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Kitabı oku: «Considérations inactuelles, deuxième série», sayfa 10

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Notre pédagogie est l'institution la plus arriérée dans le temps où nous vivons; elle est rétrograde précisément par rapport au seul nouvel élément éducateur qui donne aux hommes d'aujourd'hui un avantage sur ceux du siècle passé, ou qui du moins le leur donnerait s'ils consentaient à ne plus vivre aveuglément dans leur temps, en proie à la fièvre du moment. Comme jusqu'à présent l'âme de la musique n'est pas encore entrée en eux, ils n'ont pas encore su deviner l'idée de la gymnastique dans le sens que les Grecs et Wagner attachent à ce mot. C'est pourquoi leurs artistes sont condamnés à être privés d'espérance, tant qu'ils ne prendront pas la musique pour guide, quand ils voudront pénétrer dans un nouveau monde des perspectives visibles. Le talent pourra se développer à son gré, toujours il arrivera trop tard ou trop tôt, et en tous les cas mal à propos, car il est superflu et impuissant, ce que le passé nous a légué de plus parfait et de plus sublime, la forme, modèle de nos artistes, étant devenue superflue et presque impuissante à ajouter une pierre nouvelle à l'édifice. Si leur imagination est incapable de leur faire distinguer les formes nouvelles qu'ils ont devant eux, s'ils ne voient sans cesse, derrière eux, que les formes anciennes, ils sont morts avant d'avoir cessé de vivre.

Mais celui qui sent en lui-même une vie véritable et féconde, cette vie qui ne saurait être aujourd'hui autre chose que de la musique, pourrait-il un seul instant céder à l'illusion de fonder des espérances durables sur quelque chose qui s'épuise à produire des figures, des formes et des styles. Il est supérieur à toutes les vanités de ce genre, et ne pense pas plus à rencontrer des chefs-d'œuvre plastiques en dehors de son imagination idéale, qu'il n'espère voir nos langues séniles et décolorées produire encore de grands écrivains. Plutôt que de prêter l'oreille à quelques consolations chimériques, il supportera de jeter un regard profondément découragé sur notre état de choses moderne. Qu'il laisse l'amertume et la haine remplir son cœur, si ce cœur n'est pas assez tendre pour la pitié. La méchanceté même et l'ironie valent mieux que de s'abandonner à une satisfaction trompeuse et à une paisible ivresse, comme font nos «amateurs d'art»! Mais, lors même qu'il serait capable de faire plus que de nier et de mépriser, s'il est capable d'aimer, de souffrir et de travailler avec ses semblables, il sera cependant contraint d'observer tout d'abord une attitude négative, pour ouvrir la voie à son âme généreuse. Si la musique doit un jour disposer au recueillement les cœurs de beaucoup d'hommes et faire d'eux les confidents de ses grands desseins, il faudra tout d'abord mettre un terme aux rapports de jouissance purement passive avec un art à tel point sacré. Il faudra précisément jeter l'anathème à cet «amateur d'art», qui est le principal soutien de nos entreprises artistiques, les théâtres, les musées et les concerts; l'empressement que met le gouvernement à combler les vœux de l'amateur devra cesser. L'opinion publique met un empressement tout particulier à inculquer au citoyen le goût tout spécial de l'art; elle devra être remplacée par un jugement plus sain. En attendant nous devrons considérer comme un allié véritable et utile l'ennemi déclaré de l'art, car son inimitié ne s'adresse qu'à l'art tel que le conçoit «l'ami de l'art» et il n'en connaît pas d'autre. Qu'il soit donc libre de reprocher à cet ami les sommes follement dépensées pour la construction de nos théâtres et de nos monuments publics, à l'engagement des chanteurs et des comédiens «célèbres», à l'entretien des écoles et des musées des beaux-arts, si complètement inutiles, sans compter les sommes importantes que chaque famille dépense en énergie, en temps et en argent, pour le développement des intérêts soi-disant «artistiques». Il n'y a là ni faim, ni satiété, mais seulement un jeu languissant, avec l'apparence de l'une et de l'autre, un jeu imaginé par le vain désir de faire de l'effet et de dérouter le jugement des autres. Mais c'est pire encore lorsque l'on prend l'art plus ou moins au sérieux, que l'on exige de lui qu'il suscite une espèce de faim et de désir et que l'on s'imagine que c'est sa mission de produire cette excitation factice. Comme si l'on craignait de périr du dégoût que l'on a devant soi-même et de sa propre inertie, on conjure tous les mauvais démons, pour se laisser traquer par eux comme un gibier aux abois; on a soif de souffrance, de colère, de haine, d'excitation, de frayeur subite, d'anxiété sans trêve et l'on fait appel à l'artiste pour évoquer cette chasse d'esprits infernaux.

Dans l'économie spirituelle de nos hommes cultivés, l'art est devenu un besoin tout à fait mensonger, méprisable, avilissant; si ce n'est pas simplement rien, c'est du moins quelque chose de fort mauvais. L'artiste, le meilleur et le plus rare, ne voit rien de tout cela, car il semble être en proie à une sorte de rêve stupéfiant; il répète en hésitant, d'une voix mal assurée, des mots magnifiques et étranges qu'il croit percevoir dans le lointain, mais dont il ne distingue pas clairement le sens. Quand, au contraire, il professe des tendances tout à fait modernes, l'artiste méprise chez ses nobles compagnons les tâtonnements et les discours ivres de rêve; il tient en laisse toute la meute glapissante des passions et des horreurs accouplées, pour les lâcher au besoin sur ses contemporains. Car ceux-ci préfèrent se voir poursuivis, blessés et déchirés, plutôt que d'être contraints à vivre paisiblement, seuls avec eux-mêmes. Seuls avec eux-mêmes! L'idée de cet isolement suffit à plonger les âmes modernes dans la peur et, la terreur des spectres.

Lorsque je contemple, dans les villes populeuses, des milliers d'individus qui passent devant moi avec un air pressé et hébété, je ne cesse de me répéter que ces gens doivent être mal à l'aise. Pour eux, cependant, l'art n'existe qu'à condition qu'il les rende encore plus mal à l'aise, qu'ils aient l'air encore plus hébétés et plus insensés, ou bien encore plus pressés et plus avides. Car le sentiment faux les possède et les tourmente sans relâche et ne permet pas qu'ils s'avouent leur misère à eux-mêmes. S'ils veulent parler, la convention leur souffle quelque chose à l'oreille qui leur fait oublier ce qu'ils avaient voulu dire; veulent-ils se concerter entre eux, leur esprit se trouve paralysé comme par enchantement, de telle sorte qu'ils nomment bonheur ce qui est leur malheur et que c'est pour leur propre malheur qu'ils s'appliquent à s'unir les uns avec les autres. C'est ainsi qu'ils sont complètement détournés d'eux-mêmes et réduits au rôle d'esclaves aveugles d'un sentiment faussé.

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Je ne veux montrer que par deux exemples à quel point le sentiment a été perverti de nos jours et combien notre temps se rend peu compte de cette perversion. Autrefois on regardait de haut, avec une honnête réserve, les gens qui font commerce d'argent, lors même que l'on pouvait avoir besoin d'eux; on se rendait compte que, dans toute société organisée, certains organes devaient remplir des fonctions moins nobles. Maintenant ces gens forment la puissance dominante dans l'âme de l'humanité moderne, car ils en sont la partie la plus avide. Autrefois, ce contre quoi on mettait le plus en garde, c'était de prendre trop au sérieux le jour ou l'instant fugitif; on recommandait le nil admirari et le souci des choses éternelles. Maintenant il ne reste plus, dans l'âme moderne, qu'une seule espèce de sérieux; ce sérieux s'applique aux nouvelles qu'apporte le journal ou le télégraphe. Profiter du moment et le juger aussi vite que possible pour pouvoir en tirer parti! On pourrait presque croire que les hommes d'aujourd'hui n'ont conservé qu'une seule vertu, la présence d'esprit. Malheureusement cette présence d'esprit est bien plutôt la présence perpétuelle d'une insatiable avidité et d'une curiosité sans bornes que l'on retrouve chez tout le monde. Quant à savoir si l'esprit est présent aujourd'hui, nous laisserons aux juges de l'avenir, qui feront passer les hommes modernes par leur crible, le soin d'approfondir cette question. Pourtant cette époque-ci est vile, on peut s'en rendre compte dès à présent, car elle honore ce que méprisaient les nobles époques antérieures. Maintenant qu'elle s'est approprié tout le trésor de sagesse et d'art que nous a légué le passé et qu'elle se pare de ce vêtement somptueux, elle fait preuve, dans sa présomption, d'une inquiétante vanité en n'utilisant pas ce manteau simplement pour se réchauffer, mais pour donner le change sur elle-même. Le besoin de feindre et de dissimuler lui semble plus pressant que celui de se protéger du froid. C'est ainsi que les savants et les philosophes d'aujourd'hui ne font pas servir la sagesse des Hindous et des Grecs à la conquête de la sagesse et de la paix intime; leurs travaux doivent seulement contribuer à procurer à notre époque un renom trompeur de sagesse. Ceux qui étudient l'histoire naturelle s'efforcent de démontrer que les accès de violence bestiale, de ruse et la vengeance brutale auxquels s'abandonnent les Etats et les individus dans leurs rapports réciproques ne sont que d'immuables lois naturelles. Les historiens font des efforts craintifs pour démontrer que chaque époque a son droit particulier et des conditions d'existence qui lui sont propres; ils se préparent ainsi à défendre l'idée fondamentale de la procédure judiciaire qui devra être octroyée à notre époque. Qu'elle traite de l'Etat, du peuple, de l'économie, du commerce ou du droit, la science, sous toutes ses formes, assume dès à présent ce caractère préparatoire et apologétique; il semble même que la part d'esprit restée vivace, sans avoir perdu son action dans le mécanisme compliqué des rapports de gain et de puissance, s'impose pour tâche unique de défendre et d'excuser le temps présent.

Devant quel accusateur? Telle est la question qu'on se pose avec stupeur.

Devant sa propre mauvaise conscience.

Et ici nous distinguerons tout à coup la tâche que se propose l'art moderne: plonger dans l'apathie ou dans l'ivresse! Endormir ou étourdir! Pousser la conscience à l'ignorance de quelque manière que ce soit! Aider l'âme moderne à se dérober au sentiment de la foule sans la ramener à son innocence! Que cela soit possible au moins pour quelques instants! Défendre l'homme contre lui-même en l'amenant à imposer silence à sa conscience, à ne pas écouter les voix intérieures! – Les rares natures qui auront compris une seule fois tout ce qu'il y a d'humiliant dans cette tâche et dans cette affreuse dégradation de l'art auront senti leur cœur non seulement déborder de douleur et de pitié, mais aussi de nouveaux et d'irrésistibles désirs. Celui qui voudrait délivrer l'art et lui rendre sa sainteté profanée devrait d'abord se délivrer lui-même de l'âme moderne; ce n'est qu'après avoir retrouvé son innocence qu'il pourra découvrir l'innocence de l'art; il lui restera à se soumettre à deux grandes purifications et à une double consécration. S'il sortait vainqueur de l'épreuve, si, du fond de son âme délivrée, il parlait aux hommes le langage de son art délivré, il se verrait plus que jamais exposé au plus grand danger, forcé au plus rude combat; car les hommes le réduiraient en morceaux, lui et son art, plutôt que d'avouer à quel point ils sont saisis de honte à leur aspect. Il ne serait pas impossible que le seul rayon de lumière que pût espérer notre époque, que la délivrance de l'art restât un événement réservé à quelques âmes solitaires, tandis que le grand nombre supporterait indéfiniment la contemplation de la lueur vacillante et enfumée d'un art à leur usage. Ils ne veulent pas la lumière, mais l'éblouissement; ils détestent la lumière, lorsque c'est sur eux qu'elle jette ses rayons.

C'est pour cela qu'ils évitent le nouveau messager de lumière; mais ce messager les suit, poussé par l'amour qui l'a fait naître et il veut les soumettre. «Il vous faut être initié à mes mystères, leur dit-il, vous avez besoin de leurs purifications et de leurs émotions. Faites-en l'essai pour votre salut, abandonnez les sombres parages de la nature et de la vie que vous semblez seuls connaître! Je vous conduirai dans un monde qui, lui aussi, est réel. Vous direz vous-mêmes, lorsque vous quitterez ma caverne pour retourner au grand jour qui est le vôtre, laquelle des deux existences est la plus réelle, où est en réalité le jour et où est la caverne. La nature, vue de l'intérieur, est bien plus riche, plus puissante, plus délicieuse, plus féconde; tel que vous vivez d'ordinaire vous ne pouvez la connaître. Apprenez à redevenir vous-même partie intégrante de la nature et laissez-vous ensuite transformer avec elle et par elle sous l'empire de mon incantation d'amour et de mon incantation du feu.»

C'est l'art de Wagner dont la voix parle ainsi aux hommes. Si nous autres, enfants d'une époque misérable, nous sommes les premiers à entendre cette voix, nous voyons en cela précisément une preuve que cette époque est digne d'une profonde pitié et que d'une façon générale la musique véritable participe du destin et a son origine dans une loi primordiale; car il n'est pas possible d'expliquer par un absurde hasard qu'on l'entende précisément aujourd'hui. Un Wagner apparaissant par hasard eût été écrasé par la prédominance de l'élément contraire où il a été jeté. Mais sur la genèse du vrai Wagner plane une nécessité qui en est la justification et la glorification. L'art de Wagner, considéré à son origine, est le plus beau des spectacles, quelque douloureux que pût être cette genèse, car la raison, l'ordre, le but y sont partout visibles. Sans la joie d'un pareil spectacle, l'observateur estimera bienheureuses les douleurs mêmes de cette gestation et il se rendra compte avec joie que toutes choses contribuent nécessairement au bonheur et au profit d'une nature prédestinée, quelle que soit la dure école qu'elle ait à traverser; il verra à quel point chaque victoire augmente sa prudence, qu'elle peut se nourrir de poison et de malheur tout en conservant sa force et sa santé. La raillerie et la contradiction du monde qui l'entoure lui servent de stimulant et d'aiguillon; si elle s'égare, elle revient de cet égarement et de ces errements chargée du plus magnifique butin; si elle dort, «son sommeil rassemble pour elle de nouvelles forces». Elle retrempe le corps lui-même et le rend plus vigoureux; elle ne consume pas la vie, plus elle avance dans la vie; elle régit l'homme comme une passion ailée et ne le laisse voler que quand son pied s'est fatigué dans le sable et qu'il s'est meurtri aux pierres du chemin. Elle ne peut résister au désir de partager; chacun doit contribuer à son œuvre; elle n'est pas avare de ses dons. Repoussée, elle donne plus largement; abusée par les donataires, elle offre encore, par surcroît, le plus précieux trésor qui lui reste et, si l'on en croit l'expérience la plus ancienne, comme aussi la plus récente, jamais ceux qui les ont reçus n'ont été absolument dignes de ses dons.

C'est par là qu'elle se révèle comme la nature prédestinée par laquelle la musique parle au monde des apparences, la musique qui est la chose la plus mystérieuse qui soit sous le soleil, un abîme où reposent jointes la force et la bonté, un pont jeté entre le moi et le non-moi. Qui donc saurait désigner clairement le but auquel elle doit servir, lors même qu'il verrait quelque opportunité dans la manière dont elle se développe. Mais le plus délicieux des pressentiments nous encourage à demander: serait-il donc vrai que ce qu'il y a de plus grand existât à cause de ce qu'il y a de plus petit; le don le plus magnifique en faveur du talent moindre, la vertu la plus haute et la plus sacrée pour l'amour des faibles? La vraie musique dut-elle se faire entendre parce que les hommes la méritaient le moins, mais en avaient le plus besoin? Qu'on se plonge donc en esprit dans le miracle ineffable de cette possibilité. Si l'on regarde ensuite en arrière, la vie apparaît resplendissante, quelque sombre et brumeuse qu'elle parût auparavant.

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Il est impossible qu'il en soit autrement: l'observateur qui a devant les yeux une nature telle que celle de Wagner doit faire involontairement, de temps en temps, un retour forcé sur lui-même, sur sa petitesse et sa fragilité, pour se demander ce que cette nature a à faire avec lui. Il se dira alors: Pourquoi, dans quel dessein te trouves-tu là? Sans doute la réponse lui fera-t-elle défaut, et se sentira-t-il comme embarrassé et surpris en face de sa propre nature. Qu'il lui suffise alors d'avoir éprouvé ces sentiments; puisse-t-il, en outre, dans le fait qu'il est devenu étranger à sa propre nature, trouver une réponse à la question qu'il se posait. Car c'est précisément par ce sentiment qu'il participe à la puissante manifestation vitale chez Wagner, qu'il communie avec le centre de sa force, cette merveilleuse transmissibilité, cette abdication de sa propre nature, qui peut aussi bien se communiquer à d'autres qu'elle absorbe elle-même d'autres natures et reste grande, aussi bien en donnant qu'en acceptant. Tout en paraissant vaincu par la nature expansive et débordante de Wagner, l'observateur a pris lui-même sa part de cette force jaillissante et, par elle, il est en quelque sorte devenu puissant contre lui-même. Celui qui s'examine jusqu'au fond du cœur sait que, même pour contempler simplement un mystérieux antagonisme, est nécessaire un antagonisme qui consiste à regarder en face. Si l'art de Wagner nous fait passer par tout ce qu'éprouve une âme qui entreprend un voyage, qui sympathise avec d'autres âmes et compatit à leur sort, qui apprend à regarder le monde à travers beaucoup d'yeux, alors la distance et l'éloignement nous rendent capables de voir Wagner lui-même, après que nous l'avons nous-même vécu. Nous saisissons alors avec précision qu'en Wagner le monde visible veut se spiritualiser, se rendre plus intime et se retrouver lui-même dans le royaume des sons; de même, en Wagner, tout ce qui est perceptible par les sons veut prendre corps en se manifestant en quelque sorte comme phénomène visuel. Son art le conduit toujours, par deux voies différentes, du monde où dominent les sons dans un monde de spectacle visuel, à quoi le rattachent des affinités mystérieuses – et vice versa. Il se voit sans cesse contraint (et l'observateur avec lui) de retraduire le mouvement visible en le transportant sur le domaine de l'âme et de la vie instinctive; de percevoir, en même temps, comme phénomène visible, l'impulsion la plus cachée de l'être intime, pour lui prêter un corps apparent. Tout cela appartient en propre au dramaturge dithyrambique, si l'on donne à ce terme son acception la plus vaste, qui embrasse à la fois le comédien, le poète et le musicien, notion qui se déduit nécessairement d'Eschyle et des artistes grecs ses contemporains, lesquels offrirent le seul exemple parfait du dramaturge dithyrambique avant Wagner.

Si l'on a essayé de ramener des dons particulièrement grandioses de certaines natures à des entraves intérieures ou à des lacunes du génie, si, pour Gœthe, par exemple, la poésie ne fut qu'une sorte de palliatif pour une vocation de peintre manquée, si l'on peut dire des drames de Schiller qu'ils sont de l'éloquence populaire transposée, si Wagner lui-même cherche à expliquer l'encouragement de la musique par les Allemands, entre autres circonstances, par le fait que ceux-ci, privés du don séducteur d'une voix naturellement mélodieuse, furent obligés de concevoir la musique avec le même sérieux profond que leurs réformateurs observèrent la face du christianisme. Si l'on voulait même établir un rapport semblable entre le développement de Wagner et cette sorte d'entrave intérieure, il serait permis d'admettre chez lui un don inné pour les planches, vocation naturelle qu'il dut abandonner sans pouvoir la satisfaire sur un domaine vulgaire, mais qu'il parvint à réaliser, malgré les obstacles, en faisant concourir tous les arts à une grande réalisation théâtrale. Mais alors il serait également permis d'affirmer que la plus puissante nature de musicien, dans son désespoir d'avoir à s'adresser à des personnes qui ne sont musiciennes qu'à moitié ou qui ne le sont pas du tout, s'ouvrit de force un accès vers les autres arts, pour pouvoir enfin se communiquer avec une précision centuplée et contraindre les masses à le comprendre. Quelque idée qu'on se fasse du développement de l'artiste dramatique idéal, à l'époque de sa maturité, au moment où il donne toute sa mesure, il présente lui-même un ensemble exempt de toute lacune et de toute entrave; il est le véritable artiste libre, qui ne saurait faire autrement que de créer à la fois, dans tous les domaines de l'art, l'interprète et le médiateur de l'unité et de l'universalité du pouvoir créateur, unité et universalité qui ne peuvent être ni devinées, ni révélées, mais que l'action seule est en mesure de démontrer.

Cependant, celui en présence duquel cette action se produira d'une façon soudaine en sera subjugué comme par un maléfice tout à la fois attrayant et inquiétant. Il se trouvera soudain en face d'une puissance qui annule la résistance de la raison et qui fait même paraître déraisonnable et incompréhensible tout ce qui jusque là faisait partie de notre existence. Transportés hors de nous-mêmes, nous nageons dans un élément mystérieux et ardent, nous ne nous comprenons plus nous-mêmes, nous ne connaissons plus ce que nous connaissions le mieux; la mesure échappe de nos mains; tout ce qui est légitime, tout ce qui est immobile commence à s'ébranler; toute chose revêt de nouvelles couleurs et nous parle un nouveau langage. Il faut être Platon lui-même pour pouvoir, en présence de ce mélange d'extase violente et de frayeur, se décider quand même et s'adresser, ainsi qu'il fit, au poète dramatique pour lui dire:

«Nous voulons un homme qui, par le moyen de sa sagesse, puisse se transformer en toutes sortes de choses et imiter toutes choses. S'il vient au milieu de nous, il sera l'objet de notre vénération, comme s'il était un saint et un prodige, nous verserons de l'huile sur sa tête, nous le ceindrons du bandeau sacré, mais nous chercherons à le décider à se retirer dans une autre communauté.» Il se peut que quelqu'un qui vit dans une communauté platonicienne puisse et doive s'imposer quelque chose de semblable. Mais nous autres, nous qui vivons dans une communauté toute différente et qui sommes régis selon d'autres règles, nous souhaitons et nous demandons ardemment que l'enchanteur vienne à nous, bien que nous ayons peur de lui. Cela nous paraît nécessaire, pour que notre communauté, la puissance et la raison malfaisante, dont elle est l'expression, se trouvent une fois au moins contredites. Une condition de l'humanité, de la vie sociale, des mœurs et de l'organisation de celle-ci, qui pourrait se passer des artistes imitateurs, n'est peut-être pas complètement une impossibilité, mais ce «peut-être» est parmi les plus audacieux qu'on puisse exprimer, il équivaut à une profonde inquiétude. Le droit d'en parler ne devrait appartenir qu'à celui qui, anticipant le moment suprême de tout ce qui est à venir, serait à même de le créer et d'en jouir, et qui serait alors, comme Faust, contraint de devenir aveugle immédiatement, à moins qu'il n'implore la cécité comme une faveur. Car nous autres, nous n'avons pas droit même à cette cécité; tandis que Platon, par exemple, pouvait à bon droit être aveugle en face de toute la réalité hellénique, après qu'il eût jeté un regard, un seul, sur l'idéal hellénique. Pour ce qui est de nous, tout au contraire, nous avons besoin de l'art précisément parce que l'aspect de la réalité nous a ouvert les yeux; il nous faut le dramaturge universel pour qu'il nous délivre, ne fût-ce que pour quelques heures, de la terrible tension dont souffre l'homme clairvoyant, placé entre sa propre faiblesse et la tâche qui lui est imposée. Avec le dramaturge nous gravissons les degrés les plus élevés du sentiment et c'est là seulement que nous avons l'illusion de nous voir ramenés au sein de la nature illimitée, dans le royaume de la liberté. Là seulement, comme dans un formidable mirage, nous nous apercevons, nous et nos semblables, en plein dans la lutte, la victoire et la disparition, comme si nous étions, nous aussi, quelque chose de sublime et d'important; nous faisons nos délices du rythme de la passion et du sacrifice que comporte la passion; à chacun des pas formidables que fait le héros, nous entendons le sourd retentissement de la mort et dans le voisinage de la mort nous saisissons l'attrait suprême de la vie.

Transformés de la sorte en hommes tragiques, nous revenons à la vie singulièrement consolés, avec le sentiment d'une sécurité nouvelle, semblable à celle que nous éprouverions si, après avoir couru les plus grands dangers, après des écarts et des extases multiples, nous avions retrouvé le chemin qui nous ramène dans un monde limité et familier. Un chemin qui nous ramène à des sentiments d'une courtoisie supérieure et bienveillante dans nos relations et qui nous confère plus de noblesse qu'auparavant. Car tout ce qui paraît ici sérieux et nécessaire, parce qu'il s'agit d'atteindre un but déterminé, ne ressemble, lorsque nous le comparons à la voie que nous avons nous-mêmes parcourue (bien que seulement en rêve), qu'à des fragments singulièrement isolés de ces événements cosmiques dont nous ne prenons conscience qu'avec terreur. Nous serons même exposés à un dangereux écueil, tentés comme nous le serons de prendre la vie trop à la légère, précisément parce que, dans l'art, nous l'avons considérée avec un si rare sérieux. Nous rappelons ici une expression dont Wagner s'est servi lorsqu'il a parlé des événements de sa propre vie. Car, alors qu'à nous autres, qui prenons seulement part, sans le créer, à un pareil art du drame dithyrambique, le rêve paraît presque plus vrai que la veille et la réalité, quel effet ce contraste ne doit-il pas produire sur l'artiste créateur! Le voici placé au milieu des appels bruyants et des nécessités du jour, en proie aux exigences de la vie, de la Société, de l'Etat. Où est-il lui-même en face de tout cela? Peut-être est-il justement le seul dont les sentiments soient vrais et réels, au milieu des dormeurs troublés et tourmentés, au milieu des malheureux en proie aux illusions et aux douleurs. Peut-être sent-il parfois qu'une insomnie persistante s'empare de lui, comme s'il devait passer dorénavant son existence si lucide et si consciente au milieu de somnambules et d'êtres qui jouent sérieusement au fantôme; si bien que tout ceci, qui paraît pour d'autres si naturel, le remplit d'un trouble inusité, et qu'il n'est tenté de n'opposer à ce phénomène qu'un orgueilleux dédain. Mais quel choc étrange ce sentiment ne subit-il pas quand, à la clairvoyance de son orgueil frémissant, vient se joindre un tout autre penchant: l'aspiration à quitter les hauteurs pour les profondeurs, le tendre désir des choses terrestres, du bonheur en commun… Puis, lorsqu'il pense à tout ce dont il est privé dans sa solitude de créateur, il éprouve l'obligation pressante de rassembler, tel un dieu descendu sur la terre, tout ce qui est faible, humain, égaré, et de «le soulever dans ses bras ardents vers les cieux», pour trouver enfin l'amour au lieu de l'adoration, et faire abnégation complète de soi-même dans l'amour! Toutefois, le choc que nous admettons ici apparaît comme le miracle positif qui se produit dans l'âme du dramaturge dithyrambique et, s'il était possible de se faire quelque part une idée claire de la nature de celui-ci, ce devrait être là. Car les moments de génération de son art sont ceux durant lesquels il est subjugué par le choc des sentiments contraires, lorsque le trouble et l'étonnement orgueilleux qu'il éprouve en face du monde s'unit en lui au désir ardent d'embrasser ce même monde avec amour. Dès lors les regards qu'il tournera vers la terre et la vie seront toujours pareils à des rayons de soleil qui «attirent les vapeurs», condensent les brouillards et rassemblent les nuées orageuses. Discret et pénétrant à la fois, exempt d'égoïsme et riche d'amour, son regard s'abaisse sur toutes choses et partout où il dirige la lumière de ce double rayonnement il excite la nature, avec une redoutable promptitude, au dégagement de toutes ses forces, à la révélation de ses mystères les plus profonds, et il l'y contraint au moyen de la pudeur. On peut dire sans métaphore qu'avec ce regard il a surpris la nature, qu'il l'a entrevue dans sa nudité. Elle cherche alors à se voiler pudiquement de ses contrastes. Ce qui, jusque là, était invisible, intime, se réfugie dans la sphère des phénomènes et devient visible; ce qui jusque là n'était que visible se plonge dans l'océan mystérieux de la mélodie. C'est ainsi que la nature, tout en voulant se dérober aux regards, révèle l'essence de ses antinomies. Par une danse au rythme impétueux, mais léger, par des mouvements extatiques, le dramaturge primitif exprime alors ce qui se passe en lui et dans la nature. Le dithyrambe de ses mouvements équivaut aussi bien à une compréhension frémissante, à une triomphante justesse de vue qu'à un rapprochement plein d'amour, à un joyeux abandon de soi. La parole enivrée cède à l'entraînement de ce rythme, la mélodie résonne, unie à la parole; et de nouveau la mélodie jette au loin dans le monde des images et des idées ses notes étincelantes. Une vision de rêve, semblable à l'image de la nature et de l'amant de la nature – semblable et pourtant dissemblable – s'approche lentement; elle se condense pour prendre forme humaine; elle s'élargit pour donner cours à une volonté héroïquement triomphante; à l'ivresse de la chute et de l'anéantissement, à l'ivresse du non-vouloir. Ainsi naît la tragédie; ainsi la vie reçoit en hommage sa plus magnifique sagesse, celle de la pensée tragique; ainsi naît, enfin, le plus grand enchanteur, bienfaiteur parmi les mortels, le dramaturge dithyrambique.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 ekim 2017
Hacim:
290 s. 1 illüstrasyon
Tercüman:
Telif hakkı:
Public Domain