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Kitabı oku: «Le crime de l'Opéra 1», sayfa 2

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Elle resta quelques instants affaissée sous ce nouveau coup, puis se redressant:

– C’est infâme ce qu’il a fait là. Il comptait qu’un de mes domestiques découvrirait son corps, et que ce papier serait remis au commissaire de police, sans que je pusse m’y opposer… il ne prévoyait pas que ce serait moi qui le trouverais… mais je l’ai, et personne ne le verra, car je vais le brûler… et personne non plus ne verra mes lettres.

Elle exposa le feuillet à la flamme de la bougie, et, en un clin d’œil, il ne resta plus de cet étrange testament que des cendres.

Mais les lettres étaient dans la poche du mort.

– Je n’oserai jamais les prendre, dit-elle tout bas.

L’embrasure que Golymine avait choisie pour mourir était à six pas du dressoir, et le cadavre se détachait comme un fantôme noir sur les vitraux clairs. La galerie s’emplissait de ténèbres. Partout, le silence, un silence de tombe. Julia, terrifiée, frissonnait de la tête aux pieds.

– Il le faut, dit-elle tout bas. Cette bougie va s’éteindre… et Mariette peut venir… je ne veux pas qu’elle me trouve ici.

Elle saisit le bougeoir d’une main tremblante et elle avança vers la fenêtre. Sa gorge se serrait, ses lèvres étaient sèches, et elle éprouvait à la racine des cheveux la sensation que cause le contact passager d’un fer rouge. Chaque pas qu’elle faisait retentissait douloureusement dans son cerveau. Parfois, il lui semblait qu’elle entendait une voix, la voix de Golymine qui l’appelait.

En arrivant à l’embrasure, elle ferma les yeux, et peu s’en fallut qu’elle ne laissât encore une fois tomber son flambeau.

Les pieds du pendu touchaient presque le parquet, car le cordon s’était allongé sous le poids de ce grand corps; sa tête s’inclinait sur sa poitrine, et son visage disparaissait dans le collet de fourrures de sa pelisse.

Mais pour trouver le portefeuille, il fallait toucher le cadavre, fouiller les habits.

– Non, je ne peux pas, murmura Julia sans oser lever les yeux.

Et si elle eût été obligée de porter la main sur ce mort, de palper cette poitrine où un cœur ardent avait battu pour elle, l’horreur eût été plus forte que l’intérêt.

Mais il était écrit qu’elle irait jusqu’au bout. Ses yeux qu’elle tenait baissés, de peur de revoir les traits de l’homme qui l’avait adorée, ses yeux aperçurent, dépassant une des poches de côté de la pelisse, le bout d’un portefeuille.

Certes, Golymine l’avait placé là avec intention. Il tenait à ce qu’on le trouvât, et ce n’était pas pour être agréable à son ancienne maîtresse qu’il avait pris cette précaution.

Madame d’Orcival comprit cela, et ses scrupules s’envolèrent. Elle posa le bougeoir sur la table de Boulle où devait se trouver encore la carte de visite du comte, prit du bout des doigts le portefeuille et l’ouvrit.

Elle en tira d’abord des billets de banque, trois liasses de dix mille, les dernières cartouches du vaincu de la vie parisienne, le viatique mis en réserve pour passer à l’étranger.

Julia regarda à peine ces papiers soyeux que, d’ordinaire, elle ne méprisait pas tant, et ouvrit d’une main fiévreuse les autres compartiments du portefeuille. Elle y trouva ce qu’elle cherchait, des lettres attachées ensemble par un fil de soie, des lettres d’où s’exhalait un parfum doux comme l’odeur du thé, des reliques d’amour qui n’étaient pas toutes de la même sainte, car Golymine avait eu beaucoup de dévotions particulières.

Madame d’Orcival les prit, remit les billets de banque dans le portefeuille, le portefeuille dans la poche du mort, et sortit de la galerie sans oser se retourner.

Quand elle se retrouva dans son salon, joyeusement éclairé, le sang-froid lui revint. Elle le traversa, rentra sans bruit dans le boudoir, et s’y enferma au verrou.

Mariette aurait pu entrer sans qu’elle l’appelât, et elle ne voulait pas que Mariette vît les lettres.

Son plan était déjà arrêté. Elle avait résolu de sonner la femme de chambre, de l’envoyer, sous un prétexte quelconque dans la bibliothèque, et d’attendre que cette fille revînt lui annoncer qu’elle y avait trouvé un pendu. Pour que personne ne lui demandât d’explication, il fallait que personne ne crût qu’elle avait trouvé le cadavre avant tout le monde, et ne l’accusât d’avoir touché au portefeuille.

Mais d’abord Julia voulait brûler ses lettres. C’était pour pouvoir anéantir les preuves de son ancienne liaison avec Golymine qu’elle avait eu le terrible courage de les prendre.

Elle allait jeter le paquet au feu, mais elle se ravisa. Il lui sembla qu’il était plus gros qu’il n’aurait dû l’être, s’il n’avait contenu que sa correspondance à elle.

Elle défit précipitamment le cordonnet de soie, et elle vit que les billets doux avaient été divisés par le comte en quatre paquets. Ce fougueux amant mettait de l’ordre dans ses papiers de cœur, comme s’il se fût agi de papiers d’affaires.

Julia avait sa liasse. Elle reconnut tout de suite son écriture, et elle fut assez surprise de trouver, épinglée sur cette liasse, une étiquette portant cette mention très explicite:

«Madame d’Orcival, boulevard Malesherbes, 199.»

– On aurait su à quoi s’en tenir, dit-elle avec amertume.

Elle fut encore plus étonnée quand elle s’aperçut que chacun des trois autres paquets portait aussi un nom et une adresse.

– Pourquoi a-t-il fait cela? se demanda-t-elle. Voulait-il se servir de ces lettres pour exploiter celles qui les ont écrites? On l’a accusé autrefois d’avoir abusé par ce procédé des faiblesses qu’une grande dame avait eues pour lui. Non, je crois plutôt qu’il se réservait de prendre un parti après m’avoir vue. Si j’avais consenti à le suivre à l’étranger, peut-être aurait-il cherché à profiter des secrets qu’il possédait. Il lui restait fort peu d’argent… et ce n’est pas à moi qu’il en aurait demandé. Quand il a pris la résolution de mourir, parce que je refusais de partir avec lui, il n’a plus songé qu’à se venger de moi.

Il savait bien que le commissaire de police n’hésiterait pas à ouvrir une enquête sur la d’Orcival, et que, pour éviter un scandale, il s’empresserait de détruire ou de restituer les autres correspondances. Je ne suis qu’une femme galante, moi, tandis que mes rivales sont des femmes mariées, j’en suis sûre.

Et après avoir réfléchi quelques secondes:

– Si je voulais pourtant!… les noms y sont… il ne tiendrait qu’à moi de faire ce que Golymine aurait peut-être fait, s’il ne s’était pas tué. Pourquoi aurais-je pitié de celles qui me méprisent? La baronne du Briage a changé son jour d’opéra parce que sa loge est à côté de la mienne, et qu’elle ne veut pas être ma voisine. Oui, mais il ne s’agit pas d’elle. De qui sont ces lettres?

Madame d’Orcival lut le nom qui désignait la destinataire du premier paquet.

– Je ne la connais pas, murmura-t-elle. Une bourgeoise sans doute. Si c’était une des grandes mondaines qui vont aux bois et aux premières, j’aurais entendu parler d’elle. Pauvre femme! dans quelles transes va la jeter la nouvelle du suicide de Golymine! Et comme elle me bénira quand je lui rendrai ses lettres! Car je veux les lui rendre. Pourquoi chercherais-je à lui nuire?

»Voyons les autres.

À peine eut-elle jeté les yeux sur la seconde liasse qu’elle s’écria:

– Elle! ces lettres sont d’elle! Ah! je savais bien qu’il avait été son amant, quoiqu’il l’ait toujours nié. La marquise s’est donnée à un aventurier. Et tous ces imbéciles qui ont lapidé Golymine avec des boules noires se disputeraient l’honneur d’épouser cette créature, si elle ne dédaignait leurs hommages! Ah! je les lui rendrai peut-être ses lettres, mais je ferai mes conditions… et ce n’est pas de l’argent que j’exigerai.

À ce moment, on frappa doucement à la porte du boudoir, et, avant de tirer le verrou, madame d’Orcival cacha la correspondance dans la poche de son peignoir.

Il y avait un troisième paquet dont elle n’avait pas encore regardé la suscription.

– C’est toi; que veux-tu? demanda-t-elle à la soubrette qui répondit avec assurance:

– Madame m’avait commandé de rester dans la chambre à coucher. Je m’y suis endormie devant le feu, et en me réveillant j’ai vu qu’il était plus de minuit. J’ai pensé que M.  Darcy devait être parti…

– Depuis une heure au moins, mais je n’ai pas eu besoin de toi. Va me chercher le Figaro qui est sur la table de Boulle dans la bibliothèque, et occupe-toi ensuite de ma toilette de nuit.

La camériste disparut avec la prestesse d’une souris. Julia, restée seule, alla droit au bonheur du jour dont le bois de rose cachait un tiroir secret. Elle y serra les lettres, et elle attendit la lugubre nouvelle qu’elle était parfaitement préparée à recevoir.

Trois minutes après, Mariette, effarée, se précipita dans le boudoir en balbutiant:

– Madame!… Ah! mon Dieu!… si vous saviez ce que je viens de voir! Le comte…

– Eh bien? Est-ce qu’il s’est caché dans l’hôtel pour m’espionner?

– Il est mort, madame! il s’est pendu!

– Pendu!

– Oui, madame… à une des fenêtres de la bibliothèque. Je ne sais pas comment je ne me suis pas évanouie de peur.

– C’est épouvantable! s’écria madame d’Orcival, qui n’eut pas trop de peine à pâlir. Appelle le valet de pied… le cocher… dis-leur qu’ils courent chercher un médecin… prévenir le commissaire de police… le médecin d’abord… Il est peut-être encore temps de rappeler à la vie ce malheureux.

II. À peine sorti de l’hôtel de madame d’Orcival

À peine sorti de l’hôtel de madame d’Orcival, Gaston Darcy s’était mis à descendre le boulevard Malesherbes en courant comme un homme qui vient de s’échapper d’une prison et qui craint qu’on ne l’y ramène. Il était venu soucieux; il s’en allait le cœur léger, et il bénissait le hasard qui avait amené le Polonais chez Julia.

– Ces bohèmes étrangers ont du bon, se disait-il joyeusement. Sans la scène que celui-ci est venu faire à Julia, je crois que je n’aurais pas eu le courage de dénoncer mon traité. Et pourtant, elle n’a pas à se plaindre de moi. Il a duré un an, cet aimable traité, et il m’a coûté dans les cent mille… en y comprenant le chèque que j’enverrai demain matin. Elle m’a dit qu’elle ne l’accepterait pas, mais je parierais bien qu’elle ne s’en servira pas pour allumer sa bougie. Les Cléopâtres d’à présent ne font pas fondre leurs perles dans du vinaigre… et elles ont raison. Mais moi je n’ai pas eu tort de quitter Julia. Elle m’aurait mené trop loin. Mon oncle me sautera au cou, quand je lui dirai demain: Tout est rompu… comme dans le Chapeau de paille d’Italie.

Madame d’Orcival aurait, en effet, mené fort loin Gaston Darcy, mais ce n’était pas précisément la crainte de laisser chez elle son dernier louis qui l’avait arrêté tout à coup sur le chemin glissant de la ruine élégante. Ce n’était même pas pour suivre les conseils d’un oncle à succession qu’il venait de faire acte de sagesse.

Gaston Darcy avait bien l’intention d’entrer dans la magistrature et de dételer l’équipage du diable en renonçant au jeu, aux soupers et aux demoiselles à la mode. Mais ces belles résolutions n’auraient probablement pas été suivies d’effet, si le goût très vif qu’il avait eu pour Julia n’eût pas été étouffé par un sentiment plus sérieux dont elle n’était pas l’objet.

Elle ne s’était trompée qu’à demi en jugeant qu’il la quittait pour se marier. Gaston n’était pas décidé à franchir ce pas redoutable, mais il aimait une autre femme, ou plutôt il était en passe de l’aimer, car il ne voyait pas encore très clair dans son propre cœur.

Il n’en était pas moins ravi d’avoir conquis si lestement sa liberté, et il éprouvait le besoin de ne pas garder sa joie pour lui tout seul. Aussi ne songeait-il point à aller se coucher. S’il avait su où trouver son oncle, il n’aurait pas remis au lendemain la visite qu’il comptait lui faire pour lui apprendre une si bonne nouvelle. Mais son oncle allait tous les soirs dans le monde, et il ne se souciait pas de se mettre à sa recherche à travers les salons du faubourg Saint-Honoré. Il appela le premier fiacre qui vint à passer, et il se fit conduire à son cercle.

C’était justement l’heure où il savait qu’il y rencontrerait ses amis, et entre autres, ce capitaine Nointel que madame d’Orcival détestait, sans le connaître. Les femmes ont un merveilleux instinct pour deviner qu’un homme leur est hostile.

Ce cercle n’était pas le plus aristocratique de Paris, mais c’était peut-être le plus animé, celui où on jouait le plus gros jeu, celui que fréquentaient de préférence les jeunes viveurs et les grands seigneurs de l’argent. Darcy y était fort apprécié, car il possédait tout ce qu’il faut pour plaire aux gens dont le plaisir est la grande affaire. Il avait de l’esprit, il parlait bien, et pourtant il ne racontait jamais de longues histoires. Il était toujours prêt à toutes les parties, et, qualité qui prime toutes les autres, dans une réunion de joueurs, il ne gagnait pas trop souvent.

Quand il entra dans le grand salon rouge, sept ou huit causeurs étaient assemblés autour de la cheminée, et les bavardages allaient leur train. C’était un centre d’informations que ce foyer du salon rouge, et chacun y apportait, entre minuit et une heure, les nouvelles de la soirée. Bien entendu, les anecdotes scandaleuses y étaient fort goûtées, et on ne se faisait pas faute d’y commenter les plus fraîches.

La première phrase que Darcy saisit au vol fut celle-ci:

– Saviez-vous que Golymine a été son amant et qu’il a fait des folies pour elle? Il faut vraiment qu’elle soit de première force pour avoir tiré beaucoup d’argent d’un Polonais qui n’en donnait pas aux femmes… au contraire.

Celui qui tenait ce propos était un grand garçon assez bien tourné, un don Juan brun, qui passait pour avoir eu de nombreuses bonnes fortunes dans la colonie étrangère. Il avait la spécialité de plaire aux Russes et aux Américaines.

Il s’arrêta court en apercevant Darcy, qui jugea l’occasion bonne pour faire une déclaration de principes.

Tout le monde connaissait sa liaison avec Julia, et il n’était pas fâché d’annoncer publiquement sa rupture. C’était une façon de brûler ses vaisseaux et de s’enlever toute possibilité de retour. Il se défiait des séductions du souvenir, et il ne se croyait pas encore à l’abri d’une faiblesse.

– C’est de madame d’Orcival qu’il s’agit? demanda-t-il.

– Non, répondit un causeur charitable. Prébord parlait du beau Polonais qu’on a refusé ici dans le temps.

– Et qui a été jadis avec Julia d’Orcival, chacun sait ça; mais ce que vous ne savez pas, c’est que je ne suis plus dans les bonnes grâces de cette charmante personne.

– Comment, c’est fini! s’écrièrent en chœur les clubmen.

– Complètement. Les plus courtes folies sont les meilleures.

– Pas si courte, celle-là. Il me semble, cher ami, qu’elle a duré plusieurs saisons.

– Et la séparation s’est faite à l’amiable?

– Mais oui. Nous ne nous étions pas juré une fidélité éternelle.

– Ma foi! mon cher, vous avez eu raison de déclarer forfait. Julia est très jolie, et elle a de l’esprit comme quatre; mais il n’y a encore que les femmes du monde. Demandez plutôt à Prébord.

– Ou au comte Golymine. Il les connaît, celui-là.

– À propos de ce comte, ou soi-disant tel, sait-on ce qu’il est devenu? demanda un jeune financier qui était un des gros joueurs du cercle.

– Peuh! je crois bien qu’il est à la côte. On ne le voit plus nulle part. C’est mauvais signe.

– J’en serai pour cinq mille, que j’ai eu la sottise de lui prêter.

– Vous étiez donc gris ce jour-là?

– Non, mais c’était à un baccarat chez la marquise de Barancos. Voyant qu’il était reçu dans cette maison-là, j’ai cru que je ne risquais rien.

– La marquise le recevait. Elle ne le reçoit plus. Quand il est arrivé à Paris, on le prenait partout pour un seigneur. Il faut dire qu’il était superbe… et avec cela l’air d’un vrai prince.

– Et il avait beaucoup d’argent. Je l’ai vu perdre trois mille louis sur parole, après un dîner au café Anglais. Il les a payés le lendemain avant midi.

– Oui, c’était le temps où toutes les femmes raffolaient de lui. Il vous avait une façon de s’habiller et de mener en tandem… et puis, il ne boudait pas devant un coup d’épée. Il en a même donné un assez joli à ce brutal de Mauvers, qui l’avait coudoyé avec intention dans le foyer de l’Opéra.

– Ah çà! messieurs, dit le grand Prébord, à vous entendre, on dirait que ce boyard d’occasion était le type du parfait gentilhomme. Vous oubliez un peu trop qu’il a toujours couru de mauvais bruits sur son compte.

– Ça, c’est vrai, reprit un officier de cavalerie fort répandu dans le monde où l’on s’amuse, et je me suis toujours demandé comment il avait pu trouver des parrains pour le présenter à notre Cercle.

– Et des parrains très respectables. Le général Simancas et le docteur Saint-Galmier. Tiens! quand on parle du loup… voilà le docteur qui manœuvre pour se rapprocher de la cheminée… gare les récits de voyage!… et j’aperçois là-bas ce cher Simancas qui cherche un quatrième pour son whist.

– Ils ne me plaisent ni l’un ni l’autre, votre docteur et votre général. Général d’où? Docteur de quelle faculté?

– Général au service du Pérou, le Simancas. Quant à cet excellent Saint-Galmier, il a pris ses grades à la Faculté de Québec. Il est d’une vieille famille normande émigrée au Canada. S’ils ont consenti à patronner Golymine, c’est qu’à l’époque où ils l’ont présenté, personne ne doutait de son honorabilité. Mais il y a longtemps qu’ils ont cessé de le voir.

– Qu’en savez-vous? Moi, j’exècre tous ces étrangers. On se demande toujours de quoi ils vivent.

– Bon! voilà que vous donnez dans la même toquade que notre ami Lolif qui voit des mystères partout. N’a-t-il pas imaginé l’autre jour que Golymine était le chef d’une bande de brigands, et qu’il dirigeait les attaques nocturnes dont les journaux s’occupent tant! Il a la douce manie d’inventer des romans judiciaires, ce bon Lolif.

– Il n’a pas inventé les étrangleurs. Avant-hier, on a volé et étranglé à moitié le petit Charnas qui sortait du Cercle Impérial et qui avait sur lui dix-sept mille francs gagnés à l’écarté.

– Diable! si ces coquins-là se mettent à dépouiller les gagnants, ce ne sera plus la peine de faire la chouette, s’écria le jeune financier qui la faisait souvent avec succès.

Darcy avait dit ce qu’il voulait dire, et ce qu’il venait d’entendre sur le comte Golymine ne lui apprenait rien de nouveau. La conversation ne l’intéressait plus. Il se mit à la recherche de son ami Nointel; mais en traversant le salon rouge, il fut saisi au passage par le général péruvien.

– Cher monsieur, lui dit ce guerrier transatlantique, il n’y a que vous qui puissiez nous tirer d’embarras. Nous sommes trois qui mourons d’envie de faire un whist à un louis la fiche. Vous plairait-il de compléter notre table?… Oh! seulement jusqu’à ce qu’il nous arrive un rentrant.

Darcy venait de s’assurer, en interrogeant un valet de chambre du cercle, que le capitaine Nointel n’était pas encore arrivé. Il ne voulait pas partir avant de l’avoir vu, et il savait qu’il viendrait certainement. Les bavardages de la cheminée commençaient à l’ennuyer, et il ne haïssait pas le whist. Il accepta la proposition du général, quoique ce personnage lui fût peu sympathique.

M.  Simancas était pourtant un homme de bonne mine et de bonnes façons, et Darcy entretenait avec lui ces relations familières qui sont comme la monnaie courante de la vie de cercle, et qui n’engagent, d’ailleurs, absolument à rien.

Ce soir-là le futur attaché au parquet était si content d’avoir rompu sa chaîne qu’il oubliait volontiers ses antipathies.

La table où il s’assit à la gauche du général, que le hasard des cartes venait de lui donner pour adversaire, était placée pas très loin des causeurs, mais la causerie languissait, et les amateurs du silencieux jeu de whist purent se livrer en paix à leur divertissement favori.

Le docteur Saint-Galmier, de la Faculté de Québec, n’était pas de la partie. Il était allé se mêler au groupe qui faisait cercle devant le foyer.

La seconde manche du premier rubber venait de commencer, lorsqu’un jeune homme très replet et très joufflu entra dans le salon, à peu près comme les obus prussiens entraient dans les mansardes au temps du bombardement de Paris.

Ce nouveau venu avait la face rouge et les cheveux en désordre; il soufflait comme un phoque, et on voyait bien qu’il venait de monter l’escalier en courant.

Dix exclamations partirent à la fois:

– Lolif! voilà Lolif! – Messieurs, il y a un crime de commis, c’est sûr, et Lolif est chargé de l’instruction. – Allons, Lolif, contez-nous l’affaire. Où est le cadavre?

– Oui, blaguez-moi, dit Lolif en s’essuyant le front. Vous ne me blaguerez plus tout à l’heure… quand je vous aurai dit ce que je viens de voir.

– Dites-le donc tout de suite.

– Apprêtez-vous à entendre la nouvelle la plus étonnante, la plus renversante, la plus…

– Assez d’adjectifs! au fait!

– Je ne peux pas parler, si vous ne m’écoutez pas.

– Parlez, Lolif, parlez! Nous sommes tout ouïes.

– Eh bien! figurez-vous que, ce soir, j’avais dîné chez une cousine à moi, qui a le tort de demeurer au bout de l’avenue de Wagram…

– Est-ce qu’il va nous donner le menu du dîner de sa cousine?

– N’interrompez pas l’orateur.

– Je suis sorti avant minuit, et je revenais à pied, en fumant un cigare, quand, arrivé à l’entrée du boulevard Malesherbes, j’ai aperçu un rassemblement à la porte d’une maison… d’un hôtel. Et devinez lequel. Devant l’hôtel de Julia d’Orcival.

– Bah! est-ce que le feu était chez elle?

– Non, pas le feu. La police.

– Allons donc! Julia conspirerait contre le gouvernement. Au fait, on la voit à Saint-Augustin… aux anniversaires…

– Vous n’y êtes pas, mes petits. Je vous disais donc qu’il y avait une demi-douzaine de sergents de ville sur le trottoir, deux agents de la sûreté dans le vestibule, et au premier étage, le commissaire occupé à verbaliser.

Lolif parlait si haut que les whisteurs ne perdaient pas un mot de son récit, et ce récit commençait à intéresser Gaston Darcy, au point de lui faire oublier que son tour était venu de donner les cartes.

– C’est à vous, lui dit poliment le général.

– Oui, messieurs, reprit Lolif, le commissaire. Et savez-vous ce qu’il venait faire chez Julia?

– Du diable si je m’en doute.

– Il venait faire la levée du corps d’un monsieur qui s’est suicidé dans l’hôtel de la d’Orcival.

– Par désespoir d’amour? ça, c’est un comble… le comble de la déveine, car Julia n’a jamais désespéré personne.

– Attendez! dit Lolif, en prenant la pose d’un acteur qui va lancer une réplique à effet. Ce monsieur, vous le connaissez tous. C’est le comte Golymine.

– Pas possible! Les gens de la trempe de Golymine ne se tuent pas pour une femme.

– Que ce soit pour une femme, ou pour un autre motif, je vous affirme que Golymine s’est pendu dans la galerie de l’hôtel, à l’espagnolette d’une fenêtre.

– Comment! vous coupez mon neuf qui est roi, s’écria le partner de Darcy.

– Et vous, général, vous venez de mettre votre dame d’atout sur mon valet, quand vous avez encore le sept et le huit en main, dit d’un air fâché le partner de M.  Simancas.

La nouvelle proclamée comme à son de trompe par la voix perçante de Lolif jeta le désarroi dans la partie de whist, et les deux joueurs qu’elle n’intéressait pas pâtirent cruellement des fautes de leurs partners.

Darcy, qui jouait très correctement, fit deux renonces avant la fin du coup, et le général, qui jouait de première force en fit trois.

– Je ne sais pas ce que j’ai ce soir, dit le futur magistrat. Je ne suis pas au jeu. Je vous prie de m’excuser, messieurs, et, pour que vous ne soyez pas victimes de mes distractions, je liquide. Justement, j’aperçois deux rentrants. Je dois neuf fiches. Voici neuf louis.

Le général empocha l’or et se leva en même temps que Darcy.

– Il fait ici une chaleur atroce, et je ne me sens pas bien, murmura-t-il en quittant la table.

Gaston ne s’étonna point de l’indisposition subite du Péruvien. Il ne pensait qu’à se rapprocher de la cheminée pour entendre la suite d’un récit dont le début l’avait fort troublé.

Golymine retrouvé mort chez Julia, Golymine qui avait dû sortir de l’hôtel bien avant lui, c’était à ne pas y croire.

Très ému et même assez inquiet, Darcy vint se mêler au groupe, et il eut bientôt la triste satisfaction d’apprendre des détails qui ne le rassurèrent pas beaucoup.

– Qu’auriez-vous fait à ma place, messieurs? disait Lolif. Vous auriez passé votre chemin. Moi, j’ai voulu être renseigné, et je le suis, je vous en réponds.

– Vous étiez né pour être reporter.

– Non, pour être juge d’instruction. Tout Paris parlera demain de cette affaire. Moi seul suis en mesure de dire comment elle s’est passée. Je tiens mes informations du commissaire lui-même.

– Il vous aura pris pour un agent de la sûreté.

– Non, je le connais. Je connais tous les commissaires et même leurs secrétaires. Eh bien, messieurs, l’enquête est terminée, et elle a complètement innocenté Julia.

– On la soupçonnait donc d’avoir tué Golymine?

– Mon cher, dans ces cas-là, on soupçonne toujours quelqu’un. Et puis, il y a le fameux axiome: Cherchez la femme. Mais madame d’Orcival a été très nette dans ses explications. Elle a raconté que ce Polonais est entré chez elle en forçant la consigne, et qu’il lui a fait une scène. Croiriez-vous qu’il voulait la décider à le suivre en Amérique, sous prétexte qu’elle l’a aimé autrefois?

En apercevant tout à coup Gaston qui était derrière lui, Lolif balbutia:

– Pardon, mon cher, je ne vous avais pas vu.

– Oh! ne vous gênez pas à cause de moi, dit Darcy en s’efforçant de sourire. Cela ne me regarde plus. J’ai rompu… hier.

– Vraiment? Eh bien, j’en suis charmé pour vous, car enfin vous auriez pu être interrogé, et c’est toujours désagréable.

»Où en étais-je? Ah! je vous disais que Golymine, ruiné à fond et résolu à passer les mers, rêvait de ne pas partir seul. Il avait jeté son dévolu sur Julia qui a des titres de rente, un hôtel superbe et des tableaux à remplir un musée. Ma parole d’honneur, ces Slaves ne doutent de rien. Ah! on aurait vu une belle vente, si elle avait voulu liquider pour être agréable à la Pologne. Mais pas si sotte! Elle a refusé net, et elle a mis le comte à la porte. Sur quoi, mon Golymine, au lieu de sortir de l’hôtel, est allé se pendre dans la galerie… entre un Corot et un Diaz.

– C’est invraisemblable. La d’Orcival a des domestiques, et on ne circule pas dans sa maison comme dans un bazar.

– Il n’y avait chez elle que la femme de chambre, et c’est elle qui en passant dans la bibliothèque a découvert Golymine accroché par le cou. Et Julia, informée aussitôt de l’événement, n’a pas perdu la tête. Elle a envoyé chercher un médecin et avertir la police.

– Entre nous, elle aurait mieux fait de couper la corde.

– Messieurs, reprit gravement Lolif, une femme est bien excusable de ne pas oser toucher au cadavre de son ancien amant. D’ailleurs, c’eût été tout à fait inutile. Golymine était mort depuis une heure, quand la femme de chambre l’a trouvé. C’est le commissaire qui me l’a dit.

– Une heure! pensait Darcy. J’étais encore chez Julia lorsqu’il s’est tué. Elle a dû parler de moi aux agents, car maintenant elle n’a plus de raison pour me ménager. Demain, mon nom figurera sur un rapport de police. Joli début dans la magistrature!

– Mais, demanda le général péruvien qui suivait le récit avec un intérêt marqué, est-ce que le comte n’a pas laissé un écrit… pour expliquer le motif de…?

– Non, répondit Lolif. Il ne pensait pas à se tuer quand il est venu chez Julia. Elle a refusé de le suivre, et il s’est pendu de rage. C’est un suicide improvisé.

– Le fait est, dit Simancas, que ce pauvre Golymine était fort exalté. Je l’ai connu autrefois… au Pérou… et j’ai même eu le tort de le présenter ici. Je m’étais trompé sur son compte, et j’ai appris, depuis, des choses qui m’ont décidé à cesser de le voir. Mais sa fin ne me surprend pas. Je savais qu’il était capable des plus grandes extravagances… et celle-là est réellement la plus grande de toutes celles qu’un homme peut commettre.

– Se pendre pour madame d’Orcival, en effet, c’est raide, s’écria Prébord. Mais c’est une vilaine action qu’elle a là sur la conscience, cette bonne Julia.

Il me semble, dit sèchement Gaston, que, si le récit de Lolif est exact, elle n’a rien à se reprocher.

Darcy n’aimait pas ce bellâtre qui se vantait sans cesse de ses succès dans le monde et qui affichait un dédain superbe pour les demoiselles à la mode.

– Darcy a raison, appuya l’officier. Une femme n’est jamais responsable des sottises qu’un homme fait pour elle.

– Alors, demanda Simancas avec une certaine hésitation, on n’a rien trouvé sur Golymine… aucun papier…

– Pardon, dit Lolif, on a trouvé trente billets de mille francs dans son portefeuille. Et c’est bien la preuve qu’en cette affaire la conduite de madame d’Orcival a été correcte.

– Parce qu’elle n’a pas dévalisé ce pauvre diable après sa mort. Beau mérite, vraiment! s’écria Prébord. Elle est fort riche.

– Tiens! tiens! dit le financier, si je réclamais les cinq mille francs que j’ai prêté à ce Polonais chez la marquise?

– Réclamer à qui? Au commissaire de police? Et puis, vous n’avez pas de billet, et Golymine doit laisser une flotte de créanciers. S’il ne possédait plus que l’argent qu’il avait sur lui, ils auront peut-être un louis chacun.

– Mais, objecta Lolif, rien ne prouve que le comte n’eût que cette somme. Il avait toujours la tenue d’un homme opulent. Il est mort vêtu d’une magnifique pelisse en fourrures.

– Vous l’avez vu! s’écria Simancas, vous êtes sûr qu’il portait sa pelisse?

– Très sûr; je ne l’ai pas vu, mais les agents m’ont renseigné. Le portefeuille aux trente mille francs était dans la poche d’une pelisse à collet de martre zibeline.

Le général péruvien n’insista point. Il savait probablement tout ce qu’il voulait savoir. Il se détacha du groupe et s’en alla rejoindre son ami Saint-Galmier qui sortait du salon.

Darcy, lui aussi, en savait assez, et il s’éloigna de la cheminée. Le récit de ce drame l’avait jeté dans de grandes perplexités. Il en était presque venu à se reprocher d’avoir causé involontairement la mort d’un homme auquel cependant il ne s’intéressait guère.

L’apparition du capitaine Nointel lui fit grand plaisir, car il éprouvait le besoin d’ouvrir son cœur à un ami. Nointel était le sien dans toute la force du terme. Ils s’étaient connus pendant le siège de Paris, Darcy étant attaché volontaire à l’état-major d’un général dont Nointel était officier d’ordonnance. Et, quand on est lié au feu, on en a pour la vie. D’ailleurs, l’amitié vit souvent de contrastes, comme l’amour. Or, cet Oreste et ce Pylade n’avaient ni le même caractère, ni les mêmes goûts, ni la même façon d’entendre la vie.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
420 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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