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Kitabı oku: «Les aventures de Télémaque suivies des aventures d'Aritonoüs», sayfa 28

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Enfin, il revient un peu de cette espèce d'enchantement; et les larmes recommencent à couler de ses yeux. Alors Mentor lui dit: Je ne m'étonne point, mon cher Télémaque, de vous voir pleurer; la cause de votre douleur, qui vous est inconnue, ne l'est pas à Mentor: c'est la nature qui parle et qui se fait sentir; c'est elle qui attendrit votre cœur. L'inconnu qui vous a donné une si vive émotion est le grand Ulysse: ce qu'un vieillard phéacien vous a raconté de lui, sous le nom de Cléomènes, n'est qu'une fiction faite pour cacher plus sûrement le retour de votre père dans son royaume. Il s'en va tout droit à Ithaque; déjà il est bien près du port, et il revoit enfin ces lieux si longtemps désirés. Vos yeux l'ont vu, comme on vous l'avait prédit autrefois, mais sans le connaître: bientôt vous le verrez, et vous le connaîtrez, et il vous connaîtra: mais maintenant les dieux ne pouvaient permettre votre reconnaissance hors d'Ithaque. Son cœur n'a pas été moins ému que le vôtre; il est trop sage pour se découvrir à un mortel dans un lieu où il pourrait être exposé à des trahisons et aux insultes des cruels amants de Pénélope. Ulysse, votre père, est le plus sage de tous les hommes; son cœur est comme un puits profond; on ne saurait y puiser son secret. Il aime la vérité, et ne dit jamais rien qui la blesse: mais il ne la dit que pour le besoin; et la sagesse, comme un sceau, tient toujours ses lèvres fermées à toute parole inutile. Combien a-t-il été ému en vous parlant! combien s'est-il fait de violence pour ne se point découvrir! que n'a-t-il pas souffert en vous voyant! Voilà ce qui le rendait triste et abattu.

Pendant ce discours, Télémaque, attendri et troublé, ne pouvait retenir un torrent de larmes; les sanglots l'empêchèrent même longtemps de répondre; enfin il s'écria: Hélas! mon cher Mentor, je sentais bien dans cet inconnu je ne sais quoi qui m'attirait à lui et qui remuait toutes mes entrailles. Mais pourquoi ne m'avez-vous pas dit, avant son départ, que c'était Ulysse, puisque vous le connaissiez? Pourquoi l'avez-vous laissé partir sans lui parler, et sans faire semblant de le connaître? Quel est donc ce mystère? Serai-je toujours malheureux? Les dieux irrités me veulent-ils tenir comme Tantale altéré, qu'une onde trompeuse amuse, s'enfuyant de ses lèvres*! Ulysse, Ulysse, m'avez-vous échappé pour jamais? Peut-être ne le verrai-je plus! Peut-être que les amants de Pénélope le feront tomber dans les embûches qu'ils me préparaient! Au moins, si je le suivais, je mourrais avec lui! O Ulysse, ô Ulysse! si la tempête ne vous rejette point encore contre quelque écueil (car j'ai tout à craindre de la fortune ennemie), je tremble de peur que vous n'arriviez à Ithaque avec un sort aussi funeste qu'Agamemnon à Mycènes. Mais pourquoi, cher Mentor, m'avez-vous envié mon bonheur? Maintenant je l'embrasserais; je serais déjà avec lui dans le port d'Ithaque; nous combattrions pour vaincre tous nos ennemis.

Mentor lui répondit en souriant: Voyez, mon cher Télémaque, comment les hommes sont faits: vous voilà tout désolé, parce que vous avez vu votre père sans le reconnaître. Que n'eussiez-vous pas donné hier pour être assuré qu'il n'était pas mort? Aujourd'hui, vous en êtes assuré par vos propres yeux; et cette assurance, qui devrait vous combler de joie, vous laisse dans l'amertume! Ainsi le cœur malade des mortels compte toujours pour rien ce qu'il a le plus désiré, dès qu'il le possède, et est ingénieux pour se tourmenter sur ce qu'il ne possède pas encore. C'est pour exercer votre patience que les dieux vous tiennent ainsi en suspens. Vous regardez ce temps comme perdu; sachez que c'est le plus utile de votre vie, car ces peines servent à vous exercer dans la plus nécessaire de toutes les vertus pour ceux qui doivent commander. Il faut être patient pour devenir maître de soi et des autres hommes: l'impatience, qui paraît une force et une vigueur de l'âme, n'est qu'une faiblesse et une impuissance de souffrir la peine. Celui qui ne sait pas attendre et souffrir est comme celui qui ne sait pas se taire sur un secret; l'un et l'autre manquent de fermeté pour se retenir: comme un homme qui court dans un chariot, et qui n'a pas la main assez ferme pour arrêter, quand il le faut, ses coursiers fougueux; ils n'obéissent plus au frein, ils se précipitent; et l'homme faible, auquel ils échappent, est brisé dans sa chute. Ainsi l'homme impatient est entraîné, par ses désirs indomptés et farouches, dans un abîme de malheurs: plus sa puissance est grande, plus son impatience lui est funeste; il n'attend rien, il ne se donne le temps de rien mesurer; il force toutes choses pour se contenter; il rompt les branches pour cueillir le fruit avant qu'il soit mûr; il brise les portes, plutôt que d'attendre qu'on les lui ouvre; il veut moissonner quand le sage laboureur sème: tout ce qu'il fait à la hâte et à contre-temps est mal fait, et ne peut avoir de durée, non plus que ses désirs volages. Tels sont les projets insensés d'un homme qui croit pouvoir tout, et qui se livre à ses désirs impatients pour abuser de sa puissance. C'est pour vous apprendre à être patient, mon cher Télémaque, que les dieux exercent tant votre patience, et semblent se jouer de vous dans la vie errante où ils vous tiennent toujours incertain. Les biens que vous espérez se montrent à vous et s'enfuient comme un songe léger que le réveil fait disparaître, pour vous apprendre que les choses mêmes qu'on croit tenir dans ses mains échappent dans l'instant. Les plus sages leçons d'Ulysse ne vous seront pas aussi utiles que sa longue absence, et que les peines que vous souffrez en le cherchant.

Ensuite Mentor voulut mettre la patience de Télémaque à une dernière épreuve encore plus forte. Dans le moment où le jeune homme allait avec ardeur presser les matelots pour hâter le départ, Mentor l'arrêta tout à coup, et l'engagea à faire sur le rivage un grand sacrifice à Minerve. Télémaque fait avec docilité ce que Mentor veut. On dresse deux autels de gazon. L'encens fume, le sang des victimes coule. Télémaque pousse des soupirs tendres vers le ciel; il reconnaît la puissante protection de la déesse.

A peine le sacrifice est-il achevé, qu'il suit Mentor dans les routes sombres d'un petit bois voisin. Là, il aperçoit tout à coup que le visage de son ami prend une nouvelle forme: les rides de son front s'effacent comme les ombres disparaissent, quand l'Aurore, de ses doigts de rose, ouvre les portes de l'Orient, et enflamme tout l'horizon; ses yeux creux et austères se changent en des yeux bleus d'une douceur céleste et pleins d'une flamme divine; sa barbe grise et négligée disparaît; des traits nobles et fiers, mêlés de douceur et de grâce, se montrent aux yeux de Télémaque ébloui. Il reconnaît un visage de femme, avec un teint plus uni qu'une fleur tendre: on y voit la blancheur des lis mêlés de roses naissantes: sur ce visage fleurit une éternelle jeunesse, avec une majesté simple et négligée. Une odeur d'ambroisie se répand de ses cheveux flottants*; ses habits éclatent comme les vives couleurs dont le soleil, en se levant, peint les sombres voûtes du ciel et les nuages qu'il vient dorer. Cette divinité ne touche pas du pied à terre; elle coule légèrement dans l'air comme un oiseau le fend de ses ailes: elle tient de sa puissante main une lance brillante, capable de faire trembler les villes et les nations les plus guerrières; Mars même en serait effrayé. Sa voix est douce et modérée, mais forte et insinuante; toutes ses paroles sont des traits de feu qui percent le cœur de Télémaque, et qui lui font ressentir je ne sais quelle douceur délicieuse. Sur son casque paraît l'oiseau triste d'Athènes, et sur sa poitrine brille la redoutable égide. A ces marques, Télémaque reconnaît Minerve.

O déesse, se dit-il, c'est donc vous-même qui avez daigné conduire le fils d'Ulysse pour l'amour de son père! Il voulait en dire davantage, mais la voix lui manqua; ses lèvres s'efforçaient en vain d'exprimer les pensées qui sortaient avec impétuosité du fond de son cœur; la divinité présente l'accablait, et il était comme un homme qui, dans un songe, est oppressé jusqu'à perdre la respiration, et qui, par l'agitation pénible de ses lèvres, ne peut former aucune voix.

Enfin Minerve prononça ces paroles: Fils d'Ulysse, écoutez-moi pour la dernière fois. Je n'ai instruit aucun mortel avec autant de soin que vous; je vous ai mené par la main au travers des naufrages, des terres inconnues, des guerres sanglantes, et de tous les maux qui peuvent éprouver le cœur de l'homme. Je vous ai montré, par des expériences sensibles, les vraies et les fausses maximes par lesquelles on peut régner. Vos fautes ne vous ont pas été moins utiles que vos malheurs: car quel est l'homme qui peut gouverner sagement, s'il n'a jamais souffert, et s'il n'a jamais profité des souffrances où ses fautes l'ont précipité?

Vous avez rempli, comme votre père, les terres et les mers de vos tristes aventures. Allez, vous êtes maintenant digne de marcher sur ses pas. Il ne vous reste plus qu'un court et facile trajet jusques à Ithaque, où il arrive dans ce moment: combattez avec lui; obéissez-lui comme le moindre de ses sujets; donnez-en l'exemple aux autres. Il vous donnera pour épouse Antiope, et vous serez heureux avec elle, pour avoir moins cherché la beauté que la sagesse et la vertu.

Lorsque vous régnerez, mettez toute votre gloire à renouveler l'âge d'or: écoutez tout le monde; croyez peu de gens; gardez-vous bien de vous croire trop vous-même: craignez de vous tromper, mais ne craignez jamais de laisser voir aux autres que vous avez été trompé.

Aimez les peuples; n'oubliez rien pour en être aimé. La crainte est nécessaire quand l'amour manque; mais il la faut toujours employer à regret, comme les remèdes les plus violents et les plus dangereux.

Considérez toujours de loin toutes les suites de ce que vous voudrez entreprendre; prévoyez les plus terribles inconvénients, et sachez que le vrai courage consiste à envisager tous les périls, et à les mépriser quand ils deviennent nécessaires. Celui qui ne veut pas les voir n'a pas assez de courage pour en supporter tranquillement la vue: celui qui les voit tous, qui évite tous ceux qu'on peut éviter, et qui tente les autres sans s'émouvoir, est le seul sage et magnanime.

Fuyez la mollesse, le faste, la profusion; mettez votre gloire dans la simplicité; que vos vertus et vos bonnes actions soient les ornements de votre personne et de votre palais; qu'elles soient la garde qui vous environne, et que tout le monde apprenne de vous en quoi consiste le vrai bonheur. N'oubliez jamais que les rois ne règnent point pour leur propre gloire, mais pour le bien des peuples. Les biens qu'ils font s'étendent jusque dans les siècles les plus éloignés: les maux qu'ils font se multiplient de génération en génération, jusqu'à la postérité la plus reculée. Un mauvais règne fait quelquefois la calamité de plusieurs siècles.

Surtout soyez en garde contre votre humeur: c'est un ennemi que vous porterez partout avec vous jusques à la mort; il entrera dans vos conseils, et vous trahira, si vous l'écoutez. L'humeur fait perdre les occasions les plus importantes; elle donne des inclinations et des aversions d'enfant, au préjudice des plus grands intérêts; elle fait décider les plus grandes affaires par les plus petites raisons; elle obscurcit tous les talents, rabaisse le courage, rend un homme inégal, faible, vil et insupportable. Défiez-vous de cet ennemi.

Craignez les dieux, ô Télémaque; cette crainte est le plus grand trésor du cœur de l'homme: avec elle vous viendront la sagesse, la justice, la paix, la joie, les plaisirs purs, la vraie liberté, la douce abondance, la gloire sans tache.

Je vous quitte, ô fils d'Ulysse! mais ma sagesse ne vous quittera point, pourvu que vous sentiez toujours que vous ne pouvez rien sans elle. Il est temps que vous appreniez à marcher tout seul. Je ne me suis séparée de vous, en Phénicie et à Salente, que pour vous accoutumer à être privé de cette douceur, comme on sèvre les enfants lorsqu'il est temps de leur ôter le lait pour leur donner des aliments solides.

A peine la déesse eut achevé ce discours qu'elle s'éleva dans les airs et s'enveloppa d'un nuage d'or et d'azur, où elle disparut. Télémaque, soupirant, étonné et hors de lui-même, se prosterna à terre, levant les mains au ciel; puis il alla éveiller ses compagnons, se hâta de partir, arriva à Ithaque, et reconnut son père chez le fidèle Eumée.

FIN

LES AVENTURES D'ARISTONOÜS

Sophronyme, ayant perdu les biens de ses ancêtres par des naufrages et par d'autres malheurs, s'en consolait par sa vertu dans l'île de Délos64. Là, il chantait sur une Lyre d'or les merveilles du dieu qu'on y adore: il cultivait les Muses, dont il était aimé: il recherchait curieusement tous les secrets de la nature, le cours des astres et des cieux, l'ordre des éléments, la structure de l'univers, qu'il mesurait de son compas; la vertu des plantes, la conformation des animaux: mais surtout il s'étudiait lui-même, et s'appliquait à orner son âme par la vertu. Ainsi la fortune, en voulant l'abattre, l'avait élevé à la véritable gloire, qui est celle de la sagesse.

Pendant qu'il vivait heureux sans biens dans cette retraite, il aperçut un jour sur le rivage de la mer un vieillard vénérable qui lui était inconnu; c'était un étranger qui venait d'aborder dans l'île. Ce vieillard admirait les bords de la mer, dans laquelle il savait que cette île avait été autrefois flottante; il considérait cette côte, où s'élevaient, au-dessus des sables et des rochers, de petites collines toujours couvertes d'un gazon naissant et fleuri; il ne pouvait assez regarder les fontaines pures et les ruisseaux rapides qui arrosaient cette délicieuse campagne; il s'avançait vers les bocages sacrés qui environnaient le temple du dieu; il était étonné de voir cette verdure que les aquilons n'osent jamais ternir, et il considérait déjà le temple, d'un marbre de Paros plus blanc que la neige, environné de hautes colonnes de jaspe, Sophronyme n'était pas moins attentif à considérer ce vieillard: sa barbe blanche tombait sur sa poitrine; son visage ridé n'avait rien de difforme; il était encore exempt des injures d'une vieillesse caduque; ses yeux montraient une douce vivacité; sa taille était haute et majestueuse, mais un peu courbée, et un bâton d'ivoire le soutenait. O étranger, lui dit Sophronyme, que cherchez-vous dans cette île, qui paraît vous être inconnue? Si c'est le temple du dieu, vous le voyez de loin, et je m'offre de vous y conduire; car je crains les dieux, et j'ai appris ce que Jupiter veut qu'on fasse pour secourir les étrangers.

J'accepte, répondit le vieillard, l'offre que vous me faites avec tant de marques de bonté; je prie les dieux de récompenser votre amour pour les étrangers. Allons vers le temple. Dans le chemin, il raconta à Sophronyme le sujet de son voyage: Je m'appelle, dit-il, Aristonoüs, natif de Clazomène65, ville d'Ionie, située sur cette côte agréable qui s'avance dans la mer, et semble s'aller joindre à l'île de Chio, fortunée patrie d'Homère. Je naquis de parents pauvres, quoique nobles. Mon père, nommé Polystrate, qui était déjà chargé d'une nombreuse famille, ne voulut point m'élever; il me fit exposer par un de ses amis de Téos66. Une vieille femme d'Erythre67, qui avait du bien auprès du lieu où l'on m'exposa, me nourrit de lait de chèvre dans sa maison: mais comme elle avait à peine de quoi vivre, dès que je fus en âge de servir, elle me vendit à un marchand d'esclaves qui me mena dans la Lycie. Il me vendit à Patare68, à un homme riche et vertueux, nommé Alcine; cet Alcine eut soin de moi dans ma jeunesse. Je lui parus docile, modéré, sincère, affectionné, et appliqué à toutes les choses honnêtes dont on voulut m'instruire; il me dévoua aux arts qu'Apollon favorise; il me fit apprendre la musique, les exercices du corps, et surtout l'art de guérir les plaies des hommes. J'acquis bientôt une assez grande réputation dans cet art, qui est si nécessaire; et Apollon qui m'inspira me découvrit des secrets merveilleux. Alcine, qui m'aimait de plus en plus, et qui était ravi de voir le succès de ses soins pour moi, m'affranchit et m'envoya à Polycrate, tyran de Samos, qui, dans son incroyable félicité, craignait toujours que la fortune, après l'avoir si longtemps flatté, ne le trahît cruellement. Il aimait la vie, qui était pour lui pleine de délices; il craignait de la perdre, et voulait prévenir les moindres apparences de maux: ainsi il était toujours environné des hommes les plus célèbres dans la médecine. Polycrate fut ravi que je voulusse passer ma vie auprès de lui: pour m'y attacher, il me donna de grandes richesses, et me combla d'honneurs. Je demeurai longtemps à Samos, où je ne pouvais assez m'étonner de voir que la fortune semblait prendre plaisir de le servir selon tous ses désirs: il suffisait qu'il entreprît une guerre, la victoire suivait de près: il n'avait qu'à vouloir les choses les plus difficiles, elles se faisaient d'abord comme d'elles-mêmes: ses richesses immenses se multipliaient tous les jours: tous ses ennemis étaient à ses pieds; sa santé, loin de diminuer, devenait chaque jour plus forte et plus égale: il y avait déjà quarante ans que ce tyran, tranquille et heureux, tenait la fortune comme enchaînée, sans qu'elle osât jamais le démentir en rien, ni lui causer le moindre mécompte dans tous ses desseins. Une prospérité si inouïe parmi les hommes me faisait peur pour lui: je l'aimais sincèrement, et je ne pus m'empêcher de lui découvrir ma crainte: elle fit impression dans son cœur; car, encore qu'il fût amolli par les délices et enorgueilli de sa puissance, il ne laissait pas d'avoir un peu d'humanité quand on le faisait ressouvenir des dieux et de l'inconstance des choses humaines. Il souffrit que je lui disse la vérité, et il fut si touché de ma crainte pour lui, qu'enfin il résolut d'arrêter le cours de ses prospérités par une perte qu'il voulait se préparer lui-même. Je vois bien, me dit-il, qu'il n'y a point d'homme qui ne doive en sa vie éprouver quoique disgrâce de la fortune; plus on a été épargné d'elle, plus on a à craindre quelque révolution affreuse: moi, qu'elle a comblé de biens pendant tant d'années, je dois attendre des maux extrêmes, si je ne détourne ce qui semble me menacer; je veux donc me hâter de prévenir las trahisons de cette fortune flatteuse. En disant ces paroles, il tira de son doigt son anneau, qui était d'un très-grand prix, et qu'il aimait fort; il le jeta en ma présence, du haut d'une tour, dans la mer, espérant par cette perte d'avoir satisfait à la nécessité de subir, du moins une fois en sa vie, les rigueurs de la fortune; mais c'était un aveuglement causé par sa prospérité: les maux qu'on choisit et qu'on se fait soi-même ne sont plus des maux; nous ne sommes affligés que par les peines forcées et imprévues dont les dieux nous frappent. Polycrate ne savait pas que le vrai moyen de prévenir la fortune, était de se détacher par sagesse et par modération de tous les biens fragiles qu'elle donne. La fortune, à laquelle il voulut sacrifier son anneau, n'accepta point ce sacrifice; et Polycrate, malgré lui, parut plus heureux que jamais. Un poisson avait avalé l'anneau; le poisson avait été pris, porté chez Polycrate, préparé pour être servi à sa table; et l'anneau, trouvé par un cuisinier dans le ventre du poisson, fut rendu au tyran, qui pâlit à la vue d'une fortune si opiniâtre à le favoriser: mais le temps s'approchait où ses prospérités se devaient changer tout à coup en des adversités affreuses. Le grand roi de Perse, Darius, fils d'Hystaspe, entreprit la guerre contre les Grecs; il subjugua bientôt toutes les colonies grecques de la côte d'Asie et les îles voisines qui sont dans la mer Égée; Samos fut prise, le tyran fut vaincu, et Oronte, qui commandait pour le grand roi, ayant fait dresser une haute croix, y fit attacher le tyran. Ainsi cet homme qui avait joui d'une si prodigieuse prospérité, et qui n'avait pu même éprouver le malheur qu'il avait cherché, périt tout à coup par le plus cruel et le plus infâme de tous les supplices. Ainsi rien ne menace tant les hommes de quelque grand malheur, qu'une trop grande prospérité. Cette fortune qui se joue si cruellement des hommes les plus élevés, tire aussi de la poussière ceux qui étaient les plus malheureux: elle avait précipité Polycrate du haut de la roue, et elle m'avait fait sortir de la plus misérable de toutes les conditions, pour me donner de grands biens*. Les Perses ne me les ôtèrent point; au contraire, ils firent grand cas de ma science pour guérir les hommes, et de la modération avec laquelle j'avais vécu pendant que j'étais en faveur auprès du tyran: ceux qui avaient abusé de sa confiance et de son autorité furent punis de divers supplices. Comme je n'avais jamais fait de mal à personne, et que j'avais au contraire fait tout le bien que j'avais pu faire, je demeurai le seul que les victorieux épargnèrent et qu'ils traitèrent honorablement: chacun s'en réjouit, car j'étais aimé, et j'avais joui de la prospérité sans envie, parce que je n'avais montré ni dureté, ni orgueil, ni avidité, ni injustice. Je passai encore à Samos quelques années assez tranquillement; mais je sentis enfin un violent désir de revoir la Lycie, où j'avais passé si doucement mon enfance. J'espérais y retrouver Alcine, qui m'avait nourri et qui était le premier auteur de toute ma fortune. En arrivant dans ce pays, j'appris qu'Alcine était mort après avoir perdu ses biens, et souffert avec beaucoup de constance les malheurs de sa vieillesse. J'allai répandre des fleurs et des larmes sur ses cendres; je mis une inscription honorable sur son tombeau, et je demandai ce qu'étaient devenus ses enfants. On me dit que le seul qui était resté, nommé Orciloque, ne pouvant se résoudre à paraître sans biens dans sa patrie, où son père avait eu tant d'éclat, s'était embarqué dans un vaisseau étranger, pour aller mener une vie obscure dans quelque île écartée de la mer. On m'ajouta que cet Orciloque avait fait naufrage peu de temps après vers l'île de Carpathie69, et qu'ainsi il ne restait plus rien de la famille de mon bienfaiteur Alcine. Aussitôt je songeai à acheter la maison où il avait demeuré, avec les champs fertiles qu'il possédait autour. J'étais bien aise de revoir ces lieux, qui me rappelaient le doux souvenir d'un âge si agréable et d'un si bon maître: il me semblait que j'étais encore dans cette fleur de mes premières années où j'avais servi Alcine. A peine eus-je acheté de ses créanciers les biens de sa succession, que je fus obligé d'aller à Clazomène: mon père Polystrate et ma mère Phidile étaient morts. J'avais plusieurs frères qui vivaient mal ensemble: aussitôt que je fus arrivé à Clazomène, je me présentai à eux avec un habit simple, comme un homme dépourvu de biens, en leur montrant les marques avec lesquelles vous savez qu'on a soin d'exposer les enfants. Ils furent étonnés de voir ainsi augmenter le nombre des héritiers de Polystrate, qui devaient partager sa petite succession: ils voulurent même me contester ma naissance, et ils refusèrent devant les juges de me reconnaître. Alors, pour punir leur inhumanité, je déclarai que je consentais à être comme un étranger pour eux, et je demandai qu'ils fussent aussi exclus pour jamais d'être mes héritiers. Les juges l'ordonnèrent: et alors je montrai les richesses que j'avais apportées dans mon vaisseau; je leur découvris que j'étais cet Aristonoüs qui avait acquis tant de trésors auprès de Polycrate tyran de Samos, et que je ne m'étais jamais marié.

Mes frères se repentirent de m'avoir traité si injustement; et, dans le désir de pouvoir être un jour mes héritiers, ils firent les derniers efforts, mais inutilement, pour s'insinuer dans mon amitié. Leur division fut cause que les biens de notre père furent vendus; je les achetai; et ils eurent la douleur de voir tout le bien de notre père passer dans les mains de celui à qui ils n'avaient pas voulu en donner la moindre partie: ainsi ils tombèrent tous dans une affreuse pauvreté. Mais, après qu'ils eurent assez senti leur faute, je voulus leur montrer mon bon naturel; je leur pardonnai; je les reçus dans ma maison; je leur donnai à chacun de quoi gagner du bien dans le commerce de la mer; je les réunis tous: eux et leurs enfants demeurèrent ensemble paisiblement chez moi: je devins le père commun de toutes ces différentes familles. Par leur union et par leur application au travail, ils amassèrent bientôt des richesses considérables. Cependant la vieillesse, comme vous le voyez, est venue frapper à ma porte: elle a blanchi mes cheveux et ridé mon visage; elle m'avertit que je ne jouirai pas longtemps d'une si parfaite prospérité. Avant que de mourir, j'ai voulu voir encore une dernière fois cette terre qui m'est si chère, et qui me touche plus que ma patrie même, cette Lycie où j'ai appris à être bon et sage sous la conduite du vertueux Alcine. En y repassant par mer, j'ai trouvé un marchand d'une des îles Cyclades70 qui m'a assuré qu'il restait encore à Délos un fils d'Orciloque, qui imitait la sagesse et la vertu de son grand-père Alcine. Aussitôt j'ai quitté la route de Lycie, et je me suis hâté de venir chercher, sous les auspices d'Apollon, dans son île, ce précieux reste d'une famille à qui je dois tout. Il me reste peu de temps à vivre: la Parque, ennemie de ce doux repos que les dieux accordent si rarement aux mortels, se hâtera de trancher mes jours; mais je serai content de mourir, pourvu que mes yeux, avant que de se fermer à la lumière, aient vu le petit-fils de mon maître. Parlez maintenant, ô vous qui habitez avec lui dans cette île! le connaissez-vous? pouvez-vous me dire où je le trouverai? Si vous me le faites voir, puissent les dieux, en récompense, vous faire voir sur vos genoux les enfants de vos enfants jusqu'à la cinquième génération! puissent les dieux conserver toute votre maison dans la paix et dans l'abondance, pour fruit de votre vertu!

Pendant qu'Aristonoüs parlait ainsi, Sophronyme versait des larmes mêlées de joie et de douleur. Enfin il se jette sans pouvoir parler au cou du vieillard; il l'embrassa, il le serre, et il pousse avec peine ces paroles entrecoupées de soupirs: Je suis, ô mon père! celui que vous cherchez; vous voyez Sophronyme, petit-fils de votre ami Alcine: c'est moi, et je ne puis douter, en vous écoutant, que les dieux ne vous aient envoyé ici pour adoucir mes maux. La reconnaissance, qui semblait perdue sur la terre, se retrouve en vous seul. J'avais ouï dire, dans mon enfance, qu'un homme célèbre et riche, établi à Samos, avait été nourri chez mon grand-père; mais comme Orciloque mon père, qui est mort jeune, ma laissa au berceau, je n'ai su ces choses que confusément. Je n'ai osé aller à Samos dans l'incertitude, et j'ai mieux aimé demeurer dans cette île, me consolant dans mes malheurs par le mépris des vaines richesses et par le doux emploi de cultiver les Muses dans la maison sacrée d'Apollon. La sagesse, qui accoutume les hommes à se contenter de peu et à être tranquilles, m'a tenu lieu jusqu'ici de tous les autres biens.

En achevant ces paroles, Sophronyme, se voyant arrivé au temple, proposa à Aristonoüs d'y faire sa prière et ses offrandes. Ils firent au dieu un sacrifice de deux brebis plus blanches que la neige, et d'un taureau qui avait un croissant sur le front entre les deux cornes; ensuite ils chantèrent des vers en l'honneur du dieu qui éclaire l'univers, qui règle les saisons, qui préside aux sciences, et qui anime le chœur des neuf Muses. Au sortir du temple, Sophronyme et Aristonoüs passèrent le reste du jour à se raconter leurs aventures. Sophronyme reçut chez lui le vieillard avec la tendresse et le respect qu'il aurait témoignés à Alcine même, s'il eût été encore vivant. Le lendemain, ils partirent ensemble et firent voile vers la Lycie. Aristonoüs mena Sophronyme dans une fertile campagne sur le bord du fleuve Xanthe71, dans les ondes duquel Apollon, au retour de la chasse, couvert de poussière, a tant de fois plongé son corps et lavé ses beaux cheveux blonds. Ils trouvèrent, le long de ce fleuve, des peupliers et des saules, dont la verdure tendre et naissante cachait les nids d'un nombre infini d'oiseaux qui chantaient nuit et jour. Le fleuve, tombant d'un rocher avec beaucoup de bruit et d'écume*, brisait ses flots dans un canal plein de petits cailloux; toute la plaine était couverte de moissons dorées; les collines, qui s'élevaient en amphithéâtre, étaient chargées de ceps de vignes et d'arbres fruitiers. Là, toute la nature était riante et gracieuse; le ciel était doux et serein, et la terre toujours prête à tirer de son sein de nouvelles richesses pour payer les peines du laboureur. En s'avançant le long du fleuve, Sophronyme aperçut une maison simple et médiocre, mais d'une architecture agréable, avec de justes proportions. Il n'y trouva ni marbre, ni or, ni argent, ni ivoire, ni meubles de pourpre: tout y était propre, et plein d'agrément et de commodité, sans magnificence. Une fontaine coulait au milieu de la cour, et formait un petit canal le long d'un tapis vert. Les jardins n'étaient point vastes; on y voyait des fruits et des plantes utiles pour nourrir les hommes; aux deux côtés du jardin paraissaient deux bocages, dont les arbres étaient presque aussi anciens que la terre leur mère, et dont les rameaux épais faisaient une ombre impénétrable aux rayons du soleil. Ils entrèrent dans un salon, où ils firent un doux repas des mets que la nature fournissait dans les jardins, et on n'y voyait rien de ce que la délicatesse des hommes va chercher si loin et si chèrement dans les villes: c'était du lait aussi doux que celui qu'Apollon avait soin de traire pendant qu'il était berger chez le roi Admète; c'était du miel plus exquis que celui des abeilles d'Hybla en Sicile, ou du mont Hymette dans l'Attique; il y avait des légumes du jardin, et des fruits qu'on venait de cueillir. Un vin plus délicieux que le nectar coulait de grands vases dans les coupes ciselées. Pendant ce repas frugal, mais doux et tranquille, Aristonoüs ne voulut point se mettre à table. D'abord il fit ce qu'il put, sous divers prétextes, pour cacher sa modestie; mais enfin, comme Sophronyme voulut le presser, il déclara qu'il ne se résoudrait jamais à manger avec le petit-fils d'Alcine, qu'il avait si longtemps servi dans la même salle. Voilà, lui disait-il, où ce sage vieillard avait accoutumé de manger; voilà où il conversait avec ses amis; voilà où il jouait à divers jeux; voici où il se promenait en lisant Hésiode et Homère; voici où il se reposait la nuit. En rappelant ces circonstances, son cœur s'attendrissait, et les larmes coulaient de ses yeux. Après le repas, il mena Sophronyme voir la belle prairie où erraient ses grands troupeaux mugissants sur le bord du fleuve: puis ils aperçurent les troupeaux de moutons qui revenaient des gras pâturages; les mères bêlantes et pleines de lait y étaient suivies de leurs petits agneaux bondissants. On voyait partout les ouvriers empressés, qui aimaient le travail pour l'intérêt de leur maître doux et humain, qui se faisait aimer d'eux, et leur adoucissait les peines de l'esclavage.

64.Page 349. – 1. Délos (aujourd'hui Mikra Dilos), une des Cyclades, dans l'Archipel grec. Délos était consacré à Apollon et à Diane.
65.Page 350. – 1.Clazomène (aujourd'hui Vourla), ville de Lydie (Ionie), dans une presqu'île dite Ile de Clazomène.
66.Page 350. – 2. Téos ou Théos, dans la presqu'île de Clazomène. Téos est la patrie d'Anacréon.
67.Page 350. – 3. Érythre ou Érythres, ville d'Ionie, sur la mer et dans le voisinage de Clazomène et de Chio.
68.Page 350. – 4. Patare, ville de Lycie, sur la mer, dans le pachalik actuel d'Adana. Apollon y avait un temple.
69.Page 353. —Carpathie (Carpathos). Voyez les notes géographiques de Télémaque, note 1 de la page 181.
70.Page 354. – 1. Cyclades. Les anciens ont donné ce nom à un groupe d'îles de l'Archipel disposées en cercle. Elles sont voisines de côtes de la Grèce et non loin des Sporades, autre group d'îles. Les principales Cyclades étaient Naxos, Andros, Délos, Paros, Mélos et Astypalée.
71.Page 356. – 1. Xanthe, rivière de Lycie qui baignait une ville du même nom, laquelle fut prise et ruinée par Cyrus.
Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
27 eylül 2017
Hacim:
530 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain

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