Kitabı oku: «Le dernier chevalier», sayfa 10
XIII
SENTINELLES PERDUES
Pendant cela, le chevalier d'Assas galopait vers Ruremonde pour rejoindre Auvergne-infanterie, qui devait être en train de plier bagages. Ce n'était pas un rêveur que ce hardi soldat; un nuage resta sur sa pensée, pourtant, pendant qu'il franchissait, au clair de la lune, la première lieue de son étape.
Tout le long de la journée, dans cette maison du conquérant de l'Inde qui abritait une gloire déchue et tant d'espérances trompées, il avait respiré une atmosphère de découragement. Elle avait beau s'asseoir, cette demeure en apparence si riante, au devant d'un délicieux paysage, les tristesses du dedans transpiraient à travers ses blanches murailles et jetaient sur le dehors un brouillard de deuil.
Nicolas ne pouvait manquer de le reconnaître, Jeanneton elle-même, autrefois si gaie, avait subi cette morne influence, et il y avait une détresse dans son sourire.
En était-elle moins charmante? Oh! certes, non, et Nicolas ne l'avait jamais aimée si belle, mais l'extrême mélancolie de cette fête de ses fiançailles lui laissait un poids lourd sur le cœur.
Dans ces pages nécessairement frivoles, écrites au courant de la fantaisie et qui disent la vérité dans le langage du roman, ce n'est point le lieu de séparer avec méthode l'ivraie du bon grain, ni de faire la part exacte des ambitions personnelles et des convoitises égoïstes qui avaient pu, comme un fâcheux alliage, ternir l'effort patriotique de Joseph Dupleix. Au fond du creuset où bout l'initiative humaine, n'y a-t-il pas toujours pour un peu cette scorie de la malédiction originelle?
Nous ne pouvons donner ici que les lignes hautement apparentes des physionomies, telles que nous les revoyons à la distance d'un siècle: aussi avons-nous dit de Dupleix: «Celui-là combattait pour la France», et de son bourreau, vainement défendu par l'école libérâtre: «Celui-ci n'était pas un Français».
Ce jugement peut manquer de profondeur, mais il est candide et net comme la justice des enfants. Demandez aux enfants ce que fit M. le duc de Choiseul, ils vous répondront: – Il fit la guerre hors de propos, il fit la paix au plus mauvais moment, il perdit l'Inde, il brisa l'héroïque épée du Canada…
– Mais n'éleva-t-il rien en revanche?
– Si fait, un monument énorme: l'opulence de l'Angleterre, et un gibet où son nom reste pendu: l'échafaud de Lally.
– Et que reste-t-il de lui?
– Le gland philosophique, planté, arrosé, soigné, qui germa, perça, poussa et devint avec le temps un chêne dont cet autre menuisier en échafauds, le bon M. de Robespierre, tira toutes les planches de son terrible mobilier industriel!
Le chevalier d'Assas jugeait comme les enfants, non point ceux qui sont capables de répondre comme nous venons de le faire, après avoir parcouru la rude histoire de nos glorieux malheurs et de nos hontes, qui, si Dieu le veut, seront fécondes, mais comme les enfants de 1760, qui avaient encore trente ans à attendre pour voir comment, avec beaucoup de fadaises emphatiques, battant comme un marteau l'enclume de la bêtise humaine, Jocrisse-tribun forge un outil capable d'assassiner les rois.
Le chevalier d'Assas admirait Dupleix tout naïvement; il méprisait M. le duc de Choiseul. Il n'en était donc aucunement à regretter son alliance avec Dupleix, et l'eût-il regrettée, il aurait sauté à pieds joints par-dessus toute prudence ou toute répugnance pour aller où son cœur l'entraînait. Ce n'était rien de tout cela qui le préoccupait sur la route solitaire; c'était le présage: «Vous mourrez tous les deux tout jeunes…»
Quant à lui, en vérité, il importait peu. Son métier était de vivre bras dessus, bras dessous avec la mort, mais Jeanne! Je ne vous ai pas dit tout ce qu'il y avait de bien aimé prestige dans le regard de ses longs yeux, dont l'azur sombre languissait sous la richesse de ses cils; je ne vous ai pas dit, car je n'aurais pas su le dire, l'harmonie exquise de ce visage de vierge, tout enrayonné d'or bruni, quand le vent des champs soulevait son opulente chevelure, lourde et brillante à l'œil, douce au toucher comme la soie des écheveaux, au pays des mûriers. Je ne sais plus parler de ces choses, merveilles de la terre.
Ah! je ne sais plus et je ne veux plus; mais le chevalier voulait et savait, lui dont la bonne âme était encore toute vibrante de jeunesse. Et vous devinez bien l'angoisse qui le poignait, ce pauvre chevalier, en voyant tout à coup, au lieu de ces rayons et de ces sourires, un pâle visage de morte…
Car il le vit, et que de beauté encore dans ce navrant tableau!..
Mais, bagadioux, cela ne dura point, je vous l'ai dit. Ce qui nous gêne, là-bas, au Vigan, ce n'est pas la langoureuse penseroserie des rimeurs de ballades. Cette pauvre Lisela n'avait pas la tête bien solide. Elle avait pleuré tout son bon sens, et ces Allemandes ne sont bonnes qu'à porter le diable en terre. Écoutez leurs refrains qui larmoient. Ah! l'ennuyeux peuple dont la poésie couche au cimetière et où la chanson soulève la pierre des tombeaux! Fi des tudesques gaietés, toujours drapées dans quelque suaire, et où l'on entend, sous l'uniforme des hussards, les ossements craquer!
Dès la seconde heure du voyage, Nicolas avait laissé de côté ces lugubres choses pour revenir à des pensées plus riantes, et quand il passa sous les murs de Gueldre, il entonna une chanson de la langue des Félibres, dont tous les vers rimaient joyeusement en ou. Il ne songeait plus qu'à la campagne prochaine et à son mariage, qu'on célébrerait au retour.
À moitié du chemin, entre Meurs et Ruremonde, comme il entrait dans les oseraies qui côtoient la Meuse, il fut arrêté par un «Qui vive?» C'était son régiment en marche pour la Westphalie et formant l'avant-garde du corps de M. de Castries, qui allait passer le Rhin à Wesel pour mettre le siège devant Munster.
La chanson commencée dans la solitude, il l'acheva à la tête de sa compagnie, car une joie folle régnait parmi tous ces soldats, harassés de repos, et l'on ne parlait de rien moins que de marcher tout d'une traite jusqu'à Sans-Souci, pour voir le fameux moulin philosophique, tant célébré par nos confiseurs de vaudevilles.
Bien entendu, nous ne raconterons point cette campagne brillante, mais inutile, qui réunit les deux armées françaises sous le commandement du maréchal de Broglie. Le grand Frédéric eut peur. Il jouait ici sa couronne à quitte ou double.
Beau joueur qui dépensait sans compter les prodiges de son génie militaire, et qui trouvait encore le temps, entre deux batailles, l'une gagnée, l'autre perdue, de griffonner les plus détestables vers que jamais poète amateur ait perpétrés!
Il reculait, malgré ses triomphes personnels. Un instant, acculé dans la Saxe, en face des Autrichiens vainqueurs, il put croire que tout était perdu en apprenant que Berlin avait ouvert ses portes à l'armée russe. Les Français, maîtres de tout la Westphalie, tenaient Minden et s'apprêtaient à franchir la ligne du Weser.
Jamais, même avant le va-tout de Rosbach, Frédéric ne s'était trouvé dans des circonstances plus désespérées.
Ce fut alors que le prince Ferdinand de Brunswick, pour venir en aide à son royal allié, tenta une diversion sur les derrières de l'armée française et mit le siège devant Wesel, en même temps que les Anglais annonçaient bruyamment une descente à Anvers.
Des ordres arrivèrent de Paris. Le jour même où le corps de M. de Castries devait pénétrer en Prusse (Hanovre), en traversant le Weser, sur les ponts de bateaux entièrement achevés, M. de Broglie dessina un mouvement de retraite.
Quatre régiments du corps de Castries, parmi lesquels se trouvait Auvergne, se mirent en marche sur Osnabruck, suivis par deux autres divisions échelonnées.
Ceci avait lieu le 28 septembre 1760. Cinq mois s'étaient donc écoulés depuis l'entrée en campagne.
Ai-je besoin de dire que les mélancoliques souvenirs de la journée des fiançailles étaient loin? On s'était bien battu, on s'était diverti davantage, car, en ce temps, la guerre avait des allures de partie de plaisir: quelque chose comme une grande chasse où le gibier se défendait et où les chiens étaient des hommes.
Les fêtes, les escarmouches, les équipées et les batailles avaient effacé toutes ces impressions, qui n'avaient pas, du reste, beaucoup de profondeur, et Nicolas restait en face du sentiment unique dans sa vie: son grand amour heureux.
Pas un seul instant, en effet, le commerce de lettres ne s'était ralenti entre lui et les habitants du Cloître, et la chère correspondance de Mlle de Vandes semblait témoigner d'un changement favorable dans la position morale des exilés. Les affaires s'amélioraient, on avait reçu du Dekkan des nouvelles moins désastreuses, et le jugement rendu dans le grand procès des treize millions semblait pronostiquer une issue heureuse.
Les quatre régiments d'avant-garde restèrent huit jours à Osnabruck, par suite d'un contre-ordre, motivé sur le faux avis de la levée du siège de Wesel.
– C'est dommage, dit M. de Soleyrac au chevalier: si nous avions tourné du côté de Gueldre, vous auriez pu pousser jusqu'au Cloître et surprendre nos amis en passant.
Le huitième jour, la seconde division, commandée par M. de Castries en personne et qui contenait de la cavalerie, arriva à Osnabruck, d'où le régiment d'Auvergne partit le lendemain, tout seul, en se dirigeant sur Flotow.
Ce n'était plus le chemin du pays de Gueldre. Les officiers et les soldats ne savaient plus où on les conduisait. À Flotow, ils apprirent que la cavalerie de M. de Castries fourrageait jusque vers Pyrmont, ce qui semblait indiquer une marche vers le sud.
Les paysans allemands se moquaient et disaient que l'armée française avait perdu sa route.
Ce fut à Flotow et à cette occasion qu'eut lieu le duel du baron de Glücker et de M. de Plélo, fils de ce diplomate breton qui était mort si glorieusement l'épée à la main, sous les murs de Dantzig, dans la guerre contre l'Autriche. Ce baron de Glücker était un Prussien facétieux, qui eut la bonne idée d'envoyer son valet au quartier français avec un caniche qui portait au cou cette mention: «Chien d'aveugle.»
M. de Plélo, lui, vrai gars de Basse-Bretagne, servait comme simple volontaire, quoiqu'il eût déjà la moustache grise. Ce fut lui qui reçut le caniche par hasard, et le voilà fâché tout rouge. Il monta à cheval et s'en vint, galopant avec le caniche dans ses bras, jusqu'à la brasserie où M. de Glücker se vantait de sa farce en humant des torrents de bière.
– Je rapporte Joseph, dit M. de Plélo.
– Ce n'est pas Joseph qu'il s'appelle, repartit le baron de Glücker, mais bien Briskau.
Plélo mit le caniche sur la table et, se penchant, il fit mine de s'entretenir avec lui à voix basse. Les Allemands riaient, pensant avoir affaire à un fou.
– Que vous dit-il? demanda Glücker.
– Meinherr, répliqua Plélo gravement, il n'en veut point démordre; il me dit: «Je suis Joseph, à telles enseignes que j'ai été livré par mon coquin de frère!»
On se battit à cheval, dans la cour du cabaret. M. de Plélo eut une pistolade à bout portant au travers du front, mais la balle s'aplatit contre la coque de son crâne, et il mit son épée dans le ventre du Prussien.
L'histoire ne dit pas ce que devint le caniche.
Le dixième jour de ce mois d'octobre, une estafette arriva à Flotow sur un bidet blessé. L'homme ne voulut parler à personne, sinon à M. de Soleyrac; mais chacun put bien voir qu'il avait rencontré l'ennemi, car son bras gauche pendait, et il y avait du sang à sa jaquette déchirée.
Le même jour, le régiment d'Auvergne, qui déjà dormait après avoir fait sa couchée comme à l'ordinaire, fut éveillé à onze heures de nuit et délogea sans tambour ni trompette. On s'arrêta au matin dans un bois aux environs de Ticklembourg, où chacun eut licence de dormir depuis le lever jusqu'au coucher du soleil. À la brune, on se remit en marche.
Il en fut ainsi pendant trois jours consacrés au repos et pendant trois nuits où s'accomplissaient des étapes forcées. Le régiment avait un guide à cheval que nul ne connaissait. On suivait, la plupart du temps, des chemins de traverse.
Au matin du 14 octobre, on arriva au bord d'une rivière. Personne ne savait au juste où l'on était, car on se cachait des gens du pays et il était sévèrement défendu soit de marauder, soit de s'informer. Ceux qui connaissaient l'Allemagne conjecturaient que la rivière était la Lippe et qu'on se trouvait aux environs de la petite ville de Halteren, située à quelques lieues seulement du Rhin.
Ce matin-là, on ne s'arrêta point comme à l'ordinaire. Il faisait un brouillard des plus épais. La Lippe, qui était fort basse, fut traversée à gué, et chacun put s'apercevoir alors que le régiment était suivi par un convoi de prisonniers westphaliens, composé de tous les malheureux paysans qui avaient pu surprendre le secret de la marche.
Une fois la Lippe franchie, on continua d'empaqueter à l'arrière-garde tous les pauvres diables que leur mauvais sort amenait sur le passage du régiment. Vers dix heures du matin, comme le brouillard se levait, on entra sous bois dans le grand parc appartenant au prince de Lippe-Oldenbourg, qui se trouve entre Halteren et Dorsten.
Ce parc, admirable solitude, n'abritait communément sous son ombrage que le gibier de Son Altesse Sérénissime, mais il avait aujourd'hui d'autres habitants. L'armée entière de M. le maréchal-marquis de Castries était là, infanterie, cavalerie et artillerie, plus un demi-millier de prisonniers allemands glanés le long de la route.
On peut dire que tous ceux qui avaient vu cette mystérieuse armée étaient pliés avec les bagages, et à chaque instant on en amenait d'autres, étonnés de voir tout ce monde.
La nuit tomba vite avec la brume glacée des derniers jours d'automne, qui revenait. Entre six et sept heures du soir, M. de Soleyrac, qui avait été mandé par le maréchal, rejoignit sa troupe et ordonna incontinent le départ. Où allait-on? À l'attaque des lignes de Wesel, dont le siège, loin d'être levé, comme on l'avait dit, était poussé avec une terrible activité par Ferdinand de Brunswick en personne?
Partout où il y a des hommes rassemblés, on trouve cette espèce particulière de bavards qui sait ou prétend savoir la fin des choses, et de nos jours, cette espèce, prodigieusement accrue, forme la majorité des populations. Au régiment d'Auvergne, on comptait deux ou trois hommes forts, qui connaissaient le plan de campagne bien mieux que le général en chef lui-même. Ceux-là disaient qu'Auvergne était envoyé en perdition, pour marquer un faux mouvement vers le sud, pendant que le gros de l'armée allait prendre la ligne à revers, en suivant le cours de la Lippe.
Dans cette hypothèse, Auvergne devait bientôt rencontrer le Rhin, et l'événement sembla donner raison à cette opinion, car, vers onze heures de nuit, le peloton d'avant-garde se heurta à la rive du grand fleuve, qui roulait paisiblement ses basses eaux. On fit halte et le guide donna un son du cor, auquel il fut répondu sur la rive droite, qui était occupée par les Français depuis Dusseldorf jusqu'à Meurs.
Au bout de quelques instants, on entendit un bruit de rames dans le brouillard, et M. de Plélo dit:
– Voilà le bac!
C'était une toute petite barque, et il eût fallu bien des voyages pour passer le régiment dans ce bateau-là; mais le nouveau venu s'entendit avec le guide, et Auvergne se remit en marche, eu remontant rapidement le fleuve. Au bout d'une heure, on commença d'ouïr un tapage confus, et ceux qui avaient quelque expérience de la guerre devinèrent qu'il y avait là des pontonniers en train de faire leur office.
En effet, on aperçut bientôt dans le noir la tête d'un pont de bateaux qui était achevé, et sur lequel Auvergne passa fort à l'aise. Le bruit venait d'un autre pont beaucoup plus long, auquel on travaillait pour la cavalerie. Les stratégistes furent déroutés. C'était donc toute une armée qu'on attendait…
Auvergne arriva à Meurs au point du jour et y prit son repos. Le lendemain, 15 octobre, Auvergne partit en plein jour, à deux heures de l'après-midi, mais le régiment n'était plus seul. Environ trois mille hommes de recrues se mirent en marche avec lui et deux autres détachements de vieilles troupes, appartenant, celles-là, à M. de Castries, emboîtèrent le pas entre Meurs et Kersel, car on avait l'air de s'en aller vers la Meuse hollandaise.
La nuit vint que la troupe, augmentée d'un escadron de dragons, était à deux ou trois lieues nord-ouest de Gueldre, dans un pays boisé où le colonel de Soleyrac fit mine de prendre des dispositions pour bivouaquer. On devait être bien près d'une ville ou d'un gros bourg, car le vent apporta le son d'une horloge qui battait sept heures. On alluma le feu sans se gêner: on était en pays ami, et M. de Soleyrac, qui n'était pourtant pas causeur, fut entendu disant:
– Demain, nous coucherons à Clèves.
Les stratégistes, à tour de bras, pensèrent aussitôt que la campagne était finie et se donnèrent la consolation de maudire un peu M. de Choiseul, qui prenait ainsi plus de peine à reculer que les autres pour aller en avant, si bien qu'à toutes les fois qu'on tournait les talons, ce mot courait dans les rangs:
– La poste est arrivée de Versailles!
Cette fois, pourtant, ce n'était point le cas, et M. de Choiseul n'était pour rien dans l'affaire.
Un peu avant huit heures, M. de Soleyrac manda Nicolas et lui dit:
– Chevalier, vous ne dormirez point cette nuit. Êtes-vous dispos et en humeur de faire une demi-douzaine de lieues à travers champs?
– J'en ferai plutôt deux douzaines si c'est pour retourner à l'ennemi, répliqua d'Assas.
– Retourner n'est pas le mot, chevalier, reprit M. de Soleyrac, qui souriait: nous ne sommes point en déroute. Choisissez vingt gaillards résolus, bon pied, bon œil, et tenez-vous prêt à partir.
– Pour où?
– Vous aurez un guide. Votre mission est de battre l'estrade. Nous sommes à deux de jeu avec le prince Ferdinand; il a douze mille hommes de ce côté-ci du Rhin, par l'indiscrétion de nos diables de prisonniers westphaliens, qui ont réussi, bon nombre d'entre eux du moins, à nous glisser entre les doigts, les uns dans le parc de Dorsten, les autres le long de la route…
Il souriait plus fort; jamais Nicolas ne l'avait vu en plus belle humeur.
– Aussi, murmura ce dernier, je me disais que les maillets de ces pontonniers, là-bas, faisaient terriblement du vacarme… Tout ce que nous faisons depuis Flotow n'est qu'un dégagé.
– Il y a de ceci, il y a de cela. M. de Castries est un joli jeune homme! Et je connais le pays!
– Dois-je obéir au guide?
– Non pas!.. Quand il vous quittera, car il vous quittera pour gagner l'autre moitié de son salaire, étant vendu deux fois et très cher, quand il vous quittera, vous ne tirerez point sur lui, vous ne lancerez personne à sa poursuite et vous vous arrêterez tout court comme il convient à un homme subitement égaré dans les bois qu'il sait être plein d'ennemis.
– Alors, l'ennemi sera là, devant?
– Ou derrière, je ne sais pas.
– Entendons-nous bien: quel est précisément mon devoir?
– Votre devoir, chevalier, répondit M. de Soleyrac, en reprenant, cette fois, son sérieux, est de rester où vous serez, sans avancer ni reculer; Auvergne tout entier sera derrière vous, jouant le même rôle que vous, s'allongeant, s'élargissant, se gonflant pour figurer l'armée dans cette nuit brumeuse qui sera noire comme l'encre sous bois, tandis que M. le maréchal passera à droite ou à gauche de l'embuscade, peut-être à droite et à gauche en même temps, à la faveur des ténèbres.
– De sorte que les autres se battront pendant qu'on fera chez nous le pied de grue! dit Nicolas avec un mouvement de mauvaise humeur.
– M. de Castries m'a dit, répliqua Soleyrac: «Si je connaissais un plus brave régiment qu'Auvergne, je le choisirais pour cette besogne-là.» Nous serons plantés comme un lumignon pour marquer l'endroit où les Allemands ont creusé leur chausse-trape.
– Et rien à faire?
– Qu'à attendre la mort… Mais ventrebleu! chevalier, comprenons-nous bien tous les deux: il y aurait un cas de trahison, c'est celui où quelqu'un d'entre nous se laisserait surprendre et assassiner sans crier gare! Auvergne va être, cette nuit, la sentinelle de la France, et vous serez la sentinelle d'Auvergne. Faut-il vous dire, comme M. le maréchal: «Si je connaissais un plus brave que vous, je l'aurais choisi?..»
Nicolas saisit la main qui lui était tendue, et Soleyrac dit en lui donnant congé:
– Bonne chance donc, chevalier, et souvenez-vous de ma dernière parole: Sentinelle, prenez garde à vous!