Kitabı oku: «F. Chopin», sayfa 14
VIII
Depuis 1840, la santé de Chopin, à travers des alternatives diverses, déclina constamment. Les semaines qu'il passait tous les étés chez Mme Sand, à sa campagne de Nohant, formèrent, durant quelques années, ses meilleurs moments, malgré les cruelles impressions qui succédaient pour lui au temps exceptionnel de leur voyage en Espagne.
Les contacts d'un auteur avec les représentants de la publicité et ses exécutants dramatiques, acteurs et actrices, comme avec ceux qu'il distingue à cause de leurs mérites ou parce qu'ils lui plaisent; le croisement des incidents, le coup et le contre-coup des engouements et des froissements qui en naissent, lui étaient naturellement odieux. Il chercha longtemps à y échapper en fermant les yeux, en prenant le parti de ne rien voir. Il survint pourtant de tels faits, de tels dénouements qui, en choquant par trop ses délicatesses, en révoltant par trop ses habitudes de comme il faut moral et social, finirent par lui rendre sa présence à Nohant impossible, quoiqu'il semblât d'abord y avoir éprouvé plus de répit qu'ailleurs. Comme il y travailla avec plaisir, tant qu'il put s'isoler du monde qui l'entourait, il en rapportait chaque année plusieurs compositions. Les hivers ne manquaient pourtant pas de ramener une augmentation graduelle de souffrances. Le mouvement lui devint d'abord difficile, bientôt tout à fait pénible. De 1846 à 1847, il ne marcha presque plus, ne pouvant monter un escalier sans éprouver de douloureuses suffocations; depuis ce temps il ne vécut qu'à force de précautions et de soins.
Vers le printemps de 1847, son état empirant de jour en jour, aboutit à une maladie dont on crut qu'il ne se relèverait plus. Il fut sauvé une dernière fois, mais cette époque se marqua par un déchirement si pénible pour son cœur, qu'il l'appela aussitôt mortel. En effet, il ne survécut pas longtemps à la rupture de son amitié avec Mme Sand qui eut lieu à ce moment. Mme de Staël, ce cœur généreux et passionné, cette intelligence large et noble, qui n'eut que le défaut d'empeser souvent sa phrase par un pédantisme qui lui ôtait la grâce de l'abandon, disait à un de ces jours où la vivacité de ses émotions la faisait s'échapper des solennités de la raideur genévoise: «En amour, il n'y a que des commencements!…»
Exclamation d'amère expérience sur l'insuffisance du cœur humain; sur l'impossibilité où il est de correspondre à tout ce que l'imagination sait rêver, quand on l'abandonne à elle-même; quand on ne la retient pas dans son orbite par une idée exacte du bien et du mal, du permis et de l'impermis! Sans doute, il est des sentiments qui courent sur l'ourlet de ce précipice qu'on nomme le Mal, avec assez d'empire sur eux-mêmes pour n'y pas tomber, alors même que le blanc festonnage de leur robe virginale se déchire à quelque ronce du bord et se laisse empoussiérer sur un chemin trop battu! Le béant entonnoir du mal a tant d'étages inférieurs, qu'on peut prétendre n'y être pas descendu, tant qu'on n'effleura que ses échancrures, sans perdre pied sur la route qui continue au grand soleil. Toutefois, ces téméraires excursions ne donnent, comme le disait Mme de Staël, que des commencements!
Pourquoi? diront les cœurs jeunes que le vertige fascine de son ivresse énervante.—Pourquoi?—Parce que, sitôt que l'âme a quitté les ornières et les sécurités que crée une vie de devoirs et de dévouement, d'amour dans le sacrifice et d'espérances dans le ciel, pour aspirer les senteurs qui voltigent au-dessus du gouffre, pour se délecter dans les frissons alanguissants qu'elles répandent en tous les membres, pour se livrer, timide, mais altérée, aux rapides éblouissements qu'ils donnent, les sentiments nés en ces parages ne sauraient avoir la force d'y vieillir. Ils ne peuvent plus vivre qu'en s'arrachant du sol, qu'en résistant aux attractions d'un aimant terrestre pour quitter la terre et planer au-dessus! Êtres insubstantiels, quand la vie réelle ne saurait offrir à ses sentiments les horizons calmes et infinis d'un bonheur consacré et sacré, ils ne trouvent de refuge à la pureté de leur essence, à la noblesse de leur naissance, aux privilèges de leur consanguinité, qu'en changeant de nom et de latitude, de nature et de forme; en devenant protection consciencieuse ou tendre reconnaissance, dévouement positif ou bienfait désintéressé, pieuse sollicitude pour l'harmonie des nuances de la vie morale ou constant intérêt pour les quiétudes nécessaires du bien-être physique. À moins que ces sentiments ne montent dans les régions sublunaires de l'art, pour s'y incarner en quelque idéal irréalisé et irréalisable; ou bien dans les régions solaires de la prière, pour s'élancer vers le ciel en ne laissant après eux d'autres traces visibles que le lumineux sillage (dont personne ne cherche la source) d'une rédemption, d'une expiration, d'une rançon payée au ciel, d'un salut obtenu de Dieu! Alors, il est vrai, ce qu'il y avait d'immortel en ses sentiments d'élection, survit à jamais à leurs commencements; mais d'une vie surnaturelle, transfigurée! C'est plus que de l'amour; ce n'est plus l'amour qu'on croyait!
Tel pourtant est rarement le sort des amours nés sur l'ourlet du précipice, où de gradin fleuri en gradin décoré, de gradin décoré en gradin badigeonné, de gradin badigeonné en gradin dénudé, on descend jusqu'aux fanges livides du mal. Pour peu que les attraits soudains, nés sur les terrains limitrophes—the border-lands, disent les Anglais—aient plus de ce feu qui brûle que de cette lumière qui brille, pour peu qu'ils aient plus d'énergie arrogante que de suaves mollesses, plus d'appétits charnels que d'aspirations intenses, plus d'avides convoitises que d'adorations sincères, plus de concupiscence et d'idolâtrie que de bonté et de générosité… l'équilibre se perd, et… celui qui pensait ne jamais quitter le gradin fleuri, se voit un beau jour éclaboussé par les fanges du précipice! Peu à peu il cesse d'être éclairé par les chatoyants rayons d'un amour qui ne demeure pur, quand il est inavouable, qu'aussi longtemps qu'il s'ignore, le poète ayant bien reconnu qu'il ne dit; J'aime! que lorsque, ayant épuisé toutes les autres manières de le dire, il désire plus qu'il ne chérit. Les jours qui suivent ces premières ombres, venues, on ne sait comment, sur quelque anfractuosité du précipice terrible, sont remplis d'on ne sait quel ferment qu'on croit sentir bon; mais, à peine goûté, il se change en une vase informe qui soulève le cœur et le corrompt à jamais, si elle n'est rejetée et maudite à l'instant. Ces amours-là, n'ont eu aussi que des commencements!
Mais comme de tels amours ne sont nés plus haut, sur les gradins fleuris, qu'en se mirant dans deux cœurs à la fois, il en est un d'ordinaire qui, en s'aventurant sur ce sol, si odoriférant et si glissant, se maintient moins longtemps sur la zone où il vit le jour, trébuche, descend, condescend, tombe, essaie vainement de se relever, roule de chûte en chûte, abandonne un haut idéal pour une réalité fiévreuse, passe de cette fièvre à une autre qui devient une insanité ou un délire, aboutissant à un état qui donne, avec le dégoût de la satiété ou l'irrationalité du vice, le dédain de l'indifférence ou la dureté de l'oubli envers l'autre, dont il devient l'éternel tourment, si ce n'est l'éternelle horreur. Alors certes, l'amour n'a eu que des commencements!… Mais, restant chez l'un toujours élevé, toujours distingué, en présence de celui qui ne recule pas devant l'ignoble et le vulgaire, il se change pour lui en un souvenir ou en un regret qui, sans être le remords auquel pourtant il ressemble, se change en un ver rongeur. Sa dent impitoyable s'enfonce dans le cœur et le fait saigner, jusqu'à ce que son dernier souffle de vie s'éteigne dans un dernier spasme de douleur.
Ces commencements, dont parlait Mme de Staël, étaient depuis longtemps épuisés entre l'artiste polonais et le poète français. Ils ne s'étaient même survécus chez l'un que par un violent effort de respect pour l'idéal qu'il avait doré de son éclat foudroyant, chez l'autre, par une fausse honte qui sophistiquait sur la prétention de conserver la constance sans la fidélité. Le moment vint où cette existence factice, qui ne réussissait plus à galvaniser des fibres desséchées sous les yeux de l'artiste spiritualiste, lui sembla dépasser ce que l'honneur lui permettait de ne pas apercevoir. Nul ne sut quelle fut la cause ou le prétexte d'une rupture soudaine; on vit seulement qu'après une opposition violente au mariage de la fille de la maison, Chopin quitta brusquement Nohant pour n'y plus revenir.
Malgré cela, il parla souvent alors et presque avec insistance de Mme Sand, sans aigreur et sans récriminations. Il rappelait, il ne racontait jamais. Il mentionnait sans cesse ce qu'elle faisait, comment elle le faisait, ce qu'elle avait dit, ce qu'elle avait coutume de répéter. Les larmes lui montaient quelquefois aux yeux en nommant cette femme, dont il ne pouvait se séparer et qu'il voulait quitter. En supposant qu'il ait comparé les délicieuses impressions qui inaugurèrent sa passion, à l'antique cortège de ces belles canéphores portant des fleurs pour orner une victime, on pourrait encore croire qu'arrivé aux derniers instants de la victime qui allait expirer, il mettait un tendre orgueil à oublier les convulsions de son agonie, pour ne contempler que les fleurs qui l'avaient enguirlandée peu auparavant. On eût dit qu'il voulait en ressaisir le parfum enivrant, en contempler les pétales fanés, mais encore imprégnés de l'haleine enfiévrée, donnant des soifs qui, loin de s'étancher au contact de lèvres incandescentes, n'en éprouvent qu'une exaspération de désirs.
En dépit des subterfuges qu'employaient ses amis pour écarter ce sujet de sa mémoire, afin d'éviter l'émotion redoutée qu'il amenait, il aimait à y revenir, comme s'il eût voulu s'asphyxier dans ce mortel dictame et détruire sa vie par les mêmes sentiments qui l'avaient ranimée jadis! Il s'adonnait avec une sorte de brûlante douceur à la ressouvenance enamérée des jours anciens, défeuillés désormais de leurs prismatiques signifiances. Se sentir frénollir en contemplant la défiguration dernière de ses derniers espoirs, lui était un dernier charme. En vain cherchait-on à en éloigner sa pensée; il en reparlait toujours; et lorsqu'il n'en parlait plus, n'y songeait-il pas encore? On eût dit qu'il humait avidement ce poison, pour avoir moins longtemps à le respirer.
Faut-il plaindre, faut-il admirer? Il faut plaindre et admirer à la fois. Il faut plaindre d'abord, car les Syrènes de l'antiquité, comme les Mélusines du moyen âge, ont toujours attiré les malheureux qui rasaient leur rescif, les nobles chevaliers qui s'égaraient aux alentours de leurs écueils, par des accents pleins de suavité, par des formes qui charmaient l'œil éperdu, par des blancheurs qu'on eût dit empruntées aux lis des jardins, par des chevelures qu'on eût cru nouées avec les rayons d'un soleil d'hiver, tiède et caressant… Ceux qui n'ont jamais connu la syrène attrayante et la fée malfaisante, ne savent pas combien il faut plaindre le mortel qu'elles ont enlacé de leurs bras perfides, au moment où, couché sur un cœur inhumain, bercé sur des genoux déformés, il aperçoit tout d'un coup, avec un effroi terrifié, l'humaine nature et sa spiritualité transformée en une animalité hideuse!
Il faut admirer, car entre tant de milliers d'hommes qui ont exhalé leur dernier souffle dans un soupir de volupté ignominieuse, dans une imprécation furibonde ou dans un exorcisme tremblant et couard, bien peu ont su allier avec le respect qu'on se garde à soi-même, en respectant le souvenir de ce qu'on a eu tort d'aimer, mais de ce que l'on n'a point aimé d'un amour indigne… le respect qu'on doit à son honneur en brisant un lien qui devient déshonorant! C'est là qu'il faut un mâle courage, que tant de mâles héros n'ont pas eu. Chopin a su le déployer, se montrant ainsi vrai gentilhomme, digne de cette société qui l'avait enchâssé dans ses cadres, digne de ces femmes dont le regard l'avait si souvent transpercé de part en part de leur suave rayon. Il ne récrimina point, il ne permit aucun tiraillement. En éloignant l'idéal qu'il portait en lui, d'une réalité odieuse, il fut aussi inflexible dans sa résolution que doux pour le souvenir de ce qu'il avait aimé!
Chopin sentit, et répéta souvent, que cette longue affection, ce lien si fort, en se brisant, brisait sa vie. N'eût-il pas mieux valu que moins inexpérimenté, plus réfléchi, mieux préparé à des séductions fallacieuses, il eût agi selon la vraie nature de son être intérieur, selon les vrais penchants de son caractère, selon les nobles accoutumances de son âme, en refusant fermement, avec une force virile, d'accepter le tissu de joies éphémères, d'illusions à courte échéance, de douleurs consumantes, si bien symbolisées dans l'antiquité (elle les connut aussi!), par cette fameuse robe de Déjanire qui, s'identifiant à la chair du malheureux héros, le fit misérablement périr? Si une femme donna la mort au noble Alcide par le subtil réseau de ses souvenirs, comment une femme n'eût-elle pas mené à la mort un être aussi frêle que l'était notre poète-musicien, en l'enveloppant d'un réseau semblable?
Durant sa première maladie, en 1847, on désespéra de Chopin pendant plusieurs jours. M. Gutmann, un de ses élèves les plus distingués, l'ami que dans ces dernières années il admit le plus à son intimité, lui prodigua les témoignages de son attachement; ses soins et ses prévenances étaient sans pareils. Lorsque la Psse Marcelline Czartoryska arrivait, le visitant tous les jours, craignant plus d'une fois de ne plus le retrouver au lendemain, il lui demandait avec cette timidité craintive des malades et cette tendre délicatesse qui lui était particulière: «Est-ce que Gutmann n'est pas bien fatigué?…» Sa présence lui étant plus agréable que toute autre, il craignait de le perdre, et l'eût perdu plutôt que d'abuser de ses forces. Sa convalescence fut fort lente et fort pénible; elle ne lui rendit plus qu'un souffle de vie. Il changea à cette époque, au point de devenir presque méconnaissable. L'été suivant lui apporta ce mieux précaire que la belle saison accorde aux personnes qui s'éteignent. Pour ne pas aller à Nohant et, en allant ailleurs, ne pas se donner à lui-même la certitude palpable que Nohant était fermé pour lui par sa propre volonté, devenu inexorable dans sa muette décision, il ne voulut pas quitter Paris. Il se priva ainsi de l'air pur de la campagne et des bienfaits de cet élément vivifiant.
L'hiver de 1847 à 1848 ne fut qu'une pénible et continuelle succession d'allègements et de rechutes. Toutefois, il résolut d'accomplir au printemps son ancien projet de se rendre à Londres, espérant se débarrasser, en ce climat septentrional et brumeux, de la continuelle obsession de ses réminiscences méridionales et ensoleillées. Lorsque la révolution de février éclata, il était encore alité; par un mélancolique effort, il fit semblant de s'intéresser aux événements du jour et en parla plus que d'habitude. Mais, l'art seul garda toujours sur lui son pouvoir absolu. Dans les instants toujours plus courts où il lui fut possible de s'en occuper, la musique l'absorbait aussi vivement qu'aux jours où il était plein de vie et d'espérances. M. Gutmann continua à être son plus intime et son plus constant visiteur; ce furent ses soins qu'il accepta de préférence jusqu'à la fin.
Au mois d'avril, se trouvant mieux, il songea à réaliser son voyage et à visiter ce pays où il croyait aller, alors que la jeunesse et la vie lui offraient encore leurs plus souriantes perspectives. Néanmoins, avant de quitter Paris, il y donna un concert dans les salons de Pleyel, un des amis avec lesquels ses rapports furent les plus fréquents, les plus constants et les plus affectueux; celui qui maintenant rend un digne hommage à sa mémoire et à son amitié, en s'occupant avec zèle et activité de l'exécution d'un monument pour sa tombe. À ce concert, son public, aussi choisi que fidèle, l'entendit pour la dernière fois. Après cela, il partit en toute hâte pour l'Angleterre, sans attendre presque l'écho de ses derniers accents. On eût pensé qu'il ne voulait ni s'attendrir à la pensée d'un dernier adieu, ni se rattacher à ce qu'il abandonnait par d'inutiles regrets! À Londres, ses ouvrages avaient déjà trouvé un public intelligent; ils y étaient généralement connus et admirés36. Il quitta la France dans cette disposition d'esprit que les Anglais appellent low spirits. L'intérêt momentané qu'il s'était efforcé de prendre aux changements politiques avait complètement disparu. Il était devenu plus silencieux que jamais; si, par distraction, il lui échappait quelques mots, ce n'était qu'une exclamation de regret. À son départ, son affection pour le petit nombre de personnes qu'il continuait à voir, prenait les teintes douloureuses des émotions qui précèdent les derniers adieux. Son indifférence s'étendait de plus en plus ostensiblement au reste des choses.
Arrivé à Londres, il y fut accueilli avec un empressement qui l'électrisa et lui fit secouer sa tristesse; on se figura presque que son abattement allait se dissiper. Il crut peut-être lui-même, ou feignit de croire, qu'il parviendrait à le vaincre en jetant tout dans l'oubli, jusqu'à ses habitudes passées; en négligeant les prescriptions des médecins, les précautions qui lui rappelaient son état maladif. Il joua deux fois en public et maintes fois dans des soirées particulières. Chez la duchesse de Sutherland, il fut présenté à la reine; après cela, tous les salons distingués recherchèrent plus encore l'avantage de le posséder. Il alla beaucoup dans le monde, prolongea ses veilles, s'exposa à toutes les fatigues, sans se laisser arrêter par aucune considération de santé. Voulait-il ainsi en finir de la vie, sans paraître la rejeter? Mourir, sans donner à personne ni le remords, ni la satisfaction de sa mort?
Il partit enfin pour Édimbourg, dont le climat lui fut particulièrement nuisible. À son retour d'Écosse, il se trouva très affaibli; les médecins l'engagèrent à abandonner au plus tôt l'Angleterre, mais il ajourna longtemps son départ. Qui pourrait dire le sentiment qui causait ce retard?… Il joua encore à un concert donné pour les Polonais. Dernier signe d'amour envoyé à sa patrie, dernier regard, dernier soupir et dernier regret! Il fut fêté, applaudi et entouré, par tous les siens. Il leur dit à tous un adieu qu'ils ne croyaient pas encore devoir être éternel.
Quelle pensée occupait son esprit lorsqu'il traversait la mer pour rentrer dans Paris?… Ce Paris, si différent pour lui de celui qu'il avait trouvé sans le chercher en 1831?… Cette fois, il y fut surpris dès son arrivée par un chagrin aussi vif qu'inattendu. Celui, dont les conseils et l'intelligente direction lui avaient déjà sauvé la vie dans l'hiver de 1847, auquel il croyait seul devoir depuis bien des années la prolongation de son existence, le docteur Molin se mourait. Cette perte lui fut plus que sensible; elle lui apporta ce découragement final si dangereux, dans des moments où la disposition d'esprit exerce tant d'empire sur les progrès de la maladie. Chopin proclama aussitôt que personne ne saurait remplacer les soins de Molin, prétendant ne plus avoir confiance en aucun médecin. Il en changea constamment depuis lors, mal satisfait de tous, ne comptant sur la science d'aucun. Une sorte d'accablement irrémédiable s'empara de lui; on eût dit qu'il savait avoir obtenu son but, avoir épuisé les dernières ressources de la vie, nul lien plus fort que la vie, nul amour aussi fort que la mort, ne venant lutter contre cette amère apathie.
Depuis l'hiver de 1848, Chopin n'avait plus été à même de travailler avec suite. Il retouchait de temps à autre quelques feuilles ébauchées, sans réussir à en coordonner les pensées. Un respectueux soin de sa gloire lui dicta le désir de les voir brûlées pour empêcher qu'elles fussent tronquées, mutilées, transformées en œuvres posthumes peu dignes de lui. Il ne laissa de manuscrits achevés qu'un dernier Nocturne et une Valse très courte, comme un lambeau de souvenir.
En dernier lieu, il avait projeté d'écrire une méthode de piano, dans laquelle il eût résumé ses idées sur la théorie et la technique de son art, consigné le fruit de ses longs travaux, de ses heureuses innovations et de son intelligente expérience. La tâche était sérieuse et exigeait un redoublement d'application, même pour un travailleur aussi assidu que l'était Chopin. En se réfugiant dans ces arides régions, il voulait peut-être fuir jusqu'aux émotions de l'art, auquel la sérénité, la solitude, les drames secrets et poignants, la joie au l'enténèbrement du cœur, prêtent des aspects si différents! Il n'y chercha plus qu'une occupation uniforme et absorbante, ne lui demanda plus que ce que Manfred demandait vainement aux forces de la magie: l'oubli!… L'oubli, que n'accordent ni les distractions, ni l'étourdissement, lesquels au contraire semblent, avec une ruse pleine de venin, compenser en intensité le temps qu'elles enlèvent aux douleurs. Il voulut chercher l'oubli dans ce labeur journalier, qui «conjure les orages de l'âme»,—der Seele Sturm beschwört,—en engourdissant la mémoire, lorsqu'il ne l'anéantit pas. Un poète, qui fut aussi la proie d'une inconsolable mélancolie, chercha également, en attendant une mort précoce, l'apaisement de ces regrets découragés dans le travail, qu'il invoque comme un dernier recours contre l'amertume de la vie à la fin d'une mâle élégie!
Beschäftigung, die nie ermattet,
Die langsam schafft, doch nie zerstört,
Die zu dem Bau der Ewigkeiten
Zwar Sandkorn nur für Sandkorn reicht,
Doch von der grossen Schuld der Zeiten
Minuten, Tage, Jahre streicht»37.
Mais les forces de Chopin ne suffirent plus à son dessein; cette occupation fut trop abstraite, trop fatigante. Il poursuivit en idée le contour de son projet, il en parla à diverses reprises, l'exécution lui en devint impossible. Il ne traça que quelques pages de sa méthode; elles furent consumées avec le reste.
Enfin, le mal augmenta si visiblement que les craintes de ses amis commencèrent à prendre un caractère désespéré. Il ne quitta bientôt plus son lit et ne parla presque plus. Sa sœur, arrivée de Varsovie à cette nouvelle, s'établit à son chevet et ne s'en éloigna pas. Il vit ce redoublement de tristesses autour de lui, ses angoisses, ces présages, sans témoigner de l'impression qu'il en recevait. Il s'entretenait de sa fin avec un calme et une résignation toute masculine, voulant dérober à tous, se dérober peut-être à lui-même, ce qu'il avait pu faire pour l'amener et la hâter. Aussi, avec ses amis ne cessa-t-il jamais de prévoir un lendemain. Ayant toujours aimé à changer de demeure, il manifesta encore ce goût en prenant alors un autre logement, pour éviter, disait-il, les incommodités de celui qu'il occupait; il disposa son ameublement à neuf, en se préoccupant à cet effet d'arrangements minutieux. Quoiqu'il fût bien mal, ne se faisait certainement pas illusion sur son état, il s'obstina à ne point décommander les mesures qu'il avait ordonnées pour l'installation de son nouvel appartement. Bientôt, on commença à déménager certains objets et il arriva que, le jour même de son décès, on transportait quelques meubles dans des chambres où il ne devait plus entrer!
Craignit-il que la mort ne remplît pas ses promesses? Qu'après l'avoir touché de son doigt, elle ne le laissât encore une fois à la terre? Que la vie ne lui fût plus cruelle encore, s'il lui fallait la reprendre après en avoir rompu tous les fils? Éprouvait-il cette double influence qu'ont ressentie quelques organisations supérieures à la veille d'événements qui décidaient de leur sort, contradiction flagrante entre le cœur qui pressent le secret de l'avenir et l'intelligence qui n'ose le prévoir? Dissemblance si entière entre des prévisions simultanées, qu'à certains moments elle dicta aux esprits les plus fermes des discours que leurs actions semblaient démentir, qui néanmoins découlaient d'une égale persuasion? Nous croirions plutôt qu'après avoir succombé à un impérieux désir de quitter cette vie, après avoir fait en Angleterre tout ce qu'il fallait pour abréger ses derniers jours, il voulut écarter tout ce qui eût pu laisser soupçonner cette faiblesse, qu'avec sa manière de voir il eût jugé dans un autre romanesque, théâtrale, ridicule. Il eût rougi d'agir comme les héros des mélodrames qu'il détestait, comme un Bocage en scène38, comme un personnage quelconque d'un de ces romans du jour qu'il méprisait profondément. Si, malgré ces mépris, malgré ces dédains, il n'avait pu résister à la grande fascination de la mort, cette dernière ivresse de ceux que le désespoir a intoxiqué de son amer et vertigineux breuvage, il chercha probablement à ce que personne ne découvre cette défaillance, commune à tous ceux qui furent blessés par une femme d'une de ces blessures dont on ne guérit qu'en en mourant!
En apprenant qu'il était si mal, et dans l'absence d'un ecclésiastique polonais qui avait été autrefois le confesseur de Chopin, l'abbé Alexandre Jelowicki, un des hommes les plus distingués de l'émigration, vint le voir, quoique leurs rapports eussent été détendus dans les dernières années. Renvoyé trois fois par ceux qui l'entouraient, il connaissait trop bien le malade pour se rebuter et ne pas être certain de le voir sitôt qu'il le saurait si près de lui. Aussi, quand il eut trouvé moyen de lui faire connaître sa présence, il en fut reçu sans délai. D'abord, il y eut dans l'accueil du pauvre ami expirant, meurtri, contusionné, saignant, haletant, à bout de douleurs et de courage, quelque froideur, pour mieux dire quelque embarras, provenant de cette crainte et de cette trépidation intérieure qu'on éprouve toujours, lorsque, ayant été ami de Dieu, l'on a suspendu ses rapports avec lui et qu'on se retrouve en présence d'un de ses ministres, dont la seule vue rappelle sa tendresse paternelle et l'ingratitude de notre oubli.
L'abbé Jelowicki revint le lendemain, puis tous les jours à la même heure, comme s'il n'apercevait, ni ne comprenait, ni n'admettait, qu'il fût survenu la moindre différence dans leurs rapports. Il lui parlait toujours polonais, comme s'ils s'étaient vus la veille, comme s'il ne s'était rien passé dans l'entre-temps, comme s'ils ne vivaient pas à Paris, mais à Varsovie. Il l'entretenait de tous les petits faits qui avaient eu lieu dans le groupe de leurs ecclésiastiques émigrés, des nouvelles persécutions qui étaient fondues sur la religion en Pologne, des églises enlevées au culte, des milliers de confesseurs envoyés en Sibérie pour n'avoir pas voulu abjurer leur Dieu, des nombreux martyrs morts sous le knout ou la fusillade pour avoir refusé d'abandonner leur foi!… Il est aisé de deviner combien de tels récits pouvaient se prolonger! Les détails abondaient, tous plus émouvants, plus poignants, plus tragiques, plus cruels, les uns que les autres.
Les visites du père Jelowicki, en se répétant, devenaient tous les jours plus intéressantes pour le pauvre alité. Elles le reportaient tout naturellement, sans effort et sans secousses, dans son atmosphère natale; elles renouaient son présent à son passé, elles le ramenaient en quelque sorte dans sa patrie, dans cette chère Pologne qu'il revoyait plus que jamais couverte de sang, baignée de larmes, flagellée et déchirée, humiliée et raillée, mais toujours reine sous sa pourpre de dérision et sous sa couronne d'épines. Un jour, Chopin dit tout simplement à son ami qu'il ne s'était pas confessé depuis longtemps et voudrait le faire, ce qui eut lieu à l'instant même, le confessé et le confesseur s'étant déjà depuis longtemps préparés, sans se le dire, à ce grand et beau moment.
À peine le prêtre et l'ami eut-il prononcé la dernière parole de l'absolution, que Chopin, poussant un grand soupir de soulagement et souriant à la fois, l'embrassa de ses deux bras, «à la polonaise», en s'écriant: «Merci, merci mon cher! Grâce à vous, je ne mourrai pas comme un cochon (iak swinia)!» Nous tenons ces détails de la bouche même de l'abbé Jelowicki, qui les reproduisit plus tard dans une de ses Lettres spirituelles. Il nous disait la profonde commotion que produisit sur lui l'emploi de cette expression, si vulgairement énergique, dans la bouche d'un homme connu pour le choix et l'élégance de tous les termes dont il se servait. Ce mot, si étrange sur ses lèvres, semblait rejeter de son cœur tout un monde de dégoûts qui s'y était amassé!
De semaine en semaine, bientôt de jour en jour, l'ombre fatale apparaissait plus intense. La maladie touchait à son dernier terme; les souffrances devenaient de plus en plus vives, les crises se multipliaient et, à chaque fois, rapprochaient davantage la dernière. Lorsqu'elles faisaient trêve, Chopin retrouva jusqu'à la fin sa présence d'esprit; sa volonté vivace ne perdait ni la lucidité de ses idées, ni la claire-vue de ses intentions. Les souhaits qu'il exprimait à ses moments de répit, témoignent de la calme solennité avec laquelle il voyait approcher sa fin. Il voulut être enterré à côté de Bellini, avec lequel il avait eu des rapports aussi fréquents qu'intimes durant le séjour que celui-ci fit à Paris. La tombe de Bellini est placée au cimetière du Père-Lachaise, à côté de celle de Cherubini; le désir de connaître ce grand maître, dans l'admiration duquel il avait été élevé, fut un des motifs qui, lorsqu'en 1831 Chopin quitta Vienne pour se rendre à Londres, le décidèrent à passer par Paris où il ne prévoyait pas que son sort devait le fixer. Il est couché maintenant entre Bellini et Cherubini, génies si différents, et dont cependant Chopin se rapprochait à un égal degré, attachant autant de prix à la science de l'un, qu'il avait d'inclination pour la spontanéité, l'entrain, le brio de l'autre. Il était désireux de réunir, dans une manière grande et élevée, la vaporeuse vaguesse de l'émotion spontanée aux mérites des maîtres consommés, respirant le sentiment mélodique comme l'auteur de Norma, aspirant à la valeur harmonique du docte vieillard qui avait écrit Médée.
He was a mighty poet—andA subtle-souled psychologist. L'auteur des pages que nous mentionnons parle avec enthousiasme de cet «originative genius untrammeled by conventionalities, unfettered by pedantry;…» de ces: «outpourings of an unwordly and tristful soul, those musical floods of tears and gushes of pure joyfulness,—those exquisite embodiments of fugitive thoughts,—those infinitesimal delicacies», qui donnent tant de prix aux plus petits croquis de Chopin. L'auteur anglais dit plus loin: «One thing is certain, viz: to play with proper feeling and correct execution the Préludes and Studies of Chopin, is to be neither more nor less than a finished pianist and moreover, to comprehend them thoroughly, to give a life and a tongue to their infinite and most eloquent subtleties of expression, involves the necessity of being in no less a degree a poet than a pianist, a thinker than a musician. Commonplace is instinctively avoided in all the works of Chopin; a stale cadence or a trite progression, a hum-drum subject or a hackneyed sequence, a vulgar twist of the melody or a worn out passage, a meagre harmony or an unskilful counterpoint, may in vain be looked for throughout the entire range of his compositions, the prevailing characteristics of which are, a feeling as uncommon as beautiful, a treatment as original as felicitous, a melody and a harmony as new, fresh, vigorous and striking, as they are utterly unexpected and out of the ordinary track. In taking up one of the works of Chopin you are entering, as it were, a fairy land, untrodden by human footsteps, a path hitherto unfrequented but by the great composer himself; a faith and a devotion, a desire to appreciate, and a determination to understand, are absolutely necessary, to do it anything like adequate justice....... Chopin in his Polonaises and in his Mazoures has aimed at those characteristics which distinguish the national music of his country so markedly from that of all others, that quaint idiosyncrasy, that identical wildness and fantasticality, that delicious mingling of the sad and the cheerful, which invariably and forcibly individualize the music of those northern countries, whose language delights in combination of consonants........»