Kitabı oku: «Histoire de la Guerre de Trente Ans»
NOTICE SUR SCHILLER
Schiller naquit en 1759, à Marbach, en Würtemberg, et mourut le 9 mai 1805 à Weimar. Parmi ses biographies, celle de Scherr, Schiller und seine Zeit, est une des meilleures1. Quelle différence, entre sa vie et celle de Gœthe, son émule et son ami! Mais toutes les difficultés accumulées devant lui, loin d'arrêter son génie, en hâtèrent l'essor. Le duc de Würtemberg eut beau le forcer à se faire chirurgien militaire; il eut beau lui défendre de s'occuper de philosophie et de poésie: Schiller persévéra. «Chassez le naturel, il revient au galop.»
Le jeune poëte s'enfuit de son pays pour échapper à son tyrannique protecteur. Déjà il s'était fait mettre aux arrêts pour être allé assister à Mannheim à la représentation de ses Brigands (1781). Ses autres tragédies sont la Conjuration de Fiesque, Intrigue et Amour, Don Carlos, la Trilogie de Wallenstein, Marie Stuart, la Pucelle d'Orléans, et son chef-d'œuvre Guillaume Tell. Sa première pièce fit une sensation prodigieuse en Allemagne; plus d'un jeune homme, voulant en imiter le héros, Charles Moor, déclara comme lui la guerre à la société existante et alla vivre dans les forêts. Mais plus se calmait en Schiller le feu de la jeunesse, plus son goût et son génie s'épurèrent. Ne pouvant analyser ici ses œuvres dramatiques, nous renverrons nos élèves à l'Allemagne de Mme de Stael2, aux traductions en vers français de M. Braun, et à la thèse que notre regrettable ami, M. Blanchet3, ancien élève de l'École normale, professeur de rhétorique au lycée de Strasbourg, a soutenue, en 1855, devant la Faculté des lettres de Paris: il y a développé cette pensée de M. Saint-Marc Girardin4, qu'il a prise pour épigraphe de son opuscule: «Schiller est, selon moi, le plus dramatique de tous les poëtes allemands. Cependant, ses drames ont besoin d'un commentaire, parce qu'ils renferment toujours quelque pensée profonde que le poëte a voulu mettre en relief.»
Schiller n'est pas placé moins haut comme poëte lyrique. Mais à ses poésies lyriques aussi on peut appliquer ce que M. Saint-Marc Girardin a dit de ses drames; il ne sait pas, comme Gœthe, dans le Pêcheur, dans le Roi de Thulé, reproduire le ton simple de la vieille ballade; sa poésie est savante, je dirais presque artificielle, pour me servir de la distinction si vraie, faite d'abord par Herder. On y voit le poëte, tandis que chez Gœthe il s'efface. Ce n'en sont pas moins d'admirables poëmes que la Cloche, le Plongeur, la Caution, Rodolphe de Habsbourg, les Grues d'Ibycus, l'Anneau de Polycrate, le Lot du poëte, Hector et Andromaque; pas une anthologie n'omet de les citer.
En philosophie, Schiller est élève de Kant. Il passa plusieurs années à se pénétrer des doctrines si élevées de la Critique de la raison pure et de la Critique du jugement; ce dernier ouvrage renferme l'esthétique du philosophe de Kœnigsberg. C'est dans ces études évidemment qu'il faut chercher l'origine du caractère philosophique de toutes ses œuvres. Il appliqua surtout les principes de son illustre maître dans ses Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme.
Schiller fut quelque temps professeur d'histoire à Iéna. De là ses travaux historiques5. Pourtant il s'y livrait encore dans un autre but; c'étaient souvent des études préliminaires pour ses tragédies. Les chœurs de la Fiancée de Messine, la traduction métrique du deuxième livre de l'Énéide et celle de la Phèdre de Racine, prouvent à quel point il avait saisi les beautés des chœurs grecs, celles de Virgile et de notre grand tragique. Dans les vers lyriques de la Fiancée respire le souffle de Sophocle et d'Eschyle.
Comme Klopstock, l'auteur de la Messiade, Schiller, en 1792, fut nommé citoyen français par l'Assemblée nationale. Mais le diplôme, portant cette suscription: Au sieur Gille, publiciste allemand, ne lui parvint qu'en 1798.
NOTICE SUR L'HISTOIRE DE LA GUERRE DE TRENTE ANS
Depuis bien longtemps, la Guerre de Trente ans, de Schiller, est un livre classique en France. Nous allons montrer, aussi succinctement que possible, qu'il mérite bien d'être mis entre les mains de la jeunesse de nos écoles. Et que cette démonstration au moins ne paraisse pas hors de propos. C'est qu'en Allemagne, depuis quelque temps, on a soulevé la question: Schiller est-il ou n'est-il pas historien? La question est grave, on le voit, et vaut bien la peine qu'on en dise quelque chose, d'autant plus que la plupart des critiques allemands répondent négativement. Voyons donc ce qu'il faut en penser. Schiller, en effet, après ce que l'histoire est devenue de nos jours, ne peut plus guère prétendre à ce titre. A quels travaux, à quelles patientes recherches ne se livrent pas les grands historiens contemporains de l'Allemagne, avant de prendre la plume? Nous parlons des Mommsen, des Ranke, des Gervinus. Ils remontent d'abord aux sources, ils fouillent dans la poussière des bibliothèques et des chancelleries, ils recueillent et déchiffrent des inscriptions, et, sans jamais lâcher la bride à leur imagination, ils cherchent à nous donner, de l'époque qu'ils décrivent ou qu'ils racontent, l'idée la plus exacte, la plus conforme à la vérité. De même chez nous ont fait les Thierry, les Guizot, les Villemain et les Thiers. Mais tel n'a pas été le procédé suivi par Schiller. En quelques mois il avait non-seulement rassemblé les matériaux de son livre, mais écrit son livre. Il ne cite jamais les sources; il l'avait fait parcimonieusement pour sa première œuvre historique, la Défection des Pays-Bas; ici, on ne sait pas où il puise. Et où paraît d'abord la Guerre de Trente ans? Dans l'Almanach des dames de Gœschen (1791-1793). Est-ce bien là la place d'une œuvre historique sérieuse? Puis on cite de lui certains mots malheureux sur sa manière de concevoir l'histoire. Dans une lettre à Caroline de Beulwitz (10 décembre 1788), nous trouvons les passages suivants, que nous citerons dans la langue originale: «Ich werde immer eine schlechte Quelle für einen künftigen Geschichtsforscher sein, der das Unglück hat, sich an mich zu wenden… Die Geschichte ist überhaupt nur ein Magazin für meine Phantasie, und die Gegenstände müssen sich gefallen lassen, was sie unter meinen Händen werden6.»
Est-ce donc là sérieusement un livre classique? Eh bien, nous répondons hardiment oui, et voici nos raisons. D'abord, quoi qu'en puisse dire Niebuhr7, le style de Schiller est excellent. N'est-ce pas là un point essentiel pour des élèves qui cherchent un modèle de la bonne prose allemande? Ce sera toujours un des mérites immortels de Schiller d'avoir le premier écrit l'histoire d'une manière attrayante. Ensuite, au point de vue même des faits, nous ne croyons pas que l'on puisse reprocher à Schiller des faussetés ou des erreurs graves. Il connaissait la guerre de Trente ans; il l'avait étudiée, dans des travaux de seconde main, soit; elle l'avait vivement intéressé; dès le début, il y voyait la matière d'un drame. Le reproche le plus sérieux que l'on puisse lui faire, c'est d'avoir écourté la fin, le cinquième livre, la période française en un mot. Déjà Duvau en fait la remarque dans la Biographie universelle de Michaud. Nous souscrirons donc volontiers au reproche que lui adresse M. Filon8 d'avoir tenu trop peu de compte des victoires de Condé. Mais pour Schiller, qui ne voyait dans l'histoire que des matériaux pour ses drames, quel intérêt pouvait avoir encore cette guerre, une fois que ses deux héros principaux, Gustave-Adolphe et Wallenstein, avaient disparu de la scène?
Où il faut peut-être le plus se défier de lui, c'est dans l'appréciation des faits et des personnages; mais ce n'est là qu'un petit inconvénient: même erronée, la manière de voir d'un Schiller a toujours son prix. Du reste, il a répondu lui-même à presque tous les reproches qu'on lui a adressés. Les voici en substance: Il a trop vu une guerre de religion dans ce qui était avant tout une guerre politique. Il peint trop en beau le vainqueur de Lützen. Il est allé trop loin dans ses attaques contre Tilly et Ferdinand. Eh bien! qu'on lise, à la fin du livre III, les considérations dont il fait suivre la mort de Gustave-Adolphe, et l'on verra qu'il ne le croyait pas aussi désintéressé qu'on veut bien le dire. Il est bien convaincu qu'il avait des projets de conquête en Allemagne: et il croit que sa mort vint à propos pour empêcher la guerre d'éclater entre lui et ses alliés; «enfin, dit-il, le plus grand service qu'il pût rendre à la liberté de l'Empire allemand, ce fut de mourir.» S'il est sévère pour Tilly, l'impitoyable vainqueur de Magdebourg, sans méconnaître ses talents comme général, n'est-il pas plein de réserve quand il s'agit du duc de Lauenbourg, François-Albert, que la voix publique accusait de complicité dans la mort du roi de Suède? Après avoir exposé tout ce qui a pu justifier ces soupçons, ne termine-t-il pas par ces belles paroles: «Mais ici, plus que partout ailleurs, il s'agit d'appliquer la maxime que, là où le cours naturel des choses suffit pleinement pour expliquer les événements, il ne faut pas déshonorer la dignité de la nature humaine par une accusation morale.» Quant à Wallenstein, voici ce qu'en dit M. Filon, à la page 328 de son article III: «La culpabilité de Wallenstein est encore un problème pour l'histoire. Qu'il ait été ambitieux, toute sa vie le prouve assez. Que, dans ses négociations comme dans ses guerres, il ait toujours consulté son intérêt particulier plus que celui de son maître; qu'il ait même rêvé la couronne de Bohême et qu'il ait espéré l'obtenir à l'aide des puissances étrangères, c'est ce dont on ne peut guère douter. Mais ce qui n'est point prouvé, c'est qu'il ait conspiré, comme on l'en a accusé, la mort de l'empereur et la ruine de la maison d'Autriche. Schiller, qui cherchait surtout un drame dans cette catastrophe, a accueilli sans examen les accusations portées contre le duc de Friedland; mais les travaux de la critique moderne en Allemagne, ont rétabli la vérité. Le crime de trahison, qui fut le prétexte de l'assassinat, n'a été établi par aucun acte authentique. Les papiers originaux n'ont jamais été produits, et la cour de Vienne fut réduite à dire que les conjurés les avaient brûlés.» Évidemment, M. Filon ne peut avoir songé qu'au Wallenstein que Schiller a peint dans son drame. Car, à la fin du quatrième livre de son histoire, Schiller dit positivement la même chose que M. Filon.
Ainsi, nous le répétons, nous sommes persuadés que le livre de Schiller peut remplir, entre les mains de nos élèves, un double but et leur être doublement utile: d'abord, en leur offrant, dans la langue qu'ils étudient, un modèle de style, tout aussi bien que le Charles XII de Voltaire leur en offre un dans la leur; ensuite, en leur présentant un tableau vrai et animé de cette grande guerre de la première moitié du XVIIe siècle, qui eut des conséquences si fécondes pour la plupart des États de l'Europe.
Schmidt.
PREMIÈRE PARTIE
LIVRE PREMIER
Depuis l'époque où la guerre de religion commença en Allemagne, jusqu'à la paix de Westphalie, il ne s'est passé presque rien d'important et de mémorable dans le monde politique de l'Europe, où la réformation n'ait eu la part principale. Tous les grands événements qui eurent lieu dans cette période se rattachent à la réforme religieuse, si même ils n'y prennent leur source; et, plus ou moins, directement ou indirectement, les plus grands États, comme les plus petits, en ont éprouvé l'influence.
La maison d'Espagne n'employa guère son énorme puissance qu'à combattre les nouvelles opinions ou leurs adhérents. C'est par la réformation que fut allumée la guerre civile qui, sous quatre règnes orageux, ébranla la France jusque dans ses fondements, attira les armes étrangères dans le cœur de ce royaume, et en fit, pendant un demi-siècle, le théâtre des plus déplorables bouleversements. C'est la réformation qui rendit le joug espagnol insupportable aux Pays-Bas; c'est elle qui éveilla chez ce peuple le désir et le courage de s'en délivrer, et lui en donna, en grande partie, la force. Dans tout le mal que Philippe II voulut faire à la reine Élisabeth d'Angleterre, son seul but fut de se venger de ce qu'elle protégeait contre lui ses sujets protestants et s'était mise à la tête d'un parti religieux qu'il s'efforçait d'anéantir. En Allemagne, le schisme dans l'Église eut pour conséquence un long schisme politique, qui livra, il est vrai, ce pays à la confusion durant plus d'un siècle, mais qui éleva en même temps un rempart durable contre la tyrannie. Ce fut en grande partie la réformation qui la première fit entrer les royaumes du Nord, la Suède et le Danemark dans le système européen, parce que leur accession fortifiait l'alliance protestante, et que cette alliance leur était à eux-mêmes indispensable. Des États qui, auparavant, existaient à peine les uns pour les autres, commencèrent à avoir, grâce à la réformation, un point de contact important, et à s'unir entre eux par des liens tout nouveaux de sympathie politique. De même que la réformation changea les rapports de citoyen à citoyen, et ceux des souverains avec leurs sujets, de même des États entiers entrèrent, par son influence, dans des relations nouvelles les uns avec les autres; et ainsi, par une marche singulière des choses, il fut réservé à la division de l'Église d'amener l'union plus étroite des États entre eux. A la vérité, cette commune sympathie politique s'annonça d'abord par un effet terrible et funeste: par une guerre de trente ans, guerre dévastatrice, qui, du milieu de la Bohême jusqu'à l'embouchure de l'Escaut, des bords du Pô jusqu'à ceux de la mer Baltique, dépeupla des contrées, ravagea les moissons, réduisit les villes et les villages en cendres; par une guerre où les combattants par milliers trouvèrent la mort, et qui éteignit, pour un demi-siècle, en Allemagne l'étincelle naissante de la civilisation, et rendit à l'ancienne barbarie ses mœurs, qui commençaient à peine à s'améliorer. Mais l'Europe sortit affranchie et libre de cette épouvantable guerre, dans laquelle, pour la première fois, elle s'était reconnue pour une société d'États unis entre eux; et la sympathie réciproque des États, qui ne date, à proprement parler, que de cette guerre, serait déjà un assez grand avantage pour réconcilier le cosmopolite avec les horreurs qui la signalèrent. La main du travail a effacé insensiblement les traces funestes de la guerre, mais les suites bienfaisantes qui en découlèrent subsistent toujours. Cette même sympathie générale des États, qui fit ressentir à la moitié de l'Europe le contre-coup des événements de la Bohême, veille aujourd'hui au maintien de la paix qui a terminé cette lutte. Comme, du fond de la Bohême, de la Moravie et de l'Autriche, les flammes de la dévastation s'étaient frayé une route pour embraser l'Allemagne, la France, la moitié de l'Europe, de même, du sein de ces derniers États, le flambeau de la civilisation s'ouvrira un passage pour éclairer ces autres contrées.
Tout cela fut l'œuvre de la religion. Elle seule rendit tout possible; mais il s'en fallut beaucoup que tout se fît pour elle et à cause d'elle. Si l'intérêt particulier, si la raison d'État ne s'étaient promptement unis avec elle, jamais la voix des théologiens et celle du peuple n'auraient trouvé des princes si empressés, ni la nouvelle doctrine de si nombreux, si vaillants et si fermes défenseurs. Une grande part de la révolution ecclésiastique revient incontestablement à la force victorieuse de la vérité, ou de ce qui était confondu avec la vérité. Les abus de l'ancienne Église, l'absurdité de plusieurs de ses doctrines, ses prétentions excessives devaient nécessairement révolter des esprits déjà gagnés par le pressentiment d'une lumière plus pure, et les disposer à embrasser la réforme. Le charme de l'indépendance, la riche proie des bénéfices ecclésiastiques devaient faire convoiter aux princes un changement de religion, et sans doute n'ajoutaient pas peu de force à leur conviction intime; mais la raison d'État pouvait seule les déterminer. Si Charles-Quint, dans l'ivresse de sa fortune, n'avait porté atteinte à l'indépendance des membres de l'Empire, il est peu probable qu'une ligue protestante se fût armée pour la liberté de religion. Sans l'ambition des Guises, jamais les calvinistes français n'auraient vu à leur tête un Condé, un Coligny; sans l'imposition du dixième et du vingtième denier, jamais le siége de Rome n'aurait perdu les Provinces-Unies. Les princes combattirent pour leur défense ou leur agrandissement; l'enthousiasme religieux recruta pour eux des armées et leur ouvrit les trésors de leurs peuples. La multitude, lorsqu'elle n'était pas attirée sous leurs drapeaux par l'espoir du butin, croyait répandre son sang pour la vérité, quand elle le versait pour l'intérêt des monarques.
Heureuses, cependant, les nations, que leur intérêt se trouvât cette fois étroitement lié à celui de leurs princes! C'est à ce hasard seulement qu'elles doivent leur délivrance de Rome. Heureux aussi les princes que le sujet, en combattant pour leur cause, combattît en même temps pour la sienne! A l'époque dont nous écrivons l'histoire, aucun monarque d'Europe n'était assez absolu pour pouvoir se mettre au-dessus du vœu de ses sujets, dans l'exécution de ses desseins politiques. Mais que de peine pour gagner à ses vues la bonne volonté de son peuple et la rendre agissante! Les plus pressants motifs empruntés à la raison d'État ne trouvent que froideur chez les sujets, qui les comprennent rarement et s'y intéressent plus rarement encore. L'unique ressource d'un prince habile est alors de lier l'intérêt du cabinet à quelque autre intérêt qui touche de plus près le peuple, s'il en existe un de cette nature, ou de le faire naître, s'il n'existe pas.
Telle fut la position d'une grande partie des princes qui prirent fait et cause pour la réforme. Par un singulier enchaînement des choses, il fallut que le schisme de l'Église coïncidât avec deux circonstances politiques, sans lesquelles il aurait eu, selon les apparences, un tout autre développement. C'était, d'une part, la prépondérance soudaine de la maison d'Autriche, qui menaçait la liberté de l'Europe; de l'autre, le zèle actif de cette famille pour l'ancienne religion. La première de ces deux causes éveilla les princes; la seconde arma les peuples pour eux.
L'abolition d'une juridiction étrangère dans leurs États, l'autorité suprême dans les affaires ecclésiastiques, une digue opposée à l'écoulement des deniers envoyés à Rome, enfin la riche dépouille des bénéfices ecclésiastiques, étaient des avantages propres à séduire également tous les souverains: pourquoi, demandera-t-on peut-être, firent-ils moins d'impression sur les princes de la maison d'Autriche? Qui empêcha cette maison, et surtout la branche allemande, de prêter l'oreille aux pressantes invitations d'un si grand nombre de ses sujets, et de s'enrichir, à l'exemple d'autres souverains, aux dépens d'un clergé sans défense? Il est difficile de se persuader que la croyance à l'infaillibilité de l'Église romaine ait eu plus de part à la pieuse fidélité de cette maison, que la croyance contraire n'en eut à l'apostasie des princes protestants. Plusieurs motifs concoururent à faire des princes autrichiens les soutiens de la papauté. L'Espagne et l'Italie, d'où l'Autriche tirait une grande partie de ses forces, avaient pour le siége de Rome cet aveugle dévouement qui distingua, en particulier, les Espagnols dès le temps de la domination des Goths. La moindre tendance vers les doctrines abhorrées de Luther et de Calvin aurait enlevé irrévocablement au monarque d'Espagne les cœurs de ses sujets; la rupture avec la papauté pouvait lui coûter son royaume: un roi d'Espagne devait être un prince orthodoxe ou descendre du trône. Ses États d'Italie lui imposaient la même contrainte: il devait peut-être les ménager plus encore que ses Espagnols, parce qu'ils supportaient avec une extrême impatience le joug étranger, et qu'ils pouvaient le secouer plus aisément. D'ailleurs, ces États lui donnaient la France pour rivale et le chef de l'Église pour voisin: motifs assez puissants pour le détourner d'un parti qui détruisait l'autorité du pape, et pour qu'il s'efforçât de gagner le pontife romain par le zèle le plus actif pour l'ancienne religion.
A ces considérations générales, également importantes pour tout roi d'Espagne, s'ajoutèrent pour chacun d'eux en particulier des raisons particulières. Charles-Quint avait en Italie un dangereux rival dans le roi de France, qui aurait vu ce pays se jeter dans ses bras, à l'instant même où Charles se serait rendu suspect d'hérésie. Précisément pour les projets qu'il poursuivait avec le plus de chaleur, la défiance des catholiques et une querelle avec l'Église lui auraient créé les plus grands obstacles. Quand Charles-Quint eut à se prononcer entre les deux partis religieux, la nouvelle religion n'avait pu encore se rendre respectable à ses yeux, et d'ailleurs on pouvait, selon toutes les vraisemblances, espérer encore un accommodement à l'amiable entre les deux Églises. Chez Philippe II, son fils et son successeur, une éducation monacale s'unissait à un caractère despotique et sombre pour entretenir dans son cœur, contre toute innovation en matière de foi, une haine implacable, qui ne pouvait guère être diminuée par la circonstance que ses adversaires politiques les plus acharnés étaient en même temps les ennemis de sa religion. Comme ses possessions européennes, dispersées parmi tant d'États étrangers, se trouvaient de toutes parts ouvertes à l'influence des opinions étrangères, il ne pouvait contempler avec indifférence les progrès de la réformation en d'autres pays, et son intérêt politique immédiat le poussait à prendre en main la cause de l'ancienne Église en général, pour fermer les sources de la contagion hérétique. La marche naturelle des choses plaça donc ce monarque à la tête de la religion catholique et de l'alliance que ses adhérents formèrent contre les novateurs. Ce qui fut observé sous les longs règnes, remplis d'événements, de Charles-Quint et de son fils, devint une loi pour leurs successeurs, et plus le schisme s'étendit dans l'Église, plus l'Espagne dut s'attacher fermement au catholicisme.
La branche allemande de la maison d'Autriche semble avoir été plus libre; mais, si plusieurs de ces obstacles n'existaient pas pour elle, d'autres considérations l'enchaînaient. La possession de la couronne impériale, qu'on ne pouvait même pas se figurer sur une tête protestante (car comment un apostat de l'Église romaine aurait-il pu ceindre le diadème du saint empire romain?), attachait les successeurs de Ferdinand Ier au siége pontifical; Ferdinand lui-même lui fut dévoué sincèrement par des motifs de conscience. D'ailleurs, les princes autrichiens de la branche allemande n'étaient pas assez puissants pour se passer de l'appui de l'Espagne, et c'était y renoncer absolument que de favoriser la nouvelle religion. Leur dignité impériale les obligeait aussi à défendre la constitution germanique, par laquelle ils se maintenaient dans ce rang suprême, et que les membres protestants de l'Empire s'efforçaient de renverser. Si l'on considère encore la froideur des protestants dans les embarras des empereurs et dans les dangers communs de l'Empire, leurs violentes usurpations sur le temporel de l'Église, et leurs hostilités partout où ils se sentaient les plus forts, on comprendra que tant de motifs réunis devaient retenir les empereurs dans le parti de Rome et que leur intérêt particulier devait se confondre parfaitement avec celui de la religion catholique. Comme le sort de cette religion dépendit peut-être entièrement de la résolution que prirent les princes autrichiens, on dut les considérer, dans toute l'Europe, comme les colonnes de la papauté. La haine qu'elle inspirait aux protestants se tourna donc aussi unanimement contre l'Autriche, et confondit peu à peu le protecteur avec la cause qu'il protégeait.
Cependant cette même maison d'Autriche, irréconciliable ennemie de la réforme, menaçait sérieusement par ses projets ambitieux, soutenus de forces prépondérantes, la liberté politique des États européens et surtout des membres de l'Empire. Ce danger tira nécessairement ces derniers de leur sécurité, et ils durent songer à leur propre défense. Leurs ressources habituelles n'auraient jamais suffi pour résister à un pouvoir aussi menaçant: ils durent donc demander à leurs sujets des efforts extraordinaires, et, les trouvant encore très-insuffisants, ils empruntèrent des forces à leurs voisins et cherchèrent, par des alliances entre eux, à contre-balancer une puissance trop forte pour chacun d'eux en particulier.
Mais les grandes raisons politiques qui engageaient les souverains à s'opposer aux progrès de l'Autriche n'existaient pas pour leurs sujets. Les avantages et les souffrances du moment peuvent seuls ébranler les peuples, et une sage politique ne doit jamais attendre ces mobiles-là. Ces princes eussent donc été fort à plaindre, si la fortune ne leur eût offert un autre mobile très-puissant qui passionna les peuples et excita chez eux un enthousiasme qu'on put opposer au danger politique, parce qu'il se rencontrait dans un même objet avec ce danger. Ce mobile était la haine déclarée d'une religion que protégeait la maison d'Autriche; c'était le dévouement enthousiaste à une doctrine que cette maison s'efforçait de détruire par le fer et par le feu. Ce dévouement était ardent, cette haine implacable. Le fanatisme religieux craint les dangers lointains; l'enthousiasme ne calcule jamais ce qu'il sacrifie. Ce que le plus pressant péril politique n'aurait pu obtenir des citoyens, l'ardeur d'un zèle pieux le leur fit faire. Peu de volontaires eussent armé leurs bras pour l'État, pour l'intérêt du prince; mais pour la religion, le marchand, l'artisan, le cultivateur saisirent avec joie les armes. Pour l'État ou pour le souverain, on eût tâché de se dérober au plus léger impôt extraordinaire: pour la religion, on risqua son bien et son sang, toutes ses espérances temporelles. Des sommes trois fois plus fortes affluent maintenant dans le trésor du prince; des armées trois fois plus nombreuses entrent en campagne; et l'imminence du danger de la foi imprime à toutes les âmes un élan si prodigieux, que les sujets ne sentent point des efforts qui, dans une situation d'esprit plus calme, les auraient épuisés et accablés. La peur de l'inquisition espagnole ou des massacres de la Saint-Barthélemy fait trouver, chez leurs peuples, au prince d'Orange, à l'amiral Coligny, à la reine d'Angleterre, Élisabeth, et aux princes protestants de l'Allemagne, des ressources encore inexplicables aujourd'hui.
Cependant, des efforts particuliers, quelque grands qu'ils fussent, auraient produit peu d'effet contre une force qui était supérieure même à celle du plus puissant monarque, s'il se présentait isolé; mais, dans ces temps d'une politique encore peu avancée, il n'y avait que des circonstances accidentelles qui pussent résoudre des États éloignés à s'entre-secourir. La différence de constitutions, de lois, de langage, de caractère national, qui faisait de chaque peuple et de chaque pays comme un monde à part et élevait entre eux de durables barrières, rendait chaque État insensible aux souffrances d'un autre, si même la jalousie nationale n'en ressentait pas une maligne joie. Ces barrières, la réformation les renversa. Un intérêt plus vif, plus pressant que l'intérêt national ou l'amour de la patrie, et tout à fait indépendant des relations civiles, vint animer chaque citoyen et des États tout entiers. Cet intérêt pouvait unir ensemble plusieurs États, et même les plus éloignés, tandis qu'il était possible que ce lien manquât à des sujets d'un même souverain. Le calviniste français eut avec le réformé génevois, anglais, allemand, hollandais, un point de contact, qu'il n'avait pas avec ses concitoyens catholiques. Il cessait donc, en un point essentiel, d'être citoyen d'un seul État, et de concentrer sur ce seul État toute son attention et tout son intérêt. Son cercle s'agrandit; il commence à lire son sort futur dans celui de peuples étrangers qui partagent sa croyance, et à faire sa cause de la leur. Ce fut seulement alors que les princes purent se hasarder à porter des affaires étrangères devant l'assemblée de leurs États; qu'ils purent espérer d'y trouver un accueil favorable et de prompts secours. Ces affaires étrangères sont devenues celles du pays, et l'on s'empresse de tendre aux frères en la foi une main secourable, qu'on eût refusée au simple voisin et plus encore au lointain étranger. L'habitant du Palatinat quitte maintenant ses foyers, pour combattre en faveur de son coreligionnaire français contre l'ennemi commun de leur croyance. Le sujet français prend les armes contre une patrie qui le maltraite et va répandre son sang pour la liberté de la Hollande. Maintenant on voit Suisses contre Suisses, Allemands contre Allemands, armés en guerre pour décider, sur les rives de la Loire et de la Seine, la succession au trône de France. Le Danois franchit l'Eider et le Suédois le Belt, afin de briser les chaînes forgées pour l'Allemagne.
Il est très-difficile de dire ce que seraient devenues la réformation et la liberté de l'Empire, si la redoutable maison d'Autriche n'avait pris parti contre elles; mais ce qui paraît démontré, c'est que rien n'a plus arrêté les princes autrichiens dans leurs progrès vers la monarchie universelle que la guerre opiniâtre qu'ils firent aux nouvelles opinions. Dans aucune autre circonstance, il n'eût été possible aux princes moins puissants de contraindre leurs sujets aux sacrifices extraordinaires à l'aide desquels ils résistèrent au pouvoir de l'Autriche; dans aucune autre circonstance, les divers États n'auraient pu se réunir contre l'ennemi commun.
Jamais l'Autriche n'avait été plus puissante qu'après la victoire de Charles-Quint à Mühlberg, où il avait triomphé des Allemands. La liberté de l'Allemagne semblait anéantie à jamais avec la ligue de Smalkalde: mais on la vit renaître avec Maurice de Saxe, naguère son plus dangereux ennemi. Tous les fruits de la victoire de Mühlberg périrent au congrès de Passau et à la diète d'Augsbourg, et tous les préparatifs de l'oppression temporelle et spirituelle aboutirent à des concessions et à la paix.