Kitabı oku: «Le crime de l'Opéra 2»
Fortuné du Boisgobey
Le crime de l’Opéra 2
La pelisse du pendu
I. Nointel était un garçon méthodique
Nointel était un garçon méthodique. La vie militaire l’avait accoutumé à faire chaque chose à son heure, et à ne rien enchevêtrer. Au régiment, après le pansage et la manœuvre, le capitaine redevenait homme du monde et même homme à succès, car dans plus d’une ville de garnison il avait laissé d’impérissables souvenirs, et on y parlait encore de ses bonnes fortunes. Depuis sa sortie du service, il avait continué à pratiquer le même système, en faisant toutefois une plus large part à l’imprévu, qui joue un si grand rôle dans l’existence parisienne. Son temps était réglé comme s’il eût été surchargé d’affaires. Il en consacrait bien les trois quarts à la flânerie intelligente, celle qui consiste à se tenir au courant de tout, sans remplir une tâche déterminée; le reste appartenait aux devoirs sociaux, aux relations amicales, et même à des liaisons plus ou moins dangereuses, mais passagères. Il n’avait pas renoncé à voyager au pays de Tendre, seulement il ne s’y attardait guère et il en revenait toujours.
L’aventure de Gaston Darcy était survenue dans un moment où son cœur se trouvait en congé de semestre. Il avait saisi avec joie l’occasion d’occuper son désœuvrement et de venir en aide au plus cher de ses amis.
Depuis quarante-huit heures, il appartenait tout entier à la défense de Berthe Lestérel; il s’y était dévoué corps et âme, il menait les recherches avec le même zèle et le même soin qu’il aurait dirigé une opération de guerre, il avait pris goût au métier, et la campagne s’annonçait bien. Le bouton de manchette trouvé par la Majoré, les récits de Mariette et les confidences de M. Crozon: autant de positions prises dont il s’agissait de tirer parti contre l’ennemi. L’ennemi, c’était la marquise de Barancos, un ennemi qu’il y avait plaisir à combattre, car il était de force à se défendre, et Nointel se faisait une fête de lutter de ruse et d’adresse avec ce séduisant adversaire, de le réduire par des manœuvres savantes, et finalement de le vaincre. Ses batteries étaient prêtes, et il ne demandait qu’à commencer le feu. Mais il pouvait disposer de quelques heures avant d’engager l’action, et il entendait les employer à sa fantaisie.
Or, il avait l’habitude d’aller, entre son déjeuner et son dîner, fumer quelques cigares au billard du cercle. Il aimait à y jouer et presque autant à y voir jouer, car son esprit d’observation trouvait à s’exercer en étudiant les types curieux et variés qui venaient là de quatre à six cultiver le carambolage. Il jugea qu’après avoir consacré un bon tiers de sa journée à servir la cause de l’innocence et de l’amitié, il avait bien gagné le droit de s’offrir sa récréation favorite. La marquise ne recevait qu’à cinq heures, et il n’avait pas besoin de rentrer chez lui pour s’habiller, son groom ayant ordre de lui apporter au cercle une toilette mieux appropriée à une visite d’avant-dîner que la tenue d’enterrement qu’il portait depuis le matin. Du reste, il n’espérait pas revoir le baleinier ce jour-là, car le correspondant anonyme qui troublait depuis trois mois le repos du malheureux marin lui faisait l’effet de ne pas être très sûr de ce qu’il avançait, et il doutait que ce correspondant en vînt si vite à nommer l’amant de madame Crozon.
– D’ailleurs, se disait-il en montant l’escalier du cercle, l’amant, c’était Golymine, selon toute apparence, et Golymine est mort. Mais du diable si je devine qui est le dénonciateur. Un ennemi de ce Polonais probablement, un homme qui avait un intérêt quelconque à le faire tuer par Crozon.
Nointel se dit cela, et n’y pensa plus. C’était sa méthode quand il avait des soucis, ce qui ne lui arrivait pas souvent. Il les laissait à la porte du salon rouge, absolument comme il ôtait autrefois son sabre en entrant au mess des officiers, et quand il franchissait le seuil de la salle de billard, il se retrouvait aussi libre d’esprit et aussi gai qu’au temps où il portait sa jeune épaulette de sous-lieutenant.
La partie était déjà en pleine activité, quoiqu’il fût de bonne heure. L’hiver, l’affreux hiver de cette année, faisait des siennes; le Bois n’était pas tenable, et les plus déterminés amateurs des sports en plein air avaient été contraints de se rabattre sur des divertissements abrités. Nointel se trouva au milieu de gens qu’il connaissait et qu’il aimait à rencontrer, moins pour jouir de leur conversation que pour se moquer d’eux, quand il en trouvait l’occasion. Il y avait là le jeune financier Verpel, bien coté à la Bourse, à la Banque et dans le monde galant; le lieutenant Tréville, hussard persécuté par la dame de pique et favorisé par les dames du lac; M. Perdrigeon, homme sérieux, mais tendre, qui employait son âge mûr à protéger des débutantes et à commanditer des théâtres après avoir sacrifié sa jeunesse au commerce des huiles; l’adolescent baron de Sigolène, fraîchement débarqué du Velay, aspirant sportsman et joueur sans malice; Alfred Lenvers, un habile garçon qui se faisait trente mille livres de rente en élevant des pigeons au piquet et au bésigue chinois; M. Coulibœuf, propriétaire foncier dans le Gâtinais; le major Cocktail, Anglais de naissance, Parisien par vocation et parieur de son état; l’aimable Charmol, ancien avoué et membre du Caveau, le colonel Tartaras, trente ans de service, vingt campagnes, six blessures et un exécrable caractère.
Simancas et Saint-Galmier manquaient à cette réunion; mais Prébord et Lolif tenaient le billard.
La partie était fort animée, car les parieurs abondaient, et les deux joueurs passaient pour être à peu près d’égale force. Pour le moment, Lolif avait l’avantage, et il venait d’exécuter, aux applaudissements de la galerie, un carambolage des plus difficiles. Il souriait d’aise, et il se préparait à profiter d’une série qu’il s’était ménagée par ce coup triomphant, lorsqu’il avisa Nointel.
– Bonjour, mon capitaine, lui cria-t-il du plus loin qu’il l’aperçut. Étiez-vous à l’enterrement de Julia? On m’a dit qu’on vous y avait vu. Moi, j’y étais; malheureusement, je n’ai pas pu aller au cimetière. J’ai été appelé à une heure chez le juge d’instruction. Il y a du nouveau, mon cher. Figurez-vous que…
– Ah çà! est-ce que vous allez encore nous réciter le Code de procédure criminelle? s’écria le lieutenant Tréville. J’en ai assez de vos histoires de témoignages et de vos découvertes. D’abord il n’y a rien qui porte la guigne comme de parler procès. Quand il m’arrive par hasard de lire la Gazette des Tribunaux, j’en ai pour vingt-quatre heures de déveine. Et j’ai parié dix louis pour vous, mon gros.
– Le lieutenant a raison, grommela le colonel Tartaras. À votre jeu, sacrebleu! à votre jeu! j’y suis de quarante francs, jeune homme.
– Ils sont gagnés, mon colonel, dit Lolif en brandissant sa queue d’un air vainqueur. Il me manque neuf points de trente. Vous allez voir comment je vais vous enlever ça.
– Je fais vingt louis contre quinze pour M. Lolif, dit le baron de Sigolène.
– Je les tiens, riposta Verpel, le banquier de l’avenir.
Et Lolif, tout fier de la confiance qu’il inspirait à un gentilhomme du Velay, se mit en devoir de la justifier en carambolant de plus belle.
Nointel était charmé des interruptions de la galerie qui l’avaient dispensé de répondre aux interpellations indiscrètes de Lolif, car il ne tenait pas du tout à apprendre aux oisifs du cercle qu’il venait d’honorer de sa présence les obsèques de madame d’Orcival. Il longea le billard sans saluer Prébord, qui, depuis la veille, aux Champs-Élysées, avait pris décidément une attitude hostile, et il alla s’asseoir tout au bout d’une des banquettes de maroquin établies contre les murs de la salle.
Lolif, surexcité peut-être par sa présence, venait de faire fausse queue, et son adversaire commençait à profiter de sa maladresse.
Le capitaine n’avait pas plus tôt pris place sur le siège haut perché où trônaient les spectateurs de ce tournoi, qu’un valet de pied vint à lui, portant une lettre sur un plateau d’argent. Nointel regarda l’adresse; elle était d’une écriture qu’il ne connaissait pas, et il décacheta nonchalamment ce pli qui ne l’intéressait guère. Il changea de note en lisant la signature du général Simancas.
– Oh! oh! dit-il tout bas, que peut avoir à me dire ce Péruvien? Voyons un peu.
«Cher monsieur, madame la marquise de Barancos me charge de vous informer qu’elle ne recevra pas aujourd’hui, mardi. Elle est très souffrante d’une névrose qui s’est déclarée subitement hier soir. Mon ami Saint-Galmier pense que cette crise pourra se prolonger quelques jours. J’avais eu l’honneur de dîner hier avec lui chez sa noble cliente, et c’est à cette circonstance que je dois le plaisir de vous écrire. La marquise s’est souvenue que, dimanche, à l’Opéra, vous lui aviez promis une visite; elle a tenu à vous éviter un dérangement, et elle m’a prié de vous exprimer le regret qu’elle éprouve d’être forcée de fermer momentanément sa porte aux personnes qu’il lui serait le plus agréable de recevoir. Croyez, cher monsieur, aux meilleurs sentiments de votre tout dévoué serviteur.»
– Et c’est ce drôle qu’elle choisit pour m’avertir! pensa le capitaine. Voilà un indice grave, plus grave que tous les autres. La Barancos employant Simancas comme secrétaire, et se faisant soigner par Saint-Galmier, c’est on ne peut plus significatif. Il faut que les deux gredins qui la tiennent si bien aient assisté au meurtre. Et si quelqu’un débarrassait d’eux cette marquise, m’est avis qu’elle ne marchanderait pas la reconnaissance à son libérateur. Il s’agit maintenant de décider s’il vaut mieux, dans l’intérêt de mademoiselle Lestérel, prendre le parti de la dame afin de lui arracher ensuite un aveu, ou bien forcer les deux maîtres chanteurs à la dénoncer. Ce dernier parti est évidemment le plus pratique; mais, pour faire marcher ces coquins, il me faudrait un moyen d’action… il me faudrait posséder la preuve d’une des canailleries qu’ils ont sur la conscience. En attendant que je surprenne un de leurs secrets, je ne renonce pas à pousser ma pointe avec madame de Barancos; nous verrons bien si elle persistera longtemps à me fermer sa porte, comme le dit don José Simancas, qui me paiera cette impertinence un jour ou l’autre.
Ce monologue fut interrompu par des exclamations poussées à propos d’un coup douteux. Lolif prétendait que sa bille avait touché la rouge. Son adversaire contestait le fait, et les parieurs opinaient dans un sens ou dans l’autre. La majorité finalement donna raison à Prébord, et Lolif, qui n’avait plus que trois points à faire pour gagner, fut condamné à laisser le champ libre à l’ennemi qui était à vingt-quatre.
– Je suis flambé, mon capitaine, dit le lieutenant Tréville en s’asseyant à côté de Nointel. Cet imbécile de Lolif va me faire perdre les dix louis que j’ai pariés pour lui, et si vous étiez arrivé cinq minutes plus tard, il gagnait haut la main. Mais aussitôt qu’il aperçoit quelqu’un à qui parler de l’affaire de la d’Orcival, il ne sait plus ce qu’il fait.
– Ma foi! je ne devine pas pourquoi il s’est avisé de m’interpeller à ce propos-là, répondit Nointel en haussant les épaules. Je ne suis pas du tout au courant de ce qui se passe chez les commissaires de police et chez les juges d’instruction.
– Bon! mais vous êtes l’ami intime de Darcy, et Darcy a été l’amant de Julia; Lolif suppose que tout ce qui se rattache au crime de l’Opéra vous intéresse, et il n’en faut pas davantage pour qu’il manque un carambolage sûr. Regardez-moi maintenant ce Prébord. Vous allez le voir jouer la carotte. Ce bellâtre a des instincts de pilier d’estaminet. Il amuse le tapis jusqu’à ce qu’il ait trouvé une bonne série dans un coin. Tenez! il la tient. Voilà les trois billes acculées. Vingt-cinq! vingt-six! vingt-sept! vingt… non, il vient d’attraper un contre. Allons, j’ai encore de l’espoir… pourvu que Lolif n’ait pas une nouvelle distraction.
– Pourquoi ne jouez-vous pas vous-même au lieu de parier?
– Parce que je me fais battre par des mazettes. Je suis trop nerveux, et ces gens-là me font perdre patience. Ils sont tous plus assommants les uns que les autres. Il y a d’abord la tribu des carottiers. Prébord en tête, Verpel qui mène une partie comme une opération à terme, Lenvers qui met les morceaux de blanc dans sa poche pour empêcher son adversaire de s’en servir. Et puis les grincheux, Coulibœuf qui trouve que les lampes n’éclairent pas, et cette vieille culotte de peau de Tartaras qui se plaint qu’on fume pendant qu’il joue.
– Vous avez sir John Cocktail.
– Trop malin pour moi, ce major. D’ailleurs, il ne joue que contre le petit Sigolène, qui ne sait pas tenir sa queue, ou contre Perdrigeon, quand ledit Perdrigeon a trop bien dîné avec des figurantes.
– Et Charmol?
– Charmol? Il me corne aux oreilles les chansons qu’il élucubre pour charmer les membres du Caveau… et pour m’empêcher de caramboler. Sans compter qu’il m’étourdit avec ses tours de force. Il a toujours un pied en l’air. Il joue tout le temps les mains derrière le dos. Il finira par jouer avec son nez. Mais voilà Lolif qui vient de faire deux points. Nous sommes à vingt-neuf. Encore un, et mes dix louis sont doublés. Il faut voir ça de près, conclut le lieutenant Tréville en sautant de la banquette où il s’était juché.
Nointel le laissa partir sans regret, quoiqu’il goûtât assez son langage pittoresque. Nointel, qui était venu là pour se reposer l’esprit, se voyait, bien malgré lui, rejeté dans les réflexions sérieuses par la lettre de Simancas. Il l’avait mise dans sa poche, cette lettre, mais il ne pouvait pas s’empêcher d’y penser et d’en tirer des conséquences.
– Allons, mon garçon, cria Tréville à Lolif, penché sur le billard, tâchons d’avoir de l’œil et du sang-froid. Le coup est simple et facile. Prenez-moi la bille en tête et un peu à gauche… pas trop d’effet… du moelleux.
– Dites-moi, Lolif, demanda tout à coup Prébord, est-ce vrai ce qu’on m’a raconté… que la cabotine qui a tué la d’Orcival va être mise en liberté?
La question avait été lancée par Prébord juste au moment où son adversaire poussait le coup, longuement visé, qui allait lui assurer le gain de la partie. Et cette question toucha si bien le cœur de Lolif que la bille de Lolif ne toucha pas la rouge. La passion du reportage fit dévier le bras du joueur, qui manqua honteusement le plus élémentaire des carambolages.
Cette faute lourde provoqua de bruyantes exclamations de la galerie, mais Prébord laissa crier les parieurs et compléta ses trente points en trois coups de queue.
– Sacrebleu! dit le colonel, en regardant d’un air furieux l’infortuné Lolif, vous l’avez donc fait exprès? Il fallait me prévenir que vous étiez nerveux comme une femme. Je n’aurais pas perdu quarante francs.
– Lolif a joué comme un fiacre, cria Tréville, mais Prébord ne devait pas lui parler. Ça ne se fait pas, ces choses-là.
– Encore s’il n’avait fait que me parler, murmura piteusement le vaincu; mais m’adresser une question pareille… à moi qui connais l’affaire Lestérel dans ses moindres détails et qui sais parfaitement qu’on n’a pas relâché la prévenue…
– Non, ça ne se fait pas, reprit le lieutenant. Et, en bonne justice, on devrait annuler la partie.
– Je m’y oppose, dit Verpel qui avait parié pour Prébord. Il n’est pas écrit dans la règle du billard qu’on jouera à la muette.
Sigolène, mon bon, vous me devez vingt louis.
– Il ne s’agit pas ici de la règle. Il s’agit de décider s’il est permis de déranger un joueur au moment où il envoie son coup. L’interroger à brûle-pourpoint sur un sujet qui l’intéresse, c’est absolument comme si on le heurtait. Je m’en rapporte au capitaine Nointel.
– Moi aussi, appuya Tartaras. Que pensez-vous du cas?
– Ma foi! mon colonel, je pense que le règlement ne l’ayant pas prévu, M. Prébord a le droit de prétendre qu’il a gagné. Reste la question de la loyauté, qui peut être appréciée de plusieurs façons.
– Qu’entendez-vous par ces paroles? demanda Prébord, très pâle.
– Tout ce qu’il vous plaira, répondit Nointel, en le regardant fixement.
– Messieurs! messieurs! s’écria Lolif, qui était né conciliateur, prenez-vous-en à moi, je vous en prie… Prébord n’avait pas de mauvaise intention… et je serais désolé d’être la cause d’une querelle…, j’aimerais mieux prendre à mon compte tous les paris que j’ai fait perdre.
– Rassurez-vous, mon cher, les choses en resteront là, dit le capitaine en souriant dédaigneusement.
Le bellâtre, en effet, n’avait pas l’air de vouloir les pousser plus loin. Il s’était replié sur un petit groupe d’amis qui tenaient pour lui et qui ne demandaient qu’à enterrer l’affaire. Il n’entrait pas dans les plans de Nointel de donner une suite à ce commencement de querelle. L’heure n’était pas venue d’en finir avec Prébord en le mettant au pied du mur. Il suffisait au capitaine d’avoir montré publiquement le cas qu’il faisait de ce personnage, et il n’ajouta pas un mot à la leçon qu’il venait de lui donner.
Lolif, du reste, ne lui laissa pas le temps de changer de résolution. Sans demander une revanche que son adversaire ne lui offrait pas, il s’empara de Nointel, il l’accapara, il finit par l’entraîner dans un petit fumoir qui communiquait avec la salle de billard, et Nointel se laissa faire, quoiqu’il lui en coûtât beaucoup de renoncer au repos qu’il s’était promis de goûter pendant quelques heures. Il prévoyait bien que Lolif ne l’emmenait que pour lui parler du crime de l’Opéra, et il s’attendait à recevoir une averse de nouvelles insignifiantes; mais il se résignait, par amitié pour Darcy, à subir encore une fois ce bavardage. On trouve quelquefois des perles dans les huîtres et des indications précieuses dans les discours d’un sot.
– Mon cher, lui dit le reporter par vocation, je me demande où Prébord a pu entendre dire que mademoiselle Lestérel a été mise en liberté.
– Nulle part, cher ami, répliqua le capitaine. Ce propos n’était à autre fin que de vous troubler et de vous faire manquer votre carambolage.
– C’est bien possible… Prébord a une façon de jouer qui ne me va pas; mais il n’est pas question de ça. Je sais que vous vous intéressez au grand procès qui se prépare et qui passionnera tout Paris.
– Moi! oh! très peu, je vous assure. C’est à peine si je lis les journaux.
– Vous ne pouvez pas y être indifférent, ne fût-ce qu’à cause de votre ami Darcy, qui doit désirer ardemment que le meurtre de madame d’Orcival ne reste pas impuni. Eh bien, quoiqu’il soit le propre neveu du juge d’instruction, je suis certain qu’il n’est pas si bien informé que moi.
– Je le crois. Son oncle a refusé péremptoirement de lui dire un seul mot de ce qui se passe dans son cabinet.
– Et son oncle a eu raison. C’est un magistrat de la vieille roche que M. Roger Darcy. Il connaît ses devoirs, et rien ne l’y ferait manquer. Mais, moi, je ne suis pas lié comme lui par un serment. Je me suis tu scrupuleusement, jusqu’à ce qu’il ait reçu ma déposition; maintenant que j’ai déposé, je suis libre de me renseigner et de dire à mes amis ce que j’ai appris.
– Absolument libre.
– Eh bien, mon cher Nointel, je n’ai pas perdu mon temps, car l’instruction n’a plus de secrets pour moi. Je me suis mis en relation avec quelqu’un que je ne vous nommerai pas, parce que je lui ai promis une discrétion inviolable…
– En échange de ses indiscrétions.
– Mais oui. Vous comprenez que, si on savait qu’il me donne des renseignements, il perdrait sa place. Je ne veux pas faire du tort à un père de famille, et puis il ne me dirait plus rien, et j’aurais dépensé mon argent inutilement. Vous vous doutez bien que les confidences de cet employé ne sont pas gratuites, et elles m’ont déjà coûté gros.
– Il s’agit de savoir si elles valent ce qu’elles vous ont coûté.
– Vous allez en juger. Voici ce qui s’est passé depuis dimanche, jour par jour. Hier, lundi, dans la matinée, perquisition au domicile de mademoiselle Lestérel. On y a découvert un fragment de lettre où madame d’Orcival lui donnait rendez-vous au bal de l’Opéra.
– À quelle heure? demanda Nointel, qui n’avait pas vu Darcy depuis la veille.
– Mon homme ne me l’a pas dit, et je n’ai pas pensé à le lui demander. L’heure, du reste, n’importe guère. Il suffit qu’il soit prouvé que la prévenue est allée au bal.
– C’est juste, dit le capitaine qui pensait tout le contraire, mais qui voyait que, sur ce point, il n’y avait rien à tirer de Lolif.
– Or, il est prouvé qu’elle y est allée. Hier, dans l’après-midi, elle a été interrogée, et elle a persévéré dans son système, qui consiste à ne pas répondre.
– Pas mauvais, le système. Le silence est d’or, dit le proverbe.
– Le proverbe a tort, pour cette fois. Songez que, devant l’évidence des faits, le silence équivaut à un aveu.
– Allons donc! Il est toujours temps de parler, et en ne répondant pas on ne risque pas de s’enferrer. Si j’étais accusé, je ne dirai pas un mot dans le cabinet du juge. Je n’ouvrirais la bouche qu’en présence des jurés.
– Mademoiselle Lestérel est de votre avis, car jusqu’à présent, M. Darcy n’a rien obtenu, ni confession, ni explication; mais les faits parlent. Elle aurait pu soutenir qu’elle n’était pas allée au rendez-vous donné par Julia d’Orcival. Malheureusement pour elle, hier, un commissaire très intelligent a eu l’idée de feuilleter le registre des objets perdus et déposés à la Préfecture. Il a vu, inscrits sur ce registre, un domino et un loup trouvés sur la voie publique dans la nuit de samedi à dimanche. M. Roger Darcy a été prévenu immédiatement; il a donné des ordres, et on a opéré avec une célérité merveilleuse. Le soir même on découvrait la marchande à la toilette qui avait vendu ces objets, vendu, pas loué, remarquez bien. Elle les a reconnus tout de suite. Le domino n’était pas neuf, et il y avait une reprise au capuchon. Ce matin, à neuf heures, on l’a confrontée avec la prévenue, qu’elle a reconnue aussi de la façon la plus formelle.
– Et la prévenue a nié?
– Non. Elle s’est contentée de pleurer. Elle ne pouvait pas nier. La marchande lui a rappelé toutes les circonstances de l’achat qui a été fait dans la journée du samedi. Il n’y a plus maintenant l’ombre d’un doute sur la présence de mademoiselle Lestérel au bal de l’Opéra.
– Le fait est qu’elle n’a certainement pas acheté un domino et un loup pour aller donner une leçon de chant.
– Et si elle les a achetés au lieu de les louer, c’est qu’elle avait l’intention de ne pas les rapporter et de s’en défaire.
– S’en défaire, comment?
– En les jetant par la portière du fiacre qui l’a ramenée du bal. On n’a pas encore découvert ce fiacre, mais on le cherche.
– Et où a-t-on ramassé cette défroque?
– Ah! voilà. Deux sergents de ville qui faisaient leur ronde de nuit l’ont trouvée sur le boulevard de la Villette, au coin de la rue du Buisson-Saint-Louis. C’est curieux, n’est-ce pas?
– Dites que c’est inexplicable. Si cette demoiselle Lestérel a tué Julia, elle devait avoir hâte de rentrer chez elle après l’avoir tuée. Que diable allait-elle faire du côté de Belleville?
– C’est une ruse pour dépister les recherches.
– Elle prévoyait donc qu’on l’arrêterait dès le lendemain. Il eût été beaucoup plus simple de regagner tranquillement son domicile, d’ôter son domino dans le fiacre, si elle craignait d’être vue par son portier, et d’aller le lendemain soir jeter ledit domino quelque part… dans la Seine, dans un terrain vague, ou même au coin d’une borne.
– Mon cher, les criminels ne font pas de raisonnements si compliqués. Elle était pressée de se débarrasser d’un costume compromettant, elle ne voulait pas le semer dans son quartier…
– Et elle est allée le semer à l’autre bout de Paris. Quoi que vous en disiez, ce n’est pas naturel du tout, et, si j’étais à la place de M. Roger Darcy, j’ouvrirais une enquête sur les relations que mademoiselle Lestérel pouvait avoir dans les parages de la Villette ou des Buttes-Chaumont.
– C’est ce qu’il fera, n’en doutez pas. Mais convenez que je vous ai appris du nouveau. Darcy va être bien content quand vous lui direz que, dès à présent, la condamnation est certaine.
– Crétin! pensait Nointel en regardant Lolif qui se rengorgeait.
Et il lui demanda d’un air indifférent:
– Savez-vous l’heure qu’il était quand les sergents de ville on fait cette trouvaille?
– Ma foi! non, je n’ai pas pensé à m’en informer. Mais le juge d’instruction doit le savoir. Il n’omet rien, je vous assure. Les détails les plus insignifiants sont recueillis par lui avec beaucoup de soin.
– Eh bien, tâchez donc de vous renseigner sur ce point, et faites-moi le plaisir de me dire ce que vous aurez appris.
– Ah! ah! vous prenez goût au métier qui me passionne, à ce que je vois. Bravo! mon cher. Pratiquez-le un peu, et vous reconnaîtrez que rien n’est plus amusant.
– Ça dépend des goûts, dit le capitaine en feignant d’étouffer un bâillement. Moi, je n’aime pas les problèmes. C’était bon du temps où je me préparais à Saint-Cyr. Je vous écoute volontiers, quand vous parlez de ces choses-là, parce que vous en parlez bien; mais, au bout d’un quart d’heure, j’en ai assez. Retournons au billard, mon cher. J’éprouve le besoin de m’étendre sur une banquette et d’y sommeiller au doux bruit des carambolages.
Lolif soupira, car il avait espéré un instant que Nointel allait partager sa toquade; mais le compliment fit passer le refus de collaborer.
Nointel, en rentrant dans la salle, se disait:
– Ce nigaud ne se doute pas qu’il vient de m’indiquer le point le plus intéressant à vérifier. S’il était moins de trois heures du matin quand les sergents de ville ont trouvé le domino, mademoiselle Lestérel serait sauvée, puisqu’il est prouvé que le domino lui appartient et que Julia a été tuée à trois heures. Je me renseignerai moi-même, si Lolif ne me renseigne pas.
Et il s’apprêtait, en attendant, à jouir d’un repos qu’il avait bien gagné. La marquise ne recevait pas, à ce que prétendait Simancas, et tout en se promettant de forcer plus tard cette consigne, le capitaine se félicitait de pouvoir disposer de sa soirée à sa guise. Il méditait de dîner au cercle et d’aller ensuite où sa fantaisie le conduirait, à moins que Darcy ne se montrât et ne le mît en réquisition pour quelque corvée relative à la grande affaire.
La partie avait repris. Le jeune baron de Sigolène, hardi, mais déveinard, jouait la décompte en seize contre le major Cocktail, qui lui laissait régulièrement faire douze points, et enfilait alors une série victorieuse de seize carambolages. Tréville, par patriotisme, s’obstinait à parier pour le gentilhomme du Velay et perdait avec entrain contre Alfred Lenvers qui, n’ayant pas de préjugés sur les nationalités, soutenait l’Angleterre, en attendant qu’il se présentât un pigeon à plumer au piquet. Le colonel Tartaras rageait dans un coin. Il n’avait pas encore digéré le coup de Lolif. Coulibœuf racontait à Perdrigeon qu’un jour, au cercle d’Orléans, il avait carambolé soixante-dix-neuf fois d’affilée, et Perdrigeon, qui ne l’écoutait pas, lui demandait des nouvelles d’une Déjazet de province, en représentation, pour le moment, dans les départements du Centre. Prébord et Verpel avaient disparu. Le doux Charmol, chansonnier du Caveau, les avait suivis.
Lolif, encore tout honteux de sa récente bévue, se glissa timidement derrière les joueurs, et Nointel, après avoir choisi une place propice à la rêverie, s’établit dans une posture commode, et alluma un excellent cigare. Il n’en avait pas tiré trois bouffées, que l’imprévu se présenta sous la forme d’un domestique du Cercle, portant sur un plateau, non pas une lettre cette fois, mais une carte de visite.
Le capitaine la prit et y lut le nom de Crozon.
– Déjà! pensa-t-il. Le dénonciateur anonyme lui a donc désigné l’amant de sa femme? Voilà qui vaut la peine que je me dérange.
– La personne est-elle là? demanda-t-il au valet de chambre.
– Elle attend monsieur au parloir… c’est-à-dire, il y a deux personnes, répondit le domestique.
– Comment, deux? Vous ne m’apportez qu’une carte.
– Ce monsieur est accompagné d’un… d’un homme.
– C’est bien; dites que je viens, reprit le capitaine assez surpris.
Et il quitta, non sans regret, la banquette où il était si bien.
– Qui diable ce baleinier m’a-t-il amené? pensait-il en traversant lentement la salle de billard. Un homme, dans le langage des laquais, cela signifie un individu mal vêtu. Est-ce que Crozon, ayant découvert que sa femme l’a trompé avec un maroufle, aurait eu l’idée baroque de traîner ici le susdit maroufle à seule fin de le châtier en ma présence? Avec cet enragé, on peut s’attendre à tout. C’est égal, il aurait pu mieux choisir son temps. Je me délectais à ne penser à rien. Enfin! il était écrit qu’aujourd’hui on ne me laisserait pas tranquille.
Le parloir était situé à l’autre bout des appartements du cercle, et, en passant par le salon rouge, Nointel aperçut Prébord, en conférence avec Verpel et Charmol.
– Aurait-il, par hasard, l’intention de m’envoyer des témoins? se dit Nointel. Ma foi! je n’en serais pas fâché. Un duel me dérangerait un peu dans ce moment-ci, mais j’aurais tant de plaisir à donner un coup d’épée à ce fat que je ne refuserais pas la partie.
Il affecta de marcher à petits pas et de se retourner plusieurs fois, pour faire comprendre à ce trio qu’une rencontre serait facile à régler. Mais le beau brun et ses deux amis firent semblant de ne pas l’apercevoir, et il eut la sagesse de ne pas les provoquer. Il méprisait de tels adversaires, et d’ailleurs il lui tardait de savoir quelle nouvelle apportait M. Crozon.
Il trouva le beau-frère de Berthe, planté tout droit au milieu du parloir, le chapeau sur la tête, le visage enflammé, l’œil sombre, les traits contractés: l’air et l’attitude d’un homme que la colère transporte et qui s’efforce de se contenir. Derrière ce mari malheureux, se tenait un grand flandrin, maigre et osseux comme un Yankee, portant la barbe et les moustaches en brosse, et paraissant fort embarrassé de sa personne. Ce singulier personnage était vêtu d’une redingote vert olive, d’un pantalon de gros drap bleu et d’un gilet jaune en poil de chèvre.