Kitabı oku: «F. Chopin», sayfa 6
IV
Après avoir parlé du compositeur et de ses œuvres, où tant de sentiments immortels résonnent, où son génie, aux prises avec la douleur, lutta, parfois vainqueur, parfois vaincu, contre cet élément terrible de la réalité qu'une des missions de l'art est de réconcilier avec le ciel; de ses œuvres où se sont épanchés, comme des pleurs dans un lacrymatoire, tous les souvenirs de sa jeunesse, toutes les fascinations de son cœur, tous les transports de ses aspirations et de ses emportements inexprimés; de ses œuvres où, dépassant les bornes de nos sensations trop obtuses pour sa guise, de nos perceptions trop ternes à son gré, il fait incursion dans le monde des Dryades, des Oréades, des Nymphes et des Océanides,—il nous resterait à parler de l'exécution de Chopin, si nous en avions le triste courage; si nous pouvions exhumer des émotions entrelacées à nos plus intimes souvenirs personnels, pour parer leurs linceuls des couleurs dont il faudrait les peindre.
Nous ne nous en sentons pas l'inutile force, car quel résultat pourraient obtenir nos efforts? Réussirait-on à faire connaître à ceux qui ne l'ont pas entendu, le charme d'une ineffable poésie? Charme subtil et pénétrant comme un de ces légers parfums exotiques, celui de la verveine ou de la calla ethiopica, qui ne s'exhalent que dans les appartements peu fréquentés et se dissipent, comme effarouchés, dans les foules compactes, au milieu desquelles l'air épaissi ne garde plus que les senteurs vivaces des tubéreuses en pleines fleurs ou des résines en pleines flammes.
Chopin avait dans son imagination et son talent quelque chose qui, par la pureté de sa diction, par ses accointances avec la Fée aux miettes et le Lutin d'Argail, par ses rencontres de Séraphine et de Diane, murmurant à son oreille leurs plus confidentielles plaintes, leurs rêves les plus innomés, rappelait le style de Nodier, dont on rencontrait maintes fois les volumes sur les tables de son salon. Dans la plupart de ses Valses, Ballades, Scherzos, gît embaumée la mémoire de quelque fugitive poésie inspirée par une de ces fugitives apparitions. Il l'idéalise quelquefois jusqu'à en rendre les libres si ténues et si friables qu'elles ne paraissent plus appartenir à notre nature, mais se rapprocher du monde féerique et nous dévoiler les indiscrètes confidences des Ondines, des Titanias, des Ariels, des reines Mab, des Obérons puissants et capricieux, de tous les génies des airs, des eaux et des flammes, sujets, eux aussi, aux plus amers mécomptes et aux plus insupportables ennuis.
Quand ce genre d'inspiration saisissait Chopin, son jeu prenait un caractère particulier, quelque fut du reste le genre de musique qu'il exécutait; musique de danse ou musique rêveuse, mazoures ou nocturnes, préludes ou scherzos, valses ou tarentelles, études ou ballades. Il leur imprimait à toutes on ne sait quelle couleur sans nom, quelle apparence indéterminée, quelles pulsations tenant de la vibration, qui n'avaient presque plus rien de matériel et, comme les impondérables, semblaient agir sur l'être sans passer par les sens. Tantôt on croyait entendre les joyeux trépignements de quelque péri amoureusement taquine; tantôt, c'étaient des modulations veloutées et chatoyantes comme la robe d'une salamandre; tantôt, on saisissait des accents profondément découragés, comme si des âmes en peine ne trouvaient pas les charitables prières nécessaires à leur délivrance finale. D'autres fois, il s'exhalait de ses doigts une désespérance si morne, si inconsolable, qu'on croyait voir revivre le Jacopo Foscari de Byron, contempler l'abattement suprême de celui qui, mourant d'amour pour sa patrie, préférait la mort à l'exil, ne pouvant supporter de quitter Venezia la bella!17
Chopin se livrait aussi à des fantaisies burlesques; il évoquait volontiers parfois quelque scène à la Jacques Callot, pour faire rire, grimacer, gambader des figures fantastiques, spirituelles et narquoises, pleines de saillies musicales, pétillantes d'esprit et de humour anglais, comme un feu de fagots verts. L'Étude V nous a conservé une de ces improvisations piquantes, où les touches noires du clavier sont exclusivement attaquées, comme l'enjouement de Chopin n'attaquait que les touches supérieures de l'esprit, amoureux d'alticisme qu'il était, reculant devant la jovialité vulgaire, le rire grossier, la gaieté commune, comme devant ces animaux plus abjects encore que venimeux, dont la vue cause les plus nauséabonds éloignements à certaines natures sensitives et douillettes.
Dans son jeu, le grand artiste rendait ravissamment cette sorte de trépidation émue, timide ou haletante, qui vient au cœur quand on se croit dans le voisinage des êtres surnaturels, en présence de ceux qu'on ne sait ni comment deviner, ni comment saisir, ni comment embrasser, ni comment enchanter. Il faisait toujours onduler la mélodie, comme un esquif porté sur le sein de la vague puissante; ou bien, il la faisait mouvoir indécise, comme une apparition aérienne, surgie à l'improviste en ce monde tangible et palpable. Dans ses écrits, il indiqua d'abord cette manière, qui donnait un cachet si particulier à sa virtuosité, par le mot de Tempo rubato: temps dérobé, entrecoupé, mesure souple, abrupte et languissante à la fois, vacillante comme la flamme sous le souffle qui l'agite, comme les épis d'un champ ondulés, par les molles pressions d'un air chaud, comme le sommet des arbres inclinés de ci et de là par les versatilités d'une brise piquante.
Mais, le mot qui n'apprenait rien à qui savait, ne disant rien à qui ne savait pas, ne comprenait pas, ne sentait pas, Chopin cessa plus tard d'ajouter cette explication à sa musique, persuadé que si on en avait l'intelligence, il était impossible de ne pas deviner cette règle d'irrégularité. Aussi, toutes ses compositions doivent-elles être jouées avec cette sorte de balancement accentué et prosodié, cette morbidezza dont il était difficile de saisir le secret quand on ne l'avait pas souvent entendu lui-même. Il semblait désireux d'enseigner cette manière à ses nombreux élèves, surtout à ses compatriotes auxquels il voulait, plus qu'à d'autres, communiquer le souffle de son inspiration. Ceux-ci, ou plutôt celles-là, la saisissaient avec cette aptitude qu'elles ont pour toutes les choses de sentiment et de poésie. Une compréhension innée de sa pensée leur permettait de suivre toutes les fluctuations de son vague azuré.
Chopin savait, il le savait même trop, qu'il n'agissait pas sur la multitude et ne pouvait frapper les masses, car pareils à une mer de plomb, leurs flots, malléables à tous les feux, n'en sont pas moins lourds à remuer. Ils nécessitent le bras puissant de l'ouvrier athlète pour être versés dans un moule, où le métal en fusion devient tout d'un coup une idée et un sentiment sous la forme qu'on lui impose. Chopin avait conscience de n'être parfaitement goûté que dans ces réunions, malheureusement trop peu nombreuses, dont tous les esprits étaient préparés à le suivre partout où il lui plaisait de les conduire; à se transporter avec lui dans ces sphères où les anciens ne faisaient entrer que par la porte d'ivoire des songes heureux, entourée de pilastres diamantés aux mille feux irisés. Il prenait plaisir à surmonter cette porte, dont les génies gardent les secrètes serrures, d'une coupole dans laquelle tous les rayons du prisme se jouent, sur une de ces transparences fauves comme celle des opales du Mexique, dont les foyers kaléïdoscopiques sont cachés dans une brunie olivâtre qui les efface et les dévoile tour à tour. Par cette porte merveilleuse, il faisait entrer dans un monde où tout est miracle charmant, surprise folle, songe réalisé! Mais, il fallait être des initiés pour savoir comment on en franchit le seuil!
Chopin se réfugiait et se complaisait volontiers en ces régions imaginées, où il n'emmenait que de rares amis. Il professait de les estimer, et les prisait effectivement, plus que celles des rudes champs de bataille de l'art musical, où l'on tombe quelquefois aux mains d'un vainqueur improvisé, conquérant stupide et fanfaron, qui n'a qu'un jour, mais auquel un jour suffit pour faucher un parterre de lis et d'asphodèles, pour intercepter l'entrée du bois sacré d'Apollon! Pendant ce jour, le «soldat heureux» se sent bien l'égal des rois; mais seulement des rois de la terre, ce qui est trop peu vraiment pour l'imagination qui hante les divinités des airs et les esprits peuplant les cimes.
Sur ce terrain, d'ailleurs, l'on est à la merci des caprices d'une mode de boutiques, de réclames, d'annonces, de camaraderies, mode équivoque et de naissance douteuse. Or, si la mode bien née, la mode personne de qualité, est toujours une sotte déesse, que doit-ce être d'une mode sans parents avouables! Les natures d'artiste finement trempées, éprouveraient sûrement une répugnance bien naturelle à se mesurer corps à corps avec un de ces Hercule de foire, déguisé en prince de l'art, qui guettent le virtuose de race sur son chemin, comme un manant prêt à assaillir de ses coups de bâton le chevalier armé de la veille, en quête de nobles aventures. Mais elles souffriraient moins peut-être d'avoir à lutter contre un si piètre adversaire, que de se voir réduites à recevoir des coups d'épingle qui simulent des coups de poignard, d'une mode vénale, d'une mode commerçante, d'une mode industrielle, insolente courtisane qui prétend en remontrer à l'Olympe des grands salons du beau-monde! Elle voudrait même, l'insensée, s'abreuver à la coupe de Hébé qui, rougissant à son approche, implore pour la foudroyer, tantôt l'aide de Vénus, tantôt celle de Minerve! Vainement! Ni la beauté suprême ne parvient à éclipser son fard de marchande d'orviétan, ni la sagesse armée de toutes pièces ne peut lui arracher sa marotte dont elle se fait un sceptre de paille goudronnée! En cette détresse, il ne reste à la déesse de l'immortalité d'autre ressource que de se détourner indignée de cette intruse de bas-étage. C'est ce qui ne manque pas d'arriver! L'on voit alors les cosmétiques s'écailler sur ses joues bouffies et vulgaires, les rides se montrer, et la vieille édentée chassée, avant d'avoir eu le temps d'être délaissée.
Chopin avait presque quotidiennement le spectacle, peu dramatique, parfois plaisant jusqu'à la bouffonnerie, des mésaventures de quelque protégé de cette mode interlope, quoique de son temps l'effronterie des «entrepreneurs de réputations artistiques», des cornacs de bêtes plus ou moins curieuses, plus ou moins artificielles, «produit unique de la carpe et du lapin», était loin d'avoir atteint les impudentes audaces et les proportions millionnaires qu'elles ont prises depuis. Toutefois, quoique dans l'enfance de l'art, la spéculation pouvait déjà faire assez d'excursions sur le terrain réservé aux Muses pour que celui qui les hantait exclusivement, qui après sa patrie perdue n'aimait qu'elles, qui ne se consolait de sa patrie perdue qu'avec elles, fût comme épouvanté devant cette grande diablesse! Sous l'impression terrifiée du dégoût qu'elle lui inspirait, le musicien-poète disait un jour à un artiste de ses amis, qu'on a beaucoup entendu depuis: «Je ne suis point propre à donner des concerts; la foule m'intimide, je me sens asphyxié par ses haleines précipitées, paralysé par ses regards curieux, muet devant ses visages étrangers; mais toi, tu y es destiné, car quand tu ne gagnes pas ton public, tu as de quoi l'assommer».
Cependant, mettant à part la concurrence des artistes qui n'en sont pas, des virtuoses qui dansent sur la corde de leur violon, de leur harpe ou de leur piano, il est certain que Chopin se sentait mal à l'aise devant un «grand public», ce public d'inconnus, dont on ne sait jamais dix minutes à l'avance s'il faut le gagner ou l'assommer: l'entraîner par l'irrésistible aimant de l'art vers les hauteurs dont l'air raréfié dilate les poumons sains et purs, ou bien, stupéfier par ses révélations gigantesques et exultantes, des auditeurs venus pour chicaner sur des vétilles. Il est hors de doute que les concerts fatiguaient moins la constitution physique de Chopin, qu'ils ne provoquaient son irritabilité de poète. Sa volontaire abnégation des bruyants succès cachait, à qui savait le discerner, un froissement intérieur. Ayant un sentiment très distinct de sa supériorité native, (comme tous ceux qui ont su la cultiver au point de lui faire rendre cent pour cent), le pianiste polonais n'en recevait pas du dehors assez d'échos intelligents, pour gagner la tranquille certitude d'être réellement apprécié à toute sa valeur. Il avait vu d'assez près l'acclamation populaire pour connaître cette bête, parfois intuitive, parfois ingénuement et noblement passionnée, plus souvent fantasque, capricieuse, rétive, déraisonnable, ayant encore en elle du sauvage: sottement engouée, sottement encolérée, car elle s'engoue des verroteries qu'on lui jette et laisse passer inaperçus les plus nobles joyaux; elle se fâche pour des bagatelles et se laisse enjôler par les plus fades flagorneries. Mais, chose étrange, Chopin qui la savait par cœur, en avait horreur et s'en faisait besoin. Il oubliait en elle le sauvage, pour regretter ses naïves émotions d'enfant, qui pleure, qui souffre, qui s'exalte de toute son âme, au récit de toutes les fictions, de toutes les souffrances et de toutes les extases!
Plus «ce délicat», cet épicurien du spiritualisme, perdait l'habitude de dompter et de braver le «grand public», plus il lui en imposait. Pour rien au monde il n'eût voulu qu'une mauvaise étoile lui donne le dessous en sa présence, dans un de ces combats singuliers où l'artiste, comme un valeureux combattant dans un tournoi, jette son défi et son gant à quiconque lui conteste la beauté et la primauté de sa dame; c'est-à-dire, de son art! Il se disait probablement, certes avec raison, que lui, vainqueur au dehors, n'aurait pu être ni plus aimé, ni plus goûté, qu'il ne l'était déjà par le groupe spécial qui composait son «petit public». Il se demandait peut-être, non à tort, hélas! tant sont incertaines les humaines opinions, tant sont ondoyantes les humaines affections, si lui, vaincu au dehors, ne serait pas moins aimé, moins apprécié, par ses plus fervents admirateurs? La Fontaine l'a bien dit: «les délicats sont malheureux!»
Ayant ainsi conscience des exigences qu'entraînait la nature de son talent, il ne jouait que rarement pour tout le monde. Hormis quelques concerts de début, en 1831, dans lesquels il se fit entendre à Vienne et à Munich, il n'en donna plus que peu à Paris et à Londres et ne put guère voyager à cause de sa santé. Elle lui fit subir des crises quelquefois fort dangereuses, restant toujours débile, exigeant toujours de grandes précautions; néanmoins, elle lui laissait de belles saisons de répit, de belles années d'un équilibre qui lui donnait une force relative. Elle ne lui eût point permis de se faire connaître dans toutes les cours et toutes les capitales d'Europe, de Lisbonne à Saint-Pétersbourg, en s'arrêtant aux villes d'université et aux cités manufacturières, comme un de ses amis dont le nom monosyllabique, aperçu un jour sur les affiches des murs de Teschen par l'Impératrice de Russie, la fit sourire en s'écriant: «Comment! Une si grande réputation dans un si petit endroit!» Néanmoins, la santé de Chopin ne l'eût point empêché de se faire plus souvent entendre là, où il se trouvait; sa constitution délicate était donc moins une raison, qu'un prétexte d'abstention, pour éviter d'être mis et remis en question.
Pourquoi ne pas l'avouer? Si Chopin souffrait de ne point prendre part à ces joûtes publiques et solennelles, où l'acclamation populaire salue le triomphateur; s'il se sentait déprimé en s'en voyant exclu, c'est qu'il ne comptait pas assez sur ce qu'il avait, pour se passer gaiement de ce qu'il n'avait pas. Quoiqu'effarouché par le «grand public», il voyait bien que celui-ci, en prenant au sérieux son propre verdict, forçait aussi les autres à le prendre pour tel: tandis que le «petit public», le monde des salons, est un juge qui commence par ne pas se reconnaître d'autorité à lui-même: qui aujourd'hui encense, demain renie ses dieux. Il a peur des excentricités du génie, il recule devant les hardiesses d'une grande supériorité, d'une grande individualité, d'une grande âme, d'un grand esprit, ne se sentant pas assez sûr de lui-même pour reconnaître celles qui sont justifiées par les exigences intérieures d'une inspiration qui cherche sa voie, en repoussant sans hésitation celles qui ne correspondent qu'à de petites passions, n'ayant rien d'exceptionnel: à des «poses» d'un but fort ordinaire, se formulant en un désir d'éblouir un peu, pour gagner beaucoup d'argent dans un métier lucratif, au bout duquel on aperçoit une bonne retraite de rentier bourgeoisement casé.
Le monde des salons ne distingue pas ces personnalités si différentes qu'on pourrait les appeler les antipodes l'une de l'autre, parce qu'il n'a point encore pris à cœur de penser par lui-même, en dehors de la tutelle du feuilletoniste qui dirige les opinions artistiques, comme le directeur de conscience dirige les opinions religieuses. Il ne sait donc pas distinguer les grands mouvements, les aspirations tumultueuses des sentiments jetant Ossa sur Pélion pour escalader les astres, d'avec les mouvements emphatiques de sentiments d'un amour-propre mesquin, d'une égoïste suffisance, joints à une vile courtisanerie des passions du jour, des vices élégants, de l'immoralité à la mode, de la démoralisation régnante! Il ne distingue pas davantage la simplesse des grandes pensées, se traduisant sans aucun «effet» cherché, d'avec les conventionalités surannées d'un style qui a fait son temps et dont les vieilles douairières deviennent les gardiennes attitrées, faute de savoir suivre d'un œil intelligent les incessantes transformations de l'art.
Pour s'épargner le soin d'apprécier, en connaissance de cause, l'intégrité des sentiments du poète-artiste dont l'étoile semble monter sur le firmament de l'art; pour s'éviter la peine de prendre l'art au sérieux, afin d'être à même de préjuger avec quelque divination des promesses que les jeunes hommes apportent et des qualités qui leur permettront de les réaliser, le monde des salons ne soutient avec constance, pour mieux dire, il ne protège avec obstination, que les médiocrités adulatrices, dont il n'a à redouter aucune nouveauté embarrassante, (keine Genialität); qui se laissent traiter de haut en bas et que l'on maltraite à son aise, n'ayant jamais à en craindre ni un défaut gênant, ni un lustre ineffaçable!
Ce «petit public» tant vanté peut bien mettre au jour une vogue; mais cette vogue, d'un prestige enivrant si l'on veut, n'a pas plus de réalité qu'une heure d'ivresse charmante, produite par le vin mousseux qu'on extrait, dans le pays de Cachemire, des pétales de roses et d'œillets légèrement fermentés. Cette vogue est une chose éphémère, chétive, sans consistance, sans vie réelle, toujours prête à s'évaporer, parce qu'elle ignore sa raison d'être et souvent n'en a aucune à donner. Pendant que le gros public, qui ignore souvent aussi pourquoi et comment il s'est senti saisi, frémissant, électrisé, «empoigné» dit le plébéien ravi, renferme du moins ces «gens du métier» qui savent ce qu'ils disent et pourquoi ils le disent,—tant que la tarantule de l'envie ne les a point piqués et ne leur fait point cracher à chaque discours, comme à la fée malfaisante des contes de Perrault, les vipères et les crapauds du mensonge, au lieu des perles fines et des fleurs odorantes de la vérité, comme le commanderaient les errements de bonne dame Justice!
Chopin semblait se demander maintes fois, non sans un secret déplaisir, jusqu'à quel point les salons d'élite remplaçaient par leurs applaudissements discrets les foules et les masses qu'il abandonnait, faisant par là acte d'abdication involontaire? Quiconque savait lire sur sa physionomie pouvait deviner combien de fois il s'était aperçu, qu'entre ces beaux messieurs si bien frisés et pommadés, entre ces belles dames si décolletées et si parfumées, tous ne le comprenaient pas. Après quoi, il était bien moins sûr encore si ce peu qui le comprenait, le comprenait bien? Il en résultait un mécontentement, assez indéfini peut-être pour lui-même, du moins quant à sa véritable source, mais qui le minait sourdement. On le voyait choqué presque par des éloges qui sonnaient creux ou sonnaient faux à son oreille. Tous ceux auxquels il avait droit de prétendre ne lui parvenant pas en larges bouffées, il était porté à trouver fâcheuses les louanges isolées quand elles portaient à côté, ne visant presque jamais juste, ne touchant le point sensible que par un pur hasard, que le fin regard de l'artiste savait distinguer sous les dentelles des mouchoirs humides et sous le mouvement rhythmé des éventails coquets battant des ailes!
À travers les phrases polies par lesquelles il secouait souvent, ainsi qu'une poussière dorée, mais importune, des compliments qui lui semblaient montés sur des fils-d'archal, comme les fleurs des bouquets qui encombraient les jolies mains et les empêchaient de se tendre vers lui, on pouvait, avec un peu de pénétration, découvrir qu'il se jugeait non seulement peu applaudi, mais mal applaudi. Il préférait alors n'être pas troublé dans la placide solitude de ses contemplations intérieures, de ses fantaisies, de ses rêves, de ses évocations de poète et d'artiste. Beaucoup trop fin connaisseur en raillerie, trop ingénieux moqueur lui-même, pour prêter le flanc au sarcasme, il ne se drapa point en génie méconnu. Sous une apparente satisfaction, pleine de bon goût et de bonne grâce, il dissimula si complètement la blessure de son légitime orgueil qu'on n'en remarqua presque pas l'existence. Mais, ce n'est pas sans raison qu'on attribuerait la rareté graduellement croissante des occasions dans lesquelles on pouvait obtenir de lui qu'il s'approche du piano, plus encore au désir qu'il éprouvait de fuir les hommages qui ne lui apportaient pas le genre de tribut qu'il se croyait dû, qu'à l'augmentation de sa faiblesse, mise à de tout aussi rudes épreuves par les longues heures qu'il passait à jouer chez lui, aussi bien que par les leçons qu'il n'a jamais cessé de donner.
Il est à regretter que les indubitables avantages qui devraient résulter pour l'artiste à ne cultiver que des auditeurs choisis, se trouvent ainsi diminués par la parcimonieuse expression de leurs sympathies et par l'absence complète d'une véritable entente de ce qui détermine le Beau en soi, comme des moyens qui le révèlent et qui constituent l'Art. Les appréciations de salon ne sont que d'éternels à-peu-près, comme les appelait Saint-Beuve, dans une boutade mignonne d'un de ces feuilletons saupoudrés et pailletés de fins aperçus qui, chaque lundi, charmaient ses lecteurs. Le beau monde ne recherche que des impressions superficielles, n'ayant aucune racine dans des connaissances préalables, aucune portée et aucun avenir dans un intérêt sincère et soutenu; impressions si passagères, qu'on peut les appeler plutôt physiques que morales.—Trop préoccupé des petits intérêts du jour, des incidents de la politique, des succès de jolies femmes, des bons-mots de ministres «à pied» ou de désœuvrés mécontents, du mariage ou des relevailles de quelque élégante du moment, des maladies d'enfants ou des liaisons peu édifiantes, de médisances qu'on traite de calomnies ou de calomnies qu'on traite de médisances, le grand monde ne veut en fait de poésie, ne supporte en fait d'art, que des émotions qui s'inhalent en quelques minutes, s'épuisent en une soirée, s'oublient le lendemain!
Le grand monde finit ainsi par n'avoir pour constants commensaux que des artistes vains et obséquieux, faute de savoir être fiers et patients. Puis, en s'affadissant le goût avec eux, il perd la virginité, l'originalité, la spontanéité primitive de ses sensations; ensuite de quoi, il ne saurait plus saisir, ni ce qu'un artiste de grand calibre, un poète de grande lignée, veulent dire, ni s'ils le disent de la bonne manière. Par là, si haut qu'il soit, la grande poésie, le grand art surtout, demeurent au-dessus de lui! L'Art, le grand art, a froid dans les appartements tendus de damas rouge; il s'évanouit dans les salons jaune paille ou bleu nacré. Tout véritable artiste l'a senti, quoique tous n'ont pas su s'en rendre compte. Un virtuose de quelque renommée, plus familiarisé que d'autres avec les variations du thermomètre intellectuel selon des divers milieux sociaux, connaissant bien ces températures toujours fraîches, parfois glaciales et glaçantes, répéta souvent: «À la cour, il faut être court!» Et il ajoutait entre amis: «Il ne s'agit donc pas de nous entendre, mais de nous avoir entendu!… Ce que nous disons importe peu, pourvu que le rhythme arrive jusqu'au bout des pieds et fasse penser à une valse passée ou future!»
D'ailleurs, le glacé conventionnel du grand monde qui recouvre la grâce de ses approbations, comme les fruits de ses desserts; l'affectation, l'afféterie, les minauderies des femmes; l'empressement hypocrite et envieux des jeunes gens, qui voudraient de fait étrangler celui dont la présence détourne d'eux le regard de quelque belle, l'attention de quelque oracle de salon, sont des éléments trop peu intelligents, trop peu sincères, trop factices en définitive, pour que le poète s'en contente. Lorsque des hommes qui se rengorgent, se croient «sérieux» et dansent, eux aussi, sur la corde raide des affaires, daignent laisser tomber un mot du bout de leurs lèvres fanées et sceptiques pour applaudir l'artiste qu'ils pensent honorer, cette condescendance fastueuse ne l'honore pas du tout s'ils l'applaudissent à contresens, en louant ce qu'il prise le moins dans son art et estime le moins en lui-même.
Il y trouve plutôt occasion de se convaincre que là, personne n'est admis à l'auguste fréquentation des Muses. Les femmes qui se pâment parce que leurs nerfs sont excités, sans rien saisir de l'idéal que l'artiste chante, de l'idée qu'il a voulu exprimer sous les formes du beau; les hommes qui se morfondent dans leurs cravates blanches parce que les femmes ne s'occupent pas d'eux, ne sont, certes, ni les unes, ni les autres, préparés et disposés à voir en lui autre chose qu'un acrobate de bonne compagnie. Que peuvent-ils savoir du beau langage des filles de Mnémosyne, des révélations d'Apollon Musagète, ces hommes et ces femmes habitués dès leur enfance à ne goûter que des plaisirs intellectuels qui frisent la platitude, cachée sous les formes mignardes d'une distinction niaise? En fait d'arts plastiques, tous tant qu'ils sont s'affolent du bric-à-brac devenu le cauchemar des salons où l'on se pique d'avoir le goût, ne possédant pas le sentiment des arts; on s'y éprend de l'insipide quidam qui se laisse surnommer «le dieu de la porcelaine et de la verrerie»; on s'y arrache le fade dessinateur des vues de château, de vignettes maniérées et de madonnes guindées! En fait de musique, on raffole des romances faciles a roucouler et des «pensées fugitives» faciles à épeler!
Une fois arraché à son inspiration solitaire, l'artiste ne peut la retrouver que dans l'intérêt de son auditoire, plus qu'attentif, vivant et animé, pour ce qu'il a de meilleur en lui; pour ce qu'il sent de plus noble, pour ce qu'il pressent de plus élevé, pour ce qu'il veut de plus dévoué, pour ce qu'il rêve de plus sublime, pour ce qu'il dit de plus divin. Tout cela est aussi incompris qu'ignoré de nos salons actuels, où la Muse ne descend guère que par mégarde, pour aussitôt s'envoler vers d'autres régions. Une fois partie, emportant avec elle l'inspiration, l'artiste ne retrouve plus celle-ci dans les airs provoquants et les sourires sémillants qui ne demandent qu'à être désennuyés, dans les froids regards d'un aréopage de vieux diplomates blasés, sans foi et sans entrailles, qu'on dirait rassemblés pour juges des mérites d'un traité de commerce ou des expériences qui donnent droit à un brevet d'invention. Pour que l'artiste soit véritablement à sa propre hauteur, pour qu'il s'élève au-dessus de lui-même, pour qu'il transporte son auditoire en étant hors de lui, enlevé et illuminé par le feu divin, l'estro poetico, il lui faut sentir qu'il ébranle, qu'il émeut ceux qui l'écoutent, que ses sentiments trouvent en eux l'accord des mêmes instincts, qu'il les entraîne enfin à sa suite dans sa migration vers l'infini, comme le chef des troupes ailées, lorsqu'il donne le signal du départ, est suivi par tous les siens vers de plus beaux rivages.
En thèse générale, l'artiste aurait tout à gagner de ne fréquenter qu'une société de «patriciens éclairés», car ce n'est pas sans un certain fond de raison que le Cte Joseph de Maistre, voulant une fois improviser une définition du Beau, s'écria: «le Beau, c'est ce qu'il plaît au patricien éclairé!»—Sans doute, le patricien devant être par sa position sociale au-dessus de toutes les considérations intéressées et des prédilections communes qui en découlent, appelées bourgeoises, parce que la bourgeosie tient en ses mains les intérêts matériels d'une nation; le patricien est précisément désigné, non seulement pour comprendre, mais pour stimuler, aiguillonner, acclamer et encourager, l'expression et l'élan de tous les sentiments rares, héroïques, délicats, désintéressés, voués aux grandes choses et aux grandes idées, que l'art a pour mission de faire briller de tout leur éclat dans les créations bénies de ses formes visibles ou audibles; que seul il peut révéler, dépeindre et décrire, avec une intensité surhumaine; que seul il peut glorifier, auquel seul il peut départir l'apothéose d'une immortalité terrestre! Telle serait la thèse.—Mais, si nous envisageons l'antithèse, il faudra malheureusement avouer que, sauf des cas exceptionnels, l'artiste a quelquefois moins à gagner qu'à perdre lorsqu'il prend goût à la société de la noblesse contemporaine. Il s'y effémine, il s'y rapetisse, il s'y réduit au rôle d'un amuseur charmant, d'un passe-temps comme il faut et coûteux; à moins qu'on ne l'exploite adroitement, ce qui se voit au sommet et à la base de l'échelle aristocratique.
Le Nocturne en mi mineur (œuvre 72) nous rend quelque chose des impressions subtiles, raffinées, alambiquées, que Chopin reproduisait avec une sorte de prédilection passionnée. Nous ne nous refusons pas le plaisir de faire connaître à celles qui les comprendront, les vers que ce morceau inspira à la belle Csse Cielecka, née Csse Bnińska:
Kolysze zwolna, jakby falą morza,Nóty dzwięcznemi, pelnemi uroku.Rozjaśnia blaskiem jakby życia zorza,Którą witamy czasem ze łzą w oku.Dalej uderza nas walki przeczucie;Ton coraz glośniéj rozlega się w górę.Pelen, ponury, objawia w swéj nócieŚwiatlośé ukrytą za posępną chmurę.Stróny tak silne, jakby kute w stali,Żalosnym jękiem, w duszy naszej dzwonią:Mówią o bòlu, co nam serce pali,Lecz co zostawia duszę nieskażoną!…Póżniéj, podobny do woni wspomnieniaZnów zakolysac czasem nas powraca.Z urokiem igra; kolyszac cierpienia,Swoim promykiem jeszcze nas ozlaca.Nareszcie, jako cicha na dnie woda,Spokój glęboki z nurt toni się wznosi,Jak serce, które o nic już nie prosi,Lecz kwiatów życia, szkoda… mówi… szkoda!…
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