Kitabı oku: «Les aventures de Télémaque suivies des aventures d'Aritonoüs», sayfa 12
Après qu'Idoménée eut achevé de raconter ses peines, il demanda à Télémaque et à Mentor leur secours dans la guerre où il se trouvait engagé. Je vous renverrai, leur disait-il, à Ithaque, dès que la guerre sera finie. Cependant je ferai partir des vaisseaux vers toutes les côtes les plus éloignées, pour apprendre des nouvelles d'Ulysse. En quelque endroit des terres connues que la tempête ou la colère de quelque divinité l'ait jeté, je saurai bien l'en retirer. Plaise aux dieux qu'il soit encore vivant! Pour vous, je vous renverrai avec les meilleurs vaisseaux qui aient jamais été construits dans l'île de Crète; ils sont faits du bois coupé sur le véritable mont Ida, où Jupiter naquit. Ce bois sacré ne saurait périr dans les flots; les vents et les rochers le craignent et le respectent. Neptune même, dans son plus grand courroux, n'oserait soulever les vagues contre lui. Assurez-vous donc que vous retournerez heureusement à Ithaque sans peine, et qu'aucune divinité ennemie ne pourra plus vous faire errer sur tant de mers; le trajet est court et facile. Renvoyez le vaisseau phénicien qui vous a portés jusqu'ici, et ne songez qu'à acquérir la gloire d'établir le nouveau royaume d'Idoménée pour réparer tous ses malheurs. C'est à ce prix, ô fils d'Ulysse, que vous serez jugé digne de votre père. Quand même les destinées rigoureuses l'auraient déjà fait descendre dans le sombre royaume de Pluton, toute la Grèce charmée croira le revoir en vous.
A ces mots, Télémaque interrompit Idoménée: Renvoyons, dit-il, le vaisseau phénicien. Que tardons-nous à prendre les armes pour attaquer vos ennemis? ils sont devenus les nôtres. Si nous avons été victorieux en combattant dans la Sicile pour Aceste, Troyen et ennemi de la Grèce, ne serons-nous pas encore plus ardents et plus favorisés des dieux quand nous combattrons pour un des héros grecs qui ont renversé la ville de Priam? L'oracle que nous venons d'entendre ne nous permet pas d'en douter.
LIVRE NEUVIÈME
SOMMAIRE
Idoménée fait connaître à Mentor le sujet de la guerre contre les Manduriens. – Pendant ce récit, les Manduriens se présentent aux portes de Salente avec une armée composée de peuples voisins qu'ils ont mis dans leurs intérêts. – Mentor sort précipitamment et va seul proposer à l'ennemi les moyens de terminer la guerre sans combats. – Télémaque, impatient de connaître le résultat de cette négociation, rejoint Mentor, et tous deux offrent de rester comme otages auprès des Manduriens, pour répondre de la fidélité d'Idoménée au traité de paix qu'il propose. – Les Manduriens acceptent ces conditions, et bientôt Idoménée, se rendant en personne auprès d'eux, sur l'avis de Mentor, confirme, par son acceptation, tout ce qui a été fait par celui-ci. – On se donne réciproquement des otages; on offre en commun des sacrifices pour sceller l'alliance, et Idoménée rentre dans la ville de Salente avec les principaux chefs alliés des Manduriens.
Mentor, regardant d'un œil doux et tranquille Télémaque, qui était déjà plein d'une noble ardeur pour les combats, prit ainsi la parole: Je suis bien aise, fils d'Ulysse, de voir en vous une si belle passion pour la gloire; mais souvenez-vous que votre père n'en a acquis une si grande parmi les Grecs, au siége de Troie, qu'en se montrant le plus sage et le plus modéré d'entre eux. Achille, quoique invincible et invulnérable, quoique sûr de porter la terreur et la mort partout où il combattait, n'a pu prendre la ville de Troie: il est tombé lui-même aux pieds des murs de cette ville, et elle a triomphé du vainqueur d'Hector. Mais Ulysse, en qui la prudence conduisait la valeur, a porté la flamme et le fer au milieu des Troyens; et c'est à ses mains qu'on doit la chute de ces hautes et superbes tours qui menacèrent pendant dix ans toute la Grèce conjurée. Autant que Minerve est au-dessus de Mars, autant une valeur discrète et prévoyante surpasse-t-elle un courage bouillant et farouche. Commençons donc par nous instruire des circonstances de cette guerre qu'il faut soutenir. Je ne refuse aucun péril; mais je croîs, ô Idoménée, que vous devez nous expliquer premièrement si votre guerre est juste; ensuite, contre qui vous la faites; et enfin, quelles sont vos forces pour en espérer un heureux succès.
Idoménée lui répondit: Quand nous arrivâmes sur cette côte, nous y trouvâmes un peuple sauvage qui errait dans les forêts, vivant de sa chasse et des fruits que les arbres portent d'eux-mêmes. Ces peuples, qu'on nomme les Manduriens34, furent épouvantés, voyant nos vaisseaux et nos armes; ils se retirèrent dans les montagnes. Mais comme nos soldats furent curieux de voir le pays, et voulurent poursuivre des cerfs, ils rencontrèrent ces sauvages fugitifs. Alors les chefs de ces sauvages leur dirent: Nous avons abandonné les doux rivages de la mer pour vous les céder; il ne nous reste que des montagnes presque inaccessibles; du moins est-il juste que vous nous y laissiez en paix et en liberté. Nous vous trouvons errants, dispersés, et plus faibles que nous; il ne tiendrait qu'à nous de vous égorger, et d'ôter même à vos compagnons la connaissance de votre malheur: mais nous ne voulons point tremper nos mains dans le sang de ceux qui sont hommes aussi bien que nous. Allez; souvenez-vous que vous devez la vie à nos sentiments d'humanité. N'oubliez jamais que c'est d'un peuple que vous nommez grossier et sauvage, que vous recevez cette leçon de modération et de générosité.
Ceux d'entre les nôtres qui furent ainsi renvoyés par ces barbares revinrent dans le camp, et racontèrent ce qui leur était arrivé. Nos soldats en furent émus; ils eurent honte de voir que des Crétois dussent la vie à cette troupe d'hommes fugitifs, qui leur paraissaient ressembler plutôt à des ours qu'à des hommes; ils s'en allèrent à la chasse en plus grand nombre que les premiers, et avec toutes sortes d'armes. Bientôt ils rencontrèrent les sauvages et les attaquèrent. Le combat fut cruel. Les traits volaient de part et d'autre, comme la grêle tombe dans une campagne pendant un orage. Les sauvages furent contraints de se retirer dans leurs montagnes escarpées, où les nôtres n'osèrent s'engager.
Peu de temps après, ces peuples envoyèrent vers moi deux de leurs plus sages vieillards, qui venaient me demander la paix. Ils m'apportèrent des présents: c'était des peaux des bêtes farouches qu'ils avaient tuées, et des fruits du pays. Après m'avoir donné leurs présents, ils parlèrent ainsi:
O roi, nous tenons, comme tu vois, dans une main l'épée, et dans l'autre une branche d'olivier. (En effet, ils tenaient l'une et l'autre dans leurs mains.) Voilà la paix et la guerre: choisis. Nous aimerions mieux la paix; c'est pour l'amour d'elle que nous n'avons point eu de honte de te céder le doux rivage de la mer, où le soleil rend la terre fertile, et produit tant de fruits délicieux. La paix est plus douce que tous ces fruits: c'est pour elle que nous nous sommes retirés dans ces hautes montagnes toujours couvertes de glace et de neige, où l'on ne voit jamais ni les fleurs du printemps, ni les riches fruits de l'automne. Nous avons horreur de cette brutalité, qui, sous de beaux noms d'ambition et de gloire, va follement ravager les provinces, et répand le sang des hommes, qui sont tous frères. Si cette fausse gloire te touche, nous n'avons garde de te l'envier: nous te plaignons, et nous prions les dieux de nous préserver d'une fureur semblable. Si les sciences que les Grecs apprennent avec tant de soin, et si la politesse dont ils se piquent, ne leur inspirent que cette détestable injustice, nous nous croyons trop heureux de n'avoir point ces avantages. Nous nous ferons gloire d'être toujours ignorants et barbares, mais justes, humains, fidèles, désintéressés, accoutumés à nous contenter de peu, et à mépriser la vaine délicatesse qui fait qu'on a besoin d'avoir beaucoup. Ce que nous estimons, c'est la santé, la frugalité, la liberté, la vigueur de corps et d'esprit; c'est l'amour de la vertu, la crainte des dieux, le bon naturel pour nos proches, l'attachement à nos amis, la fidélité pour tout le monde, la modération dans la prospérité, la fermeté dans les malheurs, le courage pour dire toujours hardiment la vérité, l'horreur de la flatterie. Voilà quels sont les peuples que nous t'offrons pour voisins et pour alliés. Si les dieux irrités t'aveuglent jusqu'à te faire refuser la paix, tu apprendras, mais trop tard, que les gens qui aiment par modération la paix sont les plus redoutables dans la guerre.
Pendant que ces vieillards me parlaient ainsi, je ne pouvais me lasser de les regarder. Ils avaient la barbe longue et négligée, les cheveux plus courts, mais blancs; les sourcils épais, les yeux vifs, un regard et une contenance ferme, une parole grave et pleine d'autorité, des manières simples et ingénues. Les fourrures qui leur servaient d'habits, étant nouées sur l'épaule, laissaient voir des bras plus nerveux et des muscles mieux nourris que ceux de nos athlètes. Je répondis à ces deux envoyés que je désirais la paix. Nous réglâmes ensemble de bonne foi plusieurs conditions; nous en prîmes tous les dieux à témoin; et je renvoyai ces hommes chez eux avec des présents.
Mais les dieux, qui m'avaient chassé du royaume de mes ancêtres, n'étaient pas encore lassés de me persécuter. Nos chasseurs, qui ne pouvaient pas être sitôt avertis de la paix que nous venions de faire, rencontrèrent le même jour une grande troupe de ces barbares qui accompagnaient leurs envoyés lorsqu'ils revenaient de notre camp: ils les attaquèrent avec fureur, en tuèrent une partie, et poursuivirent le reste dans les bois. Voilà la guerre rallumée. Ces barbares croient qu'ils ne peuvent plus se fier ni à nos promesses ni à nos serments.
Pour être plus puissants contre nous, ils appellent à leur secours les Locriens, les Apuliens, les Lucaniens, les Brutiens, les peuples de Crotone, de Nérite, de Messapie et de Brindes35. Les Lucaniens viennent avec des chariots armés de faux tranchantes. Parmi les Apuliens, chacun est couvert de quelque peau de bête farouche qu'il a tuée; ils portent des massues pleines de gros nœuds, et garnies de pointes de fer; ils sont presque de la taille des géants, et leurs corps se rendent si robuste, par les exercices pénibles auxquels ils s'adonnent, que leur seule vue épouvante. Les Locriens, venus de la Grèce, sentent encore leur origine, et sont plus humains que les autres; mais ils ont joint à l'exacte discipline des troupes grecques la vigueur des barbares, et l'habitude de mener une vie dure, ce qui les rend invincibles. Ils portent des boucliers légers, qui sont faits d'un tissu d'osier, et couverts de peaux; leurs épées sont longues. Les Brutiens sont légers à la course comme les cerfs et comme les daims. On croirait que l'herbe même la plus tendre n'est point foulée sous leurs pieds; à peine laissent-ils dans le sable quelque trace de leurs pas. On les voit tout à coup fondre sur leurs ennemis, et puis disparaître avec une égale rapidité. Les peuples de Crotone sont adroits à tirer des flèches. Un homme ordinaire parmi les Grecs ne pourrait bander un arc tel qu'on en voit communément chez les Crotoniates; et si jamais ils s'appliquent à nos jeux, ils y remporteront les prix. Leurs flèches sont trempées dans le suc de certaines herbes venimeuses, qui viennent, dit-on, des bords de l'Averne, et dont le poison est mortel. Pour ceux de Nérite, de Brindes et de Messapie, ils n'ont en partage que la force du corps et une valeur sans art. Les cris qu'ils poussent jusqu'au ciel, à la vue de leurs ennemis, sont affreux. Ils se servent assez bien de la fronde, et ils obscurcissent l'air par une grêle de pierres lancées; mais ils combattent sans ordre. Voilà, Mentor, ce que vous désiriez de savoir: vous connaissez maintenant l'origine de cette guerre, et quels sont nos ennemis.
Après cet éclaircissement, Télémaque, impatient de combattre, croyait n'avoir plus qu'à prendre les armes. Mentor le retint encore, et parla ainsi à Idoménée: D'où vient donc que les Locriens mêmes, peuples sortis de la Grèce, s'unissent aux barbares contre les Grecs? D'où vient que tant de colonies grecques fleurissent sur cette côte de la mer, sans avoir les mêmes guerres à soutenir que vous? O Idoménée, vous dites que les dieux ne sont pas encore las de vous persécuter; et moi, je dis qu'ils n'ont pas encore achevé de vous instruire. Tant de malheurs que vous avez soufferts ne vous ont pas encore appris ce qu'il faut faire pour prévenir la guerre. Ce que vous racontez vous-même de la bonne foi de ces barbares suffit pour montrer que vous auriez pu vivre en paix avec eux; mais la hauteur et la fierté attirent les guerres les plus dangereuses. Vous auriez pu leur donner des otages, et en prendre d'eux. Il eût été facile d'envoyer avec leurs ambassadeurs quelques-uns de vos chefs pour les reconduire avec sûreté. Depuis cette guerre renouvelée, vous auriez dû encore les apaiser, en leur représentant qu'on les avait attaqués faute de savoir l'alliance qui venait d'être jurée. Il fallait leur offrir toutes les sûretés qu'ils auraient demandées, et établir des peines rigoureuses contre tous ceux de vos sujets qui auraient manqué à l'alliance. Mais qu'est-il arrivé depuis ce commencement de guerre?
Je crus, répondit Idoménée, que nous n'aurions pu, sans bassesse, rechercher ces barbares, qui assemblèrent à la hâte tous leurs hommes en âge de combattre, et qui implorèrent le secours de tous les peuples voisins, auxquels ils nous rendirent suspects et odieux. Il me parut que le parti le plus assuré était de s'emparer promptement de certains passages dans les montagnes, qui étaient mal gardés. Nous les prîmes sans peine, et par là nous nous sommes mis en état de désoler ces barbares. J'y ai fait élever des tours, d'où nos troupes peuvent accabler de traits tous les ennemis qui viendraient des montagnes dans notre pays. Nous pouvons entrer dans le leur, et ravager, quand il nous plaira, leurs principales habitations. Par ce moyen, nous sommes en état de résister, avec des forces inégales, à cette multitude innombrable d'ennemis qui nous environnent. Au reste, la paix entre eux et nous est devenue très-difficile. Nous ne saurions leur abandonner ces tours sans nous exposer à leurs incursions, et ils les regardent comme des citadelles dont nous voulons nous servir pour les réduire en servitude.
Mentor répondit ainsi à Idoménée: Vous êtes un sage roi, et vous voulez qu'on vous découvre la vérité sans aucun adoucissement. Vous n'êtes point comme ces hommes faibles qui craignent de la voir, et qui, manquant de courage pour se corriger, n'emploient leur autorité qu'à soutenir les fautes qu'ils ont faites. Sachez donc que ce peuple barbare vous a donné une merveilleuse leçon quand il est venu vous demander la paix. Était-ce par faiblesse qu'il la demandait? Manquait-il de courage, ou de ressources contre vous? Vous voyez bien que non, puisqu'il est si aguerri, et soutenu par tant de voisins redoutables. Que n'imitiez-vous sa modération? Mais une mauvaise honte et une fausse gloire vous ont jeté dans ce malheur. Vous avez craint de rendre l'ennemi trop fier; et vous n'avez pas craint de le rendre trop puissant, en réunissant tant de peuples contre vous par une conduite hautaine et injuste. A quoi servent ces tours que vous vantez tant, sinon à mettre tous vos voisins dans la nécessité de périr, ou de vous faire périr vous-même, pour se préserver d'une servitude prochaine? Vous n'avez élevé ces tours que pour votre sûreté; et c'est par ces tours que vous êtes dans un si grand péril. Le rempart le plus sûr d'un État est la justice, la modération, la bonne foi, et l'assurance où sont vos voisins que vous êtes incapable d'usurper leurs terres. Les plus fortes murailles peuvent tomber par divers accidents imprévus; la fortune est capricieuse et inconstante dans la guerre; mais l'amour et la confiance de vos voisins, quand ils ont senti votre modération, font que votre État ne peut être vaincu, et n'est presque jamais attaqué. Quand même un voisin injuste l'attaquerait, tous les autres, intéressés à sa conservation, prennent aussitôt les armes pour le défendre. Cet appui de tant de peuples, qui trouvent leurs véritables intérêts à soutenir les vôtres, vous aurait rendu bien plus puissant que ces tours, qui vous rendent vos maux irrémédiables. Si vous aviez songé d'abord à éviter la jalousie de tous vos voisins, votre ville naissante fleurirait dans une heureuse paix, et vous seriez l'arbitre de toutes les nations de l'Hespérie.
Retranchons-nous maintenant à examiner comment on peut réparer le passé par l'avenir. Vous avez commencé à me dire qu'il y a sur cette côte diverses colonies grecques. Ces peuples doivent être disposés à vous secourir. Ils n'ont oublié ni le grand nom de Minos, fils de Jupiter, ni vos travaux au siége de Troie, où vous vous êtes signalé tant de fois entre les princes grecs pour la querelle commune de toute la Grèce. Pourquoi ne songez-vous pas à mettre ces colonies dans votre parti?
Elles sont toutes, répondit Idoménée, résolues à demeurer neutres. Ce n'est pas qu'elles n'eussent quelque inclination à me secourir, mais le trop grand éclat que cette ville a eu dès sa naissance les a épouvantées. Ces Grecs, aussi bien que les autres peuples, ont craint que nous n'eussions des desseins sur leur liberté. Ils ont pensé qu'après avoir subjugué les barbares des montagnes nous pousserions plus loin notre ambition. En un mot, tout est contre nous. Ceux mêmes qui ne nous font pas une guerre ouverte désirent notre abaissement, et la jalousie ne nous laisse aucun allié.
Étrange extrémité! reprit Mentor: pour vouloir paraître trop puissant, vous ruinez votre puissance; et, pendant que vous êtes au dehors l'objet de la crainte et de la haine de vos voisins, vous vous épuisez au dedans par les efforts nécessaires pour soutenir une telle guerre. O malheureux, et doublement malheureux Idoménée, que le malheur même n'a pu instruire qu'à demi! auriez-vous encore besoin d'une seconde chute pour apprendre à prévoir les maux qui menacent les plus grands rois? Laissez-moi faire, et racontez-moi seulement en détail quelles sont donc ces villes grecques qui refusent votre alliance.
La principale, lui répondit Idoménée, est la ville de Tarente; Phalante l'a fondée depuis trois ans. Il ramassa dans la Laconie un grand nombre de jeunes hommes nés des femmes qui avaient oublié leurs maris absents pendant la guerre de Troie. Quand les maris revinrent, ces femmes ne songèrent qu'à les apaiser, et qu'à désavouer leurs fautes. Cette nombreuse jeunesse, qui était née hors du mariage, ne connaissant plus ni père ni mère, vécut avec une licence sans bornes. La sévérité des lois réprima leurs désordres. Ils se réunirent sous Phalante, chef hardi, intrépide, ambitieux, et qui sait gagner les cœurs par ses artifices. Il est venu sur ce rivage avec ces jeunes Laconiens; ils ont fait de Tarente une seconde Lacédémone. D'un autre côté, Philoctète, qui a eu une si grande gloire au siége de Troie en y portant les flèches d'Hercule, a élevé dans ce voisinage les murs de Pétilie, moins puissante à la vérité, mais plus sagement gouvernée que Tarente. Enfin, nous avons ici près la ville de Métaponte, que le sage Nestor a fondée avec ses Pyliens.
Quoi! reprit Mentor, vous avez Nestor dans l'Hespérie, et vous n'avez pas su l'engager dans vos intérêts! Nestor qui vous a vu tant de fois combattre contre les Troyens, et dont vous aviez l'amitié! Je l'ai perdue, répliqua Idoménée, par l'artifice de ces peuples qui n'ont rien de barbare que le nom: ils ont eu l'adresse de lui persuader que je voulais me rendre le tyran de l'Hespérie. Nous le détromperons, dit Mentor. Télémaque le vit à Pylos, avant qu'il fût venu fonder sa colonie, et avant que nous eussions entrepris nos grands voyages pour chercher Ulysse: il n'aura pas encore oublié ce héros, ni les marques de tendresse qu'il donna à son fils Télémaque. Mais le principal est de guérir sa défiance: c'est par les ombrages donnés à tous vos voisins que cette guerre s'est allumée; et c'est en dissipant ces vains ombrages, que cette guerre peut s'éteindre. Encore un coup, laissez-moi faire.
A ces mots, Idoménée, embrassant Mentor, s'attendrissait et ne pouvait parler. Enfin il prononça à peine ces paroles: O sage vieillard envoyé par les dieux pour réparer toutes mes fautes! j'avoue que je me serais irrité contre tout autre qui m'aurait parlé aussi librement que vous; j'avoue qu'il n'y a que vous seul qui puissiez m'obliger à rechercher la paix. J'avais résolu de périr, ou de vaincre tous mes ennemis; mais il est juste de croire vos sages conseils plutôt que ma passion. O heureux Télémaque, qui ne pourrez jamais vous égarer comme moi, puisque vous avez un tel guide! Mentor, vous êtes le maître; toute la sagesse des dieux est en vous. Minerve ne pourrait donner de plus salutaires conseils. Allez, promettez, concluez, donnez tout ce qui est à moi; Idoménée approuvera tout ce que vous jugerez à propos de faire.
Pendant qu'ils raisonnaient ainsi, on entendit tout à coup un bruit confus de chariots, de chevaux hennissants, d'hommes qui poussaient des hurlements épouvantables, et de trompettes qui remplissaient l'air d'un son belliqueux. On s'écrie: Voici les ennemis, qui ont fait un grand détour pour éviter les passages gardés! les voilà qui viennent assiéger Salente! Les vieillards et les femmes paraissaient consternés. Hélas! disaient-ils, fallait-il quitter notre chère patrie, la fertile Crète, et suivre un roi malheureux au travers de tant de mers, pour fonder une ville qui sera mise en cendres comme Troie! On voyait de dessus les murailles nouvellement bâties, dans la vaste campagne, briller au soleil les casques, les cuirasses et les boucliers des ennemis; les yeux en étaient éblouis*. On voyait aussi les piques hérissées qui couvraient la terre, comme elle est couverte par une abondante moisson*, que Cérès prépare dans les campagnes d'Enna36 en Sicile, pendant les chaleurs de l'été, pour récompenser le laboureur de toutes ses peines. Déjà on remarquait les chariots armés de faux tranchantes; on distinguait facilement chaque peuple venu à cette guerre.
Mentor monta sur une haute tour pour les mieux découvrir. Idoménée et Télémaque le suivirent de près. A peine y fut-il arrivé, qu'il aperçut d'un côté Philoctète, et de l'autre Nestor avec Pisistrate son fils. Nestor était facile à reconnaître à sa vieillesse vénérable. Quoi donc! s'écria Mentor, vous avez cru, ô Idoménée, que Philoctète et Nestor se contentaient de ne vous point secourir; les voilà qui ont pris les armes contre vous; et, si je ne me trompe, ces autres troupes qui marchent en si bon ordre avec tant de lenteur, sont les troupes lacédémoniennes, commandées par Phalante. Tout est contre vous; il n'y a aucun voisin de cette côte dont vous n'ayez fait un ennemi, sans vouloir le faire.
En disant ces paroles, Mentor descend à la hâte de cette tour; il s'avance vers une porte de la ville du côté par où les ennemis s'avançaient: il la fait ouvrir; et Idoménée, surpris de la majesté avec laquelle il fait ces choses, n'ose pas même lui demander quel est son dessein. Mentor fait signe de la main, afin que personne ne songe à le suivre. Il va au-devant des ennemis, étonnés de voir un seul homme qui se présente à eux. Il leur montra de loin une branche d'olivier en signe de paix*; et quand il fut à portée de se faire entendre, il leur demanda d'assembler tous les chefs. Aussitôt les chefs s'assemblèrent; et il parla ainsi:
O hommes généreux, assemblés de tant de nations qui fleurissent dans la riche Hespérie, je sais que vous n'êtes venus ici que pour l'intérêt commun de la liberté. Je loue votre zèle; mais souffrez que je vous représente un moyen facile de conserver la liberté et la gloire de tous vos peuples, sans répandre le sang humain. O Nestor, sage Nestor, que j'aperçois dans cette assemblée, vous n'ignorez pas combien la guerre est funeste à ceux même qui l'entreprennent avec justice, et sous la protection des dieux. La guerre est le plus grand des maux dont les dieux affligent les hommes. Vous n'oublierez jamais ce que les Grecs ont souffert pendant dix ans devant la malheureuse Troie. Quelles divisions entre les chefs! quels caprices de la fortune! quels carnages des Grecs par la main d'Hector! quels malheurs dans toutes les villes les plus puissantes, causés par la guerre, pendant la longue absence de leurs rois! Au retour, les uns ont fait naufrage au promontoire de Capharée37; les autres ont trouvé une mort funeste dans le sein même de leurs épouses. O dieux, c'est dans votre colère que vous armâtes les Grecs pour cette éclatante expédition! O peuples hespériens! je prie les dieux de ne vous donner jamais une victoire si funeste. Troie est en cendres, il est vrai; mais il vaudrait mieux pour les Grecs, qu'elle fût encore dans toute sa gloire, et que le lâche Paris jouît encore en paix de ses infâmes amours avec Hélène. Philoctète, si longtemps malheureux et abandonné dans l'île de Lemnos, ne craignez-vous point de retrouver de semblables malheurs dans une semblable guerre? Je sais que les peuples de la Laconie ont senti aussi les troubles causés par la longue absence des princes, des capitaines et des soldats qui allèrent contre les Troyens, O Grecs, qui avez passé dans l'Hespérie, vous n'y avez tous passé que par une suite des malheurs que causa la guerre de Troie!
Après avoir parlé ainsi, Mentor s'avança vers les Pyliens38; et Nestor, qui l'avait reconnu, s'avança aussi pour le saluer. O Mentor, lui dit-il, c'est avec plaisir que je vous revois. Il y a bien des années que je vous vis, pour la première fois, dans la Phocide39; vous n'aviez que quinze ans, et je prévis dès lors que vous seriez aussi sage que vous l'avez été dans la suite. Mais par quelle aventure avez-vous été conduit en ces lieux? Quels sont donc les moyens que vous avez de finir cette guerre? Idoménée nous a contraints de l'attaquer. Nous ne demandions que la paix; chacun de nous avait un intérêt pressant de la désirer; mais nous ne pouvions plus trouver aucune sûreté avec lui. Il a violé toutes ses promesses à l'égard de ses plus proches voisins. La paix avec lui ne serait point une paix; elle lui servirait seulement à dissiper notre ligue, qui est notre unique ressource. Il a montré à tous les peuples son dessein ambitieux de les mettre dans l'esclavage, et il ne nous a laissé aucun moyen de défendre notre liberté, qu'en tâchant de renverser son nouveau royaume. Par sa mauvaise foi, nous sommes réduits à le faire périr, ou à recevoir de lui le joug de la servitude. Si vous trouvez quelque expédient pour faire en sorte qu'on puisse se confier à lui, et s'assurer d'une bonne paix, tous les peuples que vous voyez ici quitteront volontiers les armes, et nous avouerons avec joie que vous nous surpassez en sagesse.
Mentor lui répondit: Sage Nestor, vous savez qu'Ulysse m'avait confié son fils Télémaque. Ce jeune homme, impatient de découvrir la destinée de son père, passa chez vous à Pylos, et vous le reçûtes avec tous les soins qu'il pouvait attendre d'un fidèle ami de son père; vous lui donnâtes même votre fils pour le conduire. Il entreprit ensuite de longs voyages sur la mer; il a vu la Sicile, l'Égypte, l'île de Chypre, celle de Crète. Les vents, ou plutôt les dieux, l'ont jeté sur cette côte comme il voulait retourner à Ithaque. Nous sommes arrivés ici tout à propos pour vous épargner les horreurs d'une cruelle guerre. Ce n'est plus Idoménée, c'est le fils du sage Ulysse, c'est moi qui vous réponds de toutes les choses qui vous seront promises.
Pendant que Mentor parlait ainsi avec Nestor, au milieu des troupes confédérées, Idoménée et Télémaque, avec tous les Crétois armés, les regardaient du haut des murs de Salente; ils étaient attentifs pour remarquer comment les discours de Mentor seraient reçus; et ils auraient voulu pouvoir entendre les sages entretiens de ces deux vieillards. Nestor avait toujours passé pour le plus expérimenté et le plus éloquent de tous les rois de la Grèce. C'était lui qui modérait, pendant le siège de Troie, le bouillant courroux d'Achille, l'orgueil d'Agamemnon, la fierté d'Ajax, et le courage impétueux de Diomède. La douce persuasion coulait de ses lèvres comme un ruisseau de miel*: sa voix seule se faisait entendre à tous ces héros, tous se taisaient dès qu'il ouvrait la bouche; et il n'y avait que lui qui pût apaiser dans le camp la farouche discorde. Il commençait à sentir les injures de la froide vieillesse; mais ses paroles étaient encore pleines de force et de douceur: il racontait les choses passées, pour instruire la jeunesse par ses expériences; mais il les racontait avec grâce, quoique avec un peu de lenteur. Ce vieillard, admiré de toute la Grèce, sembla avoir perdu toute son éloquence et toute sa majesté dès que Mentor parut avec lui. Sa vieillesse paraissait flétrie et abattue auprès de celle de Mentor, en qui les ans semblaient avoir respecté la force et la vigueur du tempérament. Les paroles de Mentor, quoique graves et simples, avaient une vivacité et une autorité qui commençaient à manquer à l'autre. Tout ce qu'il disait était court, précis et nerveux. Jamais il ne faisait aucune redite; jamais il ne racontait que le fait nécessaire pour l'affaire qu'il fallait décider. S'il était obligé de parler plusieurs fois d'une même chose, pour l'inculquer, ou pour parvenir à la persuasion, c'était toujours par des tours nouveaux et par des comparaisons sensibles. Il avait même je ne sais quoi de complaisant et d'enjoué, quand il voulait se proportionner aux besoins des autres, et leur insinuer quelque vérité. Ces deux hommes si vénérables furent un spectacle touchant à tant de peuples assemblés.
Pendant que tous les alliés ennemis de Salente se jetaient en foule les uns sur les autres pour les voir de plus près, et pour tâcher d'entendre leurs sages discours, Idoménée et tous les siens s'efforçaient de découvrir, par leurs regards avides et empressés, ce que signifiaient leurs gestes et l'air de leurs visages.
– Apuliens, peuples de l'Apulie, aujourd'hui la Pouille.
– Lucaniens, peuples de la Lucanie, entre le Brutium et le Samnium, sur le golfe de Tarente.
– Brutiens, du Brutium, aujourd'hui la Calabre.
– Crotone, aujourd'hui Cotrone, dans le Brutium, sur la mer, près du promontoire Lacinium (capo delle Colonni).
– Nérite (Neritum), aujourd'hui Nardo (Terre d'Otrante).
– Messapie, contrée d'Italie sur l'Adriatique, voisine des lieux qu'on vient de nommer, et à laquelle répond aujourd'hui la Terre d'Otrante.
– Brindes, Brundusium ou Brundisium (Terre d'Otrante), a ujourd'hui Brindisi, le meilleur port de l'Italie. Brindes était autrefois une ville très-importante; elle vit mourir Virgile.