Kitabı oku: «Ainsi Parlait Zarathoustra», sayfa 8
LE CHANT DE LA NUIT
Il fait nuit: voici que s'élève plus haut la voix des fontaines jaillissantes. Et mon âme, elle aussi, est une fontaine jaillissante.
Il fait nuit: voici que s'éveillent tous les chants des amoureux. Et mon âme, elle aussi, est un chant d'amoureux.
Il y a en moi quelque chose d'inapaisé et d'inapaisable qui veut élever la voix. Il y a en moi un désir d'amour qui parle lui-même le langage de l'amour.
Je suis lumière: ah! si j'étais nuit! Mais ceci est ma solitude d'être enveloppé de lumière.
Hélas! que ne suis-je ombre et ténèbres! Comme j'étancherais ma soif aux mamelles de la lumière!
Et vous-mêmes, je vous bénirais, petits astres scintillants, vers luisants du ciel! et je me réjouirais de la lumière que vous me donneriez.
Mais je vis de ma propre lumière, j'absorbe en moi-même les flammes qui jaillissent de moi.
Je ne connais pas la joie de ceux qui prennent; et souvent j'ai rêvé que voler était une volupté plus grande encore que prendre.
Ma pauvreté, c'est que ma main ne se repose jamais de donner; ma jalousie, c'est de voir des yeux pleins d'attente et des nuits illuminées de désir.
Misère de tous ceux qui donnentè! O obscurcissement de mon soleil! O désir de désirer! O faim dévorante dans la satiété!
Ils prennent ce que je leur donne: mais suis-je encore en contact avec leurs âmes? Il y a un abîme entre donner et prendre; et le plus petit abîme est le plus difficile à combler.
Une faim naît de ma beauté: je voudrais faire du mal à ceux que j'éclaire; je voudrais dépouiller ceux que je comble de mes présents: – c'est ainsi que j'ai soif de méchanceté.
Retirant la main, lorsque déjà la main se tend; hésitant comme la cascade qui dans sa chute hésite encore: – c'est ainsi que j'ai soif de méchanceté.
Mon opulence médite de telles vengeances: de telles malices naissent de ma solitude.
Mon bonheur de donner est mort à force de donner, ma vertu s'est fatiguée d'elle-même et de son abondance!
Celui qui donne toujours court le danger de perdre la pudeur; celui qui toujours distribue, à force de distribuer, finit par avoir des callosités à la main et au coeur.
Mes yeux ne fondent plus en larmes sur la honte des suppliants; ma main est devenue trop dure pour sentir le tremblement des mains pleines.
Que sont devenus les larmes de mes yeux et le duvet de mon coeur? O solitude de tous ceux qui donnent! O silence de tous ceux qui luisent!
Bien des soleils gravitent dans l'espace désert: leur lumière parle à tout ce qui est ténèbres, – c'est pour moi seul qu'ils se taisent.
Hélas! telle est l'inimitié de la lumière pour ce qui est lumineux! Impitoyablement, elle poursuit sa course.
Injustes au fond du coeur contre tout ce qui est lumineux, froids envers les soleils – ainsi tous les soleils poursuivent leur course.
Pareils à l'ouragan, les soleils volent le long de leur voie; c'est là leur route. Ils suivent leur volonté inexorable; c'est là leur froideur.
Oh! c'est vous seuls, êtres obscurs et nocturnes qui créez la chaleur par la lumière! Oh! c'est vous seuls qui buvez un lait réconfortant aux mamelles de la lumière!
Hélas! la glace m'environne, ma main se brûle à des contacts glacés! Hélas la soif est en moi, une soif altérée de votre soif!
Il fait nuit: hélas! pourquoi me faut-il être lumière! et soif de ténèbres! et solitude!
Il fait nuit: voici que mon désir jaillit comme une source, – mon désir veut élever la voix.
Il fait nuit: voici que s'élève plus haut la voix des fontaines jaillissantes. Et mon âme, elle aussi, est une fontaine jaillissante.
Il fait nuit: voici que s'éveillent tous les chants des amoureux. Et mon âme, elle aussi, est un chant d'amoureux.-
Ainsi parlait Zarathoustra.
LE CHANT DE LA DANSE
Un soir Zarathoustra traversa la forêt avec ses disciples; et voici qu'en cherchant une fontaine il parvint sur une verte prairie, bordée d'arbres et de buissons silencieux: et dans cette clairière des jeunes filles dansaient entre elles. Dès qu'elles eurent reconnu Zarathoustra, elles cessèrent leurs danses; mais Zarathoustra s'approcha d'elles avec un geste amical et dit ces paroles:
"Ne cessez pas vos danses, charmantes jeunes filles! Ce n'est point un trouble-fête au mauvais oeil qui est venu parmi vous, ce n'est point un ennemi des jeunes filles!
Je suis l'avocat de Dieu devant le Diable: or le Diable c'est l'esprit de la lourdeur. Comment serais-je l'ennemi de votre grâce légère? 1'ennemi de la danse divine, ou encore des pieds mignons aux fines chevilles?
Il est vrai que je suis une forêt pleine de ténèbres et de grands arbres sombres; mais qui ne craint pas mes ténèbres trouvera sous mes cyprès des sentiers fleuris de roses.
Il trouvera bien aussi le petit dieu que les jeunes filles préfèrent: il repose près de la fontaine, en silence et les yeux clos.
En vérité, il s'est endormi en plein jour, le fainéant! A-t-il voulu prendre trop de papillons?
Ne soyez pas fâchées contre moi, belles danseuses, si je corrige un peu le petit dieu! il se mettra peut-être à crier et à pleurer, – mais il prête à rire, même quand il pleure!
Et c'est les yeux pleins de larmes qu'il doit vous demander une danse; et moi-même j'accompagnerai sa danse d'une chanson:
Un air de danse et une satire sur l'esprit de la lourdeur, sur ce démon très haut et tout puissant, dont ils disent qu'il est le "maître du monde". -
Et voici la chanson que chanta Zarathoustra, tandis que Cupidon et les jeunes filles dansaient ensemble:
Un jour j'ai contemplé tes yeux, ô vie! Et il me semblait tomber dans un abîme insondable!
Mais tu m'as retiré avec des hameçons dorés; tu avais un rire moqueur quand je te nommais insondable.
"Ainsi parlent tous les poissons, disais-tu; ce qu'ils ne peuvent sonder est insondable.
Mais je ne suis que variable et sauvage et femme en toute chose, je ne suis pas une femme vertueuse:
Quoique je sois pour vous autres hommes "l'infinie" ou "la fidèle", "l'éternelle", "la mystérieuse".
Mais, vous autres hommes, vous nous prêtez toujours vos propres vertus, hélas! vertueux que vous êtes!"
C'est ainsi qu'elle riait, la décevante, mais je me défie toujours d'elle et de son rire, quand elle dit du mal d'elle-même.
Et comme je parlais un jour en tête-à-tête à ma sagesse sauvage, elle me dit avec colère: "Tu veux, tu désires, tu aimes la vie et voilà pourquoi tu la loues!"
Peu s'en fallut que je ne lui fisse une dure réponse et ne dise la vérité à la querelleuse; et l'on ne répond jamais plus durement que quand on dit "ses vérités" à sa sagesse.
Car s'est sur ce pied-là que nous sommes tous les trois. Je n'aime du fond du coeur que la vie – et, en vérité, je ne l'aime jamais tant que quand je la déteste!
Mais si je suis porté vers la sagesse et souvent trop porté vers elle, c'est parce qu'elle me rappelle trop la vie!
Elle a ses yeux, son rire et même son hameçon doré; qu'y puis-je si elles se ressemblent tellement toutes deux?
Et comme un jour la vie me demandait: "Qui est-ce donc, la sagesse?" J'ai répondu avec empressement: "Hélas oui! la sagesse!
On la convoite avec ardeur et l'on ne peut se rassasier d'elle, on cherche à voir sous son voile, on allonge les doigts vers elle à travers les mailles de son réseau.
Est-elle belle? Que sais-je! Mais les plus vieilles carpes mordent encore à ses appâts.
Elle est variable et entêtée; je l'ai souvent vue se mordre les lèvres et de son peigne emmêler ses cheveux.
Peut-être est-elle mauvaise et perfide et femme en toutes choses; mais lorsqu'elle parle mal d'elle-même, c'est alors qu'elle séduit le plus."
Quand j'eus parlé ainsi à la vie, elle eut un méchant sourire et ferma les yeux. "De qui parles-tu donc? dit-elle, peut-être de moi?
Et quand même tu aurais raison – vient-on vous dire en face de pareilles choses! Mais maintenant parle donc de ta propre sagesse!"
Hélas! tu rouvris alors les yeux, ô vie bien-aimée! Et il me semblait que je retombais dans l'abîme insondable. -
Ainsi chantait Zarathoustra. Mais lorsque la danse fut finie, les jeunes filles s'étant éloignées, il devint triste.
"Le soleil est caché depuis longtemps, dit-il enfin; la prairie est humide, un souffle frais vient de la forêt.
Il y a quelque chose d'inconnu autour de moi qui me jette un regard pensif. Comment! tu vis encore, Zarathoustra?
Pourquoi? A quoi bon? De quoi? Où vas-tu? Où? Comment? N'est-ce pas folie que de vivre encore? -
Hélas! mes amis, c'est le soir qui s'interroge en moi. Pardonnez-moi ma tristesse!
Le soir est venu: pardonnez-moi que le soir soit venu!"
Ainsi parlait Zarathoustra.
LE CHANT DU TOMBEAU
"Là-bas est l'île des tombeaux, l'île silencieuse, là-bas sont aussi les tombeaux de ma jeunesse. C'est là-bas que je vais porter une couronne d'immortelles de la vie."
Ayant ainsi décidé dans mon coeur – je traversai la mer. -
Vous, images et visions de ma jeunesse! O regards d'amour, moments divins! comme vous vous êtes vite évanouis! Aujourd'hui je songe à vous comme je songe aux morts que j'aimais.
C'est de vous, mes morts préférés, que me vient un doux parfum qui soulage le coeur et fait couler les larmes. En vérité, il ébranle et soulage le coeur de celui qui navigue seul.
Je suis toujours le plus riche et le plus enviable – moi le solitaire. Car je vous ai possédés et vous me possédez encore: dites-moi pour qui donc sont tombées de l'arbre de telles pommes d'or?
Je suis toujours l'héritier et le terrain de votre amour, je m'épanouis, en mémoire de vous, en une floraison de vertus sauvages et multicolores, ô mes bien-aimés!
Hélas! nous étions faits pour demeurer ensemble, étranges et délicieuses merveilles; et vous ne vous êtes pas approchées de moi en de mon désir, comme des oiseaux timides – mais confiantes en celui qui avait confiance!
Oui, créés pour la fidélité, ainsi que moi, et pour la tendre éternité: faut-il maintenant que je vous dénomme d'après votre infidélité, ô regards et moments divins: je n'ai pas encore appris à vous donner un autre nom.
En vérité, vous êtes morts trop vite pour moi, fugitifs. Pourtant vous ne m'avez pas fui et je ne vous ai pas fui; nous ne sommes pas coupables les uns envers les autres de notre infidélité.
On vous a étranglés pour me tuer, oiseaux de mes espoirs! Oui, c'est vers vous, mes bien-aimés, que toujours la méchanceté décocha ses flèches – pour atteindre mon coeur!
Et elle a touché juste! car vous avez toujours été ce qui m'était le plus cher, mon bien, ma possession: c'est pourquoi vous avez dû mourir jeunes et périr trop tôt!
C'est vers ce que j'avais de plus vulnérable que l'on a lancé la flèche: vers vous dont la peau est pareille à un duvet, et plus encore au sourire qui meurt d'un regard!
Mais je veux tenir ce langage à mes ennemis: qu'est-ce que tuer un homme à côté de ce que vous m'avez fait?
Le mal que vous m'avez fait est plus grand qu'un assassinat; vous m'avez pris l'irréparable: – c'est ainsi que je vous parle, mes ennemis!
N'avez vous point tué les visions de ma jeunesse et mes plus chers miracles! Vous m'avez pris mes compagnons de jeu, les esprits bienheureux! En leur mémoire j'apporte cette couronne et cette malédiction.
Cette malédiction contre vous, mes ennemis! Car vous avez raccourci mon éternité, comme une voix se brise dans la nuit glacée! Je n'ai fait que l'entrevoir comme le regard d'un oeil divin, – comme un clin d'oeil!
Ainsi à l'heure favorable, ma pureté me dit un jour: "Pour moi, tous les êtres doivent être divins."
Alors vous m'avez assailli de fantômes impurs; hélas! où donc s'est enfuie cette heure favorable!
"Tous les jours doivent être sacrés pour moi" – ainsi me parla un jour la sagesse de ma jeunesse: en vérité, c'est la parole d'une sagesse joyeuse!
Mais alors vous, mes ennemis, vous m'avez dérobé mes nuits pour les transformer en insomnies pleines de tourments: hélas! où donc a fui cette sagesse joyeuse?
Autrefois je demandais des présages heureux: alors vous avez fait passer sur mon chemin un monstrueux, un néfaste hibou. Hélas! où donc s'est alors enfui mon tendre désir?
Un jour, j'ai fait voeu de renoncer à tous les dégoûts, alors vous avez transformé tout ce qui m'entoure en ulcères. Hélas! où donc s'enfuirent alors mes voeux les plus nobles?
C'est un aveugle que j'ai parcouru des chemins bienheureux: alors vous avez jeté des immondices sur le chemin de l'aveugle: et maintenant je suis dégoûté du vieux sentier de l'aveugle.
Et lorsque je fis la chose qui était pour moi la plus difficile, lorsque je célébrai des victoires où je m'étais vaincu moi-même: vous avez poussé ceux qui m'aimaient à s'écrier que c'était alors que je leur faisais le plus mal.
En vérité, vous avez toujours agi ainsi, vous m'avez enfiellé mon meilleur miel et la diligence de mes meilleures abeilles.
Vous avez toujours envoyé vers ma charité les mendiants les plus imprudents; autour de ma pitié vous avez fait accourir les plus incurables effrontés. C'est ainsi que vous avez blessé ma vertu dans sa foi.
Et lorsque j'offrais en sacrifice ce que j'avais de plus sacré: votre dévotion s'empressait d'y joindre de plus grasses offrandes: en sorte que les émanations de votre graisse étouffaient ce que j'avais de plus sacré.
Et un jour je voulus danser comme jamais encore je n'avais dansé: je voulus danser au delà de tous les cieux. Alors vous avez détourné de moi mon plus cher chanteur.
Et il entonna son chant le plus lugubre et le plus sombre: hélas! il corna à mon oreille des sons qui avaient l'air de venir du cor le plus funèbre!
Chanteur meurtrier, instrument de malice, toi le plus innocent! Déjà j'étais prêt pour la meilleure danse: alors de tes accords tu as tué mon extase!
Ce n'est qu'en dansant que je sais dire les symboles des choses les plus sublimes: – mais maintenant mon plus haut symbole est resté sans que mes membres puissent le figurer!
La plus haute espérance est demeurée fermée pour moi sans que j'aie pu en révéler le secret. Et toutes les visions et toutes les consolations de ma jeunesse sont mortes!
Comment donc ai-je supporté ceci, comment donc ai-je surmonté et assumé de pareilles blessures? Comment mon âme est-elle ressuscitée de ces tombeaux?
Oui! il y a en moi quelque chose d'invulnérable, quelque chose qu'on ne peut enterrer et qui fait sauter les rochers: cela s'appelle ma volonté. Cela passe à travers les années, silencieux et immuable.
Elle veut marcher de son allure, sur mes propres jambes, mon ancienne volonté; son sens est dur et invulnérable.
Je ne suis invulnérable qu'au talon. Tu subsistes toujours, égale à toi-même, toi ma volonté patiente! tu as toujours passé par toutes les tombes!
C'est en toi que subsiste ce qui ne s'est pas délivré pendant ma jeunesse, et vivante et jeune tu es assise, pleine d'espoir, sur les jaunes décombres des tombeaux.
Oui, tu demeures pour moi la destructrice de tous les tombeaux: salut à toi, ma volonté! Et ce n'est que là où il y a des tombeaux, qu'il y a résurrection.-
Ainsi parlait Zarathoustra.
DE LA VICTOIRE SUR SOI-MÊME
Vous appelez "volonté de vérité" ce qui vous pousse et vous rend ardents, vous les plus sages parmi les sages.
Volonté d'imaginer l'être: c'est ainsi que j'appelle votre volonté!
Vous voulez rendre imaginable tout ce qui est: car vous doutez avec une méfiance que ce soit déjà imaginable.
Mais tout ce qui est, vous voulez le soumettre et le plier à votre volonté. Le rendre poli et soumis à l'esprit, comme le miroir et l'image de l'esprit.
C'est là toute votre volonté, ô sages parmi les sages, c'est là votre volonté de puissance; et aussi quand vous parlez du bien et du mal et des évaluations de valeurs.
Vous voulez créer un monde devant lequel vous puissiez vous agenouiller, c'est là votre dernier espoir et votre dernière ivresse.
Les simples, cependant, ceux que l'on appelle le peuple, – sont semblables au fleuve sur lequel un canot vogue sans cesse en avant: et dans le canot sont assises, solennelles et masquées, les évaluations des valeurs.
Vous avez lancé votre volonté et vos valeurs sur le fleuve du devenir; une vieille volonté de puissance me révèle ce que le peuple croit bon et mauvais.
C'est vous, ô sages parmi les sages, qui avez placé de tels hôtes dans ce canot; vous les avez ornés de parures et de noms somptueux, – vous et votre volonté dominante!
Maintenant le fleuve porte en avant votre canot: il faut qu'il porte. Peu importe que la vague brisée écume et résiste à sa quille avec colère.
Ce n'est pas le fleuve qui est votre danger et la fin de votre bien et de votre mal, ô sages parmi les sages: mais c'est cette volonté même, la volonté de puissance, – la volonté vitale, inépuisable et créatrice.
Mais, afin que vous compreniez ma parole du bien et du mal, je vous dirai ma parole de la vie et de la coutume de tout ce qui est vivant.
J'ai suivi ce qui est vivant, je l'ai poursuivi sur les grands et sur les petits chemins, afin de connaître ses coutumes.
Lorsque la vie se taisait, je recueillais son regard sur un miroir à cent facettes, pour faire parler son oeil. Et son oeil m'a parlé.
Mais partout où j'ai trouvé ce qui est vivant, j'ai entendu les paroles d'obéissance. Tout ce qui est vivant est une chose obéissante.
Et voici la seconde chose: on commande à celui qui ne sait pas s'obéir à lui-même. C'est là la coutume de ce qui est vivant.
Voici ce que j'entendis en troisième lieu: commander est plus difficile qu'obéir. Car celui qui commande porte aussi le poids de tous ceux qui obéissent, et parfois cette charge l'écrase: -
Dans tout commandement j'ai vu un danger et un risque. Et toujours, quand ce qui est vivant commande, ce qui est vivant risque sa vie.
Et quand ce qui est vivant se commande à soi-même, il faut que ce qui est vivant expie son autorité et soit juge, vengeur, et victime de ses propres lois.
D'où cela vient-il donc? me suis-je demandé. Qu'est-ce qui décide ce qui est vivant à obéir, à commander et à être obéissant, même en commandant?
Écoutez donc mes paroles, ô sages parmi les sages! Examinez sérieusement si je suis entré au coeur de la vie, jusqu'aux racines de son coeur!
Partout où j'ai trouvé quelque chose de vivant, j'ai trouvé de la volonté de puissance; et même dans la volonté de celui qui obéit j'ai trouvé la volonté d'être maître.
Que le plus fort domine le plus faible, c'est ce que veut sa volonté qui veut être maîtresse de ce qui est plus faible encore. C'est là la seule joie dont il ne veuille pas être privé.
Et comme le plus petit s'abandonne au plus grand, car le plus grand veut jouir du plus petit et le dominer, ainsi le plus grand s'abandonne aussi et risque sa vie pour la puissance.
C'est là l'abandon du plus grand: qu'il y ait témérité et danger et que le plus grand joue sa vie.
Et où il y a sacrifice et service rendu et regard d'amour, il y a aussi volonté d'être maître. C'est sur des chemins détournés que le plus faible se glisse dans la forteresse et jusque dans le coeur du plus puissant – c'est là qu'il vole la puissance.
Et la vie elle-même m'a confié ce secret: "Voici, m'a-t-elle dit, je suis ce qui doit toujours se surmonter soi-même.
"A vrai dire, vous appelez cela volonté de créer ou instinct du but, du plus sublime, du plus lointain, du plus multiple: mais tout cela n'est qu'une seule chose et un seul secret.
"Je préfère disparaître que de renoncer à cette chose unique, et, en vérité, où il y a déclin et chute des feuilles, c'est là que se sacrifie la vie – pour la puissance!
"Qu'il faille que je sois lutte, devenir, but et entrave du but: hélas! celui qui devine ma volonté, celui-là devine aussi les chemins tortueux qu'il lui faut suivre!
"Quelle que soit la chose que je crée et la façon dont j'aime cette chose, il faut que bientôt j'en sois l'adversaire et l'adversaire de mon amour: ainsi le veut ma volonté.
"Et toi aussi, toi qui cherches la connaissance, tu n'es que le sentier et la piste de ma volonté: en vérité, ma volonté de puissance marche aussi sur les traces de ta volonté du vrai!
"Il n'a assurément pas rencontré la vérité, celui qui parlait de la "volonté de vie", cette volonté – n'existe pas.
"Car: ce qui n'est pas ne peut pas vouloir; mais comment ce qui est dans la vie pourrait-il encore désirer la vie!
"Ce n'est que là où il y a de la vie qu'il y a de la volonté: pourtant ce n'est pas la volonté de vie, mais – ce que j'enseigne – la volonté de puissance.
"Il y a bien des choses que le vivant apprécie plus haut que la vie elle-même; mais c'est dans les appréciations elles-mêmes que parle – la volonté de puissance!"
Voilà l'enseignement que la vie me donna un jour: et c'est par cet enseignement, ô sages parmi les sages, que je résous l'énigme de votre coeur.
En vérité, je vous le dis: le bien et le mal qui seraient impérissables – n'existent pas! Il faut que le bien et le mal se surmontent toujours de nouveau par eux-mêmes.
Avec vos valeurs et vos paroles du bien et du mal, vous exercez la force, vous, les appréciateurs de valeur: ceci est votre amour caché, l'éclat, l'émotion et le débordement de votre âme.
Mais une puissance plus forte grandit dans vos valeurs, une nouvelle victoire sur soi-même qui brise les oeufs et les coquilles d'oeufs.
Et celui qui doit être créateur dans le bien et dans le mal: en vérité, celui-là commencera par détruire et par briser les valeurs.
Ainsi la plus grande malignité fait partie de la plus grande bénignité: mais cette bénignité est la bénignité du créateur. -
Parlons-en, ô sages parmi les sages, quoi qu'il nous en coûte; car il est plus dur de se taire; toutes les vérités que l'on a passées sous silence deviennent venimeuses.
Et que soit brisé tout ce qui peut être brisé par nos vérités! Il y a encore bien des maisons à construire! -
Ainsi parlait Zarathoustra.