Kitabı oku: «Les Dernières Années du Marquis et de la Marquise de Bombelles», sayfa 9
CHAPITRE VI
Le comte d'Artois à Venise. – Rapport des espions. – Le clan Polignac. – Les idées du comte d'Artois et de ses amis. – Calonne. – Bombelles et l'empereur Léopold. – Ressentiment du comte d'Artois. – Mme de Bombelles à Stuttgard. – Correspondance de Madame Élisabeth et de la marquise de Raigecourt. – L'affaire de Varennes et ses suites. – Angoisses d'Angélique de Bombelles. – Considérations politiques. – Madame Élisabeth et le comte d'Artois.
Le 10 janvier, le comte d'Artois110 est arrivé à Venise, événement, en somme, très gênant pour l'ambassadeur du Roi – démissionnaire, mais toujours en fonctions, – et qui, nous allons le voir, sera gros de conséquences. Grâce aux témoignages de deux espions, l'abbé de Cataneo, chargé de suivre Bombelles, Apostoli, chargé de la surveillance personnelle du prince, nous serons aussi minutieusement informés que possible.
M. de Bombelles a été averti de l'arrivée du comte d'Artois, qui descend chez l'ambassadeur à l'heure du dîner. Il trouve là Mmes de Polignac, de Polastron et de Bombelles; celle-ci s'évanouit de saisissement, à la grande jalousie des deux autres, à la vive émotion du prince et des spectateurs. Apostoli met quelque ironie dans le récit de cette scène. Il sait aussi qu'à son premier repas chez Bombelles, le prince fut servi par les deux fils de son hôte, qu'il passa sa première soirée seul avec les Bombelles et les Polignac; beaucoup d'autres détails sur les visites d'ambassadeurs reçues, sur la tournée faite par le prince chez les ambassadrices111.
Pourquoi le comte d'Artois était-il venu à Venise? Les conjectures marchaient leur train. Les uns chuchotaient que la présence du prince sur la frontière savoisienne avait causé des étonnements, que l'Assemblée avait contraint Louis XVI de demander des explications au Roi de Sardaigne sur le sens de la formation d'une armée sur les frontières françaises, et sur le «caractère de l'asile» qu'il entendait accorder à son gendre. Le Roi de Sardaigne avait aussitôt manifesté ses sentiments pacifiques et prié son gendre de quitter ses États où sa présence causait des appréhensions au Gouvernement français. Une autre raison sans doute motivait la prière… impérative du Roi: le comte d'Artois ne savait point se passer de Madame de Polastron, et sa présence à la rigide Cour piémontaise ne manquait pas d'être gênante. Il y avait encore d'autres raisons au séjour du prince à Venise, et nous les discuterons tout à l'heure.
Qu'obligé de s'éloigner momentanément, le prince ait choisi Venise sur les instances du clan Polignac-Guiche, rien d'étonnant. On a voulu, de plus, insister sur ce point qu'un Gouvernement républicain était plus commode à un prince dans la situation où se trouvait le comte d'Artois. Ce qui était important c'était la présence d'un ambassadeur aussi royaliste que l'était le marquis de Bombelles. Celui-ci remplissait son devoir en accueillant avec respect et attentions le frère du Roi, puisque Louis XVI était encore nominalement Roi et que lui, Bombelles, était encore ambassadeur. Eut-il raison de ne pas fermer les yeux sur certains menus faits, de se plaindre au Gouvernement qu'il autorisât l'étalage chez les libraires d'estampes représentant la prise de la Bastille, estampes qui pouvaient à la fois «fournir des exemples d'insurrection et blesser les sentiments intimes du comte d'Artois»; de dénoncer comme dangereux quelques Français résidant depuis longtemps à Venise et partisans des idées libérales, entre autres un vieux professeur, nommé Vantourmel, qui avait «adopté les maximes de l'Assemblée?» Le lecteur a été mis à même de connaître le caractère et les idées de M. de Bombelles. Démissionnaire pour ne pas prêter serment, on ne saurait attendre de lui que, dans les circonstances que nous relatons il apportât la mesure et la pondération. Un historien a pu dire que «son attitude dépassait le ridicule et atteignait l'insurrection112». Bombelles ne se croyait pas si coupable en défendant le régime et les opinions ultra-royalistes auxquels il était resté fidèle.
Pendant que se nouent intrigues et combinaisons, que se tiennent grands et petits conseils, Mme de Bombelles n'a pas manqué de se créer une opinion personnelle.
D'abord son avis sur Calonne: «L'homme qui est l'âme du conseil a peut-être le génie le plus dangereux qui existe parce que son éloquence, sa propre persuasion entraînent; mais presque toujours ses résultats partent de fausses bases, de données hasardeuses, et son imagination enfante, sa confiance fait adopter des mesures que le bon sens ni la raison ne peuvent admettre.» Sans doute la marquise est au courant de ce qui se discute, puisqu'elle n'est pas satisfaite et ajoute: «M. de Bombelles combat tant qu'il a de force, depuis cinq jours, tout ce qui lui a été présenté, et j'espère qu'il parviendra à éclairer notre malheureux et intéressant prince sur ses véritables intérêts et les moyens de les traiter. Mais l'utilité dont il pourra être sera momentanée, et je crains que, lui n'y étant plus, on ne livre encore M. le comte d'Artois à de nouvelles chimères. La droiture de ses intentions, la justesse même de ses idées sont parfaites; mais n'ayant pas la capacité extraordinaire et sublime qu'il lui faudrait pour deviner à lui seul tous les ressorts qui sont à employer, il serait de la plus urgente nécessité qu'il fût mieux conseillé. Et voilà ce qu'on lui persuadera difficilement, parce que son ami particulier pense tout différemment, et que cet ami, avec un excellent cœur, a une très mauvaise tête.»
Et c'est encore sur le même ton de défiance que, quelques jours après, la marquise donne des nouvelles du comte d'Artois… «Il est traité parfaitement et vu avec le plus grand plaisir de la part des Vénitiens. Il est impossible de ne pas regretter qu'il ne soit pas entouré de mentors dignes de ce Télémaque. Nous désirons fort, mon mari et moi, qu'il retourne à Turin, et là, s'occupe avec prudence et discrétion du rôle qu'il aura à jouer; mais le parti sage est peu goûté et contrecarre une foule de projets engendrés avec autant de légèreté que d'esprit. J'espère pourtant qu'on finira par l'adopter. M. de Calonne est ici depuis trois jours, on l'attendait pour prendre une détermination… Toute partialité à part, on ne peut refuser à M. le comte d'Artois un grand désir du bien et une grande élévation dans l'âme; et ce prince, bien dirigé, serait certainement capable de grandes choses; mais voilà le mal, c'est que les têtes de ce qui l'entoure ne valent rien.»
Sur le chapitre de Calonne, Mme de Bombelles reviendra encore, lui adjoignant dans sa pensée M. de Vaudreuil comme mauvais conseiller du comte d'Artois. Ici elle se trompe, car Vaudreuil, alors, donnait des conseils sages à son prince113. Mais les émigrés, au lieu d'unir leurs forces passent leur temps à se tirer à boulets rouges les uns sur les autres. Calonne et Vaudreuil revaudront aux Bombelles ce que ceux-ci pensent d'eux114. Bombelles ne se considérait plus que comme le confident de la cause royale, et il n'avait pas hésité (dès la fin de décembre), lors de la rencontre de l'empereur Léopold et du roi de Naples à Fiume, à se rendre dans cette ville secrètement et à solliciter l'intervention de l'empereur en faveur du roi de France. C'est sous un travestissement qu'il avait fait ce voyage dont il n'était pas sans sentir l'incorrection, mais il avait été reconnu par un «observateur» attaché à l'ambassade d'Espagne, Corradini.
Bombelles tint le comte d'Artois au courant de son voyage. A cette époque où le frère du Roi n'avait pas encore bien dessiné ses projets politiques, – il hésitait même fortement sur le parti à prendre, nous allons le voir, – les intérêts de tous les royalistes convaincus semblaient communs. Tandis que M. Hénin, secrétaire de l'ambassade, était retourné à Paris pour prêter le serment civique et sans doute renseigner le ministère sur la conduite de son chef, les ultra-royalistes se réunissaient volontiers chez les Polignac qui, dès longtemps, s'étaient employés à créer au comte d'Artois un cadre agréable. Réceptions ouvertes où fréquentaient les membres de la noblesse et la petite coterie qu'on appela depuis le parti de Venise. Ce clan, peu nombreux en somme, se composait de tous les Polignac, Polastron, Guiche, Poulpry, du chevalier de Jaucourt, des Montmorency, y compris le duc de Laval, de M. de Calonne, – le futur ennemi de Bombelles – de MM. de Roll, de Vaudreuil, Dillon, des Bombelles eux-mêmes, plus quelques émigrés plus modestes et qui avaient peine à suivre le train inauguré par les Polignac. Ceux-ci, à l'époque, n'avaient pas épuisé leurs ressources, et le diplomate Capello, qui arrivait de France, venait de leur rapporter une cassette de joyaux et de très grosses sommes d'argent comptant, qu'ils avaient confiées avant leur fuite aux divers ministres étrangers résidant à Paris.
Tous s'entouraient des plus grandes précautions. Des bruits d'attentats avaient circulé dès l'arrivée du comte d'Artois, on se méfiait d'une prétendue femme inconnue…; la comtesse Diane, dans la peur d'être empoisonnée, faisait essayer les plats qu'on servait devant elle, et se condamnait à vivre presque exclusivement de poisson.
Ce groupe remuant, agité, fit croire à son importance. Beaucoup ont nié l'ingérence de la coterie dans les affaires de l'émigration parce qu'ignorées étaient ses négociations. Les dernières publications, surtout la correspondance de Vaudreuil, et les papiers Gramont-Polignac encore inédits montreraient que si ces hommes, sincèrement dévoués à la cause royale, ne se montrèrent pas de profonds politiques, du moins ne restèrent-ils pas inactifs et essayèrent-ils bien des combinaisons. Le conseil intime du comte d'Artois s'était ainsi transporté de Turin à Venise; à ceux du début: Calonne, Dillon, Vaudreuil, s'étaient joints les Polignac, surtout Armand et, dût-on s'en étonner de par les événements qui précèdent et en raison de ceux dont nous verrons le déroulement, de ce conseil intime, Bombelles, ambassadeur de France, était le secrétaire. Vaudreuil, Calonne et Bombelles, voilà les vrais conseillers dans l'hiver 1791. A cette époque le marquis est en pleine faveur auprès du comte d'Artois.
Les observateurs-espions cherchaient un but politique réel au voyage du comte d'Artois, et ils avaient raison. Était-il venu développer une politique contre-révolutionnaire, comme certains signes semblaient le démontrer, encore qu'on ne se pressât pas, dans les délices de Venise, de dénoncer des projets bien nets? Son but était-il, comme les rapports secrets le donnent à entendre de s'aboucher avec le groupe Polignac «sur les conditions de leur retour commun en France, en obéissance aux décisions de l'Assemblée»? Cette dernière hypothèse fut le bruit accrédité, peu après l'arrivée du comte d'Artois, de l'envoi du duc de Crussol par le roi de Sardaigne pour négocier avec Louis XVI et l'Assemblée la rentrée à Paris cum honore de son gendre. Ceci était raisonnable et sage; c'est pourquoi, sans doute, le conseil secret du comte d'Artois ne s'arrêta pas longtemps à cette combinaison. On ne voit pas Vaudreuil opinant pour la rentrée en France, car les Polignac s'offraient vraiment trop impopulaires pour tenter l'aventure, et qui disait Polignac disait Vaudreuil. Quant à Bombelles, dont nous avons souvent admiré l'esprit pondéré et juste, il faut avouer que depuis qu'il était question du serment civique des fonctionnaires, il semblait avoir perdu toute notion de modération; il est à croire que l'ambition de jouer un rôle à côté, ne pouvant plus, suivant ses convictions, en jouer un officiel, fut pour beaucoup dans l'orientation de sa politique. Dès lors, les portes de France se trouvant irrévocablement fermées, il ne devait rester au comte d'Artois que le désir, devenu impérieux, de joindre l'empereur Léopold, de décider le frère de Marie-Antoinette à agir soit diplomatiquement, soit militairement. Ce serait donc là la raison principale du séjour à Venise. Après les démarches tentées à Vienne, par les Polignac, dès décembre, Bombelles, par son voyage à Fiume, avait continué la série des sollicitations.
On annonçait l'arrivée de l'Empereur dans les Etats vénitiens; nous avons vu Mme de Bombelles le mander à la marquise de Raigecourt, et de tous côtés des solliciteurs s'empressaient pour guetter le passage de Léopold à Venise. C'était fausse nouvelle, comme on l'apprit peu après, et le comte d'Artois, songeant à s'établir à Trieste, envoyait son capitaine de gardes, le baron de Roll, pour retenir des logements et louer des chevaux. Il fallait l'assentiment de l'Empereur; celui-ci refusa très nettement par une lettre arrivée le 22 janvier.
Ce premier déboire ne découragea pas le comte d'Artois. Il tint son conseil au complet, et après double séance il fut envoyé à l'Empereur, par courrier, une lettre de huit pages contenant un exposé général de la situation politique en France. En vain on attendait la réponse. Mme de Breünner, ambassadrice de l'Empire, avait beau interpréter de façon optimiste les nouvelles reçues de Vienne, on ne savait rien en somme des projets de l'Empereur, et cet appui sur lequel le «parti de Venise» avait tant compté semblait se dérober comme l'appui des rois de Naples et de Sardaigne… Le livre attendu de Calonne, qui devait produire tant d'effet, fit rire, car depuis longtemps les faits démentaient les prévisions économiques de l'ancien surintendant des finances. On en loua le style: ce n'était pas suffisant pour déchaîner l'enthousiasme.
Jusqu'à notre ami le marquis de Bombelles dont le refus de prestation du serment, devait, disait-on, entraîner le refus des autres ministres, ses collègues. On comptait sur cette manifestation pour impressionner la nation. Le refus resta presque isolé115, l'Assemblée témoigna son indignation, demanda le renvoi immédiat du fonctionnaire indocile.
Sur la résolution de Bombelles, la réaction ne tarda pas à se faire jour. L'entourage du prince et les autres émigrés commencèrent à louer sa démarche avec moins de conviction. La révolte contre la Constitution produisant peu d'effet, les ultra-royalistes voyaient s'effondrer un de leurs espoirs. Restait l'appui de l'Empereur, s'il se décidait à le donner.
La réponse de Léopold, parvenue le 20 février au comte d'Artois, était un terrible coup de massue, la ruine, au moins pour le moment, des espérances de tous, non seulement du «parti de Venise», mais des différents clans d'émigrés. L'Empereur se refusait à toute entrevue avec le prince, affectant de craindre que cette espèce de provocation n'accrût les dangers que les Souverains de France pouvaient courir à Paris. Le vrai, le seul but du voyage à Venise était manqué. Rien à tenter de nouveau dans l'instant. Dépité, on peut le croire, non découragé puisque, quelques mois après, il devait faire tenter de nouveaux efforts, le comte d'Artois ne prolongea plus son séjour à Venise et rentra à Turin à la fin de février. Le «parti de Venise» se désagrégeait à la même époque: les Montmorency partaient pour Bruxelles, le duc de Guiche regagnait provisoirement la France, pour de là repasser le Rhin où il allait réorganiser les gardes du corps116.
Pendant ce temps, on le conçoit, la correspondance de Madame Elisabeth avec ses amies n'avait pas chômé. Toutes ses lettres sont empreintes de tendresse, remplies de bons conseils. A-t-elle déplu à Bombe en lui exposant ses idées sur la décision prise par son mari, elle s'en excuse aussitôt, et si gentiment: «Mais, ma petite Bombe, comment n'as-tu pas eu l'idée de te dire: Ma princesse est bonne parce qu'elle ne veut pas nous décider; elle nous a recommandé de faire de sérieuses réflexions où nous nous trouverons, et qu'il y a tant de gens qui se mettent au-dessus des scrupules qu'elle craindrait que notre zèle ne nous fît illusion sur nos devoirs. Voilà, Mademoiselle Bombe, la conversation que vous auriez dû avoir avec vous-même, en y ajoutant quelques réflexions sur les sentiments de ta Princesse, et tu n'aurais pas tourmenté ta tête et affligé ton amie, par l'idée que tu as prise d'elle…» Après cette page de si touchante amitié, des réflexions politiques parsemées çà et là: «Il me semble, écrit la princesse le 7 février, que l'on ne s'empresse pas de nommer les places vacantes, l'Assemblée ne voulant pas des gens dans le genre de ton mari, et les Cours étrangères n'en voulant pas d'autres; ce qui ne prouve pas, autant que mes lumières me peuvent permettre de l'apercevoir, un accord parfait dans les principes… Quelqu'un disait que l'Assemblée trouvait tant de charme à la liberté qu'elle la gardait pour elle toute seule. Cependant on n'a pas osé arrêter mes tantes, elles partent pour Rome. Peut-être, en chemin, leur voudra-t-on persuader, aussi doucement que l'on nous a amenés ici, qu'il faut qu'elles y reviennent: elles ne se laisseront pas persuader…»
Le 28, la princesse raconte agréablement le départ de Mesdames117 et les incidents nombreux auxquels ce départ donne lieu.
«… Tu sais que mes tantes sont parties. Tu sais sans doute qu'elles ont été arrêtées à Arnay-le-Duc. Tu sais sans doute que Monsieur a eu la visite, mardi dernier, des filles de la rue Saint-Honoré et de leur société qui l'ont prié de ne pas sortir du royaume. Tu sais sans doute que jeudi, jour où l'on a appris que mes tantes étaient arrêtées, l'Assemblée a rendu un décret qui disait qu'Arnay-le-Duc avait eu tort, et que le pouvoir exécutif serait supplié de donner des ordres pour qu'elles pussent continuer leur route. Tu sais sans doute que les chefs des Jacobins n'étant pas de cet avis, et voulant que le président engageât le Roi à les faire revenir, une foule de badauds s'est portée sous les fenêtres du Roi, parmi laquelle il y avait peut-être une centaine de femmes qui se sont égosillées pendant quatre heures pour voir le Roi et lui faire la même demande que les Jacobins.»
Ce jour-là le Roi montra un peu d'énergie et se fit obéir. «La Fayette et la garde se sont conduits parfaitement bien. Le château était comble de gens qui étaient pleins de bonne volonté. Le Roi a parlé avec force à M. Bailly. Aussi hier n'y a-t-il jamais eu tant de monde chez le Roi et chez la Reine. Il y avait longtemps que nous étions un peu seules au jeu, mais hier il était superbe… Je ne puis vous rendre le plaisir que j'ai éprouvé, écrit la princesse tout enflammée. Ah! mon cœur, le sang français est toujours le même; on lui a donné une dose d'opium bien forte; mais elle n'a pas attaqué le fond de leur cœur. Il n'est point glacé, et l'on aura beau faire, il ne changera jamais. Pour moi, je sens que depuis trois jours j'aime ma patrie mille fois davantage…» Nous savons avec quelle facilité Madame Elisabeth passe d'un extrême à l'autre, mais au fond son esprit est optimiste et, chaque fois que l'occasion s'en présente, elle s'empresse de voir les événements par leurs bons côtés.
Il n'en est peut-être pas de même de Bombelinette qui, dès cette époque, a pris son parti de partir avec ses enfants pour Stuttgart et a le droit, en face de la situation nouvelle qui leur est faite, d'envisager tristement l'avenir.
Bombelles attend ses lettres de rappel, tout en se faisant le féal serviteur du comte d'Artois. Il se vante au marquis de Raigecourt de dire des vérités au jeune prince, il se pique de contrebalancer les conseils de Calonne. N'est-ce pas une illusion? Il ne se passera pas de longs jours avant que l'influence de Calonne l'emporte définitivement au point de brouiller Bombelles avec le comte d'Artois.
Il n'y a pas que la monarchie et le comte d'Artois en jeu, il est pour les Bombelles des questions matérielles terribles dont il semble qu'ils n'aient pas envisagé justement l'importance lors de la démission donnée. Ils ne regrettent nullement ni l'un ni l'autre le refus de serment qui les jette hors des postes diplomatiques, mais cela ne les empêche pas de déplorer la situation précaire où ils vont se trouver, si quelqu'un ne leur vient en aide.
Le 23 février, Angélique annonce l'arrivée d'une lettre très sèche de M. de Montmorin à M. de Bombelles. «Il y a ajouté que, quant à la pension de retraite qu'il sollicite, il ne pourra l'obtenir que lorsque, rentré en France, il aura fait son serment civique, ce qui est un refus formel; cependant ma mère me dit d'espérer que secrètement on viendra à notre secours, mais j'ignore encore si je puis m'en flatter absolument.»
Elle craint que son frère ne soit rappelé de Stuttgart. «Mon pauvre frère perdrait ainsi le prix d'un serment, qui m'a causé bien du chagrin; il se trouverait dans une cruelle position, et moi dans un grand embarras, ayant pris tous mes arrangements pour me rendre à Stuttgart.»
Le comte d'Artois va quitter Venise. Ceci semble un soulagement pour Mme de Bombelles qui prévoit l'inutilité de la politique suivie à Venise, et voudrait une action de concert entre les princes, les émigrés et ce qui reste d'amis de la famille royale. Le prince part pour voir ses tantes à Turin, mais on a peur qu'il ne veuille pas y rester, «ce qui serait absolument déraisonnable».
La lettre de la princesse l'a réconfortée. Il y avait entre elles un simple malentendu. «Sa sécheresse n'était occasionnée que parce qu'elle croyait un peu légèrement que mon intention était de retourner en France. Il est impossible qu'au fond de son âme elle n'approuve pas mon mari; mais vous le dites fort bien, son opinion a été affaiblie par ses entours, et ils sont tous aux Tuileries saisis d'une telle frayeur qu'elle leur ôte la faculté de penser et de juger.»
Mme de Bombelles a admiré le courage de Mesdames! «Que je voudrais voir leur exemple suivi! mais hélas! après l'avoir bien espéré je ne l'espère plus. Je voudrais bien aussi qu'elles pussent engager M. le comte d'Artois à rester à Turin jusqu'au moment où il pourra rentrer en France, car je ne puis vous exprimer combien je suis affectée de penser que ce malheureux prince, s'il persiste à suivre les amis qu'il a ici perdra journellement considération et confiance de la part de ceux qui mettaient en lui leurs espérances…»
La marquise a dit et répété son opinion bien nette, elle a fait tout le possible pour arracher son mari à une politique d'imbroglios qu'elle sent néfaste… «J'ai au moins obtenu de mon mari qu'avant de se dévouer à partager un aussi triste sort il viendrait avec moi à Stuttgard, et dans la retraite que nous nous choisirons. De là il verra la manière dont les choses tourneront, et si d'ici à quelque temps on croit avoir besoin de lui, et que, sans trop compromettre une réputation qu'il s'est acquise par bien des travaux et des peines et qui est le seul patrimoine qu'il ait à léguer à ses enfants, il croira pouvoir être de quelque utilité, il retournera près d'un prince qui est, par son personnel, attachant, intéressant au possible, mais qui, avec la prétention d'avoir du caractère, en a fort peu et est entièrement subjugué par ses amis, qui, je l'aperçois fort bien, sont plutôt importunés que contents des principes et de la manière de M. de Bombelles.»
La petite Cour et surtout Calonne ne plaît guère à Mme de Bombelles, elle le dit à satiété, et, sur Calonne elle est d'accord avec Madame Élisabeth qui lui écrivait: «Ah! s'il peut parvenir à se débarrasser de l'empirique qui donne de si mauvaises drogues, cela serait bien heureux.»
«Nous comptons partir au commencement du mois prochain pour Stuttgard. Le baron de Breteuil conseille à mon mari de se fixer à Constance où on vit à bon marché. Cette idée nous paraît raisonnable et nous sommes fort tentés de l'adopter… Le comte d'Artois avait envie d'accompagner ses tantes jusqu'à Parme et d'y rester quelque temps; alors la société s'y serait rendue. Mais rien n'est encore arrêté, et j'espère, mais bien faiblement, que peut-être Mesdames le décideront à rester à Turin… Je vous ferai le détail du séjour de l'Empereur et du Roi de Naples qu'on attend ainsi le 23…»
Mme de Bombelles s'est plainte aussi de l'inaction des Tuileries, de l'influence encore existante «de ce vilain monstre de cardinal (Brienne). M. de Raigecourt partage cette opinion que c'est ce dernier qui est cause de bien des maladresses, qu'on a tort de ne pas placer sa confiance en le comte d'Artois, – mais guidé par Bombelles et non par Calonne. Que le prince ne croie pas devoir, comme on semble le lui conseiller de Paris, se séparer de son frère des bords du Rhin. C'est aux Tuileries qu'on a tort, puisqu'on n'a pas su empêcher les conséquences de la journée des poignards118, des arrestations sous les yeux du roi des gentilshommes. M. de Raigecourt dit même massacrés, ce qui est faux. «Voilà M. de la Fayette, maire du Palais», ce qui est plus vrai.
Tandis qu'on se lamente ainsi à Venise et à Trèves, le baron de Mackau, à Stuttgard, ne se plaint nullement de l'état de choses et professe un libéralisme qui effraie et attriste sa sœur et dont les Raigecourt prévoient des résultats fâcheux pour le séjour de la marquise.
Le 19 mars, M. de Bombelles a reçu ses lettres de recréance. M. de Montmorin lui a mandé qu'il était libre de quitter son ambassade sans avoir à recevoir l'Empereur, pour lequel il ferait des dépenses dont il ne pourrait le dédommager, mais qu'il lui était permis de rester à Venise tant que ses affaires l'exigeraient.
«Nous ne partirons que le 25 du mois prochain, écrit Mme de Bombelles, pour ne pas être incommodés des neiges du Tyrol et terminer nos affaires plus à notre aise. Notre maison est rompue, mais nous sommes bien embarrassés pour nous défaire d'une partie de nos gens, c'est le seul détail qui m'afflige véritablement, car il me semble qu'il est impossible d'avoir de la philosophie pour le malheur des autres.» Voilà une charmante pensée qui peint le cœur élevé et vraiment bon d'Angélique.
De Calonne elle ne peut s'empêcher de parler encore. «Il me paraît que le conseiller favori de M. le Comte d'Artois laisse partir B… avec grand plaisir et qu'on se trouvait importuné des conseils sages qu'il n'a cessé de donner. Ils font, je crois, une grande sottise d'avoir aussi mal profité de la possibilité de s'attacher un homme dont la probité est reconnue et qui a des affaires de l'Europe une connaissance partagée par bien peu de gens. Quant à moi, je jouis de tout mon cœur de l'emmener, et je tiens fort à ne pas le voir complice un jour des fautes qu'il n'aurait pas partagées… Si d'ici quelques mois on sentait le besoin qu'on a de lui et qu'on voulût se laisser un peu diriger, il sacrifiera toutes considérations particulières pour voler au secours d'un prince intéressant au possible, mais incapable de se tirer à lui tout seul de la position épineuse où il se trouve. Je sens que je n'aurai pas la force de l'en empêcher, mais je désire de tout mon cœur que les choses tournent au bien pour qu'on n'ait pas recours à lui.»
Angélique voudrait bien garder son mari pour elle. Le pourra-t-elle? Déjà elle ajoute: «Mon mari me quittera à peu de distance de Soleure voir le baron de Breteuil, de là à Constance fixer le lieu de notre habitation, et puis il viendra me prendre chez mon frère…»
A la fin de mars, Mme de Bombelles écrit au marquis et à la marquise de Raigecourt une série de lettres intéressantes. Le 25 mars, des réflexions d'abord sur la journée des Poignards et sur l'attitude du Roi. «J'ai été surtout extrêmement affectée du peu d'impression qu'un tel traitement a fait sur notre maître. Si sa conduite n'est pas l'effet de la lâcheté, mais celui d'une profonde politique, je le trouve plus admirable qu'imitable, mais cela me paraît si difficile qu'il me semble qu'il nous donne plus à gémir qu'à espérer.»
Là la marquise n'est pas bien informée. Le Roi fut fort affecté de cette journée du 28 février; il en fut même malade, confirme Madame Élisabeth dans sa lettre du 11 mars.
Puis des nouvelles du comte d'Artois et de l'Empereur. «Notre prince est encore à Turin, ira à Parme les premiers jours du mois prochain, de là reviendra à Venise, et Dieu veuille qu'ensuite il retourne à Turin! L'Empereur est ici depuis hier; il annonce un dégoût pour les Français en tout genre qui n'est point flatteur pour ceux qui sont ici: il a déclaré ne vouloir en recevoir aucun, et j'ai déjà recueilli hier, à une assemblée vénitienne des propos qu'on lui prête sur notre malheureux prince et ses amis, extrêmement affligeants pour eux, mais auxquels je ne puis prêter foi. Il est toujours fâcheux que cela s'établisse, et je crains que cela ne donne un grand refroidissement aux Vénitiens envers eux. Je verrai tous ces souverains ce soir à cette même assemblée, et je m'attends avec résignation à partager la disgrâce de nos compatriotes. Les malheureux ont peu d'amis, il y a longtemps que je suis convaincue de cette constante vérité, et tout ceci ne m'en prouve que trop toute la réalité.»
… Le 31, Venise est en fête à cause de l'Empereur, et bien que Mme de Bombelles, sa maison fermée, ne donne plus un verre d'eau, elle n'a cessé d'avoir du monde. Malgré ses tristesses, le naturel reprend le dessus et elle suit le mouvement. «On va donner une régate, c'est à ce qu'on m'assure la plus belle chose possible, dont je suis ravie d'être témoin avant de quitter Venise; ce sont des courses sur l'eau de barques toutes plus légères et plus jolies les unes que les autres.
Il y a cinq prix accordés; le portique qui doit servir de but est superbement décoré; tous les gondoliers sont vêtus avec la plus grande recherche; enfin c'est une fête toute vénitienne et qui ne peut être imitée dans aucun lieu du monde. Nous allons au palais Mocenigo, où seront aussi tous les souverains, et qui se trouve vis-à-vis le beau portique. Il y aura ce soir, à la place Saint-Marc, une magnifique illumination qui coûte, à ce qu'on m'a assuré, cent mille francs. L'assemblée vénitienne appelée Filarmonici, où on se rassemble tous les soirs, est d'une magnificence parfaite aussi, les salles superbement décorées: bal dans la salle du milieu, jeux et concerts dans les autres, rafraîchissements distribués avec profusion, c'est réellement de la féerie. Aussi l'Empereur se divertit-il comme un bienheureux ainsi que ses trois fils, qui sont d'une politesse et d'une grâce parfaites; Sa Majesté danse jusqu'à quatre heures du matin ainsi que ses enfants. Le Roi de Naples n'a pas le même goût pour le bal; il se couche de bonne heure; la Reine de Naples est d'une amabilité charmante, enchanteresse. L'archiduchesse de Milan119 est un autre genre; elle est un peu plus sérieuse, mais elle a de l'esprit, de la noblesse dans la conversation, dans son maintien et plaît généralement; son mari est un bon homme.»