Kitabı oku: «Le Comte de Foix», sayfa 2
IV
C’était une longue galerie, divisée en deux parties égales par une balustrade à hauteur d’appui, comme le chœur d’une église l’est de la nef.
Du côté par où on entrait, des dalles de pierre couvraient le sol, et les murs étaient garnis de bancs de bois ; une vaste cheminée, où, malgré la douceur de la saison, brûlait un feu qu’un homme d’un teint presque noir réveillait de temps en temps en y jetant des paquets de sarments, occupait le fond de cette première partie, où une lampe à trois becs répandait une clarté pauvre et tremblante.
C’était de ce côté que se trouvait la porte d’entrée qui communiquait directement avec l’extérieur.
L’autre moitié de la galerie avait un aspect bien différent.
Le pavé en était couvert de tapis, ainsi que les murs ; d’énormes bougies brûlaient dans des candélabres fichés aux murs.
Des piles de coussins étaient épandues çà et là, et une table de marbre, supportée par des pieds incrustés, occupait le centre de cette partie de la galerie.
À côté de cette table étaient assises deux femmes, l’une paraissant avoir trente-six ans, l’autre seize ou dix-sept. Leur ressemblance était extrême ; toutes deux étaient petites, d’une taille frêle, brunes, avec de grands yeux noirs, des cheveux d’ébène, et apportant dans leurs moindres mouvements une vivacité rapide et libre.
À quelque distance un groupe de cinq ou six femmes travaillaient en causant tout bas ; sur les genoux de l’une d’elles était un enfant de six à sept ans, aux beaux cheveux blonds et profondément endormi. Près de l’une des nombreuses portes qui de cet endroit communiquaient aux intérieurs, se tenait un jeune homme de dix-huit ans qui, debout devant une espèce de lutrin, semblait absorbé par la lecture d’un manuscrit.
De l’autre côté de la table, un vieillard à la barbe blanche, le corps cassé, les traits flétris, le regard abattu, assis dans une chaire de bois à dossier et à dais sculpté, écoutait le sire de Lévis, qui, debout devant lui, continua à lui parler en ces termes, sans que l’arrivée du pèlerin et des archers qui se groupaient autour de la cheminée parût le gêner le moins du monde :
— C’est chose vraie, sur mon honneur, notre seigneur le pape a prononcé l’arrêt. Toutes les terres de la Languedoc, du Quercy, de Comminges et de Conserans, sont données à perpétuité à monseigneur, et maintenant au vôtre, le comte Simon de Montfort.
» Et permettez à mon amour de s’en réjouir, puisque vous m’avez déclaré que si le fait advenait, vous me donneriez la main d’Ermessinde.
— C’est vrai, dit le sire de Terride, je t’ai donné cette parole, car si jamais ce château doit rendre hommage à ce barbare Normand, Français ou Anglais, car ce Montfort n’est le vrai fils d’aucune nation, ce ne sera point par ma voix.
» Si ce que tu dis est vrai, si le bon droit, la noblesse et la courtoisie ont été condamnés par la cour de Rome, c’est qu’il n’y a plus de justice et d’équité sur terre ; et alors, moi, pauvre vieillard, qui n’ai plus ni force ni pouvoir pour les défendre, je la quitterai, navré du triomphe des méchants, et joyeux de n’y pas assister.
» Attends encore quelques jours, sire Guy, tu viens de m’apporter une nouvelle qui m’a plus blessé que ne l’eût pu faire ton couteau français.
» Demain, après-demain, cette châtellenie sera libre par ma mort, et alors tu pourras prendre tout à la fois le château, les terres, et cette fille qui est la mienne, et qui t’aime.
— Excusez-moi, messire, il faut que je retourne devers Toulouse avant vingt-quatre heures expirées ; c’est plus de temps qu’il n’en faut pour que votre chapelain unisse ma main à celle de votre fille.
— Vous avez donné votre parole, dit la comtesse Signis avec une impatience mal déguisée.
— Ah ! fit le vieillard, vous avez grande hâte de servitude, madame.
— J’ai hâte, messire, dit Signis d’un ton sec, d’arracher ma fille à la mort ou à la honte.
» Et puisque les glorieux seigneurs de la Languedoc ne peuvent plus défendre leurs châteaux ni l’honneur de leurs femmes et de leurs filles, ils n’ont rien de mieux à faire qu’à les mettre sous une protection plus efficace et plus jeune.
Le vieux sire de Terride se leva vivement à cette dernière parole ; mais la colère, qui l’avait redressé d’un seul mouvement, ne put le tenir debout, il retomba sur sa chaire, et dit d’un ton de rage :
— Plus jeune, n’est-ce pas ? Ah ! Signis, le joug que tu portes t’est donc bien lourd, que pour t’en affranchir tu veuilles donner ta fille à un Français !
» Et pourtant, femme, je t’ai donné un des plus nobles noms de nos contrées, tu es la maîtresse de tout dans ma maison, tu es puissante ici comme une suzeraine.
— Suzeraine sans cour, maîtresse sans serviteurs, et demain, peut-être, à la merci du premier routier auquel il plaira d’attaquer ce château. Non, messire, cela ne peut pas durer ainsi.
— Ermessinde, dit le vieillard à sa fille, et toi aussi veux-tu, comme ta mère, qu’à l’heure même cet homme devienne ton époux ?
— Vous avez donné votre parole, mon père, dit Ermessinde en baissant les yeux.
— Oh ! fit le vieillard, cela devait être quand je me pris d’un fol amour pour la fille d’un Aragonais qui avait épousé sa servante mauresque. Elle était servante ta mère, Signis, servante et païenne ; et si elle fit semblant, pour épouser le comte de Tolède, de se convertir à la vraie foi, elle n’en garda pas moins dans le cœur toute la perfidie et la bassesse de son origine. Elle te les a transmises, Signis, et tu les as transmises à ta fille.
» Crois-moi, Lévis, crois-moi, ne sois jamais faible et malheureux avec ces femmes dans ta maison ; car elles te vendront, comme elles me vendent, contre une écharpe ou un joyau.
» Ce n’est pas du sang de chevalier qui est dans leurs veines, mais le sang africain, le sang des Maures pillards et des courtisanes qui tiennent marché de leur beauté dans les Espagnes.
— Sire de Terride, s’écria Signis en se levant, l’œil en feu, le corps agité d’un mouvement nerveux, les femmes de ma race sont plus pures que les nobles châtelaines de vos contrées, et vous n’en trouveriez aucune qui, comme la reine d’Aragon ou la comtesse de Comminges, en fût à son cinquième mari vivant !
» Les femmes de ma race, messire, meurent et vivent pour leur époux, quand cet époux est un homme ; mais, messire, ce n’est pas moi qui, il y a dix-huit ans, vous ai été choisir.
» Rappelez-vous Othon de Terride, votre fils ; il était mes amours et j’étais les siennes ; il vous plut de me trouver belle, et comme mon père ne cherchait pas un mari selon mon cœur, mais un allié selon son intérêt, il pensa que le père, puissant seigneur de ce château, lui vaudrait mieux que le fils qui ne l’avait qu’en espoir, et il me donna à vous.
» Je vous ai dit alors que j’aimais Othon, vous n’en avez tenu compte.
» Ai-je été perfide, ou bien avez-vous été fou ?
» Vous avez chassé votre fils qui vous faisait peur, vous m’avez enfermée ici durant dix-huit ans, à votre merci ; prisonnière par la force, je m’échappe dès que je le puis.
» Sire Guittard de Terride, vous avez engagé votre parole de donner votre fille et ce château au sire Guy de Lévis, quand le sire de Montfort serait le seigneur reconnu de la Languedoc. Le pape a prononcé pour lui, tenez votre serment de bonne grâce, ou, de par le Christ, vous le tiendrez par force.
À ces mots, le vieillard se leva tout chancelant, et prenant une épée de forte taille qu’il agitait avec une frénésie qui lui tenait lieu de vigueur :
— Hélas ! s’écria-t-il, les Français sont-ils donc dans l’antre du lion, qu’une femme ose s’y montrer de cette insolence ?
— Ils y sont, sire de Terride, reprit Guy d’une voix calme, le château est en mon pouvoir.
— En ton pouvoir ! dit le vieillard ; ses murs se sont donc ouverts devant toi ?
— Ce que la force n’eût pu faire, la ruse l’a emporté.
— La ruse, la ruse, n’est-ce pas ? l’arme des femmes et des lâches… dit le vieux châtelain en s’avançant sur Guy ; mais tu m’as oublié… moi !
En disant cela, il leva son épée ; mais Guy, sans daigner tirer la sienne, saisit le bras du vieillard dont l’épée tomba, et le rejetant avec violence sur sa chaire, il s’écria d’une voix tonnante :
— Assez ! assez ! ce que j’eusse voulu obtenir de votre courtoisie, je l’aurai de votre obéissance. Qu’on prépare la chapelle.
À cet ordre, le vieillard se laissa tomber de son siège sur ses genoux et se mit à crier d’une voix lamentable :
— Mon Dieu ! Seigneur ! n’y a-t-il donc pas un homme ici !
— Il y en a, monseigneur, dit une voix retentissante, il y en a plus d’un, et fussé-je le seul, c’est assez pour punir ce chevalier félon qui vous a osé toucher de sa main.
À l’instant même le pèlerin, dépouillé de sa longue robe, sauta par-dessus la balustrade, l’épée à la main ; le sire de Lévis se retourna sans que son visage montrât la plus légère émotion, et mesurant d’un regard de dédain celui qui le menaçait :
— Fou ! lui dit-il, combien êtes-vous pour vous attaquer à moi tout seul ?
— Sire Guy, ils sont six dans cette tour pour me voir punir ton insolence et ta déloyauté. Oh ! ne cherche pas ton cor pour donner aux tiens le signal d’accourir, car les portes de la seconde enceinte sont fermées, et si nous sommes en ton pouvoir au dehors, tu es ici à notre merci. Ce n’est pas une ruse de guerre nouvelle, tu le sais, sire Guy, toi qui reviens de Beaucaire ?
— L’épée au vent pour le Romieu ! cria Crédo en sautant la barrière avec les autres archers, tandis que le Maure s’était approché de l’enfant comme pour le couvrir de son corps.
— Et qui es-tu, misérable ! lui dit Guy, pour t’opposer à l’exécution de la parole que ce vieillard m’a donnée ?
— T’a-t-il donné cette parole, dit le pèlerin, sans aucune autre restriction que celle dont tu as parlé ?
— Sans aucune autre, dit la comtesse Signis.
— Il n’a réservé les droits de personne ?
— De personne, repartit la comtesse.
— Est-ce vrai, messire, dit le pèlerin ?
— C’est vrai, et je croyais promettre l’impossible quand j’ai fait ce serment ; car je ne croyais pas tant d’iniquités assises sur le trône du vicaire de Dieu.
» Mais toi-même, dis-moi, est-ce vrai que notre Saint-Père ait donné à ce barbare la suzeraineté de notre belle Languedoc ?
— C’est vrai, messire ; mais, sous cette condition même, étiez-vous donc libre d’engager votre parole ?
— Qui êtes-vous donc, dit la comtesse avec hauteur, pour interroger ici ?
— Puisqu’il n’y a dans cette demeure ni un cœur qui ait gardé un souvenir, ni une pierre qui ait gardé un écho de mon nom, je vous le dirai…
— Tu te trompes, Othon de Terride, dit le Maure en s’avançant ; je t’ai reconnu dès que tu es entré ; car je n’aurais pas laissé cet homme être si longtemps insolent si je n’avais su que nul n’a le droit de parler dans le château, quand son véritable maître s’y trouve.
— Et moi aussi ! s’écria Crédo, je vous avais reconnu, maître, et c’est pour cela que je vous ai laissé barricader les portes de la seconde enceinte, et que je vous ai suivi jusqu’ici.
V
Au nom d’Othon, le vieux sire de Terride s’était relevé ; et ayant ramassé son épée, il se rangea à côté de son fils, comme si sa présence lui eût rendu la force avec l’espoir.
En même temps, le beau jeune homme, dont tout ce qui s’était passé jusqu’à l’intervention du pèlerin n’avait pas un moment détourné l’attention du manuscrit qu’il lisait, ce beau jeune homme, dis-je, vint se placer brusquement à côté du sire Guy de Lévis, et tira son épée sans prononcer une parole.
La comtesse Signis pâlit et tomba sur son siège, tandis qu’Ermessinde, à genoux devant elle, et la tête cachée dans son giron, s’écriait d’une voix lamentable :
— Oh ! ma mère, ma mère, nous sommes perdues !
Au même instant, Guy, arrêtant le jeune homme qui s’était placé près de lui et qui semblait prêt à commencer l’attaque, lui dit d’une voix que n’avait point émue le danger qu’il courait :
— Laisse, enfant, ce n’est point à de nobles épées de chevaliers à se salir du sang de manants et d’imposteurs. Je te reconnais maintenant, maître pèlerin ; je t’ai vu à Rome ; mais là tu ne portais ni épée, ni cotte de mailles ; tu n’y portais pas même le bourdon ; tu portais l’habit de marchand et la valise sur le dos ; je t’y ai acheté la plume que je porte à mon loquet, et tu peux reconnaître aux pans de la robe d’Ermessinde la broderie que tu m’as vendue alors.
— C’est vrai, dit le pèlerin, et tu dois te souvenir sans doute aussi du jeune homme qui t’a mesuré cette broderie sur une canne de trois pans ; eh bien, ce jeune homme, il a changé la canne du marchand contre une épée double en longueur, et avec cette épée il a tenu enfermés dans le château de Beaucaire, Lambert de Limou et soixante des meilleures lances françaises.
» Ce bel apprenti marchand était le jeune comte de Toulouse, et je ne rougis point d’avoir fait le métier que mon suzerain a honoré en le partageant.
— Eh bien, dit Guy de Lévis, suzerain marchand et vassal marchand dégradés de noblesse par le concile de Latran, que venez-vous faire ici ?
— Nous venons en appeler du jugement des prêtres au jugement de Dieu, et moi je viens crier à tous ceux de ce pays le dernier mot que m’a jeté le jeune comte de Toulouse en signe d’adieu : qu’en la cour de Rome il n’y a plus ni Dieu, ni foi, ni loyauté, ni loi(1).
— Paroles insensées ! dit le sire de Lévis ; et ne vous a-t-on pas déjà assez rudement châtiés de vos rebellions, que vous vouliez tenter encore une fois la colère du comte de Montfort et celle de ses chevaliers ?
» Voulez-vous donc qu’il vous écrase jusqu’au dernier ? et veux-tu, toi, que le château de ton père soit, comme tous ceux des barons de la Languedoc, démantelé jusqu’au sol et changé en ruines ?
— J’aimerais mieux le voir en pareil état, messire Guy de Lévis, que de le savoir entre tes mains.
— Et il y serait depuis longtemps, si je n’avais ménagé ton vieux père par pitié pour sa faiblesse et par amour pour sa noble fille.
— Tu mens, sire chevalier, dit Othon, et ce château, fût-il ainsi tombé dans tes mains, tu ne t’en croirais pas encore le maître, car tu es encore plus habile politique que grand donneur de coups d’épée.
» Ne disais-tu pas ce soir même à l’abbé de Saint-Maurice :
« L’étoile de Monfort pâlit, et ceux qui n’auront en ce pays de châtellenies que par droit de conquête, courent grand risque de les perdre avant qu’il soit peu, comme Montfort perdra sa suzeraineté, malgré toutes les bulles du pape et de ses conciles. Aussi veux-je asseoir mes droits au château de Terride et au marquisat de Mirepoix, sur des titres plus certains que ceux de l’épée ; sur le mariage et l’hérédité. »
» Mais le mariage ne se fera pas, et le droit d’hérédité m’appartient ; et toi, qui avais si grande hâte de conclure ton union, pour retourner auprès de Montfort qui rappelle à lui tous ses chevaliers, pressé qu’il est de toutes parts par les Provençaux, tu n’iras point lui dire que non seulement il ne recouvrera pas Beaucaire, mais qu’à l’heure qu’il est, Toulouse lui échappe et rentre dans la possession de son vieux comte.
— C’est toi qui mens, cria Guy de Lévis que cette nouvelle troubla profondément ; Toulouse est démantelée, elle n’a plus ni murs, ni créneaux, ni palissades, ni tours ; elle n’a plus ni armes ni armures ; elle n’a plus ni soldats ni barons ; c’est un cadavre que nous avons frappé du talon, déchiré du fouet de nos chiens, et qui n’a pas remué.
— Mais le cadavre s’est relevé, dit Othon de Terride, car son âme est rentrée en lui avec le comte Raymond de Toulouse ; et sa force, avec le comte Bernard-Roger de Foix !
— Mon fils ! mon fils ! dit alors le vieux sire de Terride, raconte-moi toutes ces merveilles, pour que je ne meure pas avec le désespoir de voir notre terre en la possession des barbares, pour que j’aille porter à ceux qui ont été au ciel devant nous, que la Languedoc a enfin relevé sa bannière et sa double croix rouge.
— Mon père, vous entendrez ce récit dans quelques heures, car avec vous d’autres auditeurs doivent m’entendre, et le sire Guy de Lévis va tout à l’heure donner l’ordre à ses hommes de leur en ouvrir les portes.
— Faites, dit tout bas la comtesse Signis au sire Guy.
Un regard d’Ermessinde lui adressa la même prière, et tout aussitôt Lévis dit à son jeune compagnon d’un air tranquille :
— Va, Michel, donne à mes hommes l’ordre d’ouvrir la poterne, et je ne demande d’autre condition pour eux que de sortir libres de cette enceinte où mon imprudence les a entraînés.
— Ni toi ni eux n’en sortirez, dit Othon, mais tous vous aurez la vie sauve.
» Crédo, prends l’épée de ce chevalier et conduis-le avec deux des tiens à la salle du Paon ; elle est, si je m’en souviens, de bonne garde pour ceux qu’on y enferme. Et vous, jeune homme, ajouta-t-il en s’adressant à celui que Guy avait appelé Michel, venez sous mon escorte donner l’ordre que vous venez de recevoir. »
Michel se tourna vers le sire de Lévis qui lui dit d’obéir, tandis que les deux comtesses échangeaient des signes avec le prisonnier.
— Quant à toi qui m’as dit mon nom, maure ou chrétien, je te laisse en cette salle avec ces deux archers pour empêcher ces femmes de commettre quelque trahison en notre absence…
» Car, hélas ! je le vois, ajouta-t-il en se tournant et en voyant son père retombé sur son fauteuil, celui qui devrait commander ici n’a plus la force même de supporter une espérance.
— Je ferai ce qu’il faudra, répondit cet homme.
— Dis-moi donc qui tu es, pour que j’apprenne au comte de Toulouse, quand il en sera temps, quel fidèle serviteur ou quel fidèle allié il doit récompenser.
— Je n’ai plus de nom parmi les hommes, si même j’en ai jamais eu un. On m’a appelé Buat, on m’a appelé l’Œil-Sanglant, on m’appelle ici Ben-Ouled ; mais ceux qui savent pourquoi je vis, m’ont nommé le Couteau-de-Merci.
À ce nom, Guy de Lévis se retourna et regarda cet homme d’un air de dégoût.
Puis un sourire amer erra sur ses lèvres. Son regard chercha l’enfant qui se tenait éveillé sur les genoux d’une femme, et il sortit d’un air calme.
Une heure s’était à peine écoulée, que la poterne avait été ouverte, et que plus de dix chevaliers, suivis chacun d’un certain nombre d’hommes, avaient pénétré dans le château.
Ceux de Guy avaient été enfermés dans une des salles de la deuxième enceinte, et, les gardes nécessaires ayant été posés aux endroits convenables pour se munir contre toute surprise, les chevaliers se rendirent tous dans la salle où s’était passée la scène précédente, les nobles du côté occupé par le seigneur, et les comtesses, les suivants d’armes, écuyers et autres derrière la barricade.
On avait rallumé le feu, remplacé les cierges et bougies, et chacun ayant pris place, l’un des chevaliers se leva et dit :
— Tu t’es présenté à chacun de nous avec un parchemin à cachet portant les armes du comte de Toulouse, nous priant d’avoir foi en tes paroles.
» Tu nous as mandés ici pour cette nuit, et nous sommes venus, car s’il nous eût répugné d’obéir à l’ordre d’un suzerain qui a livré la Languedoc aux barbares, nous n’eussions pas voulu repousser l’ordre d’un père qui nous implore au nom de son fils.
— Il faut que vous sachiez, barons, quel est ce fils et ce qu’est devenu le père, et ensuite vous déciderez ce que vous voulez faire.
» Écoutez donc le récit d’un homme qui, chassé et proscrit de ce pays, n’a pu apprendre ses infortunes sans se sentir dévoré du désir de leur porter remède, quoique cette terre lui ait été plus inhospitalière qu’à vous, quoique ce suzerain ait abandonné son droit et confirmé son exhérédation.
Un silence profond s’établit, et voici quel fut le récit d’Othon de Terride.
VI
J’étais à la cour d’Angleterre, barons, lorsqu’il y a un an, un jour que nous étions en chasse avec le roi Jean, un enfant de mine modeste et comme il convient à ceux qui ont un courage véritable, vint auprès de Sa Majesté, et lui tendant une lettre, il lui dit :
— Lisez cette lettre, monseigneur, et dites-moi si je dois reprendre ma route.
— Qu’est ceci ? fit le roi qui était d’humeur craintive. N’y a-t-il aucun maléfice en cette lettre ?
Lors, se tournant vers moi, il me dit :
— Prends-en lecture, Othon, et nous répondrons ensuite.
Je pris la lettre, et je ne puis vous dire quel tressaillement me prit à la vue de la double croix de Toulouse pendante au parchemin.
C’était le cachet du suzerain qui avait, vingt ans avant, rejeté ma prière, quand mon père, fasciné par un fatal amour, me fit déclarer traître et félon pour garder sa châtellenie aux enfants à venir de sa nouvelle épouse.
Une colère terrible s’empara de moi, et si ce n’eût été la jeunesse du messager, je l’eusse provoqué comme responsable des injustices de son maître ; cependant je lus la lettre, et à mesure que je la lisais, à mesure que je voyais détaillés devant mes yeux les malheurs de la patrie, je sentis cette colère s’amollir ; puis enfin quand je lus que ce noble enfant qui avait traversé l’Aquitaine, la Bretagne et la Normandie, à pied, seul, et vivant d’aumônes, était le fils du puissant comte Raymond, duc de Narbonne, marquis de Provence, cette haine se fondit en larmes, et le roi m’interrogeant d’un air étonné, je lui répondis :
— Cet enfant qui est là, couvert de sueur et de poudre, avec des habits déchirés, est le fils de votre sœur Jeanne. C’est le jeune comte Raymond de Toulouse.
Tous les barons anglais se regardèrent touchés de tant de misère avec un si grand nom, et de tant de courage avec un si grand malheur.
Chacun voulait partir et suivre le noble enfant ; mais après le premier élan de cette pitié, quand vint l’heure des conseils, le secours ne la suivit pas, si bien, mes maîtres, que le jeune comte ne recueillit de tant de belles promesses que des lettres du roi pour Sa Sainteté Innocent III, et quelques livres sterling pour qu’il pût se rendre en meilleur équipage au concile assemblé pour juger ses droits. Mais pas un seul chevalier ni baron ne lui offrit ni son appui ni sa lance.
Aucun n’y était tenu, et la générosité est libre ; mais j’eusse mérité de voir briser mes éperons par la main du bourreau, j’aurais mérité le jugement que l’amour aveugle d’un père arracha à l’indolence aveugle du suzerain, si j’avais vu tant de malheur et tant de résignation, avec tant de persévérance, sans retrouver en mon cœur le souvenir de la foi dont on m’avait délivré.
Sires barons, je possède en Angleterre trois châtellenies qui valent chacune trois fois celle-ci ; je les remis au roi Jean pour la remise du serment que je lui avais fait, et je partis comme serviteur et domestique du jeune comte, quoiqu’en apparence je fusse son maître ; car, messires, il ne faut point croire que, pour traverser la France et la Bourgogne, ses ennemies, et la Provence, son ancienne terre, il ait voyagé comme un seigneur de tant de comtés eût dû le faire, s’il restait en ce monde ombre de loyauté et de justice ; nous travestis, moi sous l’habit d’un marchand, lui sous celui d’un apprenti, nous avons fait à pied le voyage jusqu’à Rome : si bien qu’en arrivant dans cette ville, nous fûmes arrêtés par des Français, par le sire Guy de Lévis lui-même, qui était là tout à l’heure, et qu’il fallut lui donner la broderie d’or qu’il destinait à celle qu’on appelle ma sœur.
Or ce fut alors que le jouvenceau que ma prudence avait peine à calmer, brisa sa canne et me dit :
— Ah ! je mesurerai moins long de terre au maître de cet homme que je ne lui ai mesuré de broderies ; il n’en aura que six pieds, ce qu’il faut pour un cadavre, ou je serai mort avant un an.
Ah ! le sang provençal parlait en lui en ce moment, et ce qu’il a fait et que vous allez entendre vous apprendra que ce n’est pas vanterie.
Alors nous entrâmes à Rome où se trouvaient déjà les comtes de Toulouse, de Foix et de Comminges.
Ce n’est pas ainsi qu’ils nous attendaient, ne pouvant s’imaginer qu’un roi et un oncle n’osât pas mieux protéger le fils de sa sœur et le seigneur qui en avait appelé à sa justice. Mais telle fut cependant notre arrivée.
Et si notre séjour ne fut pas si misérable que notre voyage, cela tient à des causes qui ne sont à l’honneur ni du Saint-Père ni d’aucun baron romain.
— Ce sont ces causes sur lesquelles nous voulons être instruits, dit une voix grave et mâle ; car ayant été en pourparlers avec des chevaliers français, j’en ai entendu faire d’étranges récits.
— Sire Guillaume de Minerve, reprit Othon, crois-tu la langue des Français plus loyale que leur épée ? et penses-tu qu’ils ne s’entendent pas aussi bien à ruiner la fortune d’un ennemi, par la calomnie, que par les armes ?
— Je connais les Français mieux que toi, pour les avoir combattus face à face depuis bientôt dix ans ; mais je connais encore mieux le sang de Raymond, de ce traître comte qui nous a livrés le premier à l’invasion des barbares, toujours prêt à se vendre à qui peut lui profiter, qui a promené son hommage de Philippe de France à Richard d’Angleterre, et qui l’offrirait à quelque roi sarrazin de l’Espagne, s’il le croyait nécessaire à quelque nouvelle trahison.
— Je parle du jeune comte son fils, messire, dit Othon ; je parle de ce que j’ai vu, et non de ce qu’on me rapporte.
— Eh bien, sire baron de Terride, vous êtes Anglais plutôt que Français et que Provençal, et quoique vous fassiez semblant de vous plaindre ici de la couardise et de l’avarice du roi Jean, peut-être n’avez-vous pas tant à le blâmer en secret.
» Le voyage a été rude, et il ne pouvait être autrement ayant à traverser des terres ennemies ; mais le séjour a été splendide, grâce à qui, sire de Terride ? grâce à la comtesse de Norwich, dont la fille Régina tient de si près au roi Jean, que le comte de Norwich a répudié sa femme, et l’a renvoyée à Rome où il l’avait prise lorsqu’il avait été y faire pénitence pour s’être battu un vendredi saint.
» Or, messire de Terride, le roi d’Angleterre aime assez cette fille pour lui souhaiter un mari comme le jeune comte de Toulouse et aider ce mari à devenir riche et puissant ; mais le roi d’Angleterre connaît trop bien la valeur de toutes choses pour donner son secours par pure générosité ou par amour paternel, et s’il aide son gendre à reprendre ses comtés, c’est qu’il est peut-être convenu d’avance que ce gendre lui en fera hommage et abandonnera la suzeraineté du roi de France pour la sienne.
» Voilà pourquoi nous tenons à savoir les causes véritables de ce splendide séjour à Rome. »
Othon écouta les paroles de Guillaume de Minerve d’un air soucieux et contrarié ; puis, ayant gardé un moment le silence, il laissa venir un léger sourire sur ses lèvres, et sa figure prit une expression railleuse et gaie.
— Sires barons, dit-il, lorsque, chassé de la Provence, je m’en allai de ville en ville jusqu’à Bordeaux où était la fleur de la chevalerie du monde, le roi Richard, je n’avais, pour me faire accueillir, ni nom, ni grands faits d’armes à invoquer ; mais j’avais emporté avec moi de ce pays la gaie science des jongleurs, qui y semble un don de nature, et je vous jure qu’en ce temps-là j’aurais payé cher pour pouvoir raconter une aussi gracieuse et sincère aventure d’amour que celle du jeune comte et de la belle Régina ; car, sur mon âme, je vous le jure, c’est seulement une aventure d’amour.
— Eh bien, crièrent quelques voix, dites-nous-la, sire de Terride.
— Qu’il nous l’explique comme un homme de sens et de vérité, dit Guillaume de Minerve, et nous jugerons ce qui en est.
— Non, s’écria-t-on de tous côtés, qu’il nous la conte ; comme bon trouvère, qu’il nous la dise en chanson, et nous jugerons encore mieux.
À ce vœu tumultueusement exprimé par tous les chevaliers se mêla le murmure suppliant de tous les hommes d’armes et servants qui étaient de l’autre côté de la balustrade, et Othon, jugeant que peut-être il obtiendrait plus de cette chanson que de son grave récit, fit un geste de contentement.
— Ah ! s’écria Guillaume de Minerve, chevaliers provençaux, ne changerez-vous jamais ? Vous donneriez la vie de vos enfants et l’honneur de vos femmes pour une chanson, et vous oublierez le combat pour les contes d’un jongleur.
— Nous avons le temps pour tout, dit Terride, et ce conte ne sera pas inutile, car il vous apprendra à connaître que si, avec le jeune Raymond, la justice et l’équité doivent rentrer en Provence, la courtoisie et la galanterie, chassées par les barbares Français, y reviendront aussi avec lui.
Un murmure flatteur accueillit ces paroles ; chacun se pencha vers Othon d’un air plus attentif que lorsqu’il parlait des destinées de la Provence, et le sire de Terride commença ainsi, parlant en vers rimés et les déclamant d’une façon chantante :
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