de l'intérêt dont vous m'avez tout de suite pénétré que je sollicite cette faveur de votre condescendance.
On ne saurait dire combien l'affectueuse urbanité du vieux marquis parut à miss O'Neil chose nouvelle et savoureuse. Pauvre et laide jusqu'au ridicule, le monde, on le conçoit, ne l'avait point gâtée. Enveloppée sans cesse d'une atmosphère glaciale qui la contractait, toujours empesée, crispée et nerveuse comme une personne qui marche sous des regards malveillants et ironiques, elle avait beaucoup souffert dans sa fierté, qui était grande et légitime. Pour la première fois de sa vie, elle se sentit appréciée: ce beau vieillard lui parlait un langage qu'elle n'avait jamais espéré entendre que dans le ciel, de la bouche des élus ses frères, uniquement épris de la beauté et de la splendeur morales. Profitant de l'obscurité, elle laissa glisser de sa paupière deux larmes qu'elle essuya du bout de son gant de soie noire; puis elle conta brièvement son histoire, qui était d'ailleurs fort simple. Le seul point sur lequel elle insista fut l'antique origine de sa famille: elle descendait des anciens rois d'Irlande, qui n'étaient à la vérité, ajoutait-elle, que des chefs de clan; mais enfin un de ses ancêtres, Fergus le Roux, figurait authentiquement au nombre de ces chefs irlandais auxquels le prince Jean Plantagenet (dont miss O'Neil ne prononçait le nom qu'avec une amertume dédaigneuse) avait eu l'indécence de tirer la barbe dans une cérémonie publique. Le père de miss O'Neil lui avait laissé une fortune assez ronde; mais elle avait deux frères qui n'avaient pas apporté dans l'administration de leur bien toute la prudence désirable. M. de Férias comprit que l'héritage de miss O'Neil s'était englouti bénévolement dans les désordres fraternels. Au surplus, les fonctions auxquelles elle avait dû se consacrer lui plaisaient extrêmement et lui avaient donné tout le bonheur possible, jusqu'au jour où elle avait dû quitter son élève; mais ce jour lui avait déchiré le coeur. Elle avait offert de demeurer auprès de la jeune personne à des conditions qui lui répugnaient un peu, mais qu'elle croyait acceptables (en qualité de femme de chambre probablement, la pauvre fille!); la famille s'y était refusée pour des raisons de convenance dont elle-même reconnaissait d'ailleurs la valeur.
– Miss Augusta, dit la marquis, permettez-moi de vous affirmer que vous n'aurez jamais à craindre dans ma maison un pareil déchirement. Tant que je vivrai, ma chère miss O'Neil, vous vivrez sous mon toit, et je me tromperais étrangement sur les sentiments de ma petite-fille, si elle ne faisait pas honneur, après moi, à la recommandation formelle que je compte lui laisser à cet égard.
Miss Augusta ne put que murmurer un remercîment indistinct; mais elle passa de nouveau son gant de soie noire sur sa joue osseuse.
Ce fut sur ce pied d'heureuse intelligence que M. de Férias et miss O'Neil descendirent de voiture dans la cour du château. Peu d'instants après, la marquise, que son mari avait eu soin de prémunir, par deux mots de préface, contre l'impression du premier coup d'oeil, complétait le ravissement de l'Irlandaise par la tendre bienveillance de son accueil. Il était tard. On introduisit à petit bruit miss O'Neil dans la chambre de Sibylle, qui dormait dans ses rideaux blancs, un bras replié sous sa tête et perdu dans ses boucles soyeuses, avec la grâce que son âge charmant porte jusque dans le sommeil. La nourrice approcha une lampe, et miss O'Neil contempla longtemps sans parler l'enfant immobile et dont le souffle même semblait suspendu, tandis que la marquis et la marquise se penchaient derrière elle, le visage empreint d'un sourire d'extase. A un mouvement soudain que fit Sibylle, miss O'Neil posa un doigt sur ses lèvres, recula discrètement de quelques pas, et, montrant aux deux vieillards attentifs son oeil humide et rayonnant:
– C'est un archange, dit-elle d'un ton de mystère; je l'adore!
Installée aussitôt dans un appartement voisin avec une ampleur et des raffinements auxquels elle avait été peu accoutumée, la descendante de Fergus le Roux, malgré la fatigue du voyage, demeura éveillée une bonne partie de la nuit, promenant un regard attendri sur les grandes tapisseries à personnages qui l'entouraient: c'étaient, dans des bocages élyséens, des bergers en culottes courtes et des bergères à paniers, qui paraissaient heureux, mais qui l'étaient assurément moins que miss O'Neil. Il est désolant de penser qu'au moment même où l'honnête créature prenait si délicieusement possession de ce paradis, l'épée flamboyante, toute prête à l'en chasser, planait déjà sur sa tête.
Le lendemain matin, madame de Férias, après un entretien qui la fortifia dans tous les sentiments qu'elle avait déjà voués à miss O'Neil sur la parole de son mari, alla présenter l'institutrice à son élève. Sibylle, qui avait, à un degré rare pour son âge, le discernement de l'harmonie et de la beauté, considéra d'abord miss O'Neil avec inquiétude et répondit froidement à ses avances, en personne mal édifiée par les circonstances extérieures et qui réserve son jugement. La marquise les laissa ensemble pour qu'elles fissent connaissance plus commodément, et descendit au salon. Elle y trouva M. de Férias contant les mérites de miss O'Neil à l'abbé Renaud et à madame de Beaumesnil, que l'importance de l'événement avait attirés tous deux au château dès l'aurore.
– Eh bien, ma chère? dit le marquis.
– Eh bien, mon ami, autant que je suis capable d'en juger, c'est un esprit très-élevé et un coeur évangélique.
– Vous voyez, reprit le marquis d'un air radieux en s'adressant à ses hôtes, vous voyez, c'est un diamant, et ce sera, je le lui ai promis du reste, un diamant de famille! Il faut avouer que de Vergnes, sous son apparente légèreté, cache un tact et une sûreté de jugement peu ordinaires! Elle n'est pas belle, c'est vrai; mais j'en suis bien aise. Ce sera pour Sibylle un enseignement de plus: nous lui démontrerons en quelque sorte sur cet exemple vivant, combien les avantages physiques sont de mince valeur comparés à cette parure morale qui brille chez miss O'Neil comme dans un riche écrin, j'entends la noblesse des sentiments, la pureté de l'âme, les grâces de l'esprit…
– Les douces vertus du caractère… dit la bonne marquise.
– Et les solides principes religieux, ajouta le curé.
Au milieu de ce concert, la porte du salon s'ouvrit avec fracas, et la nourrice, qu'on appelait dans le château madame Rose, entra brusquement, les traits si étrangement bouleversés que l'annonce d'une catastrophe lui sortait pour ainsi dire par les yeux.
– Au nom du ciel! nourrice, qu'y a-t-il? s'écria le marquis en se levant.
– Monsieur le marquis, dit madame Rose, reprenant difficilement haleine, elle n'est pas chrétienne!
– Quoi? qui? Miss O'Neil? Pas chrétienne?.. C'est impossible!
Vous êtes folle, nourrice!
– Elle n'est pas chrétienne! reprit madame Rose en appuyant; c'est une chose sûre, puisqu'elle a demandé tout à l'heure à Jean s'il y avait un ministre protestant dans les environs, et si elle pourrait aller facilement au temps tous les dimanches.
– Protestante! dit le marquis, retombant anéanti sur son fauteuil. Protestante!.. Puis, après une pause: – Madame Rose, reprit-il d'une voix altérée, c'est bien, laissez nous!
Il y eut quelques minutes d'un silence complet: la marquise échangeait avec son mari des regards douloureux; le curé et madame de Beaumesnil avaient joint les mains et les levaient de temps à autre vers le plafond avec un air de consternation sincère chez le premier, mais qui, chez la dame, n'était qu'une contenance, car, en réalité, la bombe qui venait d'éclater chez ses voisins n'avait jeté dans son coeur, toujours rongé d'envie, qu'une pluie de fleurs et de rosée.
– Il faut convenir, dit enfin le marquis avec éclat, que de Vergnes est impardonnable! Voilà bien l'indifférence et la frivolité parisiennes!.. Une chose si capitale! il ne s'en informe même pas!.. Il m'eût envoyé tout aussi bien une juive ou une mahométane… mon Dieu! tout aussi bien! Voilà de Vergnes! Quant à moi, comment m'en serais-je informé? Comment m'imaginer une pareille négligence? Comment une idée si insensée, si absurde, m'eût-elle un seul instant traversé le cerveau?.. D'ailleurs elle était Irlandaise, et j'ai dû croire… car il a fallu vraiment une fatalité particulière!.. Au surplus, je n'apprendrai à personne ici que la nourrice, en refusant à miss O'Neil la qualité de chrétienne, parlait en ignorante femme du peuple. Miss O'Neil n'est pas catholique, voilà tout, et c'est parbleu bien suffisant; mais, à part la déplorable erreur de sa croyance, elle n'en reste pas moins une femme digne d'intérêt, digne d'égards… et véritablement je me trouve, vis-à-vis d'elle, dans un embarras effroyable… Que faire?
– Il me semblerait difficile, monsieur le marquis, hasarda timidement le curé, de laisser une institutrice protestante auprès de mademoiselle Sibylle, surtout au moment où l'enfant se prépare à sa première communion.
– Oh! Seigneur! s'écria madame de Beaumesnil avec un élan d'indignation qui se tourna aussitôt en hilarité réservée.
– Cela n'est pas possible, reprit le marquis, je n'y songe pas un instant, madame, veuillez le croire; mais j'ai l'âme navrée, je vous le confesse: outre que je ne renonce point sans amertume à faire profiter ma petite-fille des talents, et je dirai même, quoi qu'il en puisse être, des vertus de cette personne, je frémis du coup que je vais porter à un coeur aussi sensible, aussi délicat que m'a paru l'être celui de miss O'Neil. Moi-même j'aurai contribué, par l'imprudence de mon langage, – mais mon propre coeur m'entraînait, – à lui rendre ce mécompte plus poignant. Oui, je donnerais un de mes bras tout à l'heure pour lui épargner et pour m'épargner à moi-même l'explication et la séparation qui semblent désormais nécessaires.
– Cela est dur assurément, mon ami, dit la marquise; mais si vous reconnaissez que cela est nécessaire…
– Le plus tôt sera le mieux, interrompit brutalement madame de
Beaumesnil.
– Pardon, madame, répliqua un peu vivement le marquis; mais vous ne prétendez pas sans doute que je chasse cette jeune femme comme un voleur, si protestante qu'elle puisse être!
Il y eut une nouvelle pause de silence, après laquelle la marquise reprit avec douceur:
– J'allais dire, mon ami, que, si vous le désiriez, je me chargerais d'interpréter vos intentions à miss O'Neil.
– Non, ma chère, non. Vous voulez toujours prendre les peines pour vous. Cela n'est pas juste. Miss O'Neil est-elle seule en ce moment que vous sachiez?
– Sibylle est avec elle.
– Faites appeler l'enfant.
La pauvre miss O'Neil cependant, lorsqu'elle était demeurée seule avec Sibylle après le départ de la marquise, avait lu facilement dans les yeux de son élève la prévention peu favorable qu'elle lui inspirait. Elle s'était bien gardée de chercher à vaincre cette antipathie par des prévenances et des caresses inopportunes. Elle n'embrassa même point Sibylle, bien qu'elle en mourût d'envie. Lui souriant seulement le plus doucement qu'elle put, elle l'emmena dans sa chambre, sous le prétexte, toujours bien accueilli des enfants, de la faire assister au déballage de ses caisses. Miss O'Neil, en effet, commença par exposer à la lumière son humble trousseau qu'elle casa ensuite dans les armoires avec méthode. Pendant cette partie de l'opération, qui du reste ne fut pas longue, Sibylle, debout au milieu de la chambre, les bras croisés par derrière, le front soucieux, contemplait sans mot dire, et non sans dédain, les allées et venues de l'affairée miss O'Neil, qui lui semblait, en vérité, se donner beaucoup de peine pour peu de chose; mais son joli visage se détendit et s'éclaira bientôt du plus vif intérêt, quand elle vit sortir successivement des profondeurs d'une caisse l'herbier de miss O'Neil, puis sa palette, ses pinceaux et son chevalet, enfin une demi-douzaine de tableaux, ouvrage de miss O'Neil. Les questions de l'enfant commencèrent alors ardentes et pressées; mais elles s'arrêtèrent soudain devant une vision plus éclatante et plus mystérieuse encore: c'était une harpe que l'Irlandaise dégageait de son étui; et quand miss O'Neil, ayant placé l'instrument sur sa base dorée, crut devoir en tirer quelques accords d'un air rêveur, l'enthousiasme de Sibylle pour cette merveilleuse étrangère ne connut plus de bornes.
– Vous m'apprendrez tout ce que vous savez, miss O'Neil?
– Tout, certainement, ma chérie.
– Je saurai, comme vous, le nom de toutes les fleurs?
– De toutes les fleurs, mon enfant.
– Je jouerai de ce bel instrument, comme les anges?
– Comme les anges.
– Et je ferai des tableaux comme les vôtres?
– Assurément, et meilleurs que les miens, j'espère.
– Je ne crois pas que cela soit possible, miss O'Neil, car ils sont superbes.
Et pour témoigner sans retard à miss O'Neil sa respectueuse admiration, Sibylle s'empressa de lui rendre tous les petits services que l'occasion pouvait réclamer. Elle l'aida de son mieux à classer et à ranger dans la chambre toutes ses richesses, et quand le moment fut venu de suspendre les tableaux, Sibylle, montée sur une chaise, présenta les clous à miss O'Neil. Ces tableaux, par parenthèse, sans être aussi superbes qu'ils le paraissaient à Sibylle, ne laissaient pas d'avoir quelque mérite, surtout par le sentiment et par la couleur; mais on pouvait leur reprocher une certaine monotonie de composition. Presque tous, effectivement, représentaient le même sujet, avec de très-légères variantes, comme l'indiquaient d'ailleurs les inscriptions, vraiment superflues, que miss O'Neil, dans sa modestie, avait jugé prudent de faire graver sur les cadres: Vue d'un lac au clair de lune (par miss O'Neil). – La lune se levant sur un lac (par miss O'Neil). – Le lac. Effet de lune (par miss O'Neil), etc.
L'Irlandaise, ayant terminé ce travail avec le concours de son officieuse petite amie, prit dans le fond de la caisse un dernier tableau qui était enveloppé précieusement d'une gaîne de toile cirée.
– Celui-ci, mon enfant, dit miss O'Neil, n'est point de moi: c'est le dernier souvenir de la jeune fille qui a été avant vous mon unique élève. Elle a travaillé secrètement à cette toile, la pauvre enfant, pendant tout le mois qui a précédé mon départ, et en me la remettant elle m'a priée de ne la découvrir que quand je serais arrivée à ma destination. Ce n'est donc pas sans émotion, mon enfant, je vous l'avoue, que je vais détacher cette enveloppe.
L'enveloppe fut détachée d'une main tremblante. Le tableau, sur lequel miss O'Neil attacha aussitôt son regard impatient, représentait un lac vert-pomme, violemment éclairé par une lune monstrueuse, et au milieu du lac, dans un berceau flottant comme celui de Moïse, un enfant dont les traits, tournés à la caricature, offraient avec ceux de miss O'Neil une ressemblance grotesque. Sur le cadre on lisait: Naissance de miss O'Neil sur un lac. Effet de lune.
L'élève de miss O'Neil, jeune personne d'une humeur enjouée apparemment, avait cru très-ingénieux, très-plaisant et très-aimable de laisser pour adieu à son institutrice cette allusion piquante à ses prédilections pittoresques. Miss O'Neil, malheureusement, n'en jugea pas comme son élève, car elle fondit en larmes, et, tombant tout éplorée sur une chaise:
– Oh,! dit-elle, quelle cruauté! C'est donc vrai… j'ai eu beau faire… elle n'a pas de coeur!.. Non, elle n'en a pas!.. Ah! que j'ai de peine!.. Vous ne pouvez pas comprendre, ma pauvre petite, poursuivit-elle en pressant avec angoisse les mains de Sibylle, qui ne comprenait pas effet, mais qui la regardait avec une émotion sympathique; mais tenez, je vais vous expliquer: cette jeune fille, que j'ai élevée, soignée, caressée pendant dix ans, comme une fleur chérie; pendant dix ans, elle a été jour et nuit ma vie, mon culte, ma passion… Pour ne pas la quitter, je lui offrais d'être sa servante et la servante de ses enfants!.. Eh bien, sa dernière pensée, sa dernière parole, est une moquerie, une dureté, une insulte!.. Vous ne pouvez pas savoir ce que je souffre, pauvre petite, vous ne pouvez pas… c'est impossible! Imaginez que je suis seule au monde, plus seule qu'une autre, parce que je suis laide et disgraciée, et que cela me condamne à être toujours seule, sans affection, sans mari, sans enfants!.. Et j'aurais été une si bonne mère, voyez-vous, Sibylle, une si tendre mère!.. Elle le sait bien, elle, cette malheureuse, que j'ai aimée plus que sa mère ne l'aima jamais. Et voilà… elle me brise le coeur!
Et la pauvre fille cacha sa tête dans ses mains.
– Ne pleurez pas, miss O'Neil, dit Sibylle, essayant de lui prendre les mains; vous ne serez plus seule maintenant. Ma mère, à moi, est au ciel, vous la remplacerez: le voulez-vous?
– Oh! Dieu! chère petite! dit miss O'Neil, qui sanglotait.
– Nous ne nous quitterons jamais, miss O'Neil.
– Non, non, jamais.
– Comment vous appelez-vous, miss O'Neil?
– Augusta-Mary, murmura miss O'Neil à travers ses larmes.
– Eh bien, Augusta-Mary, nous ne nous quitterons jamais.
Miss O'Neil n'y put tenir: elle enleva l'enfant dans ses bras, et, la serrant convulsivement sur son coeur, elle la noya de pleurs et de caresses.
La nourrice les surprit dans cette expansion.
– On demande mademoiselle au salon, dit-elle d'un ton sec.
Sibylle suivit sa nourrice, mais non sans avoir envoyé, avant de sortir, un baiser suprême à son amie.
– Vous avez les yeux rouges, ma mignonne!.. Que s'est-il donc passé? dit le marquis en voyant entrer Sibylle.
– C'est que j'ai pleuré avec miss O'Neil. Son élève, l'autre, lui a joué un méchant tour. Elle en a beaucoup de chagrin; mais je l'ai consolée en lui promettant d'être sa fille et de ne la quitter jamais.
– Bien! dit le marquis: il ne nous manquait plus que cela! Vous devez renoncer à cette idée, ma chère enfant: une circonstance imprévue nous force à congédier miss O'Neil.
– Vous ne le ferez pas, grand-père, je vous en prie. Elle en mourrait. Songez qu'elle est seule au monde, qu'elle est laide et disgraciée. Vous ne le ferez pas. D'ailleurs je l'aime de tout mon coeur, et je crois que j'en mourrais aussi.
– Parfait! de mieux en mieux! reprit le marquis. J'en suis aussi fâché que bous, ma chérie, poursuivit-il; mais malheureusement nous ne pouvons hésiter. Nous venons d'être informés que miss O'Neil appartient à la religion protestante, qui est une religion fausse et mauvaise.
– Je ne puis croire que miss O'Neil ait une mauvaise religion, grand-père. Soyez sûr que cela n'est pas vrai. Elle a le coeur trop bon, et d'ailleurs elle joue de la harpe comme sainte Cécile.
– Il ne s'agit point de harpe, dit avec un peu d'impatience M. de Férias: je vous répète, et vous devez me croire, que miss O'Neil, avec toutes ses vertus, a le malheur de vivre hors de notre religion, qui est la seule bonne et véritable.
– Eh bien, il faut la lui apprendre, grand-père. Je suis sûre qu'elle en sera très-reconnaissante. Le curé la lui apprendra. N'est-ce pas, cher curé?
Le curé s'agitait sur sa chaise.
– Ah! si on pouvait espérer cela! dit à demi-voix la marquise.
– D'ailleurs, reprit Sibylle, qui enlaça de ses deux bras le cou de son aïeul, elle verra si bien, en vivant avec vous, que votre religion est la meilleure, qu'il ne peut pas y en avoir de meilleure au monde… Elle le verra si bien, grand-père! Je vous jure qu'elle le verra!
– Laissez, laissez donc, murmura le pauvre marquis en jetant un regard timide vers le curé.
– Dieu, monsieur le marquis, dit le curé en soupirant et en souriant, met quelquefois la vérité dans la bouche des enfants, vous savez.
Le marquis sauta sur cette branche.
– N'insistez pas, curé, dit-il; vous voyez mon faible pour cette infortunée: un mot de plus, et je la garde.
– On pourrait toujours, dit le curé, essayer pendant quelque temps.
– Elle reste! elle reste! cria Sibylle. Merci curé! merci grand-père!