Kitabı oku: «Les belles-de-nuit; ou, les anges de la famille. tome 1», sayfa 7
– Je te laisse tout!
Bibandier n'eut que la force de tendre la main, tant il restait abasourdi devant cet excès de magnanimité.
– Mais… voulut dire Blaise.
– Tais-toi! répliqua Robert; il entrait dans mon plan d'être dévalisé…
– Voilà un ami! s'écriait cependant le fanatique uhlan avec componction; y avait-il longtemps que je n'avais palpé de ces pièces blanches!.. Américain! tu es un vrai!.. Donne-moi ton adresse et j'irai te voir au bout du monde!..
Robert allongea un coup de houssine au cheval de Blaise, et ils partirent tous les deux au grand trot.
Bibandier fit un paquet de ses camarades et les emporta sous son bras. Grâce aux largesses de Robert, il avait de quoi nourrir toute sa troupe pendant une semaine.
– Voilà pourtant ce qu'on peut devenir, disait le jeune M. de Blois à son domestique, quand on n'a pas de tenue!.. Ce garçon-là aurait pu faire quelque chose, mais quelles manières!.. Si nous gagnons la partie, je lui donnerai de quoi retourner à Paris… à moins qu'il n'y ait à faire quelque besogne désagréable, auquel cas je lui promets la préférence.
Blaise était occupé à relever le collet de sa blouse pour se défendre contre le vent qui lui envoyait de larges gouttes de pluie au visage.
– Ça s'annonce drôlement bien! grommela-t-il; nous allons en voir de rudes!..
La tempête avait, en effet, éclaté avec une violence soudaine. A peine étaient-ils à trois ou quatre cents pas de l'endroit où ils avaient fait halte, que déjà leurs habits ruisselaient de pluie. Le vent grondait furieusement dans les taillis. De temps en temps un éclair s'allumait dans l'obscurité profonde, et leur montrait la route fangeuse qui s'allongeait à perte de vue.
Blaise grelottait et se plaignait. Robert, au contraire, gardait son imperturbable bonne humeur.
– Bravo! disait-il; j'aurais commandé cet orage qu'il ne serait pas tombé plus à propos… Au moins arriverons-nous à Penhoël dans un état convenable…
Une demi-heure se passa. La tempête semblait redoubler de rage. Tout à coup les deux chevaux s'arrêtèrent en même temps.
Robert voulut pousser le sien, mais l'animal ne bougea pas.
– Il y a de l'eau là, devant nous, dit l'Endormeur.
Un éclair se chargea de confirmer son assertion. Durant le quart d'une seconde ils virent le cours tranquille de l'Oust, la double colline et la silhouette du manoir de Penhoël.
– Nous sommes au bout de nos peines! dit Robert. Ah çà! voici un ruisseau qu'on sauterait à pieds joints… Cette fameuse inondation dont on nous parlait tant ressemble un peu aux terribles uhlans, résumés dans la personne de notre ami Bibandier.
– C'est le pays des bâtons flottants, repartit Blaise ranimé à l'espoir prochain d'un bon gîte; si nous appelions le passeur?..
– Au bac!.. au bac!.. cria Robert.
Personne ne répondit sur l'autre rive.
Ils répétèrent leur cri, et durant deux ou trois minutes, ils s'enrouèrent à l'unisson.
– En définitive, dit Robert que rien ne pouvait entamer, il ne serait peut-être pas mauvais de passer ce ruisseau à la nage… Les uhlans, la tempête, et, pour finir, un bain… avec cela on peut se présenter tout nus!
Blaise criait:
– Au bac!.. holà le passeur!.. au bac!
Ils avaient mis pied à terre tous les deux.
Depuis quelques minutes, ils entendaient derrière les collines le son rauque d'une trompe et des clameurs lointaines dont ils ne saisissaient point le sens.
Blaise était vaguement effrayé.
– Écoute!.. murmura-t-il; la trompe se rapproche…
– C'est un homme à cheval, répliqua Robert.
– Que diable signifie tout cela?..
En ce moment le messager passa au grand galop sur l'autre rive en jetant son cri:
– L'eau!.. l'eau!.. l'eau!..
Blaise eut un frisson.
– Rebroussons chemin, prononça-t-il d'une voix déjà effrayée.
Robert haussa les épaules.
– Quand le ruisseau croîtrait d'un pied, dit-il, nous en aurions jusqu'au genou… La belle affaire!..
Un fracas sourd se faisait derrière les collines.
Bientôt une masse blanche et phosphorescente se précipita dans la gorge avec un mugissement.
Les deux chevaux se dressèrent sur leurs jarrets et reniflèrent bruyamment; puis ils firent en même temps un bond en arrière et s'enfuirent au grand galop.
– Nous sommes perdus!.. balbutia Blaise qui essaya de s'enfuir à son tour.
Mais il sentit un froid subit à ses pieds, puis tout le long de son corps: il perdait plante.
Il y avait six pieds d'eau à l'endroit où Robert et lui étaient debout naguère, et l'inondation furieuse les entraînait avec une violence inouïe.
Ils ne voyaient rien dans les ténèbres profondes, sinon cette phosphorescence faible qui est à la surface de l'eau bouillonnante.
Ils criaient au secours de toutes leurs forces, mais il leur semblait que ces cris impuissants devaient se perdre parmi les mille bruits qui les entouraient.
Ils luttaient, mais sans espoir. C'était l'heure de la mort.
VIII
LE DÉRIS
Le bac où René de Penhoël venait de monter, en compagnie de Benoît Haligan le sorcier était un lourd et grossier chaland qui avait fait un long service, et dont les ais mal joints donnaient passage à l'eau.
Le courant l'entraînait rapidement dans la direction des marais de Glénac. La perche de René, trop courte, touchait à peine le fond du lit de l'Oust. Le chaland tournait sur lui-même et allait à la grâce de Dieu.
Benoît Haligan se tenait debout et immobile au centre du bateau, comme s'il lui eût suffi, pour l'acquit de sa conscience, de partager le danger de son maître.
Depuis que René de Penhoël se trouvait au milieu de l'inondation, le travail désespéré auquel il se livrait et les mille bruits qui l'entouraient l'empêchaient de reconnaître la direction des cris de détresse.
Il les entendait bien encore, mais faiblement, et ces cris, loin de se rapprocher, semblaient s'éloigner sans cesse.
Le maître de Penhoël faisait des efforts incroyables pour arrêter ou changer la marche du bateau, mais il était toujours dans le lit de l'Oust, et le fond lui manquait.
Le premier éclair qui ouvrit les nuages lui montra Penhoël et la double colline déjà dans le lointain. Autour de lui l'inondation étendait une vaste nappe d'eau.
Il cessa de percher et prêta l'oreille. Les cris de détresse ne parvenaient plus jusqu'à lui.
Alors il jeta la perche au fond du chaland et s'assit, découragé, sur le bord. La sueur inondait son front, ses pensées se mêlaient confuses, et il n'avait plus de force.
– Notre monsieur, dit auprès de lui la voix tranquille du passeur de Port-Corbeau, nous allons comme ça tout droit au tournant de la Femme Blanche.
Penhoël releva la tête et sentit comme un superstitieux mouvement de frayeur en voyant auprès de lui la haute et sombre stature de Benoît Haligan. Il ne croyait point aux sorciers, mais on n'est pas pour rien fils des campagnes bretonnes. Une heure vient où l'homme fait se rappelle les terribles histoires qui bercèrent son enfance. La fibre du merveilleux, cette mystérieuse corde tendue au fond du cœur de tout Breton et qui ne s'agite qu'à la pensée des choses de l'autre monde, peut rester muette bien longtemps et vibrer tout à coup dans la conscience étonnée.
Le passeur prenait aux yeux de Penhoël, en ce moment, une taille surhumaine. Penhoël avait un voile sur la vue, au travers duquel il pensait apercevoir l'énorme fantôme de la Femme Blanche, planant au-dessus du gouffre avide.
– Les pauvres malheureux y sont arrivés peut-être avant nous! murmura-t-il en frissonnant.
– Non, répondit le passeur.
Sa voix, que la vieillesse brisait d'ordinaire, semblait ferme et grave en ce moment solennel.
Un sentiment dont Penhoël n'aurait point su se rendre compte l'empêchait d'implorer l'aide de son lugubre compagnon.
– Savez-vous donc où ils sont? demanda-t-il enfin pourtant.
– Oui, répliqua Benoît.
– Eh bien! pourquoi ne prenez-vous pas la perche?
– Parce que vous ne me l'avez pas ordonné.
– Qu'est-il besoin?..
Le passeur l'interrompit.
– Penhoël, dit-il d'un ton triste, je n'ai pas beaucoup de jours à vivre désormais… mon corps est à vous, mais je veux garder mon âme… Je vous ai donné un bon conseil, c'est tout ce qu'un serviteur peut faire… Voulez-vous encore sauver ces étrangers au risque de votre vie sur cette terre et de votre salut dans l'autre monde?
– Je le veux!.. prononça Penhoël à voix basse.
– Eh bien! donnez-moi vos ordres tout haut, afin que Dieu et le démon les entendent… Je sais bien que je ne sauverai pas mon corps… ces gens me tueront: c'est la loi mystérieuse… Mais la Vierge aura pitié de ma pauvre âme!
– Et moi?.. murmura involontairement Penhoël.
– Vous?.. Avant de vous tuer, ils vous damneront!
Il y eut un silence dans le bateau qui fuyait toujours emporté par l'eau bouillonnante.
René de Penhoël eut honte de lui-même.
– Folie que tout cela! s'écria-t-il; prends la perche et travaille.
– Vous m'ordonnez de les sauver? dit le vieux Benoît d'une voix lente et emphatique.
– Je te l'ordonne!
– Une fois…
– Oui!
– Deux fois…
– Oui!
– Trois fois…
Penhoël frappa de son pied les planches vermoulues du chaland.
– Cent fois! s'écria-t-il; c'est en laissant mourir des chrétiens sans secours qu'on livre son âme à Satan; marche!
Le passeur prit dans un coin du bac la pelle à épuiser l'eau et s'en servit comme d'une rame pour quitter enfin le lit de la rivière où sa perche n'aurait point trouvé fond. La lourde barque céda lentement à l'effort, tourna une dernière fois sur elle-même et entra dans des eaux plus tranquilles.
Haligan saisit alors la perche et trouva aisément le fond. Le chaland nageait au-dessus de ces grandes prairies que nous avons vues naguère couvertes de troupeaux.
– Prends garde de faire fausse route, dit Penhoël; nous devons être bien loin!..
– Nous sommes en face du bourg de Glénac, répliqua le passeur; juste à moitié chemin du Port-Corbeau et de la Femme Blanche… Si je peux tomber sur un contre-courant, nous ne mettrons pas plus de temps à monter que nous n'en avons mis à descendre…
Tout en parlant, il perchait avec zèle. La nuit était si profonde qu'on n'apercevait absolument rien autour du bateau, et pourtant nulle hésitation ne se trahissait dans la manœuvre de Benoît le sorcier. Il allait, suivant dans les ténèbres une route directe et invisible. Nul autre que lui n'aurait pu reconnaître les indices vagues et mystérieux qui lui servaient de boussole.
Penhoël, debout au milieu du bateau, tremblait de froid et dévorait son impatience.
– Depuis le temps que nous marchons, murmura-t-il, nous devrions entendre leurs cris.
– Ça ne va pas tarder, répliqua le passeur; je sais où je vais comme s'il faisait grand soleil… et je sais où ils sont comme si je les voyais… Écoutez!
Penhoël tendit l'oreille avec avidité; mais il ne saisit d'autre bruit que le sourd fracas de l'orage.
– Il y a trois choses possibles, reprit le passeur: ils ont été entraînés vers le tournant… ils ont gagné l'autre rive à la nage… ou bien ils se sont accrochés aux grands saules qui bordent la prairie sous la route de Redon… S'ils sont dans les saules, nous allons les entendre tout à l'heure… Écoutez encore!
Cette fois, un cri faible et perceptible à peine arriva jusqu'aux oreilles de Penhoël.
– En avant! s'écria-t-il éveillé tout à coup par cette voix de la détresse.
Ses mains tâtaient le fond du chaland pour chercher une seconde perche.
– Vous pouvez bien patienter quelques minutes… murmura le vieillard, car vous aurez toute votre vie pour regretter notre besogne de cette nuit!
– En avant!.. en avant!..
Le passeur n'en travaillait ni moins ni davantage. Il allait, tantôt à droite, tantôt à gauche, se couchant sur sa perche flexible et louvoyant avec une adresse incroyable au milieu des mille courants qui se croisent sur l'étendue des marais.
Le vent portait. On entendait maintenant, distincts et fatigués, les cris des malheureux en souffrance. Penhoël se faisait un porte-voix de ses deux mains pour leur répondre.
Deux ou trois minutes encore, et le chaland touchait les branches baignées des saules.
Robert et Blaise étaient dans l'eau jusqu'aux aisselles. Ils s'accrochaient des deux mains aux troncs chancelants des deux plus grands saules, et sentaient le niveau de l'inondation monter lentement le long de leurs poitrines.
Depuis que la première irruption du déris les avait emportés violemment, aucune voix n'avait répondu à leurs cris de détresse.
Nulle part le moindre rayon d'espoir ne se montrait dans ces ténèbres terribles qui les environnaient.
Ils ne voyaient rien, sinon l'écume tournoyante; et l'écume montait, montait aux troncs des saules, qui fléchissaient sous le poids de la nappe d'eau comme des roseaux battus par le vent.
Leurs mains se crispaient autour de leurs appuis frêles. Ils ne se parlaient point; ils criaient.
Quand la voix de René de Penhoël arriva jusqu'à eux pour la première fois, leur agonie durait depuis bien longtemps. Leurs bras tendus faiblissaient, et ils sentaient venir avec désespoir le moment prochain où il leur faudrait lâcher prise.
Ils se turent tous les deux à la fois.
– As-tu entendu? demanda Robert qui n'osait point croire au témoignage de ses oreilles.
– Oui, répondit Blaise, mais vont-ils nous trouver?..
– Ils sont bien loin encore, et je n'ai plus de forces!
– Il me semble que mes doigts sont morts!..
Ils prirent haleine et poussèrent ensemble un appel retentissant.
Cet appel eut comme un écho, faible encore, mais distinct.
– Ils viennent!.. dit Robert avec un élan de joie; si Dieu nous sauve, Blaise, il faudra faire pénitence et vivre en chrétiens!
– Pour ma part, je le promets, dit Blaise du fond du cœur.
– Et moi je le jure!
La voix du sauveur invisible se rapprochait.
– Holà!.. disait-elle, courage!.. tenez-vous ferme!
– Au secours!.. au secours!.. répliquèrent à l'unisson Robert et Blaise.
Ils commençaient à entendre le bruit de la perche frappant contre les bords du chaland.
– Oh! oui, reprit Robert, je veux changer de vie!.. plus de mensonges!..
– Plus de mauvais coups! dit l'Endormeur repentant et pénétré.
– Une vie honnête!
– Qu'importe la pauvreté, quand on a une bonne conscience?
L'eau montait toujours et passait par-dessus leurs épaules. Ils parlaient bien sincèrement.
Quelques secondes s'écoulèrent. Robert distingua le premier dans l'ombre la forme noire du chaland. Cette bienheureuse vision porta une notable atteinte à son esprit de pénitence.
– Attention! murmura-t-il, tout est peut-être pour le mieux… et nous allons arriver à Penhoël par la bonne porte…
– Est-ce que tu penses encore à ça? dit Blaise qui gardait son accent contrit.
– Regarde!.. reprit Robert.
L'Endormeur aperçut le chaland à son tour.
– Ah diable!.. fit-il, c'est différent!..
Benoît Haligan poussa le bateau jusqu'au saule où se retenaient nos deux voyageurs; puis il planta sa perche à l'arrière et se tint le plus loin possible des étrangers. Le maître de Penhoël opéra tout seul le sauvetage.
Robert et Blaise, cependant, ne voyaient point leur sauveur et le prenaient pour quelque fermier du pays.
Robert, en touchant du pied le bateau, avait repris son rôle avec un sang-froid héroïque.
– Que Dieu vous récompense, mon brave ami! dit-il en s'asseyant, épuisé, sur l'un des bancs. Vous avez sauvé la vie à un homme qui, ce matin encore, aurait pu vous récompenser royalement et faire de vous le métayer le plus riche de la contrée… Mais, à l'heure qu'il est, me voilà plus pauvre qu'un mendiant.
– Mon malheureux maître!.. soupira Blaise en domestique fidèle et dévoué.
– Ne murmurons point, reprit Robert, le ciel pouvait nous prendre aussi nos vies.
– Vous avez perdu quelque chose?.. demanda le maître de Penhoël, tandis que Benoît Haligan perchait en silence dans la direction de Port-Corbeau.
– J'ai perdu de bien grosses sommes, mon brave ami, répondit Robert tristement; et pour les remplacer il me faudra attendre longtemps, car mon pays est au delà de l'Océan… Mais pour ce qui vous regarde, j'espère que vous ne perdrez pas tout, et que M. le vicomte de Penhoël me viendra en aide pour payer cette dette sacrée.
– Vous connaissez le vicomte de Penhoël?.. demanda René avec étonnement.
Benoît Haligan se prit à écouter de toutes ses oreilles.
Un faux pas pouvait perdre ici à tout jamais le jeune M. Robert de Blois et son écuyer fidèle. Mais sa bonne étoile le servit.
– Je suis étranger, répliqua-t-il, et je n'ai jamais vu le vicomte de Penhoël. Mais je venais dans cette partie de la Bretagne pour une affaire qui le regarde, ainsi que sa famille; j'avais lieu de penser qu'il serait mon obligé… Désormais les rôles sont intervertis, et je vais être contraint d'implorer son hospitalité, qui est ma seule ressource.
Une foule de questions se pressaient sur la lèvre de René, mais il les contint pour répondre seulement:
– L'hospitalité de Penhoël ne manque à personne, monsieur; nous allons vous conduire au manoir.
Le chaland touchait l'arrivoir du Port-Corbeau. René de Penhoël aida successivement les deux voyageurs à débarquer.
– Prenez mon bras, dit-il à Robert; la côte est rude; Benoît, soutiens l'autre étranger.
– Pas pour tout l'or de la terre!.. répondit le passeur qui s'éloigna de Blaise comme on eût fait d'un homme atteint de la peste.
Il gagna sa loge située à une centaine de pas de là, et décrocha la petite lanterne suspendue au-dessus de la porte. Puis il revint vers Penhoël et ses deux hôtes qui montaient lentement la colline.
Il porta la lumière de sa lanterne sur le visage de Robert, puis sur celui de Blaise, et les examina durant quelques secondes en silence.
– Penhoël! Penhoël! dit-il ensuite de sa voix creuse et pleine d'emphase, vous l'avez voulu!.. Que Dieu vous pardonne!
Une de ses mains touchait l'épaule du maître, l'autre désignait Robert de Blois.
– C'est lui!.. ajouta-t-il plus bas. La ruine et le crime sont là!.. Je suis bien vieux… mais je verrai trois belles-de-nuit de plus sous mes saules avant de mourir… trois nobles filles!.. Penhoël! Penhoël! le malheur est sur votre maison!.. Prenez garde!..
Robert n'avait pu s'empêcher de tressaillir en apprenant ainsi à l'improviste le nom de son sauveur.
René, que la surprise avait tenu d'abord immobile, se tourna vers le passeur avec colère; mais celui-ci se dirigeait à grands pas déjà vers sa loge.
Et tout en marchant il grommelait:
– Le malheur est sur lui!.. et le malheur est sur moi. Mais moi, la sainte Vierge aura pitié de mon âme!
Il entra dans sa cabane et replaça tant bien que mal la porte sur ses gonds.
Quand Penhoël et ses hôtes passèrent devant le seuil, la loge était solidement barricadée.
IX
UN HOTE CHARMANT
Il y avait une demi-heure environ que Robert de Blois et son domestique Blaise avaient franchi le seuil du manoir de Penhoël.
La famille et ses hôtes étaient rassemblés dans la salle à manger autour d'une grande table en bois de chêne dont la nappe couvrait à peine une moitié.
On était en train de souper sur le haut bout de cette table. L'autre extrémité demeurait nue et déserte.
Sur la nappe d'une blancheur éclatante, il y avait abondance de mets. Aux quatre coins, de hautes et belles cruches en faïence brune, pleines de cidre nouveau, avaient encore leur couronne de mousse.
Le bénédicité avait été prononcé par Madame; les assiettes étaient pleines; on mangeait d'excellent appétit.
Robert de Blois s'asseyait à la droite du maître de Penhoël; il avait à sa gauche Madame, qui, dans les jours froids de l'hiver, abandonnait volontiers son poste d'honneur au centre de la table pour se rapprocher de la cheminée.
Derrière Robert, se tenait Blaise, à qui l'on avait donné, comme à son maître, un habillement sec.
L'Endormeur faisait son apprentissage de valet de chambre. Il y allait de bon cœur, et se trouvait assurément mieux là qu'entre les branches de son saule. Néanmoins son œil comptait avec mélancolie les excellents morceaux dévorés par Robert.
Il se demandait peut-être si c'était un présage, et si, en toutes choses, lui, Blaise, à cause de la position qu'il avait acceptée, ne serait point contraint à vivre sur les restes de Robert…
Celui-ci, tout en mangeant d'un merveilleux appétit, employait son temps le mieux qu'il pouvait.
Grâce aux renseignements du père Géraud, il avait mis un nom, dès le premier coup d'œil, sur chacune de ces figures inconnues.
La description de l'aubergiste, exacte et complète, lui était un garant de l'exactitude des autres détails puisés à la même source.
Et pourtant, si l'on passait des personnes à l'ensemble de cet intérieur campagnard, les notes fournies par maître Géraud semblaient tourner un peu à l'exagération.
Robert, qui travaillait de l'œil presque autant que de la mâchoire, cherchait en vain autour de lui ces symptômes annoncés de drame latent et intime, qui lui eût donné tant de facilité pour pêcher en eau trouble.
Toutes les figures lui semblaient d'un calme désespérant. Il ne voyait là qu'une jeune mère, heureuse entre son mari et son enfant. Le reste de l'assemblée, l'oncle Jean, ses filles, Vincent et Roger complétaient pour lui une de ces belles et bonnes familles, dont la félicité uniforme, et légèrement ennuyeuse, ferait l'effroi de nombre de gens malheureux dans nos villes.
Le lecteur, resté sous l'impression de la scène du salon de Penhoël, aurait lui-même éprouvé, pour un peu, la surprise de Robert. L'aspect avait en effet changé. Ce n'était plus ce sombre silence, pesant naguère sur les hôtes du manoir et coupé, à de rares intervalles, par des paroles de triste augure.
L'arrivée d'un étranger, qui est toujours un événement dans ce coin reculé de la Bretagne, empruntait ici aux circonstances qui l'avaient accompagnée une émotion d'intérêt et de curiosité. Il ne faut pas entrer brusquement dans le ruisseau dont on veut scruter le cours tranquille. L'eau se trouble, le poisson se cache, et ce luisant caillou que vous vouliez voir de plus près a disparu sous la vase soulevée par votre pied imprudent.
Robert se faisait écran à lui-même.
En outre, il faut bien le dire, à l'heure où nous avons pénétré pour la première fois dans le manoir, René avait auprès de lui un flacon d'eau-de-vie à moitié vide. Or Penhoël à jeun était un mari confiant et doux, mais il avait l'ivresse farouche, et l'alcool changeait en noires visions les souvenirs douloureux qui étaient au fond de son âme.
L'expédition sur le marais avait entièrement dissipé les fumées de l'eau-de-vie. Son cerveau était libre, et la conscience qu'il avait d'avoir sauvé la vie à deux hommes lui mettait du contentement au cœur.
Seul, parmi les convives qui entouraient la table, l'oncle Jean avait gardé la mélancolie que nous avons vue naguère sur son vénérable visage. Seul il songeait encore à celui dont le nom, prononcé à l'improviste, avait produit une sensation si pénible, une heure auparavant, parmi les hôtes de Penhoël. Mais le cœur de l'oncle Jean n'oubliait jamais l'absent, et il fêtait silencieusement au fond de son âme aimante et bonne ce jour anniversaire du départ de l'aîné de Penhoël.
Tout le reste de l'assemblée s'occupait énormément de l'étranger. L'homme de loi et le bon maître d'école le considéraient avec cette attention curieuse que nos badauds de Paris mettent à lorgner un Éthiopien ou un O-jib-be-was. Les jeunes filles admiraient sa tête expressive et belle. Roger voyait, à tout hasard, en lui un héros de roman. Vincent, au contraire, éprouvait à le contempler un sentiment hostile, et tâchait en vain de s'expliquer à lui-même cette instinctive aversion.
Ses yeux allaient incessamment de l'étranger à Blanche de Penhoël, comme s'il eût redouté pour l'enfant un danger inconnu…
– A votre santé, mon cher hôte! dit Robert en portant son verre à ses lèvres; et, pour la centième fois, recevez mes actions de grâces… Sans vous, Dieu sait où je serais à cette heure!
– Je n'ai fait que mon devoir, répliqua le maître de Penhoël.
– Ce n'était pas ainsi que l'entendait votre sombre pilote! reprit Robert en souriant.
– Benoît Haligan est un digne cœur! dit Madame; il a sauvé bien des malheureux en danger de mort… mais son esprit est faible… et nos campagnes ont des préjugés un peu sauvages…
Robert s'inclina respectueusement.
– C'est un pays heureux et béni, madame, murmura-t-il, que celui où Dieu a mis dans le cœur des puissants le remède à l'ignorance du pauvre…
Bien que nous ayons vu Robert en parfait compagnonnage avec le gros Blaise et Bibandier, il n'avait pas été sans fréquenter probablement meilleure compagnie; car, à l'occasion, il savait prendre des manières élégantes et courtoises. Peut-être, dans un de ces salons modèles qui font la gloire de nos aristocratiques faubourgs, les habiles eussent-ils distingué quelques taches légères dans son jeu: nous disons peut-être; mais à Penhoël, son ton semblait exquis, et à chacune de ses paroles haussait, en quelque sorte, le piédestal de sa supériorité.
Si quelqu'un éprouvait un peu de gêne, ce n'était pas lui assurément, mais bien le maître de Penhoël.
Quant à Madame, ses grâces simples et nobles valaient pour le moins cet ensemble de conventions subtiles qui est la science du monde.
– On m'avait bien dit, reprit Robert, ce que je trouverais à Penhoël!.. Mais certaines gens ont le bonheur d'être ainsi faits que, pour eux, la renommée est toujours au-dessous de la vérité… Peut-être ne dois-je pas rester en France bien longtemps désormais… Quoi qu'il en soit, j'aurai vu ce que d'autres cherchent en vain parfois toute leur vie… la maison d'un vrai gentilhomme!..
Penhoël rougit d'orgueil.
Robert tendit son assiette vide par-dessus son épaule, et Blaise la prit en poussant un gros soupir.
Robert se retourna vivement.
– Comment! s'écria-t-il avec une bonté charmante, c'est toi qui es là, mon pauvre garçon?
– J'ai voulu servir monsieur… commença Blaise.
– Va-t'en bien vite! interrompit Robert. Madame, veuillez me pardonner, je vous en prie… mais Blaise est un domestique comme on n'en voit guère… J'ose réclamer pour lui une part des bontés dont vous voulez bien me combler.
Tout le monde, à commencer par le maître de Penhoël et Madame, sut gré à Robert de ce bon mouvement. Ce n'était pas seulement un homme d'une distinction rare, c'était encore un généreux cœur.
On éprouve un plaisir véritable à découvrir ainsi des qualités sérieuses chez l'homme qui a su plaire au premier aspect. Les jeunes filles et Madame remercièrent l'étranger du regard, et Blaise reconnaissant gagna l'office.
Le souper durait depuis vingt minutes, et il y avait bien une heure que Robert était entré à Penhoël; néanmoins, et malgré cette circonstance que Robert avait parlé, dans le bateau, d'une mission dont il était chargé pour le maître du manoir, aucune question ne lui avait été adressée.
C'était, à coup sûr, de la fine fleur d'hospitalité. Mais Robert ne l'appréciait point. Il eût préféré un empressement indiscret et curieux, parce qu'il avait son histoire toute prête.
Voyant, cependant, que la question ne venait point, il se résigna à prendre la parole.
– Vicomte, dit-il en tendant la main au maître de Penhoël avec un laisser-aller tout aimable, il ne me convient pas de me prévaloir de votre réserve, et je veux que vous sachiez, à tout le moins, le nom de l'hôte que le hasard vous envoie… Je m'appelle Robert de Blois.
Penhoël s'inclina.
– C'est un vieux nom breton, dit-il; vous devez connaître cela, mon oncle?
L'oncle Jean, comme presque tous les vieux gentilshommes de campagne, était un vivant armorial.
– Certes, répliqua-t-il, nous avons plusieurs familles… et sans parler de la maison ducale dont un membre porta ce nom, il y a les de Blois de Quimper et les de Blois de Moncontour…
– Ma famille était, en effet, originaire de basse Bretagne, reprit Robert; mais je ne puis prétendre qu'à une parenté bien éloignée avec les races honorables dont vous me parlez, monsieur… car mes pères habitent l'Amérique depuis fort longtemps déjà.
L'oncle Jean murmura en recueillant ses souvenirs.
– J'y suis!.. ce doit être cela!.. Un chevalier de Blois, du nom d'Émery, fut contraint d'émigrer lors de l'édit de Nantes…
Robert regarda l'oncle avec admiration.
– Il est de fait, dit-il, que mon bisaïeul portait le nom d'Émery!.. Quoi qu'il en soit, j'ai quitté Boston, résidence de mon père, pour venir traiter en France des affaires assez considérables… Une de ces affaires m'appelait dans ce pays… Depuis mon arrivée en France, je n'avais pas eu d'aventures… Paris et ses filous m'avaient laissé ma bourse… Ma chaise de poste avait roulé, de nuit comme de jour, sans être arrêtée jamais par aucun de ces bandits classiques qui deviennent presque aussi rares que les revenants… mais, aujourd'hui, je me suis dédommagé, je vous jure!.. Voici mon histoire en deux mots… Je suis arrivé ce matin à Redon, porteur de valeurs importantes… j'avais une mission à remplir dans l'intérieur du pays… Le bon aubergiste de Redon, maître Géraud, ne m'a pas laissé ignorer les dangers de la route… mais je n'y voulais point croire… et d'ailleurs je tenais essentiellement à remplir moi-même mon message… Je suis parti; à une lieue de Redon, j'ai rencontré des bandits qui m'ont dévalisé.
– Les uhlans!.. murmura-t-on à la ronde.
– Je ne saurais pas vous dire au juste… C'était une armée entière de coquins à mines épouvantables!
– Et ils vous ont tout pris?.. demanda Madame.
– Tout mon argent… Mais ces brigands ne me paraissent pas arrivés à un degré très-avancé de civilisation, car ils laissèrent dans ma valise mon portefeuille, bourré de bank-notes.
– Ah!.. fit-on avec contentement autour de la table.
– Permettez!.. je n'en suis pas beaucoup plus riche… Ma valise et tous les papiers qu'elle contenait sont maintenant bien loin si votre infernale rivière a continué de courir le même train…
– C'est vrai!.. le déris!.. murmura l'assemblée qui prenait au récit et à l'homme un intérêt de plus en plus vif.
Les deux charmantes filles de l'oncle Jean oubliaient de manger pour le regarder. Elles écoutaient, bouche béante, et ne détachaient point de l'étranger leurs yeux hardis à force de candeur. Elles éprouvaient au même degré toutes les deux un sentiment étrange et nouveau. Une corde, qui était restée muette jusque-là, vibrait énergiquement au fond de leur âme. Un horizon inconnu s'élargissait tout à coup au-devant d'elles.
On eût dit qu'elles entrevoyaient le monde…
Au nom de Paris, elles avaient échangé un rapide regard, et un éclair s'était allumé dans leurs prunelles.