Kitabı oku: «Le Vicomte de Béziers Vol. II», sayfa 3
— Ah ! ces hommes sont fous ; sur mon âme, ils sont fous. Oh ! il faut qu’ils soient fous.
À leur tour les chevaliers considérèrent Roger avec étonnement, ils se parlèrent entre eux ; mais Roger, les interrompant soudainement, dit à Saissac avec une explosion terrible :
— Tu as appelé Catherine Rebuffe une ribaude, Saissac, et je te pardonne ; car tu es vieux, et je t’ai aimé comme mon père, car je n’ai pas eu le temps d’aimer mon père. Tu veux que je me défende d’un mensonge, et tu me demandes de faire le plus infâme mensonge que puisse faire un homme en cette terre ; un mensonge d’un homme contre une femme, d’un chevalier contre une femme, d’un suzerain qui a quatre comtés contre une femme, d’un soldat qui a une épée et une lance contre une femme : et cette femme est une fille bourgeoise sans puissance ; et cette femme est une enfant qui n’a ni frère ni père pour m’assassiner, s’ils ne pouvaient me combattre ; et cette femme est un ange de pureté et d’innocence. Ah ! j’ai raison, te dis-je, tu es fou ; il faut que tu sois fou.
— Je suis ton ami, Roger, reprit Saissac ; et si ce que j’ai dit te blesse si profondément, n’en parlons plus. Il nous reste d’autres moyens de satisfaire aux exigences de Rome ; et je pense que la fantaisie qui t’a livré cette esclave infidèle ne te tient pas si vivement au cœur que la nécessité de la rendre à son maître excite en toi la même colère.
— Vrai, dit Roger, nous l’avons fait fouetter comme une chienne de chasse, et nous l’avons jetée toute saignante à Raymond Lombard, et nous jurerons que c’est une calomnie d’avoir dit que j’avais cherché les baisers de cette femme ! Et si c’est une calomnie réellement, ne vois-tu pas que la vérité sera aussi impossible et aussi inutile en cette circonstance que le mensonge tout à l’heure ? Et ne vois-tu pas que si c’est une calomnie, et mes ennemis le savent, et mes amis ne l’ont pas supposé ; ne vois-tu pas que si c’est une calomnie, ils l’ont sans doute si habilement arrangée, que mes serments ne paraîtront que parjures, et que ma cruauté ne sera qu’un crime de plus ? Oh ! je te dis que tu es fou.
— Ainsi cette esclave,… dit Saissac.
— Cette esclave ! s’écria Roger avec emportement ; que m’importe cette esclave et son amour ? l’ai-je accepté ? l’ai-je partagé ? Suis-je coupable de ce qu’un moment elle s’est jetée comme une folle dans mes bras, et de ce qu’elle a touché mes lèvres des siennes ? Non ; mais pour cela il ne faut pas que je lave la souillure de ma bouche avec son sang ; il ne faut pas que je sois son bourreau.
— Eh bien ! dit Saissac, ce qui est fait est fait. Mon ignorance de tes rapports avec cette esclave nous a plus servi que nos meilleurs calculs ; car elle a été au-delà de ce que tu eusses voulu, et de ce que je t’eusse conseillé : il faut en profiter ; il faut accomplir l’œuvre par un dernier effort, par un dernier sacrifice.
— Et ce dernier effort, ce dernier sacrifice ?
— C’est de livrer l’assassin de Pierre de Castelnau à la justice des clercs et à ses bourreaux.
— Oh ! dit Roger amèrement et tristement, il faut que j’aie du cœur et de l’intelligence pour tous ; mais me croyez-vous donc si fort que vous m’apportiez en outre de mes dangers, en outre de mes peines, tous les embarras et toutes les douleurs de vos conseils et de vos résolutions folles ? Ce que tu me dis de faire, Saissac, j’en ai eu un instant la pensée ; un instant, quand tu as prononcé le nom de ribaude à côté de celui Catherine, il m’a pris envie de donner ce Buat au bourreau, et d’en réclamer la tête pour te l’envoyer ; je ne l’ai pas fait cependant, je ne le ferai pas, parce que, moi, j’aime ceux que j’aime, autrement que vous ne savez aimer, vous autres ; parce qu’il y a du sang et des larmes que je ne puis pas faire couler, moi…
— Roger, lui dit doucement Saissac, je ne te comprends pas ; mais si le sacrifice de cet homme doit te coûter, arme-toi de courage, car il est nécessaire.
— Saissac, n’en parlons plus ; bientôt tu sauras mes raisons.
— Bientôt ! dit Saissac ; il sera trop tard, l’heure presse.
— Ah ! dit Roger en reprenant son impatience, tais-toi ; d’ailleurs cet homme n’est plus à Montpellier.
— Il y est, dit Saissac.
— Il en est parti à cette heure.
— À cette heure il doit être arrêté en sortant de chez Catherine Rebuffe où on l’a vu entrer.
— Et c’est par ton ordre ? s’écria Roger reprenant toute sa colère.
— C’est par mon ordre.
— Oh ! Saissac, reprit Roger en saisissant son manteau et son chaperon, et s’avançant vers la porte ; tu répondras de cet homme à l’âme qui est au ciel, s’il a péri ; tu répondras de Catherine à moi, si elle est perdue par ta faute.
— Elle est perdue pour vous, dit un homme en entrant.
— Buat ! s’écria Roger ; car c’était Buat qui venait d’entrer. Buat, Catherine est perdue pour moi, dis-tu, et par ta faute, Saissac, sans doute…
— Par sa volonté ; lisez. Et il remit à Roger un parchemin roulé.
Pendant le temps qu’avaient duré toutes les scènes que nous venons d’écrire, la nuit était venue, et Roger ne put lire à l’instant le billet de Catherine ; il appela pour qu’on lui apportât un flambeau, et, pendant qu’un de ses serviteurs courait le chercher, il se mit à interroger Buat.
— Que t’a-t-elle répondu ?
— Rien.
— L’as-tu vue ?
— Oui.
— Lui as-tu dit ce que je t’avais dit ?
— Je le lui ai dit.
— Tout ?
— Tout.
— Mes propres paroles ?
— Vos propres paroles.
— Et que t’a-t-elle répondu ?
— Rien.
— Rien !… Il faut que je la voie.
— Vous ne la verrez plus.
— Est-elle partie ?
— Comme elle me remettait cet écrit, la garde des consuls est arrivée. Le sire de Rastoing la commandait. Il a fait monter Catherine dans une litière ; et ils se sont éloignés.
— C’est violence, cria Roger.
— Elle a dit au sire de Rastoing : Je vous attendais.
À ce moment on apporta le flambeau. Roger le saisit, et se retourna pour lire la lettre de Catherine. Il aperçut alors les chevaliers excités tout bas par Saissac ; ils avaient tiré leurs épées, et s’étaient glissés le long de la porte. Aussitôt Saissac s’écria :
— Voilà l’assassin de Pierre de Castelnau ! saisissez-le. Et comme ils allaient s’élancer vers lui, Roger, par un mouvement rapide et irrésistible comme la foudre, saisit Saissac par le bras ; et, le traînant jusque auprès de Buat, il lui cria avec une colère mêlée d’une singulière émotion :
— Mais regarde-le donc, malheureux, regarde-le donc.
À ces mots, il posa son flambeau près du pâle et beau visage de Buat. À cet aspect, Saissac laissa tomber son épée qui retentit sur le pavé, et ses bras tendus vers Buat pour le saisir semblèrent s’ouvrir pour l’embrasser ; mais Roger, l’arrêtant encore, lui dit rapidement, d’une voix triste et profonde :
— Pas devant eux, pas devant moi, Saissac. Ne vois-tu pas qu’il y a un nom qui doit m’être sacré, et sacré à toute la terre, que vous prononceriez dans vos embrassements !
Et sur-le-champ il les laissa l’un en face de l’autre, et se mit à lire la lettre que lui avait apportée Buat. La voici :
« Roger, je t’ai dit : On m’appellera une fille perdue, quoique je sois innocente ; mais j’aurai ton amour en place de renom et de vertu, et je vivrai heureuse. On m’appelle une fille perdue, et je n’ai pas ton amour. Je n’ai pas pu mourir : plains-moi. Foë est donc bien belle ! »
— Oh ! s’écria Roger en tombant sur un siège avec désespoir. Elle aussi ! elle !… Ils me l’ont tuée et prise. Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !
Puis il éclata en amères exclamations et en cris terribles et sans suite, qui lui déchiraient la poitrine ; et Saissac, qui venait de comprendre qu’il y a d’autres dangers que ceux de la puissance menacée, d’autres douleurs que celles du suzerain en guerre avec tous ceux de sa contrée, Saissac s’approcha pour le consoler. Mais Roger ne l’écoutait ni lui ni les autres. Quant à Buat, il ne parlait pas ; Buat était un cœur de la trempe de Roger, qui sait qu’il y a des tortures de l’âme pour lesquelles il n’y a pas de baume dans les paroles d’un homme. Nos lecteurs ont bien deviné qu’ils étaient frères.
Il y a de ces fatalités ingénieuses, de ces heures terribles qui trouvent à croître la douleur quand il semble qu’il n’y a plus matière à souffrance dans l’homme, et alors il arrive qu’à ce moment de comble les plus faibles sont les plus accablantes ; les plus présumables deviennent les plus imprévues ; les plus indifférentes sont tortionnaires. Après la perte de Catherine, que restait-il d’amour à briser au cœur de Roger ? après l’abandon de Pons, quel abandon le pouvait étonner ? Ce ne fut rien, presque rien ; mais ce fut la goutte d’eau surabondante, le vase en déborda. Un homme entra. C’était Arnauld de Marvoill.
— Agnès de Montpellier, dit-il, attend votre bon plaisir de la recevoir avant de s’éloigner de cette maison.
Roger essuya ses larmes, et se remit : cependant il n’eut pas la force de se lever. Agnès entra. Elle était pâle, et avait les yeux baissés. Elle s’approcha en tremblant.
— Buat, dit-il, fais appeler Peillon. Puis il se tourna vers la vicomtesse.
— Agnès, lui dit-il, vous allez me quitter ; mais il ne faut pas, je ne veux pas que vous ayez à mendier de qui que ce soit, fût-ce de votre frère d’Aragon, ou de votre sœur Marie, un asile qu’un mot ou un regard pourrait vous reprocher ou vous rendre odieux. Aujourd’hui, dans cette ville qui m’est ennemie, je ne puis faire pour vous tout ce que je dois ; car, Dieu sait, dans l’état d’interdit et de malédiction où je suis, si j’y trouverais des hommes pour approuver de leur sceau et témoigner par leurs noms des donations que je veux vous faire. Les temps viendront, je l’espère, où j’accomplirai ce devoir. Ne considérez donc ce que je fais en ce moment que comme le premier paiement de la dette que je contracte ici envers vous. C’est tout ce que je puis, Agnès. J’espère que je n’ai pas perdu si complètement l’estime de toutes les âmes que vous ne soyez assurée que je fais tout ce que je puis.
— Seigneur vicomte, dit Agnès, je ne puis ni ne dois…
— Ne me refusez pas, Agnès, dit le vicomte, je vous en prie. Ce que je vais vous donner ne suffit pas à la vie d’une femme ; ce qui me restera, dût-on m’arracher mes quatre comtés, suffira toujours à la vie d’un homme. Il me restera mon épée, et quand je n’aurai plus ni ville, ni bourg, ni palais, ni chaumière, ni toit où abriter ma tête, je la planterai sur quelque lande stérile ou sur quelque grève déserte et je me coucherai à côté, sûr de ma vie comme sous la main de Dieu.
Agnès ne répondit pas, et Buat rentra aussitôt : mais il avait à la fois l’air consterné et irrité.
— Peillon est parti, s’écria-t-il ; Peillon s’est enfui, emportant votre trésor et tout l’or que vous lui aviez confié.
— Peillon est parti, s’écria Roger en se relevant le visage consterné et le regard perdu.
— Seigneur, dit Agnès timidement, je n’ai besoin de rien.
— Oh ! merci, merci, de votre pitié, Madame, dit Roger en se laissant aller à pleurer comme un enfant ; vous voyez bien que je suis le plus malheureux des hommes.
Et comme Agnès, entraînée par Arnauld, s’éloignait lentement, et en jetant sur Roger un regard qui semblait lui demander la permission de rester, il se reprit à dire, comme un homme sans force et sans courage :
— N’est-ce pas que je suis bien malheureux ?
Puis quand cette jeune fille fut sortie, comme si elle emportait sa dernière espérance, comme si elle brisait le dernier lien qui l’attachait au monde, cette jeune fille, qu’il détestait la veille, il tomba à genoux et s’écria :
— Mon Dieu, mon Dieu ! prenez pitié de moi ! Et il s’évanouit.
III.
Conseil.
Il se passa près d’une heure avant que Roger reprît entièrement connaissance. Lorsque les amis qui l’entouraient virent qu’il était revenu à lui, ils lui conseillèrent le repos et voulurent se retirer. Roger les pria de rester et sortit lui-même un moment. Ils se regardèrent entre eux avec confusion. Gérard de Pépieux, le premier, rompit le silence.
— Il faut penser à notre défense personnelle, sires chevaliers ; la force d’âme du vicomte s’est perdue en débauches et en intrigues de femmes ; il n’a plus ni la tête assez libre, ni le bras assez ferme pour pourvoir à la sûreté de ses quatre comtés. C’est à nous, à voir ce que chacun peut espérer de son propre courage et de sa propre prudence.
— Quel que soit l’état du vicomte, sire de Pépieux, reprit Saissac, chacun de nous ne doit espérer que dans le courage de tous et dans la prudence de tous ; car si j’ai bien compris vos paroles, il serait convenable que chacun se retirât dans ses terres et châtellenies, et que là il lui fût libre de mesurer s’il peut résister à nos ennemis ou s’accommoder avec eux. Prenez garde qu’en une pareille détermination le courage deviendrait folie et la prudence trahison. Ce qu’il y a de plus convenable, c’est de prendre tous ensemble une décision que nous exécuterons tous ensemble.
Certes Saissac était un ami dévoué du vicomte ; mais il avait été son tuteur et il avait tellement gardé l’habitude du conseil et de la tutelle qu’il y revenait à toute occasion où se montrait le moindre point pour l’y glisser.
— Cependant, dit Pépieux, si le suzerain manque à ses vassaux, les vassaux ne peuvent être liés envers le chef, et je ne me sens pas disposé à prêter aide et obéissance à qui ne peut me rendre ni aide ni protection.
— Ceci est mal raisonné, reprit Saissac, car vous ne vous êtes pas cru délié de votre foi et hommage envers le vicomte lorsqu’il était faible et mineur, quoiqu’il ne pût vous rendre alors par lui-même l’aide et la protection qu’il vous devait en retour. Il en est aujourd’hui de même. Qu’il soit mineur par l’âge ou par la faiblesse de son caractère, nul de ses chevaliers ne peut se séparer de lui sans traîtrise ; mais chacun doit concourir de son mieux à lui faire un conseil d’où sorte son salut.
— Ah ! s’écria Pierre de Cabaret, le silencieux capitaine, selon la chronique, c’est de nos épées que sortira son salut et le nôtre ; le bruit d’une lance sur un heaume et d’une épée sur un bouclier, parle plus haut que tous les conseils. Sus, mes frères, aux armes ! voilà tout le conseil et toute la prudence.
— Ceci est d’un loyal châtelain, répondit Saissac. Mais avant d’en venir à cette extrémité, il faut épuiser toutes les voies d’accommodement ; et il serait nécessaire qu’un de nous, chargé du pouvoir des autres, fût député vers le légat, et vît s’il n’y a point de miséricorde à attendre de sa justice.
— Et je prétends que pendant ce temps, ajouta Gérard de Pépieux, chacun de nous doit se retirer en sa terre pour se préparer à combattre.
— Ou à se rendre, sinon à se vendre, dit Guillaume de Minerve.
— Est-ce pour moi que vous parlez, sire de Minerve ? reprit aigrement Gérard la main sur son épée.
— Je parle pour ceux qui ont la peur et le calcul au cœur. Tenez, sire Gérard, vous êtes de nous tous le plus riche en terres, en armes et en bourgs ; mais vos bourgs et vos terres sont en rase plaine, et votre château de Pépieux n’a pas de fossés que ne puisse franchir un trait lancé à la fronde, et des murs que ne puissent atteindre des échelles à la main. Vous pensez à tout cela, et vous préféreriez un accommodement qui sauvât vos terres du ravage et votre château de la destruction à une guerre qui vous porterait, à coup sûr, grand préjudice. Eh bien ! sire Gérard, ceci est la preuve que Dieu est juste pour tous en ce monde : car si, durant la paix, vous vous êtes gobergé en abondance de toutes choses, tandis que moi, par exemple, et notre ami Pierre de Cabaret, nous récoltions à peine dans nos lambeaux de terre, dispersés dans des creux de rocher, de quoi nourrir nos chevaux de bataille ; si vous avez été ainsi favorisé, c’est à nous de l’être à cette heure : car l’heure est venue, où nos châteaux, plantés au sommet des rochers, l’heure est venue où nos chemins, taillés dans le flanc des montagnes et nos fossés creusés en ravins par les torrents du ciel, nous protégeront mieux que vos abondantes récoltes et vos larges plaines. Mais comme notre pauvreté n’a pas été pour nous une raison d’abandonner notre seigneur et suzerain en d’autres temps, le préjudice qui vous menace n’en doit pas être une pour que vous le quittiez en celui-ci.
— Qui parle de le quitter ? dit Gérard avec impatience.
— Vous n’en parlez pas, dit Pierre de Cabaret, mais vous y pensez.
— Sire Pierre, vous m’outragez et m’en ferez raison.
Pierre de Cabaret haussa les épaules et lui répondit :
— Si tu veux, Gérard, si tu veux, demain : car ta colère, ta bravoure, ton dévouement, c’est toutes choses d’une heure ; ta trahison de même. Crois bien que si je ne compte pas sur toi pour nous, je ne compte pas sur toi pour nos ennemis.
— Qu’il en soit ainsi ou autrement, s’écria Gérard, cette heure est plus qu’il n’en faut pour t’apprendre à parler dignement d’un chevalier.
Pierre Cabaret fit un signe à Guillaume de Minerve qui s’apprêta à le suivre, et Gérard fit un signe pareil à un autre chevalier qui était Guillaume de Lérida, chevalier citadin de Carcassonne, fameux par son hérésie et sa farouche exaltation. Ils allaient sortir tous les quatre lorsque Saissac s’interposa :
— Est-ce là votre dévouement au vicomte ? s’écria-t-il. Vous, Pierre, ne le montrerez-vous pas mieux en n’exposant point votre vie pour d’autre cause que pour la sienne ? et vous, Gérard, votre fidélité ne sera-t-elle pas une meilleure preuve de votre honneur qu’un combat qui ne peut que préjudicier au vicomte, en mettant en danger l’un de vous deux ? Demeurez, je vous le commande autant que le peut un homme à qui vous avez eu coutume d’obéir longues années, durant qu’il était tuteur et représentant de votre seigneur, qui, je le crains bien, va en avoir besoin plus que jamais.
Les quatre chevaliers, arrêtés et entourés par ceux qui étaient présents, consentirent à ne point vider leur querelle avant d’avoir pris conseil de ce qu’il fallait faire pour le salut commun. Sur l’ordre de Saissac on apporta une grande table où se trouvaient des flambeaux de cire, une écritoire avec ses plumes d’aigle et une quantité de parchemins de toute grandeur. Tous les chevaliers s’assirent autour. Outre ceux que nous avons nommés il s’y trouvait Amblard de Pelapoul, Galard du Puy, Pierre Hosloup, Bernard de Miraval, Ugo de Concas, Raymond de Campendu et Etienne d’Agen ; douze en tout, sur plus de deux cent cinquante chevaliers ou châtelains qui relevaient du vicomte dans ses quatre comtés. À peine chacun fut-il assis que Saissac prit la parole pour prévenir toutes nouvelles querelles.
— Sires chevaliers, leur dit-il, toute la question à résoudre c’est de savoir s’il faut combattre ou s’accommoder.
— Il faut combattre, s’écrièrent à la fois, les sires de Cabaret, de Minerve, de Campendu et le chevalier de Lérida.
— Il faut s’accommoder, dirent quelques autres parmi lesquels on remarquait Galard du Puy.
— Il faut attendre, s’écria Gérard de Pépieux. Ce qu’il faut surtout, c’est que l’on ne sacrifie pas les intérêts des uns à ceux des autres, et que ceux qui ont quelque chose à risquer ne soient pas forcés de le perdre par l’entêtement d’une défense peut-être impossible.
— Et qui t’a dit, s’écria Pierre, que cette défense soit impossible ?
— Le temps nous apprendra le nombre de nos ennemis, répliqua Gérard ; s’ils accourent peu nombreux et sans chefs de hautes races, sans doute il serait lâche et déshonorant de ne pas nous défendre jusqu’à ce qu’ils soient exterminés de nos terres ; mais si les principaux chevaliers du roi Philippe et du roi Jean se croisent avec des milliers de lances, non seulement il sera prudent, mais encore il sera honorable de s’accommoder avec eux.
— Fussent-ils plus nombreux que les étoiles au ciel et le sable dans les mers, repartit Guillaume de Minerve, je les attends dans mon manoir et leur permets de me planter en croix au sommet de mes créneaux, si jamais ils en touchent le faîte du bout de leur lance. Il faut donc nous défendre.
— Or çà, s’écria Gérard, vous appelez donc défendre un pays que laisser ravager et piller à l’aise les plaines et les villes, brûler les fermes, anéantir les bestiaux, arracher les vignes, abattre les forêts, et vous croirez lui avoir rendu un grand service parce que quelques manoirs isolés resteront debout au milieu de ce grand déluge de misères et de dévastations.
— Je ne parle pas de mon château de Cabaret, s’écria Pierre, ni du nombre de nos ennemis ; car il faudra entasser les montagnes les unes sur les autres avant que leurs mangonneaux ou leurs pierrières puissent seulement toucher le pied de mes remparts ; mais fussé-je seul comme Guillaume de Lérida avec ma lance et mon cheval de bataille, je dis qu’il faut combattre pour notre seigneur et le défendre jusqu’à ce que châteaux et hommes nous soyons tous par terre ; et s’il reste quelque chose debout alors, ce sera notre honneur, sires chevaliers ! et certes cela vaut bien la peine d’y penser.
— Tout ce que je vois jusqu’à présent de plus clair en tout ceci, dit Saissac, c’est que c’est en nous que le pays doit chercher sa défense, et qu’à défaut du vicomte nous devenons responsables de son destin futur. C’est une chose grave, et qui a besoin de réflexions. Voyons avec calme quel est l’avis de chacun de vous et ses raisons pour le soutenir : nous délibérerons et déciderons ensuite. Que le plus ancien commence : nous sommes prêts à l’écouter.
— Non, dit Roger en entrant, non, ce sera le plus jeune qui commencera à donner son avis et ses raisons, puis il y ajoutera ses ordres s’il le faut ; gardez vos places, sires chevaliers, nous allons nous occuper de nos affaires. Buat, distribue ces missives à quatre de mes valets, qu’ils les portent sur l’heure et reviennent ; tu reviendras toi-même pour entendre nos conseils et nous servir d’écrivain.
Et comme quelques chevaliers marquèrent de l’humeur et de la répugnance à ces paroles, Roger ajouta : — Cela sera ainsi, car je ne sache pas qu’aucun de vous, sires chevaliers, soit tenté de revendiquer cet honneur.
À ce moment rien ne révélait sur le visage du vicomte qu’il venait de subir les plus violentes émotions, il paraissait calme et décidé ; et le léger froncement de ses sourcils ne dénotait que l’occupation d’un esprit qui rassemble avec soin toutes ses idées. Dès qu’il eut fini de parler, tous les chevaliers se turent ; car dans cette assemblée personne, si ce n’est Buat ou Roger lui-même, n’était capable de tenir la plume et d’écrire une déclaration ou une charte quelconque. Les chevaliers s’assirent en silence ; mais Roger dont l’activité d’esprit s’excitait pour ainsi dire par l’activité du corps, Roger continua à rester debout parcourant la salle à grands pas. Buat rentra, il s’assit à la place qui lui fut désignée et Roger prit la parole.
— Sires chevaliers, il faut nous préparer à combattre, il faut nous préparer à traiter. Je suis pour ceux qui pensent que la guerre et le fer sont notre dernière ressource ; je ne suis point contre ceux qui prennent soin des intérêts de leur fortune et qui ne veulent pas imprudemment livrer au massacre et à la dévastation leurs hommes et leurs propriétés ; mais je crois le courage des uns trop précipité, la prudence des autres trop hâtive. Attaquer aujourd’hui serait imprudence, tendre des mains croisées et suppliantes serait lâcheté ; il faut chausser nos éperons d’acier et mettre nos gantelets de fer, et alors nous pourrons offrir la main à nos ennemis, mais ouverte et armée, de façon qu’elle puisse s’unir à une main amie ou saisir la poignée du glaive selon la circonstance. Si notre poète accoutumé le sire de Marvoill était ici, il vous dirait quel fameux homme de l’antiquité a dit : si tu veux la paix, prépare-toi à la guerre. J’ai oublié le nom de ce grand homme et non pas son précepte. C’est celui-là qu’il nous faut suivre. Sires chevaliers, nous allons mettre nos villes en état de défense, vous y mettrez vos châteaux ; et lorsque nous serons ainsi préparés au combat nous demanderons la paix ; quand nous pourrons parler à nos ennemis à travers les visières de nos casques, alors ils écouteront notre voix, si, comme je le crains, la fureur d’Innocent ne les a pas rendus sourds à toute honorable proposition. À ceci nous gagnerons deux choses, et d’abord le temps de nous munir convenablement ; et ensuite le bon droit, en montrant à tous les peuples de la Provence que nous avons tenté tous les moyens possibles d’accommodement. Cette marche, ce me semble, vous paraît sage et juste.
— Assurément, dit Galard du Puy, cette conduite serait excellente à tenir si nous pouvions la tenir ; mais pour ce faire il faudrait que le pays fût en meilleur état. Sans doute le vicomte Roger peut exiger de ses bourgeois, chevaliers et citadins, qu’ils défendent leurs villes. Mais pour la défense d’une ville il faut plus que les hommes qui y sont enfermés, il faut des provisions pour les nourrir, des armes pour les armer ; et comment avoir toutes ces choses sans argent ; et le vicomte sait mieux que personne en quelle pauvreté nous sommes tous réduits, lui le premier.
— Vous vous trompez, sire du Puy, répondit Roger, je vais vous montrer qu’hommes, provisions, armes et argent, il ne me manquera rien lorsque j’en appellerai à mes fidèles populations.
— Sire vicomte, reprit Gérard de Pépieux, ne vous bercez pas d’une illusion vaine, vous n’êtes point en état d’obtenir, par la force, des toltes, quêtes, ou prêts forcés qui ne vous sont pas dus, et la position où vous avez mis le pays par votre faute personnelle n’engagera ni serfs, ni bourgeois, ni chevaliers à faire au-delà de ce que veut la coutume. Ce n’est point ici le cas où, étant prisonnier de votre personne, ils seraient forcés de s’imposer une taille pour payer votre rançon ; il ne s’agit point non plus du mariage d’une de vos filles ni d’un voyage d’outre-mer : et hors ces trois cas aucune tolte extraordinaire ne peut être imposée à aucun homme, bourgeois ou serf, sans son libre consentement. Ce consentement, sire vicomte, il ne faut pas l’espérer d’eux, car ils préféreront se racheter directement de la conquête en payant leurs ennemis que de s’y exposer en fournissant de quoi les combattre. D’un autre côté, vous n’ignorez pas que les péages et tailles ordinaires vous ont été payées d’avance. Quels sont donc les moyens de défense qui vous restent ? Aucuns, à ce qu’il paraît. Et ne vaut-il pas mieux céder tout de suite avant que l’armée des légats ne soit à nos portes que d’être forcés de traiter plus tard, lorsque les dépenses qu’ils auront faites les rendront plus exigeants ? Et si quelques-uns ici croient que l’honneur y sera compromis, j’ajouterai que c’est le jouer bien plus que de s’exposer à s’humilier après une vaine bravade.
— Sire de Pépieux, je vous remercie de vos avis, et suis charmé de voir que mes chevaliers me rendent si complètement ce qu’ils me doivent : leurs bons conseils quand je les leur demande ; leurs armes et leurs personnes, je l’espère, quand je les exigerai. Je suppose que ceci ne vous embarrasse pas plus que moi, et que vous tenez cette ressource pour assurée parmi celles qui me restent. Quant à mes bourgeois et serfs de terre et de corps, je ne les imposerai pas contre leurs volontés ; mais je ferai, pour les lier à ma cause, ce que nos ennemis ont fait pour attacher tant d’hommes à la leur. Je ferai pour la défense ce que Rome fait pour l’attaque.
— Sire vicomte, reprit Gérard, Rome a en elle une source de richesses supérieures à l’or et à l’argent, car elle est inépuisable et ne lui coûte qu’une parole. C’est avec cette monnaie qu’elle paie ses soldats. Elle a promis indulgence plénière et remise de tous péchés commis jusqu’à ce jour à tout homme qui suivrait la croisade contre notre malheureux pays pendant quarante jours seulement. Qu’opposerez-vous à cette formidable puissance qui ne soit bientôt tari et épuisé ?
— Les biens du ciel sont précieux sans doute, mais ceux de la terre ne sont pas sans exciter les désirs des hommes. Ceux-ci sont en nos mains, sires chevaliers ; ce sont ceux-là que j’opposerai aux indulgences de Rome ; et je ne sais si je ne trouverai pas plus d’hommes qui achèteront plus cher une chance de bien vivre qu’une chance de bien mourir. Écris, Buat, écris que je donne à tous hommes, serfs de terre ou de corps de mes domaines, le droit de marier leurs filles actuellement vivantes nubiles, ou autres sans ma permission de seigneur, moyennant pour les serfs de corps vingt-cinq sols melgoriens ou un demi-marc d’argent fin, et pour les serfs de terre moyennant une mesure toulousaine de blé ou avoine qu’ils verseront dans mes greniers d’Albi, de Carcassonne et de Béziers. Ajoute que ce droit passera à perpétuité à leur postérité moyennant qu’ils décupleront la redevance ci-dessus portée. Ajoute que pour pareille redevance ils peuvent obtenir, soit pour eux, soit pour leur postérité, le droit de faire embrasser à leurs fils l’état ecclésiastique sans notre permission suzeraine. Rédige l’acte ainsi que de coutume. Je le scellerai de mon sceau, et tu le remettras en quatre copies à chacun des sénéchaux de nos comtés pour qu’il soit proclamé à son de trompe et de tambour par toutes nos campagnes, et avant deux semaines écoulées, afin que le délai pour tous ceux qui voudront profiter de la présente charte soit écoulé dans un mois.
— Sans doute, dit Dupuy, une pareille mesure produira quelque argent et quelques provisions, mais cela sera bien loin d’être suffisant ; car peu d’hommes se présenteront pour en profiter ; et c’est dépouiller la vicomté de ses droits les plus précieux. C’est d’ailleurs une nouveauté sans exemple.
— Vous avez l’esprit si préoccupé de l’impossibilité de notre défense, reprit Roger, que votre raison et vos souvenirs sont absents de vos paroles. D’abord ce n’est point une nouveauté ; car vous Saissac et Gérard, ici présents, avez signé il y a tantôt vingt ans pareille concession à Bernard Beausadun et à Arnauld Morel, lorsque vous gériez mes affaires comme mes tuteurs. Ceci doit vous être flatteur, et il me semble que je ne puis faire mieux aujourd’hui que vous n’avez fait jadis. Le reste de vos paroles est encore plus privé de sens et de réflexion. Ou beaucoup d’hommes se présenteront, et alors la ressource sera grande et profitable ; ou peu feront un tel marché, et alors la vicomté ne sera point dépouillée de ses droits. Je vais vous montrer qu’il lui en reste plus que vous ne pensez, dont nous pourrons encore faire argent. Écris, Buat. Dis qu’il sera permis à tout chevalier, citadin, bourgeois, serf de corps ou de terre, d’acquérir les terres libres en nos comtés, sans que cette acquisition les soumette aux redevances seigneuriales qui les atteignaient auparavant en passant dans leurs mains, et en faisaient des terres liges et de notre mouvance. Ce droit s’acquerra moyennant une somme de cinq cents sols melgoriens ou dix marcs d’argent fin. Cet acte tu le feras transcrire en six copies pour être envoyé à nos viguiers d’Albi, de Castres, d’Allet, de Béziers, de Pézenas, de Carcassonne, et de Lille en Albigeois. Je pense, sires chevaliers, que vous vous trouverez honorés et satisfaits de ce que vos terres reçoivent de moi cet honneur et cette valeur, que du moment qu’elles vous ont appartenu, elles deviennent à perpétuité terres libres et de franc-alleu. Cette mesure doit vous honorer, puisqu’elle fait que la terre dont souvent le nom seul reste à vos enfants ne peut plus être entachée de servitude ; et elle doit vous satisfaire, car elle accroît la valeur de vos biens que les bourgeois ou chevaliers citadins ne pouvaient acquérir qu’en les voyant diminuer de prix, par cela seul qu’ils les acquéraient.