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Kitabı oku: «Considérations inactuelles, deuxième série», sayfa 6

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Ces individus doivent achever leur œuvre. Voilà le sens de leur réunion, et tous ceux qui prennent part a l'institution doivent s'efforcer de préparer, par une épuration continuelle et une sollicitude mutuelle, en eux et autour d'eux, la naissance du génie et l'aboutissement de son œuvre. Le nombre est assez considérable de ceux qui, bien que doués médiocrement, sont appelés à cette collaboration. C'est seulement en se soumettant à une pareille détermination qu'ils éprouvent le sentiment d'accomplir un devoir et de vivre avec un but une vie pleine d'importance. Mais ce sont précisément ces talents que la voix séductrice de la «culture» à la mode détourne de leur chemin et rend étrangers à leur instinct, et cette tentation s'adresse à leurs penchants égoïstes, à leur faiblesse et à leur vanité; l'esprit du temps leur murmure à l'oreille avec un zèle insinuant:

«Suivez-moi et n'allez pas là-bas! Car là-bas vous n'êtes que des serviteurs, des aides, des instruments, éclipsés par des natures supérieures, sans jamais pouvoir vous réjouir de votre originalité; on vous tire par des fils, on vous met dans des chaînes, on vous traite en esclaves et en automates. Avec moi vous jouissez en maîtres de votre libre personnalité; vos dons peuvent s'épanouir sans entrave; vous-mêmes, vous devez être placés au premier rang, vous serez courtisés par une suite énorme et les acclamations de l'opinion publique vous réjouiront certainement plus que cette approbation froide et condescendante qui vous serait accordée du haut des sommets impassibles du génie.»

Les meilleurs succomberont certainement à de pareilles séductions. En fin de compte, ce qui décide ici ce n'est pas la rareté et la puissance des dons, mais l'influence d'une certaine disposition héroïque et le degré de parenté intime et de communion avec le génie. Car il y a des hommes qui considèrent que c'est pour eux une calamité personnelle, quand ils voient le génie lutter péniblement, exposé au péril de se détruire lui-même, ou quand l'œuvre de celui-ci est écartée avec indifférence par l'égoïsme à courte vue de l'Etat, la platitude des acquéreurs et la sèche frugalité des savants. J'espère donc qu'il y en aura quelques-uns qui comprendront ce que je veux dire, lorsque je présente les destinées de Schopenhauer et en vue de quoi, selon mon idée, Schopenhauer éducateur doit éduquer.

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Mais, pour écarter, une fois pour toutes, toutes les réflexions qui concernent un avenir lointain et un bouleversement possible du système d'éducation, que devrait-on souhaiter actuellement et, le cas échéant, procurer à un philosophe en voie de développement, pour lui permettre du moins de respirer et, au meilleur cas, de parvenir à l'existence certainement difficile et tout au moins possible que mena Schopenhauer? Que faudrait-il inventer, en outre, pour donner plus d'efficacité à son influence sur ses contemporains? Et quels obstacles conviendrait-t-il d'enlever pour que, avant tout, son exemple puisse avoir son plein effet, pour que le philosophe éduque à son tour des philosophes? C'est ici que notre Considération passe dans le domaine pratique et scabreux.

La nature veut toujours être d'une utilité pratique, mais, pour remplir ce but, elle ne s'entend pas toujours à trouver les voies et moyens les plus adroits. C'est là son grand chagrin et c'est ce qui la rend mélancolique. Que pour l'homme elle veuille donner à l'existence une signification et une importance, en créant le philosophe et l'artiste, c'est ce qui apparaît comme certain, étant donné son aspiration à la délivrance. Mais combien incertain, combien faible et pauvre est l'effet qu'elle atteint le plus souvent avec les philosophes et les artistes! Combien rarement elle parvient même à obtenir un effet quelconque! Surtout en ce qui concerne le philosophe, son embarras est grand lorsqu'elle veut donner à celui-ci une utilisation générale. Ses moyens ne semblent être que tâtonnements, idées subtiles inspirées par le hasard, de telle sorte que ses inventions se trouvent le plus souvent en défaut et que la plupart des philosophes ne peuvent être d'aucune utilité générale. Les procédés de la nature prennent l'aspect de gaspillages, mais ce n'est pas là le gaspillage d'une criminelle exubérance, c'est celui de l'inexpérience. Il faut admettre que, si la nature était un homme, elle ne parviendrait pas à se tirer du dépit qu'elle s'occasionnerait à elle-même et des malheurs qui en résultent pour elle. La nature envoie le philosophe dans l'humanité comme une flèche; elle ne vise pas, mais elle espère que la flèche restera accrochée quelque part. Mais, ce faisant, elle se trompe une infinité de fois et elle en a du dépit. Dans le domaine de la culture, elle est aussi prodigue que quand elle plante ou quand elle sème. Elle accomplit ses desseins d'une façon grossière et lourde, ce qui l'oblige à sacrifier beaucoup trop de forces. L'artiste, d'une part, et, d'autre part, les connaisseurs et les amateurs de son art sont entre eux dans le rapport de la grosse artillerie et d'une nuée de moineaux. Seuls les simples d'esprit feront rouler une avalanche pour enlever un peu de neige ou assommeront un homme pour toucher la mouche qui est posée sur son nez. Les artistes et les philosophes sont un argument contre la finalité de la nature dans ses moyens, bien qu'ils constituent une excellente preuve pour la sagesse de ses fins. Ils ne touchent jamais que le petit nombre, alors qu'ils devraient toucher tout le monde, et la façon dont le petit nombre est touché ne répond pas à la force que mettent les philosophes et les artistes à tirer leur grosse artillerie. Il est désolant de devoir évaluer si différemment l'art en tant qu'œuvre et l'art en tant qu'effet: sa cause apparaît formidable, son effet a quelque chose de paralysé, comme s'il n'était qu'un écho affaibli. Sans doute l'artiste accomplit son œuvre selon la volonté de la nature, pour le bien des autres hommes. Pourtant il sait que personne, parmi ces autres hommes, ne comprendra et n'aimera son œuvre comme il la comprend et l'aime lui-même. Ce degré supérieur et unique dans l'amour et la compréhension est donc nécessaire, conformément à une disposition maladive de la nature, pour qu'un degré inférieur soit créé. Le plus grand et le plus noble servent de moyens pour donner naissance à ce qui est médiocre et vulgaire. C'est que la nature est mauvaise ménagère, ses dépenses étant infiniment supérieures au bénéfice qu'elle en tire, de sorte que, malgré toutes ses richesses, elle finira un jour par se ruiner. Elle se serait arrangée d'une façon bien plus raisonnable si elle s'était imposé comme règle de faire moins de dépenses et de s'assurer des revenus centuples, s'il existait par exemple moins d'artistes et que ceux-ci fussent de capacités moindres, mais, par contre, plus d'hommes réceptifs, doués d'une plus grande force d'absorption et d'une espèce plus vigoureuse que les artistes eux-mêmes. De la sorte l'effet de l'œuvre d'art, par rapport à sa cause, apparaîtrait comme un centuple retentissement. Ou bien ne devrait-on pas au moins s'attendre à ce que la cause et l'effet fussent de force égale? Mais combien la nature répond peu à cette attente!

Il semble parfois que l'artiste, et en particulier le philosophe, ne soit qu'un hasard dans son époque, qu'il n'y soit entré que comme un ermite, comme un voyageur égaré et resté en arrière. Qu'on se rende donc une fois bien compte combien Schopenhauer est grand, partout et en toutes choses, et combien l'effet produit par son œuvre est médiocre et absurde. Rien ne peut sembler plus humiliant pour un honnête homme de ce temps que de se rendre compte à quel point Schopenhauer y est une apparition fortuite et de quelles puissances, de quelles impuissances a dépendu l'échec de son action. Tout d'abord et longtemps il souffrit de l'absence de lecteurs; et c'est là une honte durable pour notre époque littéraire; ensuite, lorsque vinrent les lecteurs, ce fut le manque de conformité de ses premiers témoins publics; plus encore, à ce qu'il me semble, l'incompréhension de tous les hommes modernes vis-à-vis de tous les livres, car personne à l'heure qu'il est ne veut plus prendre les livres au sérieux. Peu à peu, un nouveau danger s'est ajouté aux autres, né des tentatives multiples qui ont été faites pour adapter Schopenhauer à la débilité du temps ou pour l'ajouter comme un élément étranger, une sorte de condiment agréable que l'on mêlerait aux mets quotidiens en guise de piment métaphysique. C'est de cette façon qu'il a été connu peu à peu et qu'il est devenu célèbre et je crois qu'il y a maintenant plus de gens qui connaissent son nom que celui d'Hegel. Et, malgré cela, il est encore un solitaire, malgré cela, jusqu'à présent, il n'a pas encore exercé d'influence. Ses véritables adversaires littéraires et les aboyeurs peuvent, moins que personne, revendiquer l'honneur d'avoir entravé cette renommée, d'une part, parce qu'il y a peu d'hommes qui aient la patience de le lire et, d'autre part, parce que ceux qui ont cette patience se trouvent directement amenés à Schopenhauer. Qui donc se laisserait empêcher par un ânier de monter un beau cheval, quel que soit l'éloge que celui-ci fasse de son âne aux dépens du cheval?

Celui donc qui a connu la déraison de la nature dans notre temps devra réfléchir aux moyens de donner ici un coup d'épaule. La tâche qu'il aura à remplir sera de faire connaître Schopenhauer aux esprits libres et à ceux qui souffrent profondément de notre époque, de les réunir et de créer par leur moyen un courant qui soit assez fort pour surmonter la maladresse dont la nature fait preuve généralement et dont elle témoigne de nouveau aujourd'hui, quand il s'agit d'utiliser les philosophes. De pareils hommes se rendront compte que ce sont les mêmes résistances qui empêchent une grande philosophie d'exercer son influence et qui s'opposent à la création du grand philosophe; c'est pourquoi ils peuvent se fixer le but de préparer la recréation de Schopenhauer, c'est-à-dire du génie philosophique. Mais ce qui veut enfin rendre vain, par tous les moyens, la régénérescence du philosophe, c'est, pour le dire brièvement, la confusion d'esprit qui règne aujourd'hui dans la nature humaine. C'est pourquoi tous les grands hommes en voie de développement doivent dépenser une incroyable quantité de forces pour s'échapper de cette confusion. Le monde où ils entrent maintenant est semé d'absurdes embûches. Il ne suffit vraiment pas de parler de dogmes religieux, mais encore d'idées baroques, telles que le «progrès», la «culture générale», le sentiment «national», l'«Etat moderne», la «lutte pour la culture» (Kulturkampf). On peut même aller jusqu'à affirmer que tous les termes généraux portent maintenant un apprêt artificiel et antinaturel; c'est pourquoi une postérité plus clairvoyante fera à notre époque le grave reproche d'avoir quelque chose de contourné et de difforme, quelle que soit la vanité bruyante que nous tirons de notre «santé». Les vases antiques, déclare Schopenhauer, tirent leur beauté de ceci qu'ils expriment d'une façon naïve leur destination et leur emploi. Il en est de même de tous les ustensiles des anciens: on sent que si la nature produisait des vases, des amphores, des lampes, des tables, des chaises, des casques, des boucliers, des armures, elle les ferait exactement comme ils ont été faits. Tout au contraire, celui qui observe maintenant comment presque tout le monde s'occupe d'art, d'Etat, de religion, de culture – pour ne rien dire avec raison de nos «vases» – s'apercevra que les hommes sont en proie à une sorte d'arbitraire barbare, à une exagération de l'expression, dont souffre précisément le génie en formation lorsqu'il voit la vogue dont jouissent à son époque des notions aussi bizarres et des besoins aussi baroques. De là vient la lourdeur de plomb qui si souvent arrête sa main, d'une façon invisible et inexplicable, lorsqu'il veut conduire la charrue, à tel point que, même ses œuvres les plus hautes, parce qu'elles se sont élevées avec violence, portent forcément, jusqu'à un certain point, l'expression de cette violence.

Si maintenant je m'applique à rassembler les conditions a l'aide desquelles, dans le cas le plus heureux, un philosophe de naissance échappe au danger d'être écrasé par les travers des esprits actuels que je viens de décrire, j'en arrive à faire une remarque singulière. Ces conditions sont précisément en partie celles qui, d'une façon générale, accompagnèrent le développement de Schopenhauer. A vrai dire, il fut aussi soumis à des conditions opposées. Sa mère, vaniteuse et bel esprit, lui fit approcher de près et d'une façon terrible ce travers de l'époque. Mais le caractère fier et librement républicain de son père le sauva en quelque sorte de sa mère et lui procura ce dont un philosophe a besoin en premier lieu: une virilité inflexible et rude. Ce père n'était ni fonctionnaire ni savant. Il fit souvent avec le jeune homme des voyages dans des pays étrangers. Autant d'avantages pour celui qui doit apprendre à connaître, non point des livres, mais des hommes, à vénérer, non point des gouvernements, mais la vérité. Il apprit à temps à ne pas être assez ou trop sensible à l'étroitesse nationale. En Angleterre, en France, en Italie, il ne vivait pas autrement que dans sa propre patrie et l'esprit espagnol lui inspirait une vive sympathie. En somme, il ne considérait pas que c'est un honneur d'être né parmi les Allemands et je ne crois pas que les nouvelles conditions politiques eussent modifié son opinion. Il estimait, comme on sait, que l'unique tâche de l'Etat consiste à offrir la protection au dehors, la protection à l'intérieur et la protection contre les protecteurs, et que, lorsque l'on imagine pour l'Etat d'autres buts que ceux de protéger, ce but véritable peut facilement se trouver compromis. C'est pourquoi, au grand scandale de ceux qui se nomment libéraux, il légua sa fortune aux descendants de ces soldats prussiens qui, en 1848, étaient tombés dans la lutte pour l'ordre. Il est probable que, dorénavant, le fait que quelqu'un considère simplement l'Etat et les devoirs de celui-ci, constituera de plus en plus une preuve de supériorité intellectuelle. Celui qui a en lui le furor philosophicus n'aura même plus le temps, de s'adonner au furor politicus et il se gardera sagement de lire tous les jours des journaux, ou encore de se mettre au service d'un parti. Quand la patrie est véritablement en danger, il ne faudra néanmoins pas hésiter un instant à faire son devoir. Tous les Etats sont mal organisés, quand ce ne sont pas exclusivement les hommes d'Etat qui s'occupent de politique et la pléthore des politiciens mérite de faire périr ces Etats.

Schopenhauer a joui d'un autre grand avantage du fait qu'il n'était pas destiné et qu'il n'a pas été élevé dès le début en vue de la carrière de savant. De fait, il travailla pendant un certain temps, bien qu'avec répugnance, dans un comptoir commercial et il put en tous les cas respirer, durant toute sa jeunesse, la libre atmosphère d'une grande maison de commerce. Un savant ne peut jamais se transformer en philosophe. Kant lui-même n'en fut point capable et resta jusqu'à sa fin, malgré la poussée naturelle de son génie, en quelque sorte à l'état de chrysalide. Celui qui pourrait croire que par cette affirmation je fais injure à Kant ne sait pas ce que c'est qu'un philosophe. Un philosophe est à la fois un grand penseur et un homme véritable, et quand a-t-on jamais pu faire d'un savant un homme véritable? Celui qui permet aux notions, aux opinions, aux choses du passé, aux livres de se placer entre lui et les objets, celui qui, au sens le plus large, est né pour l'histoire, ne verra jamais les objets pour la première fois et ne sera jamais lui-même un tel objet vu pour la première fois. Mais ces deux conditions sont inséparables chez le philosophe, parce qu'il doit tirer de lui-même la plupart des enseignements et parce qu'il doit s'utiliser lui-même comme l'image et l'abrégé du monde entier. Si quelqu'un s'analyse au moyen d'opinions étrangères, quoi d'étonnant s'il n'observe sur lui rien autre chose que précisément des opinions étrangères. Et c'est ainsi que sont, vivent et regardent les savants. Schopenhauer, par contre, a eu le bonheur indescriptible non seulement de voir en lui-même de près le génie, mais encore de le voir en dehors de lui, dans Gœthe. Par la vision de ce double reflet il s'est trouvé profondément renseigné et rendu sage au sujet de toutes les fins et de toutes les cultures savantes. Par le moyen de cette expérience il savait comment l'homme libre et fort doit être fait, l'homme libre et fort auquel aspire toute culture artistique.

Pouvait-il, après ce regard, garder l'envie de s'occuper de ce que l'on appelle «l'art», à la manière savante et hypocrite de l'homme moderne? N'avait-il pas vu quelque chose de plus sublime encore? Une scène terrible et supra-terrestre du tribunal, où toute vie, même la vie supérieure et complète, avait été pesée et trouvée trop légère; il avait vu le Saint comme juge de l'existence. On ne saurait déterminer à quel moment le précoce Schopenhauer a dû contempler cette image de la vie, qu'il tenta de retracer plus tard dans tous ses écrits. On peut démontrer que l'adolescent, je suis presque tenté de dire l'enfant, avait déjà eu cette vision formidable. Tout ce qu'il emprunta plus tard à la vie, aux livres, à toutes les branches de la science n'a été pour lui, presque toujours, que couleur et moyen d'expression. La philosophie kantienne elle-même a été mise à contribution par lui avant tout comme un extraordinaire instrument rhétorique, au moyen duquel il croyait exprimer avec plus de précision cette image, de même qu'il s'est servi à l'occasion, pour remplir le même but, des mythologies bouddhistes et chrétiennes. Pour lui, il n'y avait qu'une seule tâche et cent mille moyens de la remplir; une seule signification et d'innombrables hiéroglyphes pour l'exprimer.

Ce fut une des conditions magnifiques de son existence qu'il put véritablement vivre pour une seule tâche, conformément à sa devise vitam impendere vero et qu'aucune nécessité vulgaire de la vie ne lui imposa sa contrainte. On sait de quelle façon grandiose il en remercia son père. En Allemagne, tout au contraire, l'homme théorique réalise le plus souvent sa destinée scientifique en sacrifiant la pureté de son caractère, tel un «gredin plein d'égards», avide de places et d'honneurs, prudent et souple, flattant les hommes influents et les supérieurs hiérarchiques. Schopenhauer n'a malheureusement offensé d'innombrables savants par rien de plus qu'en ne leur ressemblant pas.

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Par là, j'ai nommé quelques-unes des modifications nécessaires à la formation du génie philosophique, malgré les pernicieuses influences contraires, lorsqu'il naît à notre époque. Ce sont la virilité du caractère, la connaissance précoce de l'homme, l'absence d'éducation savante et d'étroitesse patriotique, la libération de toute contrainte en vue de gagner son pain et de tout rapport avec l'Etat, bref, la liberté et toujours la liberté. Les philosophes grecs purent grandir dans ce même élément merveilleux et dangereux. Que celui qui veut reprocher au philosophe ce que Niebuhr reprocha à Platon, d'avoir été un mauvais citoyen, le fasse tranquillement et se contente d'être lui-même un bon citoyen. Ainsi il suivra sa vie et Platon fera de même. Un autre interprétera cette grande liberté comme de la présomption. Lui aussi a raison, parce qu'il lui serait impossible de faire quoi que ce soit de cette liberté et que ce serait en effet, de sa part, une grande preuve de présomption s'il la réclamait pour lui-même. Cette liberté est véritablement une lourde faute qui ne peut se racheter que par des actes héroïques. En vérité, le commun des mortels a le droit de jeter un regard de colère sur ceux qui sont ainsi favorisés, mais que les dieux les protègent de jouir eux aussi de pareilles faveurs, c'est-à-dire d'avoir d'aussi terribles devoirs. Leur liberté et leur solitude les feraient périr, l'ennui ferait d'eux des fous, des fous méchants.

De ce qui a été dit jusqu'à présent un père de famille pourrait peut-être apprendre quelque chose et faire pour l'éducation particulière de son fils une utile application, bien qu'il ne faille vraiment pas s'attendre à ce que les pères ne désirent pour fils que des philosophes. Il est plus probable que les pères auront résisté de tout temps, plus que contre tout autre chose, contre la vocation philosophique de leurs fils, considérant celle-ci comme la plus grande toquade. On sait que Socrate fut victime de la colère des pères contre la «subornation de la jeunesse» et, pour la même raison, Platon crut qu'il était nécessaire de créer un Etat tout nouveau, pour ne pas faire dépendre la création des philosophes de la déraison des pères. Dès lors, il semble presque que Platon ait véritablement atteint quelque chose, car l'Etat moderne considère maintenant que c'est sa tâche d'encourager les philosophes et il cherche maintenant sans cesse à rendre heureux un certain nombre d'hommes au moyen de cette «liberté», par quoi nous entendons les conditions essentielles pour la genèse des philosophes. Or, Platon a rencontré dans l'histoire un singulier malheur: chaque fois que naissait une institution qui correspondait à peu près à ses propositions, c'était toujours, à y regarder de plus près, l'enfant supposé d'un lutin, un vilain petit démon. Il en fut ainsi de l'Etat sacerdotal du moyen âge quand on le comparait au règne des «fils des dieux» qu'il avait rêvé. A vrai dire, l'Etat moderne est aussi éloigné que possible du règne des philosophes. Grâce à Dieu! dira le chrétien. Mais l'encouragement des philosophes, tel que l'entend l'Etat moderne, devrait être examiné une fois de telle sorte que l'on puisse se rendre compte si cet encouragement doit être entendu au sens platonicien. Je veux dire qu'il faudrait savoir si l'Etat prend sa tâche tellement au sérieux que c'est son dessein de faire naître de nouveaux Platon. Si, généralement, la présence du philosophe dans son temps apparaît comme fortuite, l'Etat s'impose-t-il aujourd'hui véritablement le devoir de transformer consciemment ce caractère fortuit en une nécessité et d'aider ici aussi la nature?

L'expérience, malheureusement, nous a ouvert les yeux et nous a fait voir qu'il en est tout autrement. Elle nous apprend que, pour ce qui est des grands philosophes auxquels la nature a accordé ses dons, rien ne s'oppose plus à leur création et à leur développement que les mauvais philosophes qui sont philosophes par grâce d'Etat. Sujet pénible, à vrai dire. C'est, comme on sait, le même que celui dont Schopenhauer aborda d'abord l'étude dans son célèbre traité consacré à la philosophie des universités. Je reviens à ce sujet, car il faut contraindre les hommes à le prendre au sérieux, c'est-à-dire à se laisser par lui pousser à un acte; et je considérerais toute parole écrite inutilement qui ne contiendrait pas une pareille incitation à l'action. En tous les cas, il n'est pas mauvais de démontrer encore une fois les affirmations toujours valables de Schopenhauer, en les rapportant directement à nos contemporains les plus proches, car des personnes trop bien disposées pourraient croire que depuis sa sévère accusation tout en Allemagne est entré dans une meilleure voie. L'œuvre qu'il a entreprise, même sur ce point, si médiocre fut-il, n'a pas encore donné de résultat.

A y regarder de plus près, cette «liberté», dont l'Etat a gratifié certains hommes au bénéfice de la philosophie, n'est pas du tout une liberté, mais seulement un métier qui nourrit son homme. L'encouragement à la philosophie consiste donc simplement en ceci qu'il existe du moins un certain nombre d'hommes qui, par le moyen de l'Etat, sont mis en mesure de vivre de leur philosophie en faisant de celle-ci leur gagne-pain. Les sages anciens de la Grèce, par contre, n'étaient pas appointés par l'Etat. Tout au plus leur rendait-on parfois honneur, comme à Zénon, par l'attribution d'une couronne d'or et d'un tombeau en céramique. Je ne saurais dire, d'une façon générale, si l'on sert la vérité en montrant la route qu'il faut suivre pour vivre à ses dépens, car tout dépend de l'espèce et de la qualité de l'individu que l'on invite à s'engager sur cette route. Je pourrais parfaitement imaginer un degré de fierté et d'estime de soi qui pousserait un homme à dire à ses prochains: prenez soin de moi; pour ma part, j'ai mieux à faire, car j'ai à prendre soin de vous. Chez Platon et chez Schopenhauer une pareille générosité de sentiment et l'expression de cette générosité n'étonneraient pas, c'est pourquoi, eux, du moins, pourraient être philosophes d'Université, comme Platon fut à l'occasion philosophe de cour, sans pour cela abaisser la dignité de la philosophie. Mais Kant fut déjà, comme nous autres savants avons coutume d'être, plein d'égards et de soumission dans ses rapports avec l'Etat. La grandeur lui faisait défaut. A telle enseigne que si la philosophie d'Université était une fois attaquée, il ne saurait la justifier. S'il existait des natures qui, elles, soient capables de la justifier – des natures telles que Platon et Schopenhauer, – je craindrais pourtant une chose, c'est qu'elles n'en eussent jamais l'occasion, parce que jamais un Etat n'oserait favoriser de pareils hommes et les placer dans de telles situations. Pourquoi donc? Parce que tous les Etats les craignent et qu'ils ne favoriseront jamais que les philosophes dont ils n'ont pas besoin d'avoir peur. Car il arrive parfois que l'Etat ait peur des philosophes d'une façon générale et c'est précisément lorsqu'il en est ainsi qu'il cherche à attirer à lui d'autant plus de philosophes qui peuvent faire croire qu'il a la philosophie de son côté. Car alors il aura de son côté ces hommes qui portent le nom de la philosophie et qui pourtant n'inspirent nullement la peur.

Si pourtant il se présentait quelqu'un qui fasse mine de mettre à la gorge de tout le monde, même de l'Etat, le couteau de la vérité, l'Etat, qui tient avant tout à affirmer son existence, serait en droit de l'exclure et de le traiter en ennemi, de même qu'il exclut et combat une religion qui se place au-dessus de lui et veut être juge de ses actes. Quand quelqu'un supporte donc d'être philosophe par grâce d'Etat, il lui faudra tolérer aussi d'être considéré par l'Etat comme quelqu'un qui a renoncé à poursuivre la vérité dans tous les recoins. Du moins jusqu'au moment où il se trouvera favorisé et définitivement casé devra-t-il reconnaître qu'au-dessus de la vérité il y a encore autre chose, je veux dire l'État. Et non seulement l'Etat, mais tout l'ensemble de ce que l'Etat exige pour son bien-être: par exemple une forme déterminée de la religion, l'ordre social, la constitution de l'armée, toutes choses au-dessus desquelles se trouve écrit un Noli me tangere. Un philosophe d'Université s'est-il jamais rendu compte de toute l'étendue de ses obligations et des restrictions qu'il doit s'imposer? Je n'en sais rien. Si quelqu'un l'a fait et s'il est néanmoins resté fonctionnaire de l'Etat, il a certainement été un mauvais ami de la vérité; s'il ne l'a pas fait, eh bien! alors il me semble qu'il n'a pas non plus été un ami de la vérité.

Ce sont là des scrupules de l'ordre le plus général. Pour les hommes tels qu'ils sont maintenant, à vrai dire, ces scrupules seront de peu de poids et paraîtront assez indifférents. La plupart d'entre eux se contenteront de hausser les épaules et de dire: «Comme si jamais quelque chose de grand et de pur avait pu séjourner et se maintenir sur cette terre sans faire de concessions à la bassesse humaine! Voulez-vous donc que l'Etat persécute le philosophe plutôt que de le prendre à son service en le rétribuant?» Sans répondre dès à présent à cette dernière question, j'ajoute seulement que ces concessions de la philosophie à l'Etat vont actuellement déjà très loin. Premièrement, l'Etat choisit des serviteurs philosophiques selon le nombre qui lui est nécessaire pour ses établissements; il se donne donc l'apparence d'être capable de distinguer entre les bons et les mauvais philosophes; mieux encore, il admet que les bons sont en nombre suffisant pour occuper les chaires dont il dispose. Il devient dès lors l'autorité compétente pour juger non seulement la qualité, mais encore pour fixer le chiffre nécessaire de ceux qui sont bons philosophes. Deuxièmement, il oblige ceux qu'il a choisis au séjour dans un lieu déterminé, parmi des hommes déterminés; il les force à une activité déterminée; il leur faut instruire tout jeune étudiant qui en manifeste le goût, et cela quotidiennement, à une heure fixée d'avance.

Me voilà amené à poser les questions suivantes: Un philosophe peut-il donc s'engager, en bonne conscience, à avoir tous les jours quelque chose à enseigner? A l'enseigner devant tous ceux qui veulent l'écouter? Ne doit-il pas faire semblant d'en savoir plus qu'il n'en sait? N'est-il pas forcé de parler devant un public d'inconnus de choses dont il ne devrait s'entretenir sans danger qu'avec ses amis les plus proches? Et, d'une façon générale, ne se prive-t-il pas de la magnifique liberté qui lui permet de suivre son génie quand son génie l'appelle et où il l'appelle, quand il se voit astreint à penser publiquement, à une heure déterminée, en choisissant des sujets déterminés d'avance? Et, cela, devant des jeunes gens! Un pareil envol de pensers n'est-il pas, de prime abord, en quelque sorte mutilé d'avance? Que serait-ce si, un jour, il se disait qu'il n'est capable de rien penser, qu'il ne lui vient rien d'intelligent et qu'il serait néanmoins forcé de se placer devant son public et de faire semblant de penser?

Mais, objectera-t-on, ce philosophe ne doit pas du tout être un penseur, il doit se contenter tout au plus de réfléchir et d'exposer; avant tout il sera un connaisseur savant de tous les penseurs des temps écoulés; de ceux-là il pourra toujours raconter quelque chose que ses élèves ne savent pas. C'est là précisément la troisième concession extrêmement dangereuse que la philosophie fait à l'Etat, quand elle s'engage vis-à-vis de celui-ci à être avant tout et principalement de l'érudition. Elle est alors, avant tout, la connaissance de l'histoire de la philosophie, tandis que, pour le génie qui, semblable au poète, regarde les choses naturellement et avec amour et ne sait jamais s'identifier à elles, le farfouillage dans d'innombrables opinions étrangères et plus ou moins absurdes apparaît peut-être comme la tâche la plus ingrate et la plus fâcheuse. L'étude de l'histoire du passé ne fut jamais l'affaire du véritable philosophe, ni aux Indes, ni en Grèce. Un professeur de philosophie qui s'occupe de semblables travaux doit accepter que l'on dise de lui, au meilleur cas, c'est un bon philologue, un bon antiquaire, un bon polyglotte, un bon historien, mais jamais: c'est un philosophe. D'ailleurs, comme je viens de le dire, au meilleur cas seulement, car devant la plupart des travaux savants faits par des philosophes d'Université, le philologue a l'impression qu'ils sont mal faits, que la rigueur scientifique leur fait défaut et qu'il s'en dégage le plus souvent un détestable ennui.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 ekim 2017
Hacim:
290 s. 1 illüstrasyon
Tercüman:
Telif hakkı:
Public Domain