Kitabı oku: «Les aventures de Télémaque suivies des aventures d'Aritonoüs», sayfa 22
Mais ce qui consterna davantage Télémaque, ce fut de voir, dans cet abîme de ténèbres et de maux, un grand nombre de rois qui avaient passé sur la terre pour des rois assez bons. Ils avaient été condamnés aux peines du Tartare, pour s'être laissé gouverner par des hommes méchants et artificieux. Ils étaient punis pour les maux qu'ils avaient laissé faire par leur autorité. De plus, la plupart de ces rois n'avaient été ni bons ni méchants, tant leur faiblesse avait été grande; ils n'avaient jamais craint de ne connaître point la vérité; ils n'avaient point eu le goût de la vertu, et n'avaient pas mis leur plaisir à faire du bien.
Lorsque Télémaque sortit de ces lieux, il se sentit soulagé, comme ai on avait ôté une montagne de dessus sa poitrine: il comprit, par ce soulagement, le malheur de ceux qui y étaient renfermés sans espérance d'en sortir jamais. Il était effrayé de voir combien les rois étaient plus rigoureusement tourmentés que les autres coupables. Quoi! disait-il, tant de devoirs, tant de périls, tant de piéges, tant de difficulté de connaître la vérité pour se défendre contre les autres et contre soi-même; enfin, tant de tourments horribles dans les enfers, après avoir été si agité, si envié, si traversé dans une vie courte! O insensé celui qui cherche à régner! Heureux celui qui se borne à une condition privée et paisible, où la vertu lui est moins difficile!
En faisant ces réflexions, il se troublait au dedans de lui-même: il frémit, et tomba dans une consternation qui lui fit sentir quoique chose du désespoir de ces malheureux qu'il venait de considérer. Mais, à mesure qu'il s'éloigna de ce triste séjour des ténèbres, de l'horreur et du désespoir, son courage commença peu à peu à renaître: il respirait, et entrevoyait déjà de loin la douce et pure lumière du séjour des héros.
C'est dans ce lieu qu'habitaient tous les bons rois qui avaient jusqu'alors gouverné sagement les hommes: ils étaient séparés du reste des justes. Comme les méchants princes souffraient, dans le Tartare, des supplices infiniment plus rigoureux que les autres coupables d'une condition privée, aussi les bons rois jouissaient, dans les champs Élysées, d'un bonheur infiniment plus grand que celui du reste des hommes qui avaient aimé la vertu sur la terre.
Télémaque s'avança vers ces rois, qui étaient dans des bocages odoriférants, sur des gazons toujours renaissants et fleuris*; mille petits ruisseaux d'une onde pure arrosaient ces beaux lieux, et y faisaient sentir une délicieuse fraîcheur; un nombre infini d'oiseaux faisaient résonner ces bocages de leur doux chant. On voyait tout ensemble les fleurs du printemps qui naissaient sous les pas, avec les plus riches fruits de l'automne qui pendaient des arbres. Là, jamais on ne ressentit les ardeurs de la furieuse Canicule; là, jamais les noirs aquilons n'osèrent souffler, ni faire sentir les rigueurs de l'hiver. Ni la guerre altérée de sang, ni la cruelle envie qui mord d'une dent venimeuse, et qui porte des vipères entortillées dans son sein et autour de ses bras, ni les jalousies, ni les défiances, ni la crainte, ni les vains désirs n'approchent jamais de cet heureux séjour de la paix. Le jour n'y finit point, et la nuit, avec ses sombres voiles, y est inconnue: une lumière pure et douce se répand autour des corps de ces hommes justes, et les environne de ses rayons comme d'un vêtement. Cette lumière n'est point semblable à la lumière sombre qui éclaire les yeux des misérables mortels, et qui n'est que ténèbres; c'est plutôt une gloire céleste qu'une lumière: elle pénètre plus subitement les corps les plus épais, que les rayons du soleil ne pénètrent le plus pur cristal: elle n'éblouit jamais; au contraire, elle fortifie les yeux, et porte dans le fond de l'âme je ne sais quelle sérénité: c'est d'elle seule que ces hommes bienheureux sont nourris; elle sort d'eux, et elle y entre; elle les pénètre et s'incorpore à eux comme les aliments s'incorporent à nous. Ils la voient, ils la sentent, ils la respirent; elle fait naître en eux une source intarissable de paix et de joie: ils sont plongés dans cet abîme de joie, comme les poissons dans la mer. Ils ne veulent plus rien; ils ont tout sans rien avoir, car ce goût de lumière pure apaise la faim de leur cœur; tous leurs désirs sont rassasiés, et leur plénitude les élève au-dessus de tout ce que les hommes vides et affamés cherchent sur la terre: toutes les délices qui les environnent ne leur sont rien, parce que le comble de leur félicité, qui vient du dedans, ne leur laisse aucun sentiment pour tout ce qu'ils voient de délicieux au dehors. Ils sont tels que les dieux, qui, rassasiés de nectar et d'ambroisie, ne daigneraient pas se nourrir des viandes grossières qu'on leur présenterait à la table la plus exquise des hommes mortels. Tous les maux s'enfuient loin de ces lieux tranquilles: la mort, la maladie, la pauvreté, la douleur, les regrets, les remords, les craintes, les espérances mêmes, qui coûtent souvent autant de peines que les craintes; les divisions, les dégoûts, les dépits, ne peuvent y avoir aucune entrée.
Les hautes montagnes de Thrace, qui, de leur front couvert de neige et de glace depuis l'origine du monde, fendent les nues, seraient renversées de leurs fondements posée au centre de la terre, que les cœurs de ces hommes justes ne pourraient pas même être émus*. Seulement ils ont pitié des misères qui accablent les hommes vivants dans le monde: mais c'est une pitié douce et paisible qui n'altère en rien leur immuable félicité. Une jeunesse éternelle, une félicité sans fin, une gloire toute divine est peinte sur leurs visages: mais leur joie n'a rien de folâtre ni d'indécent; c'est une joie douce, noble, pleine de majesté; c'est un goût sublime de la vérité et de la vertu qui les transporte. Ils sont, sans interruption, à chaque moment, dans le même saisissement de cœur où est une mère qui revoit son cher fils qu'elle avait cru mort; et cette joie, qui échappe bientôt à la mère, ne s'enfuit jamais du cœur de ces hommes; jamais elle ne languit un instant; elle est toujours nouvelle pour eux: ils ont le transport de l'ivresse, sans en avoir le trouble et l'aveuglement.
Ils s'entretiennent ensemble de ce qu'ils voient et de ce qu'ils goûtent: ils foulent à leurs pieds les molles délices et les vaines grandeurs de leur ancienne condition qu'ils déplorent; ils repassent avec plaisir ces tristes mais courtes années où ils ont eu besoin de combattre contre eux-mêmes et contre le torrent des hommes corrompus, pour devenir bons; ils admirent le secours des dieux qui les ont conduits, comme par la main, à la vertu, au travers de tant de périls. Je ne sais quoi de divin coule sans cesse au travers de leurs cœurs, comme un torrent de la divinité même qui s'unit à eux; ils voient, ils goûtent; ils sont heureux, et sentent qu'ils le seront toujours. Ils chantent tous ensemble les louanges des dieux, et ils ne font tous ensemble qu'une seule voix, une seule pensée, un seul cœur: une même félicité fait comme un flux et reflux dans ces âmes unies.
Dans ce ravissement divin, les siècles coulent plus rapidement que les heures parmi les mortels; et cependant mille et mille siècles écoulés n'ôtent rien à leur félicité toujours nouvelle et toujours entière. Ils règnent tous ensemble, non sur des trônes que la main des hommes peut renverser, mais en eux-mêmes, avec une puissance immuable; car ils n'ont plus besoin d'être redoutables par une puissance empruntée d'un peuple vil et misérable. Ils ne portent plus ces vains diadèmes dont l'éclat cache tant de craintes et de noirs soucis: les dieux mêmes les ont couronnés de leurs propres mains, avec des couronnes que rien ne peut flétrir.
Télémaque, qui cherchait son père et qui avait craint de le trouver dans ces beaux lieux, fut si saisi de ce goût de paix et de félicité, qu'il eût voulu y trouver Ulysse, et qu'il s'affligeait d'être contraint lui-même de retourner ensuite dans la société des mortels. C'est ici, disait-il, que la véritable vie se trouve, et la nôtre n'est qu'une mort. Mais ce qui résonnait était d'avoir vu tant de rois punis dans le Tartare, et d'en voir si peu dans les champs Élysées. Il comprit qu'il y a peu de rois assez fermes et assez courageux pour résister à leur propre puissance, et pour rejeter la flatterie de tant de gens qui excitent toutes leurs passions. Ainsi, les bons rois sont très-rares; et la plupart sont si méchants, que les dieux ne seraient pas justes, si, après avoir souffert qu'ils aient abusé de leur puissance pendant la vie, ils ne les punissaient après leur mort.
Télémaque, ne voyant point son père Ulysse parmi tous ces rois, chercha du moins des yeux le divin Laërte, son grand-père. Pendant qu'il le cherchait inutilement, un vieillard vénérable et plein de majesté s'avança vers lui. Sa vieillesse ne ressemblait point à celle des hommes que le poids des années accable sur la terre; on voyait seulement qu'il avait été vieux avant sa mort: c'était un mélange de tout ce que la vieillesse a de grave, avec toutes les grâces de la jeunesse; car ces grâces renaissent même dans les vieillards les plus caducs, au moment où ils sont introduits dans les champs Élysées. Cet homme s'avançait avec empressement, et regardait Télémaque avec complaisance, comme une personne qui lui était fort chère. Télémaque, qui ne le reconnaissait point, était en suspens.
Je te pardonne, ô mon cher fils, lui dit le vieillard, de ne me point reconnaître; je suis Arcésius, père de Laërte. J'avais fini mes jours un peu avant qu'Ulysse, mon petit-fils, partît pour aller au siége de Troie; alors tu étais encore un petit enfant entre les bras de ta nourrice: dès lors j'avais conçu de toi de grandes espérances; elles n'ont point été trompeuses, puisque je te vois descendu dans le royaume de Pluton pour chercher ton père, et que les dieux te soutiennent dans cette entreprise*. O heureux enfant, les dieux t'aiment, et te préparent une gloire égale à celle de ton père! O heureux moi-même de te revoir! Cesse de chercher Ulysse en ces lieux; il vit encore, et il est réservé pour relever notre maison dans l'île d'Ithaque. Laërte même, quoique le poids des années l'ait abattu, jouit encore de la lumière, et attend que son fils revienne lui fermer les yeux. Ainsi, les hommes passent comme les fleurs qui s'épanouissent le matin, et qui, le soir, sont flétries et foulées aux pieds. Les générations des hommes s'écoulent comme les ondes d'un fleuve rapide; rien ne peut arrêter le temps, qui entraîne après lui tout ce qui paraît le plus immobile. Toi-même, ô mon fils! mon cher fils! toi-même, qui jouis maintenant d'une jeunesse si vive et si féconde en plaisirs, souviens-toi que ce bel âge n'est qu'une fleur qui sera presque aussitôt séchée qu'éclose. Tu te verras changer insensiblement: les grâces riantes, les doux plaisirs, la force, la santé, la joie, s'évanouiront comme un beau songe; il ne t'en restera qu'un triste souvenir: la vieillesse languissante et ennemie des plaisirs viendra rider ton visage, courber ton corps, affaiblir tes membres, faire tarir dans ton cœur la source de la joie, te dégoûter du présent, te faire craindre l'avenir, te rendre insensible à tout, excepté à la douleur. Ce temps te parait éloigné: hélas! tu te trompes, mon fils; il se hâte, le voilà qui arrive: ce qui vient avec tant de rapidité n'est pas loin de toi; et le présent qui s'enfuit est déjà bien loin, puisqu'il s'anéantit dans le moment que nous parlons*, et ne peut plus se rapprocher. Ne compte donc jamais, mon fils, sur le présent; mais soutiens-toi dans le sentier rude et âpre de la vertu, par la vue de l'avenir. Prépare-toi, par des mœurs pures et par l'amour de la justice, une place dans cet heureux séjour de la paix.
Tu verras enfin ton père reprendre l'autorité dans Ithaque. Tu es né pour régner après lui; mais, hélas! ô mon fils, que la royauté est trompeuse! Quand on la regarde de loin, on ne voit que grandeur, éclat et délices; mais de près, tout est épineux. Un particulier peut, sans déshonneur, mener une vie douce et obscure. Un roi ne peut, sans se déshonorer, préférer une vie douce et oisive aux fonctions pénibles du gouvernement: il se doit à tous les hommes qu'il gouverne; il ne lui est jamais permis d'être à lui-même: ses moindres fautes sont d'une conséquence infinie, parce qu'elles causent le malheur des peuples, et quelquefois pendant plusieurs siècles: il doit réprimer l'audace des méchants, soutenir l'innocence, dissiper la calomnie. Ce n'est pas assez pour lui de ne faire aucun mal; il faut qu'il fasse tous les biens possibles dont l'État a besoin. Ce n'est pas assez de faire le bien par soi-même; il faut encore empêcher tous les maux que d'autres feraient, s'ils n'étaient retenus. Crains donc, mon fils, crains une condition si périlleuse: arme-toi de courage contre toi-même, contre tes passions, et contre les flatteurs.
En disant ces paroles, Arcésius paraissait animé d'un feu divin, et montrait à Télémaque un visage plein de compassion pour les maux qui accompagnent la royauté. Quand elle est prise, disait-il, pour se contenter soi-même, c'est une monstrueuse tyrannie; quand elle est prise pour remplir ses devoirs, et pour conduire un peuple innombrable comme un père conduit ses enfants, c'est une servitude accablante qui demande un courage et une patience héroïque. Aussi est-il certain que ceux qui ont régné avec une sincère vertu possèdent ici tout ce que la puissance des dieux peut donner pour rendre une félicité complète!
Pendant qu'Arcésius pariait de la sorte, ces paroles entraient jusqu'au fond du cœur de Télémaque: elles s'y gravaient, comme un habile ouvrier, avec son burin, grave sur l'airain les figures ineffaçables qu'il veut montrer aux yeux de la plus reculée postérité. Ces sages paroles étaient comme une flamme subtile qui pénétrait dans les entrailles du jeune Télémaque; il se sentait ému et embrasé; je ne sais quoi de divin semblait fondre son cœur au dedans de lui. Ce qu'il portait dans la partie la plus intime de lui-même le consumait secrètement; il ne pouvait ni le contenir, ni le supporter, ni résister à une si violente impression: c'était un sentiment vif et délicieux, qui était mêlé d'un tourment capable d'arracher la vie.
Ensuite Télémaque commença à respirer plus librement. Il reconnut dans le visage d'Arcésius une grande ressemblance avec Laërte; il croyait même se ressouvenir confusément d'avoir vu en Ulysse, son père, des traits de cette même ressemblance, lorsque Ulysse partit pour le siége de Troie. Ce ressouvenir attendrit son cœur; des larmes douces et mêlées de joie coulèrent de ses yeux: il voulut embrasser une personne si chère; plusieurs fois il l'essaya inutilement: cette ombre vaine échappa à ses embrassements, comme un songe trompeur se dérobe à l'homme qui croit en jouir*. Tantôt la bouche altérée de cet homme dormant poursuit une eau fugitive; tantôt ses lèvres s'agitent pour former des paroles que sa langue engourdie ne peut proférer; ses mains s'étendent avec effort, et ne prennent rien: ainsi Télémaque ne peut contenter sa tendresse; il voit Arcésius, il l'entend, il lui parle, il ne peut le toucher. Enfin il lui demande qui sont ces hommes qu'il voit autour de lui.
Tu vois, mon fils, lui répondit le sage vieillard, les hommes qui ont été l'ornement de leurs siècles, la gloire et le bonheur du genre humain. Tu vois le petit nombre de rois qui ont été dignes de l'être, et qui ont fait avec fidélité la fonction des dieux sur la terre. Ces autres, que tu vois assez près d'eux, mais séparés par ce petit nuage, ont une gloire beaucoup moindre: ce sont des héros à la vérité; mais la récompense de leur valeur et de leurs expéditions militaires ne peut être comparée avec celle des rois sages, justes et bienfaisants.
Parmi ces héros, tu vois Thésée, qui a le visage un peu triste: il a ressenti le malheur d'être trop crédule pour une femme artificieuse, et il est encore affligé d'avoir si injustement demandé à Neptune la mort cruelle de son fils Hippolyte: heureux s'il n'eût point été si prompt, et si facile à irriter! Tu vois aussi Achille appuyé sur sa lance, à cause de cette blessure qu'il reçut au talon, de la main du lâche Pâris, et qui finit sa vie. S'il eût été aussi sage, juste et modéré, qu'il était intrépide, les dieux lui auraient accordé un long règne; mais ils ont eu pitié des Phthiotes49 et des Dolopes50, sur lesquels il devait naturellement régner après Pélée: ils n'ont pas voulu livrer tant de peuples à la merci d'un homme fougueux, et plus facile à irriter que la mer la plus orageuse. Les Parques ont accourci le fil de ses jours; il a été comme une fleur à peine éclose que le tranchant de la charrue coupe, et qui tombe avant la fin du jour où on l'avait vue naître. Les dieux n'ont voulu s'en servir que comme des torrents et des tempêtes, pour punir les hommes de leurs crimes; ils ont fait servir Achille à abattre les murs de Troie, peur venger le parjure de Laomédon et les injustes amours de Pâris. Après avoir employé ainsi cet instrument de leurs vengeances, ils se sont apaisés, et ils ont refusé aux larmes de Thétis de laisser plus longtemps sur la terre ce jeune héros, qui n'y était propre qu'à troubler les hommes, qu'à renverser les villes et les royaumes.
Mais vois-tu cet autre avec ce visage farouche? c'est Ajax, fils de Télamon et cousin d'Achille: tu n'ignores pas sans doute quelle fut sa gloire dans les combats? Après la mort d'Achille, il prétendit qu'on ne pouvait donner ses armes à nul autre qu'à lui; ton père ne crut pas les lui devoir céder: les Grecs jugèrent en faveur d'Ulysse. Ajax se tua de désespoir; l'indignation et la fureur sont encore peintes sur son visage. N'approche pas de lui, mon fils; car il croirait que tu voudrais lui insulter dans son malheur, et il est juste de le plaindre: ne remarques-tu pas qu'il nous regarde avec peine, et qu'il entre brusquement dans ce sombre bocage, parce que nous lui sommes odieux? Tu vois, de cet autre côté, Hector, qui eût été invincible, si le fils de Thétis n'eût point été au monde dans le même temps. Mais voilà Agamemnon qui passe, et qui porte encore sur lui les marques de la perfidie de Clytemnestre. O mon fils! je frémis en pensant aux malheurs de cette famille de l'impie Tantale. La division des deux frères Atrée et Thyeste a rempli cette maison d'horreur et de sang. Hélas! combien un crime en attire-t-il d'autres? Agamemnon revenant, à la tête des Grecs, du siége de Troie, n'a pas eu le temps de jouir en paix de la gloire qu'il avait acquise. Telle est la destinée de presque tous les conquérants. Tous ces hommes que tu vois ont été redoutables dans la guerre; mais ils n'ont point été aimables et vertueux: aussi ne sont-ils que dans la seconde demeure des champs Élysées.
Pour ceux-ci, ils ont régné avec justice, et ont aimé leurs peuples: ils sont les amis des dieux; pendant qu'Achille et Agamemnon, pleins de leurs querelles et de leurs combats, conservent encore ici leurs peines et leurs défauts naturels; pendant qu'ils regrettent en vain la vie qu'ils ont perdue, et qu'ils s'affligent de n'être plus que des ombres impuissantes et vaines, ces rois justes, étant purifiés par la lumière divine dont ils sont nourris, n'ont plus rien à désirer pour leur bonheur. Ils regardent avec compassion les inquiétudes des mortels; et les plus grandes affaires qui agitent les hommes ambitieux leur paraissent comme des jeux d'enfants: leurs cœurs sont rassasiés de la vérité et de la vertu, qu'ils puisent dans la source. Ils n'ont plus rien à souffrir ni d'autrui ni d'eux-mêmes; plus de désirs, plus de besoins, plus de craintes: tout est uni pour eux, excepté leur joie, qui ne peut finir.
Considère, mon fils, cet ancien roi Inachus, qui fonda le royaume d'Argos. Tu le vois avec cette vieillesse si douce et si majestueuse: les fleurs naissent sous ses pas; sa démarche légère ressemble au vol d'un oiseau; il tient dans sa main une lyre d'ivoire, et, dans un transport éternel, il chante les merveilles des dieux. Il sort de son cœur et de sa bouche un parfum exquis; l'harmonie de sa lyre et de sa voix ravirait les hommes et les dieux. Il est ainsi récompensé pour avoir aimé le peuple qu'il assembla dans l'enceinte de ses nouveaux murs, et auquel il donna des lois.
De l'autre côté, tu peux voir, entre ces myrtes, Cécrops, Égyptien, qui le premier régna dans Athènes, ville consacrée à la sage déesse dont elle porte le nom. Cécrops, apportant des lois utiles de l'Égypte, qui a été pour la Grèce la source des lettres et des bonnes mœurs, adoucit les naturels farouches des bourgs de l'Attique, et les unît par les liens de la société. Il fut juste, humain, compatissant; il laissa les peuples dans l'abondance, et sa famille dans la médiocrité; ne voulant point que ses enfants eussent l'autorité après lui, parce qu'il jugeait que d'autres en étaient plus dignes.
Il faut que je te montre aussi, dans cette petite vallée, Érichthon, qui inventa l'usage de l'argent pour la monnaie: il le fit en vue de faciliter le commerce entre les îles de la Grèce; mais il prévit l'inconvénient attaché à cette invention. Appliquez-vous, disait-il à tous les peuples, à multiplier chez vous les richesses naturelles, qui sont les véritables: cultivez la terre pour avoir une grande abondance de blé, de vin, d'huile et de fruits; ayez des troupeaux innombrables qui vous nourrissent de leur lait, et qui vous couvrent de leur laine: par là vous vous mettrez en état de ne craindre jamais la pauvreté. Plus vous aurez d'enfants, plus vous serez riches, pourvu que vous les rendiez laborieux; car la terre est inépuisable, et elle augmente sa fécondité à proportion du nombre de ses habitants qui ont soin de la cultiver: elle les paye tous libéralement de leurs peines; au lieu qu'elle se rend avare et ingrate pour ceux qui la cultivent négligemment. Attachez-vous donc principalement aux véritables richesses qui satisfont aux vrais besoins de l'homme. Pour l'argent monnayé, il ne faut en faire aucun cas, qu'autant qu'il est nécessaire, ou pour les guerres inévitables qu'on a à soutenir au dehors, ou pour le commerce des marchandises nécessaires qui manquent dans votre pays: encore serait-il à souhaiter qu'on laissât tomber le commerce à l'égard de toutes les choses qui ne servent qu'à entretenir le luxe, la vanité et la mollesse.
Ce sage Érichthon disait souvent: Je crains bien, mes enfants, de vous avoir fait un présent funeste en vous donnant l'invention de la monnaie. Je prévois qu'elle excitera l'avarice, l'ambition, le faste; qu'elle entretiendra une infinité d'arts pernicieux, qui ne vont qu'à amollir et à corrompre les mœurs; qu'elle vous dégoûtera de l'heureuse simplicité, qui fait tout le repos et toute la sûreté de la vie; qu'enfin elle vous fera mépriser l'agriculture, qui est le fondement de la vie humaine et la source de tous les vrais biens: mais les dieux sont témoins que j'ai eu le cœur pur en vous donnant cette invention utile en elle-même. Enfin, quand Érichthon aperçut que l'argent corrompait les peuples, comme il l'avait prévu, il se retira de douleur sur une montagne sauvage, où il vécut pauvre et éloigné des hommes, jusqu'à une extrême vieillesse, sans vouloir se mêler du gouvernement des villes.
Peu de temps après lui, on vit paraître dans la Grèce le fameux Triptolème, à qui Cérès avait enseigné l'art de cultiver les terres, et de les couvrir tous les ans d'une moisson dorée. Ce n'est pas que les hommes ne connussent déjà le blé, et la manière de le multiplier en le semant: mais ils ignoraient la perfection du labourage; et Triptolème, envoyé par Cérès, vint, la charrue en main, offrir les dons de la déesse à tous les peuples qui auraient assez de courage pour vaincre leur paresse naturelle, et pour s'adonner à un travail assidu. Bientôt Triptolème apprit aux Grecs à fendre la terre, et à la fertiliser en déchirant son sein: bientôt les moissonneurs ardents et infatigables firent tomber, sous leurs faucilles tranchantes, les jaunes épis qui couvraient les campagnes: les peuples même sauvages et farouches, qui couraient épars çà et là dans les forêts d'Épire et d'Étolie pour se nourrir de gland, adoucirent leurs mœurs, et se soumirent à des lois, quand ils eurent appris à faire croître des moissons et à se nourrir de pain. Triptolème fit sentir aux Grecs le plaisir qu'il y a à ne devoir ses richesses qu'à son travail, et à trouver dans son champ tout ce qu'il faut pour rendre la vie commode et heureuse. Cette abondance si simple et si innocente, qui est attachée à l'agriculture, les fit souvenir des sages conseils d'Érichthon. Ils méprisèrent l'argent et toutes les richesses artificielles, qui ne sont richesses qu'en imagination, qui tentent les hommes de chercher des plaisirs dangereux, et qui les détournent du travail, où ils trouveraient tous les biens réels, avec des mœurs pures, dans une pleine liberté. On comprit donc qu'un champ fertile et bien cultivé est le vrai trésor d'une famille assez sage pour vouloir vivre frugalement comme ses pères ont vécu. Heureux les Grecs, s'ils étaient demeurés fermes dans ces maximes, si propres à les rendre puissants, libres, heureux, et dignes de l'être par une solide vertu! Mais, hélas! ils commencent à admirer les fausses richesses, ils négligent peu à peu les vraies, et ils dégénèrent de cette merveilleuse simplicité.
O mon fils, tu régneras un jour; alors souviens-toi de ramener les hommes à l'agriculture, d'honorer cet art, de soulager ceux qui s'y appliquent, et de ne souffrir point que les hommes vivent ni oisifs, ni occupés à des arts qui entretiennent le luxe et la mollesse. Ces deux hommes, qui ont été si sages sur la terre, sont ici chéris des dieux. Remarque, mon fils, que leur gloire surpasse autant celle d'Achille et des autres héros qui n'ont excellé que dans les combats, qu'un doux printemps est au-dessus de l'hiver glacé, et que la lumière du soleil est plus éclatante que celle de la lune.
Pendant qu'Arcésius parlait de la sorte, il aperçut que Télémaque avait toujours les yeux arrêtés du côté d'un petit bois de lauriers, et d'un ruisseau bordé de violettes, de roses, de lis, et de plusieurs autres fleurs odoriférantes, dont les vives couleurs ressemblaient à celles d'Iris, quand elle descend du ciel sur la terre pour annoncer à quelque mortel les ordres des dieux. C'était le grand roi Sésostris, que Télémaque reconnut dans ce beau lieu; il était mille fois plus majestueux qu'il ne l'avait jamais été sur son trône d'Égypte. Des rayons d'une lumière douce sortaient de ses yeux, et ceux de Télémaque en étaient éblouis. A le voir, on eût cru qu'il était enivré de nectar, tant l'esprit divin l'avait mis dans un transport au-dessus de la raison humaine, pour récompenser ses vertus.
Télémaque dit à Arcésius: Je reconnais, ô mon père, Sésostris, ce roi d'Égypte, que j'y ai vu, il n'y a pas longtemps. Le voilà, répondit Arcésius; et tu vois, par son exemple, combien les dieux sont magnifiques à récompenser les bons rois. Mais il faut que tu saches que toute cette félicité n'est rien en comparaison de celle qui lui était destinée, si une trop grande prospérité ne lui eût fait oublier les règles de la modération et de la justice. La passion de rabaisser l'orgueil et l'insolence des Tyriens l'engagea à prendre leur ville. Cette conquête lui donna le désir d'en faire d'autres: il se laissa séduire par la vaine gloire des conquérants; il subjugua, ou, pour mieux dire, il ravagea toute l'Asie. A son retour en Égypte, il trouva que son frère s'était emparé de la royauté, et avait altéré, par un gouvernement injuste, les meilleures lois du pays. Ainsi ses grandes conquêtes ne servirent qu'à troubler son royaume. Mais ce qui le rendit plus inexcusable, c'est qu'il fut enivré de sa propre gloire: il fit atteler à un char les plus superbes d'entre les rois qu'il avait vaincus. Dans la suite, il reconnut sa faute, et eut honte d'avoir été si inhumain. Tel fut le fruit de ses victoires. Voilà ce que les conquérants font contre leurs États et contre eux-mêmes, en voulant usurper ceux de leurs voisins. Voilà ce qui fit déchoir un roi d'ailleurs si juste et si bienfaisant; et c'est ce qui diminue la gloire que les dieux lui-avaient préparée.
Ne vois-tu pas cet autre, mon fils, dont la blessure parait si éclatante? C'est un roi de Carie, nommé Dioclides qui se dévoua pour son peuple dans une bataille, parce que l'oracle avait dit que, dans la guerre des Cariens et des Lyciens, la nation dont le roi périrait serait victorieuse.
Considère cet autre; c'est un sage législateur, qui, ayant donné à sa nation des lois propres à les rendre bons et heureux, leur fît jurer qu'ils ne violeraient aucune de ces lois pendant son absence; après quoi, il partit, s'exila lui-même de sa patrie, et mourut pauvre dans une terre étrangère, pour obliger son peuple, par ce serment, à garder à jamais des lois si utiles.
Cet autre, que tu vois, est Eunésyme, roi des Pyliens, et un des ancêtres du sage Nestor. Dans une peste qui ravageait la terre, et qui couvrait de nouvelles ombres les bords de l'Achéron, il demanda aux dieux d'apaiser leur colère, en payant, par sa mort, pour tant de milliers d'hommes innocents. Les dieux l'exaucèrent, et lui firent trouver ici la vraie royauté, dont toutes celles de la terre ne sont que de vaines ombres.
Ce vieillard, que tu vois couronné de fleurs, est le fameux Bélus: il régna en Égypte, et il épousa Anchinoé, fille du dieu Nilus, qui cache la source de ses eaux, et qui enrichit les terres qu'il arrose par ses inondations. Il eut deux fils: Danaüs, dont tu sais l'histoire; et Égyptus, qui donna son nom à ce beau royaume. Bélus se croyait plus riche par l'abondance où il mettait son peuple, et par l'amour de ses sujets pour lui, que par tous les tributs qu'il aurait pu leur imposer. Ces hommes, que tu crois morts, vivent, mon fils; et c'est la vie qu'on traîne misérablement sur la terre qui n'est qu'une mort: les noms seulement sont changés. Plaise aux dieux de te rendre assez bon pour mériter cette vie heureuse, que rien ne peut plus finir ni troubler! Hâte-toi, il en est temps, d'aller chercher ton père. Avant que de le trouver, hélas! que tu verras répandre de sang! Mais quelle gloire t'attend dans les campagnes de l'Hespérie! Souviens-toi des conseils du sage Mentor; pourvu que tu les suives, ton nom sera grand parmi tous les peuples et parmi tous les siècles.