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Kitabı oku: «La Liberté et le Déterminisme», sayfa 25

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A quels principes, en effet, à quelles lois essayerez-vous d'emprunter cette démonstration? Est-ce aux lois du mécanisme physique? Démontrez donc, apodictiquement, que la série de nécessités mécaniques qui aboutirait à mon propre bonheur et celle qui aboutirait au vôtre finissent par se rencontrer au même point. Démontrez que le mécanisme de la nature ne peut satisfaire mon intérêt final que si j'identifie mon intérêt avec le vôtre. Démontrez par exemple que, si j'ai le choix entre la mort et une trahison, le mécanisme de la nature fait de la mort mon plus grand intérêt. Pour cela, il faudrait prouver mécaniquement l'immortalité de mon mécanisme et son harmonie finale avec le vôtre, ce qui est chimérique. Nous ne connaissons pas tous les éléments et toutes les lois de la nature: nous ne savons pas en définitive si la machine du monde peut fonctionner sans écraser les uns entre ses rouages au profit des autres. Aussi le fatalisme purement matérialiste et mécaniste ne pourra-t-il jamais considérer l'acte de désintéressement que comme une sublime folie, comme une manière de satisfaire sa nature plus rare, mais peut-être moins sensée que celle du vulgaire.

Puisque vous ne pouvez démontrer par la causalité mécanique l'identité des bonheurs, invoquerez-vous l'ordre des causes finales? Assurément, au point de vue spéculatif, l'unité de tous les biens dans le bien est le «suprême désirable;» mais, pour qu'une chose reste pratiquement le suprême désirable, encore faut-il qu'elle soit possible; or nous ignorons si cette unité de tous les biens dans le bien est réalisable, et à plus forte raison si elle est réelle. Le certain, c'est mon intérêt; l'incertain, c'est l'identité finale de mon intérêt avec le vôtre. Si cette identité se trouve être chimérique, le vrai désirable sera mon bonheur personnel. Sans doute mon bonheur pourra encore avoir pour condition le vôtre; mais ce sera par la prédominance en moi des penchants métaphysiques et rationnels, ou des penchants sympathiques et sociaux, ou des penchants esthétiques. En satisfaisant à votre profit ma nature de logicien et d'artiste, je n'aurai pas fait un acte de réel désintéressement ou de réelle moralité.

Ainsi, entre la série de moyens qui a pour fin mon bonheur et la série de moyens qui a pour fin le vôtre, il reste un intervalle et une solution de continuité; comme leur coïncidence finale m'est inconnue et qu'elles sont actuellement divergentes, le seul moyen de les faire coïncider dès à présent serait un acte vraiment gratuit et désintéressé. Vous ne démontrerez jamais que vous et moi et tous les autres nous sommes un; je ne puis donc être uni à vous que par moi-même156. Il faut pour cela que l'ordre des termes soit renversé et que je puisse dire: votre bien devient mon bien parce que je le veux, et non pas: je veux votre bien parce qu'il est mon bien. En d'autres termes, il faut que ce qui change votre bien en mon bien soit l'initiative de ma volonté libre, et non la conséquence d'un rapport nécessaire, soit de causalité mécanique, soit de finalité sensible. Je ne puis confondre mon bien avec le vôtre que par un acte d'amour qui n'est ni forcé ni purement logique, mais inspiré par l'idée même de la liberté comme fond de la moralité. Dans cet acte, c'est une idée supérieure au déterminisme qui tend à se réaliser et, en une certaine mesure, se réalise.

L'amour, on le voit, ne peut avoir d'autre moyen que l'amour même; la liberté, en tant qu'essentiellement identique à l'amour volontaire, est donc à elle-même son moyen comme sa fin. Les conditions diverses de la liberté sont des degrés divers de la liberté. C'est en commençant à aimer qu'on devient capable d'aimer davantage; c'est par une première délivrance qu'on devient capable de se délivrer entièrement; c'est le bien déjà accompli qui est l'instrument du bien à accomplir. Tout ce qui nous élève au-dessus du moi, tout ce qui nous en détache à quelque degré, tout ce qui nous désintéresse, depuis la simple pensée d'autrui et du bien d'autrui jusqu'à la volonté effective du bien d'autrui, est un moyen de la liberté morale.

Dès lors, la morale se trouve tout entière suspendue à la possibilité d'un désintéressement progressif, c'est-à-dire d'un dégagement de la liberté au sein du déterminisme même. Elle suppose que la liberté n'est pas en essentielle opposition avec la nature, que le vrai désintéressement n'est pas impossible à réaliser de plus en plus, que l'égoïsme n'est pas l'unique fond de l'activité et l'essence de la volonté même. En un mot, une certaine liberté en puissance, comme pouvoir de désintéressement graduel, voilà la condition et le moyen nécessaire pour réaliser un idéal véritablement moral.

III. – L'union idéale de tous les êtres, qui réclame un lien supérieur au mécanisme des forces et des intérêts, prend pour notre esprit deux formes principales, selon qu'elle est plus ou moins complète. Nous voudrions d'abord être égaux, puis nous voudrions être frères. La nature ignore l'égalité: elle est fondée tout entière sur le rapport du plus au moins, de la supériorité à l'infériorité. Le mouvement suppose l'excès d'une force sur une autre. La vie suppose aussi la domination d'une force centrale sur les autres, dont cette force se sert instinctivement comme d'organes pour elle-même. Dans le mécanisme brut, tyrannie absolue; dans l'organisme vivant, monarchie plus ou moins constitutionnelle; nulle part la nature n'est républicaine. Nos intelligences sont inégales; nos bonheurs ne sont égaux et équivalents qu'à un point de vue abstrait; dans la réalité concrète, il y aura toujours cette inégalité énorme, que votre bonheur est le vôtre et non pas le mien. Pour établir entre nous le rapport d'égal à égal, il faut donc que je vous conçoive, ainsi que moi, par rapport à une même fin idéale, sous l'idée de liberté. C'est seulement dans cette idée et par cette idée que la substitution de ma personne à la vôtre est possible et que je puis dire: «Ne fais pas à un autre ce que tu ne voudrais pas qu'il te fit.» Cette réciprocité des volontés, conçues comme tendant au même idéal de liberté, constitue la justice, dont la proportion mathématique n'est que le symbole abstrait: je veux relativement à vous ce que vous voulez relativement à moi. En dehors de cette idéale égalité des libertés, le droit n'est plus qu'une force majeure, un intérêt majeur, une sagesse majeure, toujours un rapport de supériorité, jamais un rapport d'égalité157.

Mais l'égalité du droit est encore un rapport trop extérieur entre les hommes: elle laisse subsister une certaine opposition des individualités, elle ne réalise ou ne protège que la liberté individuelle. L'acte de fraternité, au contraire, tend à réaliser la liberté universelle. Par cet acte, s'il était possible, je voudrais être un avec vous; je ne me contenterais plus de poser votre liberté égale à la mienne; je les unirais toutes deux en les subordonnant, sans les détruire, à un troisième terme qui est leur commun idéal: la société universelle des libertés, au sein de laquelle disparaîtraient tout antagonisme, tout égoïsme, toute servitude.

Il y a d'ailleurs de la fraternité dans le droit même et de l'amour dans le respect; mais le droit n'est qu'un commencement d'union par l'égalité: la fraternité seule pourrait consommer l'unité morale de tous les êtres.

De ce point de vue supérieur apparaissent sous un jour nouveau les principes de la morale, dont le dernier fondement devient la notion de libre fraternité.

La traduction en langage réfléchi du vouloir spontané qui est notre fonction essentielle et notre direction normale serait la formule suivante: – Je veux la libre union de tous les êtres, l'universelle bonté et l'universel bonheur.

Quand notre volonté arrive, par la réflexion, à la conscience claire d'elle-même et de sa direction normale, la formule qui exprime le mieux cet état est la suivante: – L'universelle bonté devant être une union libre, je veux la vouloir librement.

C'est là ce qu'on désigne, en termes plus ou moins impropres, sous les noms d'obligation morale ou de loi morale; mais, par cette loi, il ne faut pas entendre une nécessité imposée du dehors: c'est une nécessité que nous nous imposons, expression détournée d'une liberté qui se prendrait elle-même pour objet. On caractérise donc mal la moralité en disant que nous sommes obligés; il faudrait dire que nous nous obligeons. Nous ne trouvons pas une loi toute faite, nous nous en faisons une nous-mêmes. Kant, tout en enseignant l'autonomie de la volonté, ou plutôt de la raison, ne paraît pas donner une exacte notion du bien moral quand il l'appelle l'impératif catégorique et qu'il lui prête un caractère de nécessité rationnelle. Une loi qui n'apparaîtrait que comme impérative, sans rien de plus, ne serait encore qu'une règle négative et limitative de la liberté, un joug propre à lui imposer une mesure et des bornes, propre à réaliser un ordre mathématique et logique plutôt qu'un ordre vraiment moral. Le côté par lequel la perfection idéale se manifeste comme règle ou loi ne répond pas à notre idée d'une vraie infinité, qui pénétrerait en toutes choses sans les limiter et sans être limitée par elles. Pour que je conçoive et accepte sans réserve un bien idéalement infini, il faut qu'il m'apparaisse non seulement comme impératif, mais comme persuasif: le bien doit être pour moi non seulement suprême loi ou justice, mais suprême amour ou charité. Si je ne voyais rien de positivement bon et d'aimable dans le bien dont je fais mon idéal, si je n'y voyais pas le règne universel de la bonté libre, je n'y verrais rien non plus de respectable. Respecter, c'est encore aimer; commander, c'est encore persuader. Ce qu'on n'aime absolument pas, ce en quoi on ne trouve pas l'attrait de quelque bonté positive et personnelle, de quelque libre amour, le respecte-t-on? Et ce qui, tout en commandant, ne persuade point, ne demeure-t-il pas extérieur, étranger, comme une nécessité gênante et inintelligible? A vrai dire, il n'y aurait qu'un commandement catégorique et sans réplique possible, c'est celui qu'un amour vraiment libre se ferait à lui-même, à l'appel de l'objet aimé. Nous sommes nous-mêmes le pouvoir législatif, et c'est par un libre suffrage que nous changeons l'idéal en loi. Une obligation morale doit donc être d'abord érigée librement en obligation; c'est là son essence, méconnue d'ordinaire et transformée en nécessité. L'idéale bonté doit se faire aimer librement des êtres bons: elle n'est pas simplement la limite morale qui défend à mon intérêt d'aller plus loin; elle est l'illimité qui m'invite à franchir toutes limites, y compris celles du moi, par mon intelligence, par ma volonté et mon amour158.

La libre adhésion à cette idéale société d'êtres libres, égaux et frères, qui pourrait seule fonder ce qu'on nomme l'obligation morale, fonderait aussi la seule sanction vraiment morale. Si le bien en soi, comme dit Platon, n'était pas bon pour nous, et nous laissait en dehors de lui-même, comment répondrait-il à notre idée d'infinité? Il y a là une contradiction que nous ne pouvons lever qu'en nous représentant et en désirant un triomphe final du bien dans l'univers. Sans cet accomplissement, qui n'est que la bonté et la fraternité victorieuses de toutes les limites, la «loi», règle intellectuelle et restrictive, resterait étrangère à nous-mêmes, autre que nous, semblable à ce sublime terrible dont parle Kant. Elle se poserait en face de nous, s'opposerait à nous, et nous limiterait pour jamais par un sacrifice sans compensation. De notre côté, nous pourrions nous poser en face d'elle, nous opposer même à elle, comme une puissance capable d'arrêter la sienne. Ce ne serait plus là le bien vraiment idéal et complet, même pour la raison, qui conçoit quelque chose au-delà, franchit ces limites et va à l'infini. Dans la société idéale des êtres il faudrait qu'il y eût partout amour et retour, réponse à l'amour par l'amour même. Alors l'universelle bonté produirait l'universel bonheur. Ainsi conçu, le bien suprême devient pour moi non l'impératif, mais le persuasif. Toute puissance qui triomphe en me limitant et malgré moi, se limite par là elle-même, car cette victoire de nécessité suppose résistance dans l'objet et effort dans le sujet: c'est encore le domaine de la limitation mutuelle des forces. Mais la vraie et définitive victoire serait consentie, voulue par le vaincu lui-même. Alors, il y aurait liberté pure des deux côtés: la liberté de l'un, loin d'empêcher la parfaite liberté de l'autre, la réclamerait au contraire. Supposez réalisée une société d'êtres vraiment libres et aimants, les amours se limiteront-ils, se détruiront-ils? Non, la grandeur de l'un appellera la grandeur de l'autre. Ce seront deux termes d'autant plus réels et distincts qu'ils seront plus unis, deux puissances qui agiront dans le même sens, d'autant plus harmonieuses que chacune sera plus forte, plus libre, plus réelle en son individualité. On aura mieux le droit de dire alors qu'elles sont deux, puisque chacune se manifeste par une activité plus énergique; et d'autre part on aura mieux le droit de dire qu'elles ne sont qu'un, puisqu'elles se confondent en s'aimant. Tel serait le vrai règne de la liberté, qui échapperait aux oppositions ou aux antinomies de la matière et de son mécanisme. Nous voyons maintenant comment pourrait être atteinte cette parfaite unité que poursuivent également la science, l'art et la morale. Platon l'a dit: «La seule chose qui lie tout le reste, c'est le bien;» mais le bien idéal, pour être le vrai bien, devrait se réaliser en tous les êtres par amour et liberté.

La théorie qui rétablit ainsi la liberté dans le bien idéal et dans l'amour de ce bien est le complément naturel des doctrines de Socrate, de Platon, d'Aristote et du christianisme sur l'attrait du Bien suprême. Selon Platon, c'est la réminiscence et l'amour du divin qui fait naître les ailes de l'âme; selon Aristote, c'est l'amour du divin qui meut le monde entier: le divin attire à lui toutes choses par persuasion159. De même, selon le christianisme primitif, l'attrait du bien est la vraie grâce morale: cette grâce, au lieu de détruire tout d'abord ma liberté, me fait au contraire désirer d'être libre, parce que je conçois l'absolue liberté comme un caractère du bien et que je tends à réaliser en moi un bien digne de ce nom. Si, lorsque j'aime, le bien faisait tout sans moi, je ne serais plus rien, pas même un pur effet ou un pur instrument, car il n'y a pas de pur instrument: tout moyen est aussi un agent, et toute passion est une action. Le bien doit donc être déterminant en ce sens qu'il propose le but de l'acte; mais mon activité doit être aussi déterminante pour sa part, en ce qu'elle produit l'acte lui-même. Tel serait, en effet, le règne de la bonté universelle et de la fraternité réciproque. Si cet idéal était jamais réalisé, il y aurait partout comme un appel de l'amour et une réponse de l'amour: la réponse serait partout sûre, certaine, infaillible; l'appel ayant lieu partout, il serait certain que la réponse aurait lieu. Mais cette certitude ne reposerait pas sur un seul des termes; ce ne serait pas l'appel de l'un qui ferait complètement et absolument la réponse de l'autre, car alors il ne ferait que se répondre à lui-même ou, pour mieux dire, il n'y aurait que lui. Son appel n'aurait pas de sens; il serait un appel dans le vide, un appel à rien. Donc, l'infaillible certitude de la réponse n'enlèverait pas à celle-ci sa valeur propre et son initiative. L'impuissance de répondre produite par les nécessités extérieures ayant disparu, il serait certain que la réponse de l'amour aurait lieu. Cela serait certain non parce que cela serait forcé, ou par une nécessité logique, mais parce que cela serait raisonnable et bon. L'être aimant qui appellerait serait bon, la réponse de l'autre être serait bonne: ces deux biens, ainsi mis comme en présence l'un de l'autre, se répondraient l'un à l'autre par une certitude de bonté. De ce que vous pouvez aimer, on ne saurait logiquement conclure que vous voudrez et aimerez en effet; car la conclusion dépasserait les prémisses. On ne peut pas non plus l'affirmer en vertu d'une coaction physique qui vous laisserait tout passif, car alors le second terme s'absorberait dans le premier. Si pourtant nous croyons que l'amour, au cas où il serait dégagé de tout obstacle, répondrait aussitôt à l'amour, cette croyance n'a plus son fondement que dans la bonté de l'amour même, que dans la liberté supposée parfaite chez tous les êtres.

Ainsi, à tous les points de vue, semblent coïncider l'amour de la parfaite liberté et la liberté même. Entre l'idée de la liberté et la liberté, entre le désir de la liberté et la liberté, une différence subsistait toujours, mais l'amour moral ne peut s'accommoder de cette différence: la liberté est le fond, la forme et la condition de la charité vraie. Ou l'amour moral est une illusion, ou il est une réalité; et, dans ce dernier cas, croire à la réalité de son amour, c'est s'attribuer un pouvoir de liberté. Cette croyance implicite à la présence d'un germe de liberté au sein même du déterminisme, nous la retrouvons au fond de tout acte moral, de tout acte de justice et principalement de tout acte de fraternité.

CHAPITRE SEPTIÈME
LES ANTINOMIES DE LA RESPONSABILITÉ. – LA LIBERTÉ EST-ELLE CONCILIABLE AVEC LE DÉTERMINISME? 1o DANS LA RÉALISATION DU BIEN IDÉAL; 2o DANS LA RÉALISATION DU MAL

I. Les antinomies de la responsabilité. – De l'imputabilité ou attribution des actes au moi. – Nécessité d'un lien entre le moi et ses actes. Absence de ce lien dans l'indéterminisme. – Nécessité d'un lien entre le moi et la cause universelle. – L'idéal moral doit être supérieur aux idées d'indéterminisme et de déterminisme.

II. La liberté est-elle conciliable avec le déterminisme dans la réalisation du bien idéal. – Pour qu'il y ait liberté dans l'amour du bien, est-il nécessaire qu'il y ait un réel indéterminisme dans la volonté. – La multiplicité des objets de vouloir contraires augmente-t-elle ou diminue-t-elle par le progrès de la liberté. – Comment la puissance du plus fonde la puissance du moins et en détruit en même temps l'exercice. – Comparaison entre l'impossibilité d'une action par manque de puissance et son impossibilité par excès de puissance.

Déterminisme moral de Socrate et de Platon. – La science du souverain bien, admise par eux, n'est qu'un idéal. – Part de l'opinion et de l'amour dans l'accomplissement du bien. – Conclusion: la détermination morale et la liberté.

III. La liberté est-elle conciliable avec le déterminisme dans la réalisation du mal moral.

Examen de la doctrine qui admet à la fois la liberté dans le bien et l'absence de liberté dans le mal. – Raisons en faveur de cette doctrine. – Ses conséquences: suppression du mal absolu, de la haine, du démérite absolu, de la punition expiatoire, de la damnation.

Raisons défavorables à la doctrine précédente: excuse qu'elle fournit à l'individu pour ses propres fautes. Conclusion: nature relative de nos idées sur l'individualité et l'universel. – Règles pratiques qui en dérivent.

I. – Les antinomies de la responsabilité morale

La responsabilité est l'attribution des actes au moi, attribution non plus seulement logique, mais morale. D'une part, dans l'hypothèse de la nécessité il n'y a pas de vrai moi, pas de réelle individualité; l'attribution des actes à un moi responsable semble donc incompatible avec la thèse des nécessitaires. D'autre part, elle n'est pas moins incompatible avec l'antithèse de la liberté d'indétermination ou du libre arbitre. D'abord, l'état d'indifférence est chimérique, surtout en face de cette suprême alternative: dévouement ou égoïsme, bien ou mal. Tout pour moi ou tout pour les autres, être tout ou n'être rien: voilà la terrible question dont Hamlet n'apercevait qu'un faible symbole quand il s'interrogeait avec inquiétude sur la vie et sur la mort. Qu'est-ce que la vie physique ou la mort physique devant le problème moral qui se pose au sein des consciences? Mais, quand même la liberté d'indifférence serait possible, elle ne produirait pas une suffisante attribution au moi. En effet, si chaque moi est en lui-même une volonté indifférente, en quoi se distinguera-t-il des autres moi, volontés également indifférentes, de manière à devenir le sujet d'un attribut propre? Toute distinction est une détermination; quelle distinction déterminée peut-il y avoir entre une chose indéterminée et une autre qui l'est également, entre un x et un x? L'attribution au moi responsable, cette sorte d'individuation morale, ne commencera qu'avec les déterminations différentes qui sortiront de ces volontés indifférentes. Mais, si ces déterminations sont elles-mêmes arbitraires, si elles sont un hasard inexplicable qui peut être suivi d'autres hasards également inexplicables, qu'y aura-t-il dans cette suite incohérente de déterminations qui puisse constituer une individualité distincte des autres et moralement responsable de son choix personnel?

L'idée même du choix, qui est l'acte essentiel d'un moi libre et responsable, apparaît comme incompatible tout ensemble avec les notions opposées de volonté indéterminée et de volonté déterminée. D'une part, il est vrai, pour nous représenter le choix, nous sommes obligés de nous figurer deux choses possibles à la volonté individuelle qui se détermine; car si, en dernière analyse, nous affirmons qu'une seule ligne de conduite est possible, le choix volontaire semblera simplement une sélection dynamique par le triomphe de l'inclination la plus forte, ou une sélection intellectuelle par la prévalence de l'idée du plus grand bien; et comme les idées elles-mêmes correspondent à des forces, le théorème du parallélogramme des forces sera l'unique et suffisante explication du phénomène. – Mais, d'autre part, supposons deux choses également possibles, et une volonté qui se détermine pour l'une plutôt que pour l'autre indépendamment des inclinations et des idées, ou contrairement aux inclinations et aux idées. Pour avoir la part du choix et de la responsabilité il faudra, semble-t-il, mettre de côté tout ce qui pourrait s'expliquer par l'influence de ces inclinations et de ces idées; il faudra supposer qu'une chose contraire est possible par le choix d'une puissance supérieure, qui n'est plus ni l'intelligence, ni la sensibilité, et qui constitue le moi ou la personne. Mais alors ce choix a lieu dans une sorte de région obscure où les divers possibles, perdant leur spécification sensible et intellectuelle, deviennent indifférents, neutres et même impersonnels. Les déterminations imprévues qui sortent ensuite de cette indétermination peuvent-elles bien s'appeler choix? L'idée de choix ou d'arbitre n'enveloppe-t-elle pas celle de comparaison intellectuelle et de conformité finale au résultat de cette comparaison? Si la fatalité n'est pas un choix, le hasard n'en est pas un, et le passage de deux contraires possibles à un acte déterminé apparaît comme un coup de hasard dès qu'on abstrait les raisons tirées des inclinations et des idées. Choisir indifféremment, choisir arbitrairement, choisir autrement que selon ses motifs, ses mobiles et son caractère, c'est choisir sans choix. La thèse et l'antithèse semblent ici équivalentes au fond et également inadmissibles. Un dévouement arbitraire ne se comprend pas plus qu'un dévouement mécanique. Ainsi, quand nous voulons définir le choix personnel, d'où résulte la responsabilité, nous trouvons que la puissance d'un seul contraire et celle de plusieurs contraires sont des notions inadéquates.

C'est qu'à vrai dire l'imputabilité suppose un lien de mon action avec moi-même, et il n'y a point de lien, semble-t-il, entre une chose déterminée et une chose indéterminée; or, la liberté d'indifférence et le libre arbitre laissent bien subsister des conséquents déterminés, qui sont les effets appréciables de la volonté, et ils admettent même des antécédents déterminés, qui sont les motifs de la volonté; mais à ces antécédents ne se lie pas telle action plutôt que telle autre. Dès lors l'action qui se produit, considérée dans son principe, n'est plus reliée à rien; la liberté arbitraire et pour ainsi dire ambiguë à laquelle on la relie aurait pu tout aussi bien produire le contraire. Le lien semble, par une de ses extrémités, attaché au vide; c'est-à-dire qu'au fond, il n'est point attaché. Nous arrivons ainsi à cette antinomie nouvelle: l'action liée de toutes parts ne paraît plus action, mais passion, et n'est plus imputable; d'autre part, si l'un des bouts n'est pas lié, l'action, par ce côté-là, abstraction faite de tout le reste, n'est pas plus ceci que cela et paraît s'évanouir dans l'indétermination.

Aussi Leibnitz disait-il, en donnant d'ailleurs une forme trop logique à sa pensée psychologique, qu'il doit toujours y avoir un lien de l'attribut, fût-il le plus accidentel en apparence, avec le sujet auquel il appartient. Appartenir, c'est être la propriété, le propre d'un sujet; l'acte libre ne fait pas partie de l'«essence», et pourtant il doit être, sous quelque rapport, propre à l'être qui l'accomplit; sans cela je ne pourrais dire que mon acte est mien. «Dans toute proposition affirmative véritable, – nécessaire ou contingente, universelle ou singulière, – la notion du prédicat est comprise en quelque façon dans celle du sujet: prædicatum inest subjecto; ou bien je ne sais ce que c'est que la vérité160.» Serait-il vrai, par exemple, que j'accomplis tel voyage, si ce voyage était un accident entièrement détaché de ma personne? L'action ne me serait pas plus imputable et attribuable, à moi, que le mouvement d'un corps n'est attribuable à l'espace où il se meut et avec lequel il n'a qu'un rapport accidentel, extrinsèque, passager. De plus, quand je passerais d'une action à l'autre, ou plutôt, quand en moi une action succéderait à l'autre, comme en un réceptacle indifférent, on n'aurait aucune raison de dire que c'est le même moi, et non un autre moi, qui fait l'action161.

Outre la nécessité de quelque relation qui unisse mes actes à moi-même comme cause pour fonder l'imputabilité, il faut aussi admettre une relation qui les unisse au tout. Ce lien est plus indispensable encore dans l'hypothèse théiste: c'est le problème des rapports de la liberté responsable avec la cause omnipotente et avec la providence des théologiens ou des spiritualistes. Il est clair que ceux-ci n'ont jamais pu trouver une chaîne ininterrompue capable de relier les deux termes, c'est-à-dire la diversité des personnes libres et l'unité féconde de la cause première d'où ils les font sortir. Mais ce qu'on peut dire, c'est que, dans n'importe quel système, on doit admettre un lien quelconque entre les êtres et l'Être. Pour le moraliste, ce lien ne doit pas être une fatalité qui détruirait de fait le second terme en lui enlevant, avec l'activité et l'imputabilité, toute existence propre: si d'ailleurs la cause première faisait tout, elle ne ferait rien. Mais d'autre part, l'indétermination du libre arbitre suspendu entre les possibles détacherait entièrement le second terme du premier et supprimerait toute liaison avec l'univers. Ici encore, il faudrait une relation capable de fonder la «certitude» et la «vérité métaphysique» sans détruire l'imputabilité morale. C'est pour cela que Leibnitz déclarait nécessaire un lien entre la cause universelle et le moi, comme entre le moi et ses actions imputables; mais Leibnitz s'est représenté ce lien d'une manière trop intellectuelle: il semble considérer l'individualité, et aussi l'univers, comme une notion logique qui se développe en ses conséquences. C'est un lien plus que logique sans doute, plus même qu'intellectuel, qui serait ici nécessaire pour fonder l'unité d'un monde vraiment moral.

Nous venons de voir que l'acte imputable, considéré dans son rapport avec la cause individuelle et la cause universelle, exclut également la nécessité et la liberté d'indifférence ou même le libre arbitre. Considérez-le maintenant dans son rapport avec sa fin, il vous apparaîtra de nouveau comme devant être supérieur à ces deux contraires.

Ce que nous blâmons ou louons moralement dans un acte et ce qui fonde à nos yeux la responsabilité morale, c'est l'intention. Or l'intention est la fin poursuivie, et la fin est tout à la fois une idée et un sentiment, un motif et un mobile. Si cette fin agit avec une nécessité mécanique, elle est moins une fin qu'une cause qui vous pousse par derrière, et il n'y a pas de responsabilité. D'autre part, supprimez toute raison intentionnelle, faites sortir l'action comme un coup de foudre d'une nuit impénétrable, et vous pourrez encore constater que cet accident, sans but comme sans loi, vous est utile ou nuisible, mais vous ne pourrez plus lui donner aucune qualification morale. Je suis devant vous, vous m'êtes parfaitement indifférent, je ne vous aime ni ne vous déteste, je suis aussi indéterminé par rapport au bien et au mal, soit que je puisse choisir sans raison (liberté d'indifférence) ou choisir contre les raisons (libre arbitre); et voilà que, tout d'un coup, de ma complète indétermination jaillit cette détermination étrange: vous tuer. Je ne le fais pas par une intention égoïste, ce qui serait une raison et une fin; ni pour me donner à moi-même une émotion nouvelle et bizarre, ce qui serait une raison; ni pour me donner le spectacle de ma liberté ou de mon arbitraire, ce qui serait encore une raison. Non; alors que j'aurais pu faire aussi bien mille autres choses indifférentes, ou une autre chose que je jugeais et sentais meilleure dans ma délibération, je tire du néant cette action imprévue et que personne n'aurait pu prévoir. Assurément, c'est là pour vous chose fâcheuse; mais qu'y a-t-il dans mon action de moral ou d'immoral que vous puissiez m'imputer? On me traitera de fou, non d'homme méchant; encore le fou agit-il sous l'influence des passions dominantes, ou sous des impulsions physiques qui expliquent ses actes. Quant à moi, je serai un vivant mystère, insondable et irresponsable comme les décrets de Jéhovah, et pourquoi pas adorable comme eux?

156.Voir notre Idée moderne du droit, 2e édition, livre II.
157.Voir la Science sociale contemporaine, livres IV et VI.
158.Voir la Philosophie de Platon, Études platoniciennes, II, 612.
159.V. Ravaisson, Rapport sur la philosophie au dix-neuvième siècle, conclusion.
160.Leibnitz, Lettre à Arnauld, du 14 juillet.
161.«Il faut donc qu'il y ait une raison à priori, indépendante de mon expérience, qui fasse qu'on dit véritablement que c'est moi qui ai été à Paris, et que c'est encore moi, et non un autre, qui suis maintenant en Allemagne; et par conséquent il faut que la notion du moi lie ou comprenne ces différents états. Autrement on pourrait dire que ce n'est pas le même individu, quoiqu'il paraisse l'être. Et en effet, quelques philosophes qui n'ont pas assez connu la nature de la substance et des êtres invisibles ou êtres per se, ont cru que rien ne demeurait véritablement le même. Et c'est pour cela entre autres que je juge que les corps ne seraient pas des substances s'il n'y avait en eux que l'étendue.» (Leibnitz, Lettre à Arnauld.)
  «Je demeure d'accord, continue Leibnitz, que la collection des événements, quoiqu'elle soit certaine, n'est pas nécessaire, et qu'il m'est libre de faire ou de ne pas faire ce voyage; car, quoiqu'il soit enfermé dans ma notion que je le ferai, il y est enfermé aussi que je le ferai librement. Et il n'y a rien en moi de tout ce qui peut se concevoir sub ratione generalitatis seu essentiæ, seu notionis specificæ sive incompletæ, dont on puisse tirer que je le ferai nécessairement; au lieu que de ce que je suis homme, on peut conclure que je suis capable de penser; et par conséquent, si je ne fais pas ce voyage, cela ne combattra aucune vérité éternelle ou nécessaire. Cependant, puisqu'il est certain que je le ferai, il faut bien qu'il y ait quelque connexion entre moi qui suis le sujet, et l'exécution du voyage, qui est le prédicat, semper enim notio prædicati inest subjecto in propositione vera. Il y aurait donc une fausseté si je ne le faisais pas, qui détruirait ma notion individuelle ou complète
Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 eylül 2017
Hacim:
580 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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