Kitabı oku: «Les belles-de-nuit; ou, les anges de la famille. tome 1», sayfa 10
«Mon oncle a une fille qu'on nomme Blanche… Avant de savoir ce que c'est que l'amour, je l'aimais…»
– Une idylle bretonne! grommela le nabab avec humeur.
– Je l'aimais… continua Vincent qui parut ne point prendre garde à l'interruption; je ne sais pas si vous avez aimé ainsi en votre vie, milord… Moi je n'avais qu'une pensée la nuit et le jour… Sais-je ce que j'aurais fait pour elle?.. Quand elle était triste, la pauvre enfant, mon cœur saignait… Quand elle souriait, je sentais dans mon âme la joie que les bienheureux doivent avoir au ciel!..
«Je n'espérais guère, car Blanche était l'unique héritière des biens de la famille, tandis que moi je n'avais rien… Je ne me demandais jamais ce que serait l'avenir. Je la voyais: j'étais heureux…
«Eussé-je possédé tous les trésors du monde, je n'aurais peut-être pas espéré davantage. Il y avait tant de respect dans mon amour! C'était d'en bas toujours que je la contemplais, comme on adore les anges de Dieu…»
Vincent avait la tête penchée sur sa poitrine. Sa voix tremblait et ses yeux étaient humides…
Ce n'était plus de l'ennui qui était sur le visage de Montalt. Une amère pensée plissait son front, et le récit de Vincent lui causait évidemment une sensation pénible.
Le jeune matelot passa le revers de sa main sur son front où perlaient quelques gouttes de sueur.
– Je ne peux pas vous dire, moi, milord, reprit-il avec une sorte de brusquerie, tout ce qu'il y avait de respect timide au fond de mon cœur!.. La regarder seulement me semblait de l'audace… et quand je me voyais dans mes rêves effleurer sa douce main d'un baiser, j'avais du froid dans les veines comme à la pensée d'un crime.
«Oh! il a fallu que Dieu me prît ma raison!.. J'étais fou!.. plus fou mille fois que les malheureux qu'on enchaîne à leur grabat derrière des grilles de fer!..»
Le nabab écoutait maintenant avec une attention croissante.
Vincent, au contraire, hésitait à poursuivre. Après s'être arrêté un instant, il reprit néanmoins avec lenteur et en faisant sur lui-même un visible effort.
«Un jour, on donnait fête au manoir… il y a de cela bientôt six mois… C'était une de ces belles journées qui devancent la saison, et qui prêtent de brûlants rayons au soleil du printemps.
«L'atmosphère était tiède; pas un souffle d'air n'agitait la verdure naissante.
«J'étais malade depuis plusieurs semaines, et chaque nuit je tremblais de cette fièvre tenace qui semble s'exhaler de nos marais d'Ille-et-Vilaine…»
– Ah!.. fit Montalt; vous êtes d'Ille-et-Vilaine?
– Oui. Ce jour-là, je me souviens que je souffrais davantage… A table, j'avais peine à me tenir droit sur mon siége.
« – Allons, Vincent, me dit mon oncle, on n'apporte pas ainsi un visage d'hôpital parmi de joyeux convives!.. Buvez comme un homme, ou allez vous mettre au lit!..
«Je fus sur le point de me retirer, mais Blanche était en face de moi, à côté de sa mère; elle souffrait, elle aussi, d'un mal pareil au mien; son angélique visage avait comme un voile de pâleur… Mon Dieu! si vous saviez comme elle était belle!..
«Je restai: pouvais-je me priver volontairement de sa vue? Et, pour avoir le droit de rester, je tendis mon verre, et je bus plus souvent que de coutume.
«Quand on se leva de table, il y avait une brume mouvante au-devant de mes yeux, et je voyais les objets tourner confusément autour de moi.
«Le jour baissait. Je sortis de la maison, et j'errai durant une heure dans les allées du jardin.
«Je fuyais la foule. Ma tête brûlait, mon cerveau s'emplissait de rêves insensés, de rêves comme je n'en avais jamais eu avant ce jour, comme je n'en ai jamais eu depuis…
«Les hôtes de mon oncle causaient et jouaient le long des charmilles. Quand j'entendais le bruit de leurs voix, je m'éloignais, parce que leur gaieté me blessait le cœur.
«Il y avait, à l'extrémité la plus reculée du jardin de mon oncle, un berceau épais où Blanche aimait à se retirer durant la chaleur du jour.
«Bien souvent, je passais de longues heures à contempler sa belle rêverie à travers les branches de la charmille.
«D'instinct et sans le savoir, je m'étais dirigé vers ce berceau.
«La nuit était sombre et lourde. Quand j'arrivai au seuil de la chambre de verdure, je vis une forme blanche étendue sur le banc de gazon qui en occupait le centre…»
Le jeune matelot s'arrêta encore. Les paroles tombaient une à une et comme brisées de sa lèvre pâle.
Une chose étrange, c'est que le nabab semblait lutter avec lui d'émotion profonde. Sous le masque de bronze qui couvrait son visage, Montalt était d'une pâleur livide.
Pendant le silence qui se fit, on eût pu entendre sa respiration pénible et oppressée.
Quand Vincent reprit la parole, sa voix sourde et voilée arrivait à peine jusqu'aux oreilles de Montalt.
– Il n'y avait en moi ni raisonnement ni pensée, dit-il; j'entrai dans le berceau; je m'agenouillai auprès de Blanche endormie et je l'adorai silencieusement, comme on adore Dieu.
«J'entendais, tout près de mon oreille, son souffle égal et doux; je comptais les battements de son cœur…
«Les instants s'écoulèrent. La nuit avançait. Les voix rieuses des convives n'arrivaient plus jusqu'à nous.
«Nous étions seuls, mon sang brûlait mes veines…
«Blanche dormait toujours, et mes yeux habitués à l'obscurité la voyaient sourire à son rêve.
«Je ne sais si mon oreille me trompa. Jamais je ne lui avais dit mon amour; et pourtant, il me sembla l'entendre prononcer mon nom dans son sommeil…»
Vincent tremblait et ses jambes manquaient sous le poids de son corps. Le nabab demeurait immobile, mais de grosses gouttes de sueur sillonnaient son front et ses tempes.
Vincent n'y prenait point garde.
« – Le démon!.. le démon!.. murmura-t-il avec égarement; le démon prit mon âme!.. Dieu m'abandonna… je me levai… mes lèvres touchèrent les lèvres de Blanche…
«Blanche dormait toujours…
«Oh! pourquoi la foudre ne m'a-t-elle pas frappé en ce moment?
«La pauvre enfant s'éveilla entre mes bras qui la pressaient avec délire. Elle poussa un grand cri. Le remords avait déjà remplacé l'ivresse… moi, je m'enfuis comme un criminel…
«Toute la nuit j'errai dans la campagne. L'enfer était au fond de mon cœur…»
Montalt ne bougeait pas, mais son visage peignait une indicible torture.
Il n'écoutait plus le jeune matelot, qui achevait sa confession d'une voix navrée.
« – Je la revis le lendemain, disait-il; les anges ne devinent point le mal… elle ne m'avait pas reconnu… elle ne savait pas… elle souriait!..»
Vincent se couvrit le visage de ses mains, et un sanglot déchira sa poitrine.
Il y eut un long silence.
Tout à coup le jeune matelot sentit une main de fer qui étreignait son bras; il laissa retomber ses deux mains, croisées au-devant des yeux, et vit la haute taille du nabab debout et immobile auprès de lui.
Montalt était si pâle qu'on eût dit un fantôme. Un sourire plein d'amertume et de douleur relevait les coins de sa lèvre. On lisait dans son regard une sorte de folie froide et poignante.
– Où donc avez-vous appris cette histoire?.. demanda-t-il d'une voix basse et saccadée.
Vincent ouvrit de grands yeux étonnés.
– Répondez-moi!.. répondez-moi!.. dit le nabab en secouant son bras avec une violence terrible; saviez-vous à quoi vous vous exposiez en venant jusque chez moi me dire que je suis un lâche et un infâme?..
– Vous!.. balbutia Vincent stupéfait.
– Moi!.. moi!.. répéta Montalt avec force.
Puis sa voix faiblit, épuisée, tandis qu'il ajoutait:
– Tout cela est vrai!.. tout cela est bien vrai!.. elle était plus belle que les anges!.. et le démon me frappa de folie… Mais n'ai-je donc pas encore assez souffert pour expier mon crime?..
Vincent croyait rêver; plus il s'efforçait de comprendre, plus la nuit se faisait épaisse dans son esprit.
Montalt lui lâcha le bras tout à coup, et se laissa tomber anéanti sur son divan.
Il resta là sans mouvement pendant plus d'une minute; puis il tressaillit comme on fait à un brusque réveil.
– Laissez-moi!.. dit-il à Vincent.
Le jeune marin s'éloigna aussitôt.
Quand il fut parti, Montalt mit ses deux mains sur son cœur qui défaillait; un gémissement sourd sortit de sa poitrine.
Puis il fit un effort pour se lever, et gagna en chancelant un meuble de forme étrangère, qu'il ouvrit à l'aide d'une petite clef suspendue à son cou par une chaîne d'or.
Il prit une boîte un peu plus large que la main, dont le couvercle disparaissait sous une garniture de diamants d'une eau éblouissante.
Ses doigts tremblaient, tandis qu'il hésitait à soulever le couvercle de la boîte.
Quiconque eût assisté à cette scène solitaire, se fût demandé quel trésor était assez précieux pour mériter une semblable enveloppe.
Car il y avait plusieurs millions sur le couvercle de cette boîte.
Montalt l'ouvrit enfin: elle ne contenait qu'une boucle de cheveux blonds, fins et doux comme des cheveux d'enfant ou de jeune fille.
Les traits de Montalt peignaient un recueillement grave et profond. Il contempla durant plus d'une minute la boucle de cheveux. Une sorte de religieuse extase l'absorbait…
Ses paupières battirent. Un nom murmuré doucement s'échappa de ses lèvres, un nom de femme…
Il tomba sur ses genoux, et deux larmes roulèrent le long de sa joue.
II
LA FÊTE
Trois ans s'étaient écoulés depuis ce soir d'orage où le jeune M. Robert de Blois et son écuyer Blaise avaient franchi pour la première fois le seuil du manoir de Penhoël.
La nuit tombait. Le marais cachait déjà sa vaste pelouse coupée çà et là par quelques ruisseaux paisibles. A la place même où nous avons vu le bac de Benoît Haligan traîné par l'inondation furieuse, les maigres troupeaux de Glénac paissaient tranquillement l'herbe parfumée.
La rivière de l'Oust coulait silencieuse entre les deux collines au passage de Port-Corbeau. Le ciel était noir. La nuit venait, pesante et chaude, après une étouffante journée.
A mesure que l'ombre devenait plus épaisse, on voyait s'allumer des lueurs le long de ce cordon de petites montagnes qui font une ceinture aux marais de Glénac.
Ces lueurs pouvaient se compter par le nombre des bourgs riverains du marais. Chaque paroisse avait la sienne. Un étranger, arrivant de Redon par la route de la Gacilly, aurait pu penser que cinq ou six incendies s'étaient allumés à la même heure dans tous les villages du canton.
Mais, pour les gens du pays, ces lointaines lumières n'avaient rien de sinistre. Elles signifiaient, au contraire, ébattement et bombance; pour les bons gars, course à l'oie, papegault4, lutte corps à corps et guerre des fouets; pour les filles, concert solennel et danses sur la place de la mairie; pour tout le monde, le tonneau de cidre, orné de fraîches ramées de châtaigniers, mis en perce devant la porte de l'église.
C'était le 25 août 1820. On fêtait la Saint-Louis, en l'honneur du roi Louis XVIII.
De tous les feux de joie, le plus beau et le mieux flambant était sans contredit celui de la paroisse de Glénac, allumé dans l'aire de la métairie de Penhoël, au-dessous du manoir.
Il y avait au moins cinquante fagots et une douzaine de pétards. René de Penhoël, maire de Glénac, en personne, y avait mis le feu à l'aide d'une belle torche bleue fleurdelisée d'argent. La flamme montait gaiement vers le ciel, éclairant à la fois le manoir neuf, les vieilles murailles gothiques et la Tour-du-Cadet.
A l'entour, les paysans riaient, buvaient et dansaient.
Un peu plus loin, dans les jardins illuminés du manoir, la population noble et bourgeoise de la contrée, la société avait aussi sa fête. Penhoël, tout en faisant dresser une table pour les paysans dans l'aire de sa ferme, avait ouvert ses salons aux gentilshommes du voisinage. Il y avait eu festin, et le bal allait commencer.
On ne voyait dans les allées du jardin que robes de soie antiques et beaux habits campagnards. Le vin de Penhoël était bon; le cidre de la métairie était excellent; les nobles hôtes du jardin rivalisaient de belle humeur avec les convives de l'aire, de même que les lampions prodigués luttaient de clartés vives avec le feu de joie.
C'était un bon jour pour tout le monde, et l'on n'en était pas à savoir que le maître de Penhoël faisait bien les choses, quand il s'y mettait.
Toutes ces lumières, répandues à profusion au sommet de la côte où s'élevait le manoir, faisaient contraste avec les ténèbres environnantes, et jetaient dans une nuit plus profonde les versants boisés de la colline.
La pente roide qui descendait au Port-Corbeau était surtout plongée dans une obscurité complète.
Le taillis de châtaigniers semblait un grand tapis noir, aux bords duquel le cours tranquille de l'Oust mettait une étroite frange d'argent.
La rampe abrupte faisait ombre au bas de la montagne; nul reflet n'y arrivait, et c'est à peine si quelques échos lointains des mille bruits de la fête y descendaient comme un murmure perdu.
Au milieu de ces ténèbres et de ce silence, on voyait pourtant, à travers les branches des châtaigniers, une petite lueur rougeâtre, et l'on entendait de temps en temps comme un cri sourd.
La lueur et le cri sortaient tous deux de la loge de Benoît Haligan, le sorcier, dont la porte était grande ouverte.
C'eût été pitié que de voir, si près de cette joie bruyante, la scène solitaire et désolée qui avait lieu dans la loge du pauvre passeur.
L'intérieur de la cabane était tel que nous l'avons vu dans la première partie de cette histoire: un grabat entre quatre murailles nues et humides, auxquelles pendaient çà et là quelques instruments de pêche.
Mais le grabat semblait plus misérable encore qu'autrefois; les murailles s'étaient lézardées, et les filets de pêche tombaient en lambeaux.
Benoît Haligan paraissait avoir subi l'effet du temps plus cruellement encore que sa loge ruinée. Il était étendu sur son grabat, hâve comme un spectre, la bouche béante et les yeux fixes. Son souffle râlait dans sa gorge, et des gouttes de froide sueur brillaient sur sa joue livide à travers les poils longs et clair-semés de sa barbe.
Il ne bougeait pas. Seulement, lorsqu'un pétard détonait au haut de la montagne, ses lèvres se prenaient à remuer lentement.
Il murmurait une prière pour les bleus qu'il avait tués sur la lande, durant les guerres de la chouannerie…
Il y avait bien des mois que le vieux passeur gisait ainsi sur son lit de souffrance. Depuis deux années et plus, il n'avait pas mis le pied sur son bac, dont la clef était maintenant au manoir. Son agonie, trop longue, avait usé à la fois la compassion et la terreur superstitieuse des bonnes gens du pays. On ne le craignait plus guère, bien qu'il passât toujours pour sorcier, et ses voisins avaient oublié la route de sa cabane.
Il se mourait tout seul, lentement et tristement. Sans les deux jeunes filles de l'oncle Jean, Diane et Cyprienne de Penhoël, qui venaient chaque jour s'asseoir à son chevet, des semaines entières se seraient écoulées sans qu'un être humain passât le seuil de sa cabane.
Parfois, à les voir paraître belles et douces comme un rayon de consolation divine, le passeur retrouvait un sourire. Mais d'autres fois ses paupières se baissaient et un voile de douleur plus morne tombait sur son visage.
Ses traits immobiles prenaient alors comme une expression de pitié.
Il priait à voix basse, et au milieu de sa prière d'étranges paroles s'échappaient de ses lèvres. On eût dit qu'il voyait les jeunes filles déjà mortes dans le même cercueil, car, au lieu de demander à Dieu leur bonheur en ce monde, il priait pour le repos de leurs âmes durant l'éternité.
Et il joignait ses mains amaigries en pronostiquant malheur à tout ce qui portait le nom de Penhoël.
Mais le vieux Benoît Haligan était fou depuis bien longtemps; chacun savait cela.
Personne n'était sans l'avoir entendu dire plus d'une fois que sa maladie venait du jeune M. Robert de Blois et de son domestique Blaise.
Depuis ce soir d'orage où il avait monté dans le bac, pour ne point abandonner le maître de Penhoël, il ne s'était pas relevé.
Dieu merci, le maître de Penhoël, qui aurait dû partager le même mal, se portait à merveille, et jamais on n'avait vu paire d'amis s'entendre mieux que lui et le jeune M. Robert de Blois.
On laissait dire l'ancien sorcier, qui se mourait tout bonnement de vieillesse…
Assurément, parmi les joyeux danseurs qui se trémoussaient sur la terre battue de l'aire, personne ne songeait à lui en ce moment. Le feu de joie brûlait, le cidre coulait: Vivent le roi et les jolies filles!
Et vive aussi l'absent! car cette fête de Louis n'était pas pour le roi tout seul. L'aîné de Penhoël se nommait Louis comme le roi, et il y avait là de vieux paysans qui vidaient leur écuelle à son souvenir, bien plus souvent qu'en l'honneur de Sa Majesté.
Devant la porte de la ferme, un groupe de graves métayers, présidé par le père Géraud, aubergiste de Redon, parlait de M. Louis sans se lasser, avec ce mélancolique bonheur des gens qui aiment et qui regrettent.
Là, pas une voix qui ne fût émue en prononçant le nom de l'aîné de Penhoël.
Chacun recueillait ses souvenirs: on rappelait une anecdote cent fois racontée, un trait de courage, une preuve de bon cœur, une joyeuse étourderie…
C'était la Saint-Louis. Ce jour appartenait à Penhoël, bien avant que le roi de France eût repris son trône. Depuis dix-huit ans que le jeune monsieur était parti, ce jour était consacré tout entier à son souvenir. Les vieux marins qui avaient servi sous le commandant, les anciens compagnons de M. Louis se réunissaient tous les ans pour parler du bon temps passé.
Quel fier chasseur! On connaissait le son de sa trompe tout le long du marais, jusqu'au confluent de l'Oust et de la Villaine. Il courait mieux que les gars de Saint-Vincent! A la lutte, il faisait plier les reins des glorieux de Saint-Pern et de Questemberg! C'était lui qui lançait la barre le plus haut et le plus loin, lui toujours! Au papegault, c'était la balle de son beau fusil qui allait se ficher sur le clou!
Et quand il avait gagné le prix de la lutte, le prix de la course, le prix du tir et encore le prix de la barre, ah! personne n'avait oublié cela:
– Tiens, papa Géraud, le mouchoir de cou est pour ta femme! Mathurin, tu es le plus pauvre, à toi le mouton!
Et la bourse brodée de laine rouge à l'un; et à l'autre, l'épinglette d'acier avec ses belles touffes de soie!..
Oh! le cher jeune monsieur!..
A mesure qu'on parlait, le groupe devenait plus nombreux. Quelques ménagères s'approchaient; elles avaient peut-être, elles aussi, leurs souvenirs. Les jeunes gens venaient écouter les récits des vieillards. Et quand le père Géraud, l'œil humide et la voix tremblante, levait son verre à la mémoire de Louis de Penhoël, les jeunes gens demandaient:
– M. Louis avait-il donc le poignet plus vigoureux que Vincent? le pied plus alerte, la main plus sûre, le cœur plus généreux?..
Hélas! Vincent aussi avait quitté la maison de son père. On disait qu'il était parti pour se faire matelot sur un bâtiment du roi. Matelot, comme le fils d'un pauvre homme, Vincent, le propre neveu du commandant de Penhoël!
On avait beau fermer les yeux et vouloir douter, il y avait comme un malheur autour de cette famille aimée. René de Penhoël restait bien au manoir, riche encore et respecté, mais ceux qui avaient connu l'absent disaient tout bas que la vraie gloire de Penhoël était morte…
Au moment où l'on avait allumé le feu de joie, les nobles hôtes du manoir avaient daigné se mêler, suivant la coutume, aux danses villageoises; puis la fête s'était séparée en deux camps: paysans et paysannes avaient continué de sauter dans l'aire, tandis que les cavaliers de bonne maison continuaient le bal avec leurs dames dans un salon de verdure, ménagé au milieu du jardin.
Notre ami Blaise, le teint fleuri et la mine imposante, présidait à la fête villageoise. Tout le monde l'appelait M. Blaise bien respectueusement; il portait un costume d'apparat qui ressemblait plus à l'habit d'un homme comme il faut qu'à la livrée d'un domestique. Tandis qu'il dominait les paysans de l'aire de toute la hauteur de son importance, son maître, M. Robert de Blois, était, dans le jardin, le roi du bal.
Personne, en vérité, ne pouvait lutter avec lui d'élégance et de belles manières. C'était lui qui donnait les ordres et qui faisait les honneurs. René de Penhoël ne paraissait point, et personne ne songeait à s'en inquiéter.
M. de Blois était là; pouvait-on souhaiter un autre amphitryon? Il se multipliait; il se montrait gracieux pour tous et pour toutes. Il était si bien l'ami de la maison qu'aisément on eût pu l'en croire le maître.
L'assemblée était fort bizarrement composée. Il y avait de charmantes jeunes filles et des demoiselles d'un ridicule très-avancé. Parmi les premières, il fallait distinguer Blanche de Penhoël, la plus jolie de toutes.
Elle avait maintenant quinze ans. Sa jeunesse tenait complétement ce qu'avait promis son enfance. Impossible de trouver une beauté plus douce et plus harmonieuse. Son regard timide avait conservé cette expression tendre et presque céleste qui lui avait valu de la part des bonnes gens du pays le surnom de l'Ange de Penhoël.
Elle portait une robe de mousseline blanche, bordée par une guirlande de petites fleurs bleues. Cette toilette allait à son visage et à la grâce languissante de sa taille.
Quand parfois elle quittait le salon de verdure pour aller chercher sa mère au jardin, et qu'on la voyait se perdre dans le demi-jour des longues allées, elle ressemblait à ces pâles et belles visions que se faisait la poésie des bardes de Bretagne.
Il y avait des moments où le visage de Blanche exprimait le plaisir naïf de l'enfant qui se sent naître jeune fille: la joie inconnue du premier bal. Ses traits rayonnaient alors; un éclair s'allumait dans l'azur de ses grands yeux. Puis sa paupière retombait, triste; le sourire ébauché mourait sur sa lèvre. Dans ce cœur de quinze ans, y avait-il déjà une douleur cachée?..
Robert de Blois s'empressait beaucoup autour d'elle, et y mettait même une sorte d'ostentation. Il ne cédait guère l'honneur de prendre sa main pour la contredanse qu'à un seul rival, auprès de qui ses manières avaient un singulier mélange de cordialité feinte et d'inquiétude dissimulée.
Ce rival n'était autre que le jeune comte Alain de Pontalès, héritier unique de l'ancienne fortune des Penhoël.
Car, nous devons le dire tout de suite, cette grande haine de famille, qui existait autrefois entre Penhoël et Pontalès, avait pris fin, grâce à l'intervention de Robert. Le manoir et le château voisinaient maintenant. René s'était résigné à voir des étrangers occuper le domaine de ses pères.
En définitive, le vieux Pontalès était un brave homme, capable de rendre service à l'occasion. Personne n'ignorait que Penhoël avait puisé plus d'une fois, depuis trois ans, dans sa bourse toujours bien garnie. Aussi passaient-ils tous les deux pour être les meilleurs amis du monde.
Penhoël possédait, comme nous l'avons dit, par lui-même et du chef de son frère absent, une quarantaine de mille livres de rente. C'était plus qu'il n'en fallait pour soutenir honorablement le train de vie adopté par la famille. Mais depuis trois ans les choses avaient changé. Un élément nouveau avait été introduit au manoir. L'hospitalité grande et simple s'était transformée en un luxe prodigue, et les quarante mille livres de rente, doublées tout à coup par miracle, n'auraient plus suffi aux dépenses de Penhoël.
Or, chaque fois que les dépenses d'un homme riche excèdent de beaucoup son revenu, quelque diabolique expédient lui vient en tête: il faut être sûr que cet homme, sous prétexte d'arrêter le désastre, précipitera sa ruine. Penhoël était devenu joueur.
La cause de ces désordres nouveaux était une femme, jeune encore et remarquablement belle, qui se promenait en ce moment au bras du jeune Pontalès, dans le salon de verdure, et dont la riche toilette excitait la jalousie de toute la partie féminine de l'assemblée.
Dans cette femme fière et portant au mieux sa riche parure, nous eussions difficilement reconnu la pauvre fille que nous avons vue arriver autrefois à l'auberge du Mouton couronné avec une robe poudreuse et des souliers en lambeaux. C'était Lola pourtant, la dormeuse à qui maître Blaise refusait jadis un petit morceau de fromage, et qui avait maintenant assez de perles dans ses cheveux noirs pour payer l'auberge du bon père Géraud.
Le maître de Penhoël l'aimait d'une passion aveugle, et se ruinait pour elle.
Il l'aimait en esclave… un regard de Lola l'eût fait courir au bout du monde. Et pourtant son amour était plein de remords. La vue de sa femme qui souffrait sans se plaindre le poursuivait comme un accablant reproche. Sa fille, surtout, qui avait été si longtemps son adoration et son orgueil, eût été bien forte contre cet amour, s'il n'y avait eu au fond du cœur du maître de Penhoël un de ces doutes tenaces qui empoisonnent la vie…
Il s'était jeté dans la passion qui l'absorbait maintenant avec fureur, et comme on s'enivre pour fuir la voix de sa conscience…
La province a des anathèmes bien amers pour les mœurs parisiennes. Elle ressemble à ces femmes laides, à cheval sur leur vertu inattaquée, qui étourdissent les gens au déplaisant fracas de leur austérité. Mais quand la province se met à faire du vice, elle va plus loin que Paris, qui garde au moins la pudeur et ne jette jamais le voile. La province n'y prend point tant de façons; elle va bonnement son chemin, et voici ce qui arrive: si le vice est pauvre, on l'écrase; si le vice est riche, on l'accepte.
Point de milieu! La province ne sait ni fermer les yeux ni tourner la tête. Elle voit tout, parce que son œil curieux se colle au trou des serrures. Quand elle a vu, elle compte. Suivant le résultat du calcul, elle va lever le pied pour écraser le coupable, ou courber la tête pour le saluer jusqu'à terre.
René de Penhoël était riche; il avait droit de scandale. Parmi les quelques hobereaux indigents et les quelques bourgeois, composant la société du pays, personne n'ignorait sa conduite; et pourtant, personne ne songeait à l'excommunier. On allait chez lui, on se faisait même grand honneur de ses invitations; mais pour moitié moins, on eût lapidé un pauvre diable.
Seulement, comme certains bruits commençaient à courir dans les environs, attaquant, non plus la réputation de Penhoël, mais l'état de sa fortune, la société, tout en gardant de prudents dehors de respect, le déchirait tout bas à belles dents.
C'était un acquit de conscience. La partie sage de l'assemblée, les maris graves, les dames décidément trop lourdes pour danser encore et les demoiselles aigries par un célibat dont le terme ne venait point, avaient un vague remords de fréquenter ce pécheur, et pensaient expier leur faute en exagérant ses torts.
Tandis que les jeunes gens foulaient gaiement le gazon, la galerie assise glosait, Dieu sait comme! La calomnie est une douce pénitence; dans leur fureur d'expiation, ces dames et ces messieurs envenimaient le mal et ne se faisaient point scrupule d'envelopper beaucoup d'innocents dans leur tardif anathème.
On était libre en ce moment. La danse avait éloigné du petit cercle grave toutes les oreilles profanes. René de Penhoël avait quitté le bal pour s'enfermer avec M. de Pontalès le père, et l'homme de loi. Quant à Madame, elle se promenait à l'écart, au bras du bon oncle Jean.
C'était l'instant de mordre. On mordait. Robert, Lola, Penhoël, Madame elle-même, tout le monde y passait. Parmi les hôtes du manoir, il n'y avait qu'un seul homme infaillible et impeccable, c'était le vieux marquis de Pontalès, lequel possédait soixante mille livres de rente au soleil!
L'influence de cet honnête cénacle ne s'étendait point jusqu'au bal qui se poursuivait, joyeux et rieur. L'orchestre campagnard jouait à tour de bras, et le tapis de verdure ne chômait guère. Il y avait là surtout deux couples dont la gaieté communicative et jeune ranimait à chaque instant le plaisir et se chargeait de redonner l'élan à la fête: c'étaient Cyprienne et Diane de Penhoël, les jolies filles de l'oncle Jean, avec leurs cavaliers, deux enfants comme elles, deux beaux et braves enfants dont le sourire vous eût égayé le cœur.
Cyprienne dansait avec Roger de Launoy, qui était devenu un charmant cavalier, à la figure hardie et sentimentale en même temps; Diane donnait sa petite main blanche à un jeune homme dont la mine résolue et spirituellement insoucieuse eût été remarquée par tous pays.
C'était un peintre parisien que Penhoël avait fait venir pour orner dignement les appartements de Lola.
Depuis deux ans qu'il était en Bretagne, le jeune peintre avait fait une énorme quantité de fresques et de portraits. Personne, dans la société, n'était à même de trancher la question de savoir s'il avait ou non un talent artistique. Lui-même n'en savait trop rien peut-être. Il peignait ce qu'on voulait et surtout tant qu'on voulait; il prenait la vie comme on la lui donnait, riant au jour le jour et ne soupçonnant point qu'on pût songer au lendemain.
Roger et lui étaient amis jusqu'au dévouement, bien qu'ils ne se fussent jamais fait de grandes protestations de tendresse.
Il se nommait Étienne Moreau. Quand on ne lui donnait point de salle de billard à orner ou des perdrix défuntes à grouper avec des lièvres assassinés au-dessus des portes; quand il désespérait de trouver Diane au jardin et qu'il se lassait de courir la campagne avec Roger, il se retirait seul parfois dans sa chambre. C'était bien rare. Dans sa chambre il n'y avait qu'une toile ébauchée.
La plupart du temps, il regardait cette toile, les bras croisés, sans songer à prendre sa palette.
Mais parfois, lorsqu'un beau rayon de soleil venait jouer dans les hauts châssis de sa fenêtre, il saisissait tout à coup ses pinceaux et ajoutait quelques touches à la toile à peine commencée.
Cela ne ressemblait point aux fresques de la salle de billard, ni aux dessus de portes qu'il peignait avec une fécondité si obéissante pour le maître de Penhoël. C'était une peinture hardie et d'un style étrange.
Le tableau représentait une jeune fille vêtue en paysanne, et jouant de la harpe. C'était le portrait de Diane.
De sa vie, Étienne n'avait rêvé, jusqu'au moment où les traits de Diane de Penhoël avaient surgi, vivants, de la toile, sous son pinceau timide et comme incertain. Maintenant, quand il était seul avec son tableau, il rêvait.