Kitabı oku: «Chroniques de J. Froissart, Tome Premier, 1re partie», sayfa 3
CHAPITRE II.
DE LA SECONDE RÉDACTION; – MANUSCRITS D'AMIENS ET DE VALENCIENNES; – CARACTÈRES DISTINCTIFS DE CETTE RÉDACTION
La seconde rédaction ne nous est parvenue que dans les deux manuscrits d'Amiens et de Valenciennes.
Le manuscrit d'Amiens56 est le seul qui représente la seconde rédaction d'une manière complète; il contient le premier livre tout entier de 1325 à 1377 et se termine par la même phrase que le ms. de notre Bibliothèque impériale 6477 à 6479, le plus ancien texte aujourd'hui conservé de la première rédaction revisée: «En ce temps se faisoit une grant assamblée de gens d'armes en le marce de Bourdiaux au mandement dou ducq d'Anjou et du conestable, car il avoient une journée arestée contre les Gascons englès de laquelle je parlerai plus plainement quant j'en seray mieux enfourmez.»
Le manuscrit de Valenciennes57 renferme seulement la partie du premier livre qui embrasse le récit des événements de 1325 à 1340. Sauf l'addition d'un chapitre où Froissart décrit la cérémonie d'investiture d'Édouard III comme vicaire de l'Empire58, le manuscrit de Valenciennes n'est, malgré de nombreuses variantes de détail, qu'un abrégé de la partie correspondante de la seconde rédaction; et si cet abrégé n'a pas été rédigé d'après le manuscrit d'Amiens lui-même, comme la reproduction de certaines fautes qui ne peuvent provenir que de la distraction du copiste de ce dernier manuscrit le fait supposer59, du moins il a été certainement exécuté d'après un modèle commun.
Les armes de la maison de Croy, écartelées de Craon et de Luxembourg, qui sont inscrites en tête du premier feuillet du ms. d'Amiens, donnent lieu de croire que ce ms. a été exécuté pour Jean de Croy, comte de Chimay, conseiller et chambellan de Philippe le Bon, duc de Bourgogne, mort à Valenciennes en 1472. On lit également entre les jambages de la première lettrine du ms. de Valenciennes la signature autographe d'un Croy; il y a lieu de supposer par conséquent que l'exemplaire avait appartenu à ce seigneur avant de faire partie de la bibliothèque de la ville où est né Froissart. On voit que les deux manuscrits d'Amiens et de Valenciennes ont la même origine. D'un autre côté, la seconde rédaction, certainement postérieure à 1376, a dû être composée, comme nous le verrons tout à l'heure, à l'instigation et sous les auspices de Gui de Châtillon, II du nom, comte de Blois, seigneur de Chimay et de Beaumont, ses deux résidences de prédilection. Or, les châteaux de Chimay et de Beaumont passèrent plus tard aux Croy: il n'est donc pas étonnant que les deux exemplaires, qui nous restent de la seconde rédaction, portent le nom et les armes de cette illustre famille. N'y a-t-il pas entre tous ces faits une liaison et une harmonie frappantes?
Au point de vue de la langue, on remarque d'ailleurs une ressemblance notable entre les deux exemplaires qui nous restent de la seconde rédaction. La notation wallonne de l'article féminin: le pour la est commune aux manuscrits d'Amiens et de Valenciennes; elle est toutefois plus usitée dans le premier que dans le second. Un autre trait caractéristique de l'orthographe wallonne, qui consiste à remplacer par un double w, le b, le v ou l'u étymologique de certains mots, par exemple dans ewist, dewist, pewist60 et même à ajouter parfois entre deux voyelles un double w parasite, ce trait apparaît seulement dans le manuscrit d'Amiens. En revanche, tous les exemples de leur employé adverbialement pour là où, relevés jusqu'à ce jour par l'éditeur, appartiennent à l'abrégé de Valenciennes61.
Malgré de nombreuses exceptions dues à l'influence, à la prépondérance croissantes du dialecte français, l'emploi du ch à la place du ç doux français et du c dur au lieu du ch français, commun à l'origine aux dialectes picard, wallon et même normand, est encore assez général dans les manuscrits d'Amiens et de Valenciennes avec cette différence que le changement du ç doux en ch est beaucoup plus fréquent dans le premier de ces manuscrits, et l'usage du c dur plus marqué et plus étendu dans le second. Ainsi, on lit d'ordinaire: chité62, pourveanche63 dans le ms. d'Amiens et: cité64, pourveance65 dans le ms. de Valenciennes; en retour, le ms. de Valenciennes écrit: wiquet66 et cloque67 là où l'on trouve dans le ms. d'Amiens: guichet68, cloce69 ou cloche70. Le ms. d'Amiens substitue même parfois un ch au c dur picard comme dans: pourchachier71 ou au c dur français, par exemple, dans: chouchièrent72; mais ce sont là des exceptions, ainsi que le prouvent d'autres passages où les mots cités figurent sous la forme ordinaire, et ces exceptions doivent sans doute être mises sur le compte de l'allitération73.
La seconde rédaction présente deux particularités par où elle se rapproche tour à tour des deux branches de celle qui l'a précédée: ainsi les onze paragraphes du commencement du premier livre jusqu'au départ d'Isabelle pour l'Angleterre en 1326 sont semblables dans les manuscrits d'Amiens et de Valenciennes et dans ceux de la première rédaction proprement dite, tandis que de 1372 à 1377 le texte plus ample qui caractérise les exemplaires de la première rédaction revisée est reproduit dans le ms. d'Amiens. Cette dernière ressemblance est importante au plus haut point et mérite une attention spéciale: elle tend à prouver tout à la fois, pour le dire en passant, que la première rédaction revisée et la seconde rédaction sont l'une et l'autre postérieures à la première rédaction proprement dite.
Pour toute la partie du premier livre, comprise entre le retour d'Isabelle en Angleterre en 1326 et la reddition de la Rochelle en 1372, les première et seconde rédactions offrent encore çà et là des parties communes; on peut dire néanmoins qu'entre ces deux dates la seconde rédaction est profondément distincte de la première dans le fond aussi bien que dans la forme.
On a vu dans le chapitre précédent que la première rédaction s'est formée successivement et par parties. Il ne semble pas qu'il en ait été ainsi de la seconde; du moins on ne distingue dans le ms. d'Amiens aucune trace de ces lacunes, de ces sutures si visibles dans les exemplaires de la première.
A quelle date a été composée la seconde rédaction? La réponse à cette question a été faite plus haut74, mais il importe de reproduire ici textuellement les deux passages des manuscrits d'Amiens et de Valenciennes qui ont dicté cette réponse. On lit dans le ms. d'Amiens: «Et puis fu chils enfez prinche de Gallez et très bons, hardis et entreprendans chevaliers et qui durement et fierement guerria tant qu'il vesqui; mès il mourut dès le vivant le roy son père, ensi comme vous orez en ceste histoire75.» Fo 20. Ce passage se retrouve en abrégé dans le ms. de Valenciennes: «… et fist en France et ailleurs moult de beaux fais d'armes, et mourut josne du vivant son père76.» Fo 42. Ainsi dès les premiers feuillets des manuscrits d'Amiens et de Valenciennes il est fait mention de la mort du prince de Galles qui eut lieu en 1376: on est forcé d'en conclure que la seconde rédaction n'a pu être composée qu'après cette date.
Rien n'autorise à supposer que le passage dont il s'agit est le résultat d'une interpolation; outre que cette supposition serait gratuite, un détail matériel du manuscrit d'Amiens la rend tout à fait inadmissible. Les premiers feuillets de ce ms. présentent un caractère particulier qui frappe le lecteur: la plupart des noms propres y sont laissés en blanc77 ou bien ils sont affreusement estropiés. On y lit, par exemple: «Phelippes de Valeur78» pour «Phelippes de Valois.» Ces lacunes ou ces erreurs grossières sont d'autant plus étranges qu'on les rencontre seulement dans les premiers feuillets et que le manuscrit est du reste exécuté avec beaucoup de soin. On parvient à les expliquer en supposant que le copiste avait sous les yeux un brouillon en écriture cursive plus ou moins illisible dont il n'avait pas encore l'habitude quand il a écrit ces premiers feuillets: il a deviné d'abord plutôt qu'il n'a lu les mots ordinaires; les noms propres sont les seuls que le contexte n'aide pas à déchiffrer, c'est pourquoi il les a estropiés ou laissés en blanc; puis, il s'est vite accoutumé à ce grimoire, il en a trouvé la clef, et alors les lacunes et les bévues monstrueuses ont disparu presque entièrement de sa copie. En même temps que ces lacunes attestent chez le copiste le désir de reproduire servilement et scrupuleusement le modèle, elles font supposer que ce modèle était un autographe ou du moins un original en caractères tracés à la hâte sous la dictée de Froissart, car l'écriture des manuscrits de cette époque exécutés à loisir par des scribes proprement dits est généralement plus ou moins posée et dans tous les cas très-lisible.
Cette explication est trop naturelle pour ne s'être pas déjà présentée à l'esprit des érudits qui ont examiné le manuscrit d'Amiens. «Le manuscrit d'Amiens, dit M. Rigollot, a été copié avec beaucoup de scrupule, peut-être sur un manuscrit autographe; on remarque sur le premier feuillet que plusieurs mots sont restés en blanc, probablement parce que le copiste n'avait pu les lire sur les premières pages de l'original qui auront été plus usées que les autres79.» On ne saurait donc attribuer à une interpolation le passage qui mentionne dès les premiers feuillets des manuscrits d'Amiens et de Valenciennes la mort du Prince Noir; d'où il suit, pour le répéter encore une fois, que la seconde rédaction est dans toutes ses parties postérieure à 1376.
Cette date de 1376 nous amène à l'époque où les liens les plus étroits qui unissaient Froissart au pays adoptif de Philippe de Hainaut, à la patrie du Prince Noir, sont désormais rompus; c'est aussi le temps où la France se relève grâce à la sagesse de Charles V, à l'épée de Duguesclin et fait reculer de jour en jour ses envahisseurs. Lorsque l'auteur des Chroniques composa de 1369 à 1373 la partie de sa première rédaction antérieure à ces deux dates, il venait de passer huit années à la cour d'Angleterre; il avait entendu raconter par des chevaliers de cette nation les victoires qui avaient porté si haut la gloire d'Édouard III, notamment celles de Crécy et de Poitiers: enfin le récit même qu'il entreprenait lui était commandé, il a soin de nous le dire dans le prologue, par ce Robert de Namur qui, entré au service du roi son beau-frère depuis le siége de Calais en 1346, combattait encore dans les rangs des Anglais à la chevauchée de Tournehem en 1369. Qui s'étonnerait après cela que Froissart ayant vécu si longtemps dans un pareil milieu et resté soumis à la même influence nous ait donné presque toujours dans sa première rédaction la version anglaise des grands événements de cette période et entre autres du siége de Calais, des batailles de Crécy et de Poitiers! Qui ne comprend que le peintre a pu sans parti pris faire prédominer la couleur anglaise dans ses tableaux! Comme cette couleur se présentait seule sous sa palette, elle est venue pour ainsi dire d'elle-même s'empreindre sur la toile.
Mais après 1376 nous trouvons le curé des Estinnes, le poëte de Wenceslas, le chapelain du comte de Blois placé dans un tout autre milieu, soumis à des influences bien différentes. Wenceslas de Luxembourg, duc de Brabant, était fils de cet héroïque roi de Bohême qui avait voulu, quoique aveugle, se faire tuer à Crécy en combattant pour la France. «Wenceslas, dit excellemment M. Pinchart, quoique d'origine allemande, avait reçu, comme ses prédécesseurs, une éducation toute française. Il introduisit au palais de Bruxelles bien des changements calqués sur la cour des rois de France qu'il avait souvent visitée: entre autres voyages qu'il y fit, Jeanne et lui furent présents au sacre de Charles V à Reims en 1364; ils avaient même pour ce prince une affection telle qu'ils portèrent le deuil à sa mort80.»
La cour de Gui II de Châtillon était encore plus propre que celle de Wenceslas à dépayser les affections, les préventions de l'ancien clerc de la reine Philippe et à diminuer l'ascendant de ses souvenirs anglais. Champenoise d'origine et chevaleresque entre toutes, l'illustre maison de Châtillon à laquelle appartenait Gui était vraiment deux fois française. Le père de Gui, Louis de Châtillon avait succombé à Crécy sous les coups des Anglais; et sa mère, Jeanne de Hainaut était la fille unique de Jean de Hainaut qui, rallié à la France, s'était tenu constamment aux côtés de Philippe de Valois dans la désastreuse journée du 26 août 1346. Gui lui-même avait été donné en otage au roi d'Angleterre à l'occasion de la mise en liberté du roi Jean; et pour se racheter il avait dû céder par un contrat passé à Londres le 15 juillet 1367 son comté de Soissons à Enguerrand, sire de Coucy. Fait plus tard chevalier pendant une croisade contre les païens de la Prusse, Gui s'était joint en 1370 aux ducs de Berry et d'Anjou et avait pris part en Guyenne à la guerre contre les Anglais; en 1382 enfin il commandait l'arrière-garde de l'armée française à Roosebecke. Écrite certainement après 1376 et probablement de 1376 à la fin de 1383, époque où mourut Wenceslas et où Froissart fut attaché définitivement au service de Gui de Blois, la seconde rédaction a été composée dans le milieu, sous la double influence que nous venons d'indiquer; et si l'auteur ne l'a pas fait précéder d'une dédicace comme il en avait mis une dans le prologue de la première, ne serait-ce point parce qu'il lui répugnait de manifester une préférence entre deux puissants protecteurs dont il avait également à se louer et qui avaient prodigué l'un et l'autre à son œuvre leurs encouragements81?
Toutefois, c'est la veine poétique du rimeur du Méliador que le romanesque Wenceslas semble avoir surtout favorisée et récompensée, tandis que Gui de Blois mieux inspiré encouragea avec une prédilection singulière le génie narratif et historique du chroniqueur. Une foule de passages de la seconde rédaction que l'on chercherait vainement dans la première trahissent la sympathie de Froissart pour la maison de Blois. Ainsi, dès les premières lignes du prologue des manuscrits d'Amiens et de Valenciennes, notre chroniqueur cite parmi les plus vaillants chevaliers de France «messires Carles de Blois82» dont il n'avait fait nulle mention dans la rédaction dédiée à Robert de Namur. Il dira plus loin en parlant de ce même Charles de Blois qu'il était «le mieux et le plus grandement enlinagiés en Franche et qui le plus y avoit de prochains de tous costés et de bons amis,» et l'on voit en comparant les deux rédactions que cette phrase a été ajoutée dans le récit composé après 1376.
Est-ce à dire que l'auteur des Chroniques soit allé jusqu'à altérer la vérité par dévouement pour une famille qu'il aimait? Ce serait ne pas rendre justice à l'inspiration vraiment large et chevaleresque qui a dicté les récits de Froissart: il a protesté d'avance contre une telle supposition. «[Qu'on ne dise pas que je aye eu la noble histoire] corrompue par la faveur que je aye eu au conte Gui de Blois qui le me fist faire et qui bien m'en a payé tant que je m'en contempte, pour ce qu'il fut nepveu et si prouchains que filz au conte Loys de Blois, frère germain à saint Charles de Blois qui, tant qu'il vesqui, fut duc de Bretaigne. Nennil vrayement! Car je n'en vueil parler fors que de la verité et aler parmy le trenchant, sans coulourer l'un ne l'autre. Et aussi le gentil sire et conte, qui l'istoire me fist mettre sus et ediffier, ne le voulsist point que je la feisse autrement que vraye83.» Il y a, si nous ne nous trompons, dans ces paroles plus et mieux qu'une simple affirmation, il y a l'accent profond de la sincérité.
Froissart ne prend le titre de prêtre que dans la seconde rédaction, et l'on sait par un compte du receveur de Binche qu'il était curé des Estinnes dès 1373; mais ce que personne n'a fait encore remarquer jusqu'à ce jour, c'est qu'un fief important situé aux Estinnes ou à Lestinnes84, suivant l'orthographe du quatorzième siècle, localité dont le nom s'est conservé dans les deux villages des Estinnes-au-Mont et des Estinnes-au-Val, appartenait, lorsque Froissart en fut curé, à Gui de Blois. En effet, nous voyons par un acte daté du 6 novembre 133685 que Jean de Hainaut se dessaisit en faveur de Jeanne sa fille unique, à l'occasion du mariage de celle-ci avec Louis de Châtillon, seigneur d'Avesnes, fils aîné du comte de Blois, de plusieurs parties de la terre de Chimay, et notamment «de tout chou entirement qu'il a à Lestinnes, ou tierroit et ès appartenances.» Or, Lestinnes dont il s'agit ici ne peut être que les Estinnes et non Lessines86, car la terre et seigneurie de Lessines avait été cédée depuis quelques mois seulement à Guillaume, comte de Hainaut, en faveur duquel Willaume de Mortagne, sire de Dossemer, ber ou baron de Flandre, s'était déshérité de la dite seigneurie au mois d'avril 133687. On sait, d'un autre côté, qu'après la mort de Louis de Châtillon, frère aîné de Gui, en 1372, la seigneurie de Chimay et ses dépendances échurent à ce dernier, déjà pourvu de la terre de Beaumont en vertu d'un acte de partage du 27 avril 1361 entre lui et ses deux frères, Louis et Jean88. Il faut donc prendre à la lettre les vers suivants du Buisson de Jonèce écrit en 1373 où Froissart énumérant ses protecteurs dit au sujet de Gui de Blois:
Et ossi mi signeur de Blois
Loys, Jehan et Gui; des trois
Moult acointés jà un tamps fui
Et especiaument de Gui
Et encor le sui tous les jours;
Car dalès li gist mes sejours:
C'est li bons sires de Biaumont
Qui m'amonneste et me semont 89.
On a dit que Froissart obtint le bénéfice des Estinnes grâce à l'appui dévoué d'un de ses amis, Gérard d'Obies, prévôt de Binche, qui était en même temps le confident le plus intime du duc Wenceslas90. Mais si la collation de ce bénéfice était réservée au chapitre de Cambrai, Gui, en sa qualité de seigneur de Chimay et probablement de Lestinnes ou des Estinnes, devait avoir le droit de présentation: il est donc naturel de voir dans la nomination de Froissart à une cure alors importante le premier gage de cette faveur dont le comte Gui ne cessa de l'entourer, et il ne faut pas s'étonner si la seconde rédaction où se révèle l'influence toute française de la maison de Blois, a été composée pendant le séjour du chroniqueur aux Estinnes.
Cette influence est manifeste dans le récit des grandes affaires entre Français et Anglais telles que les journées de Crécy et de Poitiers. Dans sa première rédaction écrite immédiatement après son retour d'Angleterre avec des matériaux recueillis en grande partie dans ce pays, dédiée en outre à Robert de Namur alors engagé dans le parti d'Édouard III, Froissart avait raconté les mémorables journées des 26 août 1346 et 19 septembre 1356 surtout d'après le témoignage des chevaliers anglais; il a pris soin d'en prévenir loyalement le lecteur. Mais lorsque l'auteur des Chroniques entreprit et acheva la seconde rédaction, il vivait depuis longtemps, par ses relations avec Wenceslas et surtout avec Gui de Châtillon, dans un milieu essentiellement français. Comme nous le disions tout à l'heure, Jean de Bohême, père de Wenceslas, et Louis de Châtillon, père du comte de Blois, étaient morts tous les deux à Crécy pour les fleurs de lis; le grand-père maternel de Gui, Jean de Hainaut avait marché dans cette journée aux côtés du roi de France, et Froissart dans sa seconde rédaction rappelle à plusieurs reprises cette circonstance: «Et cils qui se tenoit che jour le plus prochains dou roy, c'estoit messires Jehans de Haynnau, car li dis roys l'avoit retenu dallez lui pour deviser et ordonner par son conseil en partie de ses ennemis91.» Et plus loin: «Adonc estoit dallez le roy messires Jehans de Haynnau92…» Une fois curé des Estinnes, Froissart, invité à la table du duc de Brabant et du comte de Blois son seigneur, dut se trouver presque tous les jours en compagnie de chevaliers qui avaient combattu à Crécy sous la bannière de Jean de Bohême, de Louis de Châtillon ou de Jean de Hainaut, mais tous dans les rangs français; il leur entendit raconter avec cette conviction chaleureuse propre aux témoins oculaires une version de la bataille à laquelle ils avaient assisté qui différait pour certains détails de sa première narration: sans prendre garde à ces différences, il rapporta dans la seconde rédaction le récit des chevaliers du parti français avec la même fidélité qu'il avait reproduit dans la première le témoignage des gens d'armes du parti anglais. On en peut dire autant de la bataille de Poitiers. Froissart, après avoir adopté dans le travail dédié à Robert de Namur la version anglaise de cette journée fameuse, y a substitué dans le remaniement postérieur à 1376 la version française.
Or il y avait un chroniqueur qui, longtemps avant Froissart, avait aussi donné la version française des journées de Crécy et de Poitiers, et en général de tous les événements postérieurs à l'année 1345, époque où Jean de Hainaut, d'abord attaché à la cause anglaise, s'était rallié au parti de la France: ce chroniqueur, c'était Jean le Bel. On sait par J. de Hemricourt que le belliqueux chanoine de Liége «fut delle hosteit monsseigneur Jehan de Haynnau, saingnor de Beamont et de Cymay93.» Jean le Bel, d'ailleurs, a pris soin de nous dire, notamment en ce qui concerne la bataille de Crécy, qu'il raconte cette bataille d'après le témoignage de Jean de Hainaut et des chevaliers qui combattirent aux côtés du seigneur de Beaumont: «Je l'ay escript au plus prez de la vérité, ainsy que je l'ay ouy recorder à mon seigneur et amy messire Jehan de Haynaut, que Dieu absoulle, de sa propre bouche, et à dix ou à douze chevaliers et compaignons de son hostel qui furent en la presse avecques le proeu et gentil roy de Bohesme, auxquelz les chevaulx furent tuez dessoubs eulx; et si l'ay aussy ouy recorder en telle manière à plusieurs chevaliers anglès et d'Alemaigne qui furent là de l'aultre partie94.» Il n'est donc pas surprenant que le récit de Jean le Bel et celui de Froissart dans la seconde rédaction se ressemblent: ils dérivent d'une source commune. Peut-être, du reste, le curé des Estinnes-au-Mont, qui de 1325 à 1360 s'est souvent inspiré de son devancier dans ses deux premières rédactions, a-t-il mis à profit la chronique du chanoine de Liége pour la narration de la journée de Crécy, quoiqu'il ait disposé les faits dans un ordre tout différent.
Nous arrivons ici à l'origine même de l'erreur regrettable qui a fait considérer jusqu'à présent le texte d'Amiens comme la première en date des rédactions du premier livre. Dans une dissertation sur la bataille de Crécy publiée en 184095, feu M. Rigollot a eu l'honneur de signaler le premier à l'attention des érudits le précieux manuscrit d'Amiens et de montrer son caractère profondément original. Malheureusement, il borna son examen au récit de la catastrophe qui intéressait particulièrement son patriotisme picard; il supposa avec sagacité que ce récit est beaucoup plus rapproché de Jean le Bel dans la rédaction nouvelle que dans celle des imprimés: il en conclut avec une certaine apparence de raison que le manuscrit qu'il avait sous les yeux nous a conservé le plus ancien texte du premier livre. Adoptée par des savants aussi considérables que MM. de Cayrol, L. Polain et Kervyn de Lettenhove, l'opinion de M. Rigollot est devenue la base de la belle édition du premier livre des Chroniques qui a paru sous les auspices de l'Académie royale de Belgique.
Cette opinion a un défaut capital: elle repose sur une étude incomplète, restreinte presque à un seul point; et par conséquent la conclusion que l'on en tire n'est pas légitime. La publication intégrale de la chronique du chanoine de Liége, très-postérieure à la dissertation de M. Rigollot, a prouvé que si l'épisode de la bataille de Crécy est plus voisin du texte de Jean le Bel dans la seconde rédaction que dans les autres, il s'en faut de beaucoup que l'on en puisse dire autant de l'ensemble du premier livre. C'est une particularité que présente seule, pour les raisons indiquées plus haut, la partie comprise entre 1345 et 1356, et même dans cette partie l'on rencontre plus d'une exception. Que l'on prenne par exemple dans le récit du siége de Calais qui succède immédiatement à la narration de la journée de Crécy le célèbre épisode du dévouement des six bourgeois où l'humiliation des Français sert à faire ressortir la pitié généreuse de la reine d'Angleterre ainsi que la clémence finale d'Édouard III: on verra que Froissart, qui dans sa première rédaction avait emprunté à peu près mot pour mot cet épisode à Jean le Bel, ne l'a pas reproduit dans la seconde.
Si l'explication de nos contradicteurs était fondée, la ressemblance plus grande, la parenté plus étroite qu'ils signalent entre la chronique de Jean le Bel et la rédaction d'Amiens, au lieu de se borner à un assez petit nombre d'événements postérieurs à 1345, devrait s'étendre aussi à la période qui précède cette date, mais il n'en est rien. Au contraire, avant 1346 la seconde rédaction est beaucoup plus originale, elle fait des emprunts moins fréquents et surtout moins serviles à Jean le Bel que la première. A la différence de celle-ci qui n'est souvent que la copie littérale du texte du chanoine de Liége, l'auteur de la seconde ne reproduit presque jamais un passage du modèle sans l'écourter ou bien sans le critiquer et surtout sans noyer l'emprunt au milieu d'additions originales plus ou moins importantes qui parfois ne s'accordent pas avec ce qui est de provenance étrangère.
Toutefois, le caractère distinctif, essentiel de cette dernière rédaction, c'est la quantité, l'étendue, l'importance des développements absolument originaux qu'on y rencontre et dont il n'y a pas la moindre trace dans la rédaction antérieure. C'est là le fait capital qu'il importe de mettre dans tout son jour et de bien établir, parce qu'il est de nature à répandre la plus vive lumière sur la date respective des deux rédactions.
On pourra mesurer en quelque sorte l'importance des additions originales qui appartiennent en propre à la seconde rédaction par un rapprochement matériel, par un simple coup d'œil jeté sur ce premier volume. On a adopté pour le texte, comme il a été dit plus haut, la première rédaction, et l'on a renvoyé en appendice à la fin de chaque volume les parties ajoutées dans les seconde et troisième rédactions en y joignant, pour simplifier le travail du lecteur, les variantes extraites des divers manuscrits de la première rédaction. D'où il suit que, si l'on excepte ces dernières variantes qui sont très-courtes et ne portent que sur des mots ou des membres de phrase, l'énorme appendice du présent volume, par exemple, se compose tout entier d'additions originales tirées soit de la seconde, soit de la troisième rédaction. Or, le tiers environ de cet appendice est fourni par les manuscrits d'Amiens et de Valenciennes, c'est-à-dire par la seconde rédaction.
La narration des campagnes d'Écosse de 1333 à 1336, qui ne forme dans la première rédaction que quatre paragraphes très-courts96, ne remplit pas moins de trente pages dans la seconde97. Le long épisode de la guerre de Gascogne en 1338 et 1339, qui semble être l'œuvre tout à fait personnelle de Froissart et occupe onze pages de nos variantes98, ne se trouve que dans la seconde rédaction.
Le récit relatif à l'élévation de Jacques d'Arteveld et à la révolte des Flamands, offre en petit une image exacte de la manière différente dont Froissart a procédé dans ses trois rédactions. Dans la première il se contente de reproduire littéralement le texte de Jean le Bel, sans y rien ajouter, sans en rien retrancher99. Dans la seconde, il conserve encore la version hostile et partiale du chanoine de Liége100, mais il y ajoute d'importants développements101 où les causes économiques des troubles de Flandre sont exposées avec plus d'impartialité, une profonde intelligence politique, une ampleur vraiment magistrale. Enfin dans la troisième rédaction, le chanoine de Chimay supprime définitivement le passage emprunté à Jean le Bel pour y substituer des détails entièrement originaux et une appréciation vraiment personnelle; il y appelle Jacques d'Arteveld «hauster homme, sage et soutil durement102.»
Froissart mentionne à plusieurs reprises Jean le Bel dans la seconde rédaction, et l'on a voulu voir dans ces mentions répétées, qui font défaut dans la première, un indice des obligations plus étroites que l'auteur de la seconde aurait eues envers le chanoine de Liége. Comment n'a-t-on pas vu que dans les passages dont il s'agit, le chroniqueur de Valenciennes n'a d'autre but que de constater les additions, les développements, les corrections qu'il a apportées au texte de son devancier? Au sujet du siége de Tournai, par exemple, où la seconde rédaction s'est enrichie d'une foule de détails qu'on chercherait en vain dans Jean le Bel et dans la première rédaction, Froissart n'oublie pas de prendre acte de cette addition: «Si comme je vous recorde, che siège durant devant Tournay, avinrent pluisseurs avenues et grans fès d'armes tant en France comme en Gascoingne et en Escoche, qui ne sont mie à oubliier, car ainssi l'ai je proummis à messires et mestres ou coummenchement de mon livre que tous les biaux fès d'armes dont j'ai le memore et le juste infourmation je les remeteray avant, jà soit ce que messires Jehans li Biaux, en ses cronikes, n'en fait mies de tous mention. Mès ungs homs ne puet mies tout scavoir, car ces gerres estoient si grandes et si dures et si enrachinées de tous costés que on y a tantost oubliiet quelque cose, qui n'y prent songneusement garde103.»
Le récit de la guerre de Bretagne, où Charles de Blois et Louis de Châtillon, le premier oncle, et le second père du comte de Blois, jouèrent un rôle si considérable, est infiniment plus complet dans la seconde rédaction que dans la première, à plus forte raison que dans la chronique de Jean le Bel. Aussi Froissart n'éprouve-t-il aucun embarras à rappeler que le point de départ de son propre travail a été l'essai du chanoine de Liége; on dirait qu'il cherche à provoquer une comparaison qui ne peut que lui être favorable. «Pluiseur gongleour et enchanteour en place ont chanté et rimet lez guerres de Bretagne et corromput par leurs chançons et rimes controuvées le juste et vraie histoire, dont trop en desplaist à monsseigneur Jehan le Biel, qui le commencha à mettre en prose et en cronique et à moy sire Jehan Froissart qui loyaument et justement l'ay poursuiwi à mon pooir, car leurs rimmes et leurs canchons controuvees n'ataindent en riens la vraie matère, mès velle ci comme nous l'avons faite et rachievée par le grande dilligensce que nous y avons rendut, car on n'a riens sans fret et sans penne. Jou sire Jehans Froissars, dairains venus depuis monsseigneur Jehan le Bel en cel ouvraige, ai ge allé et cherchiet le plus grant partie de Bretaingne, et enquis et demandé as seigneurs et as hiraux les gerrez, les prises, les assaux, les envaies, les batailles, les rescousses et tous les biaux fès d'armes qui y sont avenut, mouvant sur l'an de grasse mil CCCXL, poursieuwans jusquez à le dairainne datte de ce livre, tant à la requeste de mes dis seigneurs et à ses fraix que pour me plaisance acomplir et moy fonder sus title de verité, et dont j'ay estet grandement recompenssé104.»