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Kitabı oku: «Un été dans le Sahara», sayfa 11

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L'œil du M'zabite s'anima d'une singulière expression quand il nous vit paraître devant sa petite échoppe, et qu'Ahmet lui-même lui dit:

– Donne l'argent.

Il regarda d'abord la force assez imposante qui entourait son futur associé; puis, après quelques minutes d'hésitation pendant lesquelles je reconnus son vilain sourire et j'entrevis des rancunes d'amant sous la cupidité du recéleur, il allongea la main vers le fond de sa boutique, y prit une vieille darbouka pleine de chiffons, en tira comme avec effort une chaussette en laine, et enfin vida la bourse sur la banquette. C'était à peu près la moitié de l'argent volé; le reste avait payé magnifiquement deux ou trois joyeuses nuits de Rhamadan.

Quant à Ahmet, il était fort pâle, et son regard assez doux d'habitude se fixa sur moi d'une façon haineuse. Moloud, qui ne l'avait pas lâché, lui dit amicalement:

– Qu'avais-tu besoin de voler?

– L'argent était devant moi, je l'ai pris, répondit Ahmet; c'était écrit.

Et il se laissa emmener.

– Combien croyez-vous qu'on lui fasse donner de coups de bâton? demandai-je au lieutenant.

– Oh! pas beaucoup, mais il faut qu'ils soient bons; je dirai qu'on en charge Moloud.

Ce petit incident, qui me sépare d'un domestique que j'aimais, m'a fait réfléchir. Avec des valets fatalistes, les négligences sont dangereuses; et je me suis promis, à l'avenir, de ne plus tenter personne.

III
TADJEMOUT-AIN-MAHDY

Aïn-Mahdy. – Vendredi, juillet 1853

Mercredi, dans la matinée, le commandant nous donnait nos passeports, sous forme de deux petits carrés de papier écrits de droite à gauche, pliés et cachetés à l'arabe; l'un adressé au caïd de Tadjemout, l'autre au caïd d'Aïn-Mahdy. Il nous autorisait en outre à prendre deux cavaliers d'escorte, à notre choix.

– Prenons Aouïmer, me dit le lieutenant, il nous amusera, et son ami, le grand Ben-Ameur, qui dort toujours, il ne nous ennuiera pas. Et maintenant allons boire, en attendant que la chaleur soit tombée.

La chaleur ne tomba point de tout le jour. A quatre heures, il y avait encore 46 degrés à l'ombre et 66 au soleil. Nous achevions une orangeade, étendus dans une cour sombre couverte d'un velarium en poil de chèvre noir. Nos chevaux attendaient tout sellés depuis midi, et nous n'avions encore, ni guide pour nous conduire, ni mulet pour porter nos bagages.

De quatre heures à six, on trouva le mulet. C'était un petit animal de couleur isabelle, menu, fringant, dont il fallut bander les yeux pour parvenir à le bâter. Il portait, outre nos cantines, une tente avec ses montants, le sac aux piquets, les bidons, deux outres, une gamelle. L'énorme Moloud s'offrit pour le conduire, mais à la condition de le monter; proposition inacceptable, car il l'aurait écrasé. Il y avait du monde sur la place où se faisaient nos préparatifs; on nous regardait partir.

– Dis donc, petit, es-tu allé à Aïn-Mahdy? demanda le lieutenant à un gamin de douze ans qui se trouvait là.

– Oui, Sidi, répondit l'enfant.

– Tu connais le chemin?

– Oui.

– Alors, en route, dit le lieutenant.

Et, prenant l'enfant par le milieu du corps, il le souleva de terre, le posa sur le sommet de la charge, un pied sur chaque cantine, et lui remit en main la longe du mulet; puis il enfourcha lestement sa grande jument jaune, à selle turque; j'en fis autant de mon cheval; nos deux spahis, en selle depuis une heure, avaient déjà pris la tête.

– Maintenant, va devant, dit-il au petit, qui ne s'attendait guère à être du voyage; tu auras des pommes, plus un franc par chaque journée de marche. Comment t'appelles-tu?

– Ali.

– Fils de qui?

– Ben-Abdallah-bel-Hadj.

– Où demeures-tu?

– Bab-el-Chettet.

– Ya, Moloud! cria le lieutenant à son robuste serviteur, va chez Abdallah-bel-Hadj, Bab-el-Chettet, préviens-le que le lieutenant N… emmène son fils à Aïn-Mahdy.

– Lui dirai-je pour combien de temps? demanda Moloud.

– C'est inutile; dis qu'on aura soin de lui.

Et notre petit convoi se mit en marche par la rue des Marchands. Elle était déjà déserte; toutes les ruelles l'étaient de même. A travers les portes, on devinait des préparatifs extraordinaires et des odeurs inaccoutumées de viandes rôties qui prouvaient que le jeûne allait finir et qu'on n'attendait plus que le dernier signal du canon pour entrer à pleine bouche dans les réjouissances du Baïram, aïd-el-seghir, petite fête, qui suit le Rhamadan.

– Et nous qui les emmenons à un pareil moment! pensais-je en voyant l'air contrarié de nos spahis et la mine encore plus désespérée du petit Ali, dont le cœur semblait faiblir.

– Nous partons une heure trop tard, dit le lieutenant; arrachons-les à ce spectacle. – Et il donna un coup de canne au mulet, qui prit le trot jusqu'à Bab-el-Gharbi. La voûte franchie, nous débouchâmes sur la vallée dans l'ordre suivant: Aouïmer et Ben-Ameur formant l'avant-garde et chevauchant botte à botte; au centre, les bagages avec Ali, puis le lieutenant et moi; mon domestique M… à l'arrière-garde, mais à une bonne distance de la jument jaune du lieutenant; son terrible cheval étant déjà dans la plus grande agitation.

Il était alors sept heures, la journée allait finir; une brise lente et faible commençait à se lever sur la plaine, comme le vol appesanti du houbahrah, qui bat des ailes longtemps avant de s'envoler; pourtant on respirait. Nous faisions route au couchant; obliquant pour joindre les collines, et directement contre le soleil. Une petite ouverture en forme de coin se dessinait à une lieue devant nous, dans l'écartement de deux mamelons violets.

– Chouf el trek, vois le chemin! dit Ali en nous montrant l'étroite coupure où précisément l'astre allait plonger. C'était en effet le défilé du nord-ouest et la route d'Aïn-Mahdy.

– Le soleil y va, ajouta poétiquement Aouïmer.

Pendant quelques minutes il continua de nous enflammer le visage, et je marchai les yeux fermés pour en adoucir l'insupportable éclat. Peu à peu, je me sentis moins d'ardeur aux joues, moins de feu sous les paupières, et quand je les ouvris, je ne vis plus qu'un disque écarlate, échancré par le bas, qui descendait rapidement dans le défilé; puis le disque devint pourpre, et, pour parler comme Aouïmer, le céleste voyageur disparut. Moins d'une minute après, nous entendîmes le canon de la ville, et le mulet d'Ali et les deux chevaux des spahis en reçurent à la fois comme une secousse.

– Mon lieutenant, j'ai oublié ma flûte, dit Aouïmer en faisant tout à coup volte-face.

Et sans attendre la réponse, il poussa son cri de rr… et piqua ventre à terre vers Bab-el-Gharbi. Nous nous retournâmes pour le suivre de l'œil; un flocon de fumée blanche se balançait au-dessus de l'ancien bastion des Serrin, la nuit tombait sur la ville.

– Ce qui m'inquiète, dit le lieutenant en regardant attentivement le couchant, c'est qu'on ne voit pas la moindre apparence de lune.

Tu sais que le Rhamadan, qui est le carême des Arabes, dure l'espace compris entre deux lunes, c'est-à-dire un peu moins d'un mois solaire. Le jeûne quotidien commence et finit à cette minute très fictive où l'on est présumé: «ne pouvoir plus distinguer un fil noir d'un fil blanc.» Quant au mois d'abstinence, il expire au moment non moins contestable où trois Adouls déclarent avoir vu la lune nouvelle. Or, la lune, à son premier jour, se lève et se couche avec le soleil; à peine est-elle visible pendant un très court moment de crépuscule. Eût-elle paru, il suffirait d'un léger nuage, du moindre brouillard pour la cacher et pour allonger le Rhamadan de vingt-quatre heures. Il y a donc de quoi douter; mais c'est une question trop grave et qui touche à trop d'impatiences pour qu'à la fin du vingt-huitième jour tout le monde, y compris les T'olba, ne soit pas du même avis.

Il faisait presque nuit quand nous atteignîmes le col, marchant à la file et lentement sur un terrain rocailleux, dur au pas des chevaux comme un pavé de granit, et tellement sonore qu'on l'aurait cru creusé par-dessous. Presque aussitôt nous entendîmes un galop retentissant, et Aouïmer passa près de nous, escaladant, sans aucun souci, les dalles glissantes du sentier; il avait sa flûte et fumait une cigarette.

– Donne-moi du feu, lui dit le lieutenant.

Aouïmer se pencha sur sa selle, et, le feu donné, reprit la tête à côté de Ben-Ameur.

Le lieutenant se tourna vers moi et me dit:

– Il sent le mouton! j'étais sûr que c'était pour aller manger.

– Eh bien! cria-t-il, et le Rhamadan?

– Fini, mon lieutenant, répondit Aouïmer d'une voix joyeuse.

– Et la lune?

– On l'a vue.

– Qui ça?

– Tout le monde.

– Allons, tant mieux, dis-je au lieutenant, les gens d'Aïn-Mahdy n'auront plus faim quand nous arriverons, et nous sommes sûrs d'être bien reçus.

Pendant un moment nous suivîmes la silhouette brune des deux cavaliers, dont la tête encapuchonnée se dessinait à trente pas de nous, sur un ciel encore éclairé de rouge; puis la silhouette elle-même devint plus vague, le ciel en s'assombrissant la fit évanouir, la croupe argentée du cheval blanc de Ben-Ameur nous servit encore quelques instants de point de mire; enfin, le cheval à son tour acheva de disparaître avec son cavalier, et nous n'eûmes plus pour nous diriger que le pas sec et trottinant du mulet, et de temps en temps, pareil à un signal de route, le tintement métallique d'un étrier.

Nous traversions un pays inégal, mamelonné, laissant à nos chevaux le soin de nous conduire; même aux endroits les plus difficiles, ils y marchaient la bride sur le cou avec autant de sûreté qu'en plein jour, sans glissade et sans étincelles, car aucun d'eux n'était ferré. Tantôt, on devinait un pavé de roches au bruit résonnant de leur sabot, à la résistance du sol, à leur allure courte et saccadée; tantôt, au contraire, un mouvement plus souple, infiniment agréable à sentir, et comme un bercement d'avant en arrière, nous avertissait que le terrain changeait de nature et que nous entrions dans le sable. Alors on voyait vaguement s'étendre à droite de longues dunes blafardes, clairsemées de bouquets sombres.

La nuit était admirable, calme, chaude, ardemment étoilée comme une nuit de canicule; c'était, depuis l'horizon jusqu'au zénith, le même scintillement partout, et comme une sorte de phosphorescence confuse au milieu de laquelle étincelaient de grands astres blancs et couraient d'innombrables météores; quelques-uns avec tant d'éclat, que mon cheval secouait la tête, inquiété par ces traînées de feu. Il n'y avait dans l'air immobile ni mouvement, ni bruit, mais je ne sais quel murmure indéfinissable qui venait du ciel et qu'on eût dit produit par la palpitation des étoiles.

Nous nous acheminions dans le plus profond silence. Le lieutenant, dont la jument paisible se maintenait au pas de mon cheval, avait croisé les étriers sur le cou de sa bête et s'était accroupi dans sa large selle, les jambes autour du pommeau. On n'apercevait rien du petit Ali qui, probablement, s'inquiétait peu de la route; M… toujours à l'arrière, s'occupait de calmer son cheval, toujours agité; Aouïmer avait essayé de sa flûte, puis avait fredonné, puis s'était tu; quant à Ben-Ameur, il était impossible, depuis le commencement de la nuit, d'imaginer s'il veillait encore, ou si, fidèle à son habitude, il dormait. On eût pu le croire absent, excepté quand de loin en loin la voix claire d'Aouïmer disait: – «Ya, Ben-Ameur, donne le tabac;» et quand la voix plus sourde de l'indolent cavalier répondait, comme à travers un rêve: – «Prends garde aux abricots,» la djebira de Ben-Ameur étant en effet bourrée de fruits. Pour moi, je pensais à tout ce que la vie a de plus agréable, et je m'entretenais mentalement avec ceux de mes souvenirs qui me paraissaient les plus propres à me tenir éveillé.

Vers dix heures, la nuit était si claire que je pus voir l'heure à ma montre; nous tournâmes un rocher grisâtre, en forme de pyramide, au sommet duquel on voyait une tache sombre.

– Regarde le B'étoum, dit Ali; nous voici à moitié route.

– Si nous nous couchions? dit le lieutenant qui rêvait.

– Où ça? demandai-je.

– Ici.

– Mon lieutenant, dit le guide; allons plus loin, l'Oued-M'zi est tout près.

Et nous continuâmes.

– Décidément le cheval m'engourdit, reprit le lieutenant après une nouvelle heure de silence.

Et il me fit une théorie sur les inconvénients du cheval, pendant les étapes de nuit; théorie qui tendait à prouver que la marche forcée est le plus efficace des divertissements quand on s'endort.

Vers minuit et demi, le terrain, qui montait sensiblement depuis une heure, parut s'aplanir. De larges bouffées d'air, venant d'un horizon plus éloigné, nous apportaient comme une saveur humide. Nous dominions un vaste pays où l'on pouvait distinguer des bois; on entendait à une assez grande distance encore, mais devant nous, de faibles et rares coassements.

– Allons, il reste de l'eau dans l'Oued, dit le lieutenant, que cet avertissement des grenouilles parut consoler d'être venu si loin.

Une demi-heure après nous mettions pied à terre sur un large lit de sable encore tiède, et nous sentions, sans trop le voir, le voisinage d'un petit filet d'eau. De chaque côté s'alignait une haie épaisse de roseaux; au delà, régnait un taillis d'arbres bas et sombres dont on aurait pu, malgré la nuit, distinguer la couleur et la forme; c'étaient les bois de tamarins de Recheg; et, pour la première fois, je rencontrais de l'eau dans cette rivière avare appelée l'Oued-M'zi.

– Prenons-nous la tente? demanda le lieutenant.

– Ce n'est pas la peine.

– Ni le tapis non plus, n'est-ce pas?

– A quoi bon?

Seulement on entrava mon cheval et celui de M…; quant aux deux chevaux des spahis, ils furent lâchés dans le bois, en compagnie de la jument jaune et du mulet. Après quoi, nous fîmes cercle autour d'une bougie allumée et piquée dans le sable. Ben-Ameur ouvrit sa djebira et se mit, sans rien dire, à manger des abricots. Aouïmer s'abstint, comme s'il avait déjà dîné. La nuit était si calme que la bougie brûlait sans que sa flamme vacillât.

– Le dernier couché la soufflera, dit le lieutenant.

Et chacun de nous se roula dans son burnouss et s'étendit.

– Et qui nous gardera? demandai-je.

– Le bon Dieu, dit en français Aouïmer, avec un sourire délicieux.

Je ne puis dire lequel de nous s'éveilla le premier; car, en ouvrant les yeux, je vis que mes quatre compagnons avaient, eux aussi, les yeux ouverts et considéraient le soleil qui se levait paisiblement au-dessus d'un pays tout rose, et, déjà, bordait d'aigrettes d'or le feuillage aigu des tamarins. La rivière, presque à sec, s'étendait comme un chemin de sable, couleur de lavande, entre deux rangées verdoyantes de roseaux et un double taillis de bois touffus. A peine y restait-il assez d'eau pour justifier la présence des grenouilles que nous avions entendues la veille. A un quart de lieue plus au nord, la rivière faisait un coude, et, par-dessus les berges tapissées de joncs, on découvrait une mince ligne de montagnes très éloignées, roses et lilas tendre. Des gangas, par petites bandes, des couples de pigeons bleus volaient sur la rivière avec inquiétude, et semblaient plutôt surpris qu'effrayés de nous voir. On entendait dans le taillis la voix du petit Ali qui ralliait les bêtes. C'était très joli, très riant, quoiqu'on se sentît fort abandonné.

– Il n'y a rien de tel que la campagne, me dit le lieutenant à qui l'Oued-M'zi rappelait évidemment les petits ruisseaux sablonneux de son pays. C'est dommage que l'eau soit si salée.

– On eût dit en effet de l'eau de mer, ou plutôt quelque chose d'astringent comme une forte solution d'alun.

Moins d'un quart d'heure après, nous sortions du lit de la rivière et nous apercevions Tadjemout, à trois heures de marche encore, dans l'ouest. Toute la plaine intermédiaire était unie, plate et vide; l'Oued-M'zi s'y déroulait comme un long ruban vert. A deux lieues à peu près dans l'est, on remarquait quelques palmiers mêlés à des végétations chétives, derniers restes d'une oasis morte de soif ou ruinée par la guerre; le petit Ali ne put rien m'en apprendre, sinon qu'il y avait eu là des jardins. Nous laissions en arrière les derniers mamelons du Djebel-Milah; à droite la chaîne élevée, plus robuste et parfaitement bleue, du Djebel-Lazrag; devant nous enfin, à l'extrémité de cette immense campagne stérile, l'arête vaporeuse du Djebel-Amour se découpait sur un ciel d'une extraordinaire transparence.

Nous marchions depuis une heure assez silencieusement, et déjà appesantis par le soleil qui nous embrasait les épaules, quand une bouffée de vent, venant du large, nous apporta le son lointain d'une musique arabe. A ce bruit fort inattendu dans ce pays solitaire, les deux spahis firent demi-tour, pour indiquer qu'ils entendaient; et le petit Ali, presque tout debout sur son mulet, se mit à regarder dans la direction du vent. Une ligne de poussière commençait à se former au-dessus de la plaine, entre Tadjemout et nous.

– C'est une tribu qui voyage, dit Ali; rakil, un déplacement.

En effet, le bruit ne tarda pas à se rapprocher, et l'on put bientôt reconnaître l'aigre fanfare des cornemuses jouant un de ces airs bizarres qui servent aussi bien pour la danse que pour la marche; la mesure était marquée par des coups réguliers frappés sur des tambourins; on entendait aussi, par moments, des aboiements de chiens. Puis, la poussière sembla prendre une forme, et l'on vit se dessiner une longue file de cavaliers et de chameaux chargés, qui venaient à nous, et se disposaient à traverser l'Oued, à peu près vers l'endroit où nous nous dirigions nous-mêmes.

Enfin, il nous fut possible de distinguer l'ordre de marche et la composition de la caravane.

Elle était nombreuse et se développait sur une ligne étroite et longue au moins d'un grand quart de lieue. Les cavaliers venaient en tête, en peloton serré, escortant un étendard aux trois couleurs: rouge, vert et jaune, avec trois boules de cuivre et le croissant à l'extrémité de la hampe. Au delà et sur le dos des dromadaires blancs ou d'un fauve très clair, on voyait se balancer quatre ou cinq atatiches de couleur éclatante; puis, arrivait un bataillon tout brun de chameaux de charge, stimulés par la caravane à pied; enfin, tout à fait derrière, accourait, pour suivre le pas allongé des dromadaires, un énorme troupeau de moutons et de chèvres noires divisé par petites bandes, dont chacune était conduite par des femmes ou par des nègres, surveillée par un homme à cheval et flanquée de chiens.

– Ce sont des Arba, dit Ali.

– Ça m'est égal, dit le lieutenant, du moment que ce n'est pas le Scheriff.

La grande tribu des Arba, qui campe aux environs d'El-Aghouat, est une des plus importantes du sud de nos possessions; c'est avec la fameuse tribu noble des Ouled-Sidi-Scheik, la plus forte, la plus brave, la plus aguerrie, la plus opulente, enfin la mieux montée peut-être des tribus sahariennes: «Les Arba, dit M. le général Daumas dans son livre-itinéraire du Sahara algérien, sont très braves et peu soucieux d'éviter les rencontres à main armée. Ils mettent un grand luxe dans leurs armes. Leur vie est aventureuse, et d'ailleurs leur instinct violent et pillard les met trop souvent en contact avec d'autres tribus pour ne pas leur avoir fait des ennemis nombreux…» J'ajoute qu'on les cite avec les Saïd pour leur inhospitalité. Ils ont pris part à toutes les luttes qui ont agité le désert; depuis quinze ans surtout, on les trouve mêlés à toutes les affaires de guerre; nous les avions contre nous derrière les murs d'El-Aghouat; un grand nombre d'entre eux a suivi jusqu'à Ouaregla la fortune errante du Scheriff; et c'est encore chez les Arba que ce chef de partisans continue de recruter ses meilleurs cavaliers.

Au moment où nous atteignions le bord de la rivière, l'avant-garde à cheval y était déjà tout entière engagée, et le premier chameau blanc porteur d'atouche commençait à descendre majestueusement la rive opposée.

Les cavaliers étaient armés en guerre et costumés, parés, équipés comme pour un carrousel; tous, avec leurs longs fusils à capucines d'argent, ou pendus par la bretelle en travers des épaules, ou posés horizontalement sur la selle, ou tenus de la main droite, la crosse appuyée sur le genou. Quelques-uns portaient le chapeau de paille conique empanaché de plumes noires; d'autres avaient leur burnouss rabattu jusqu'aux yeux, le haïk relevé jusqu'au nez; et ceux dont on ne voyait pas la barbe ressemblaient ainsi à des femmes maigres et basanées; d'autres, plus étrangement coiffés de hauts kolbaks sans bord en toison d'autruche mâle, nus jusqu'à la ceinture, avec le haïk roulé en écharpe, le ceinturon garni de pistolets et de couteaux, et le vaste pantalon de forme turque en drap rouge, orange, vert ou bleu, soutaché d'or ou d'argent, paradaient superbement sur de grands chevaux habillés de soie comme on les voyait au moyen âge, et dont les longs chelils, ou caparaçons rayés et tout garnis de grelots de cuivre, bruissaient au mouvement de leur croupe et de leur queue flottante. Il y avait là de fort beaux chevaux; mais ce qui me frappa plus que leur beauté, ce fut la franchise inattendue de tant de couleurs étranges. Je retrouvais ces nuances bizarres si bien observées par les Arabes, si hardiment exprimées par les comparaisons de leurs poètes. – Je reconnus ces chevaux noirs à reflets bleus, qu'ils comparent au pigeon dans l'ombre; ces chevaux couleur de roseau, ces chevaux écarlates comme le premier sang d'une blessure. Les blancs étaient couleur de neige et les alezans couleur d'or fin. D'autres, d'un gris foncé, sous le lustre de la sueur, devenaient exactement violets; d'autres encore, d'un gris très clair, et dont la peau se laissait voir à travers leur poil humide et rasé, se veinaient de tons humains et auraient pu audacieusement s'appeler des chevaux roses. Tandis que cette cavalcade si magnifiquement colorée s'approchait de nous, je pensais à certains tableaux équestres devenus célèbres à cause du scandale qu'ils ont causé, et je compris la différence qu'il y a entre le langage des peintres et le vocabulaire des maquignons.

Au centre de ce brillant état-major, à quelques pas en avant de l'étendard, chevauchaient, l'un près de l'autre et dans la tenue la plus simple, un vieillard à barbe grisonnante, un tout jeune homme sans barbe. Le vieillard était vêtu de grosse laine et n'avait rien qui le distinguât que la modestie même et l'irréprochable propreté de ses vêtements, sa grande taille, l'épaisseur de sa tournure, l'ampleur extraordinaire de ses burnouss, surtout le volume de sa tête coiffée de trois ou quatre capuchons superposés. Enfoui plutôt qu'assis dans sa vaste selle en velours cramoisi brodé d'or, ses larges pieds chaussés de babouches, enfoncés dans des étriers damasquinés d'or et les deux mains posées sur le pommeau étincelant de la selle, il menait à petits pas une jument grise à queue sombre, avec les naseaux ardents et un bel œil doux encadré de poils noirs, comme un œil de musulmane agrandi par le koheul. Un cavalier nègre, en livrée verte, conduisait en main son cheval de bataille, superbe animal à la robe de satin blanc, vêtu de brocard et tout harnaché d'or, qui dansait au son de la musique et faisait résonner fièrement les grelots de son chelil, les amulettes de son poitrail et l'orfèvrerie splendide de sa bride. Un autre écuyer portait son sabre et son fusil de luxe.

Le jeune homme était habillé de blanc et montait un cheval tout noir, énorme d'encolure, à queue traînante, la tête à moitié cachée dans sa crinière. Il était fluet, assez blanc, très pâle, et c'était étrange de voir une si robuste bête entre les mains d'un adolescent si délicat. Il avait l'air efféminé, rusé, impérieux et insolent. Il clignotait en nous regardant de loin; et ses yeux, bordés d'antimoine, avec son teint sans couleur, lui donnaient encore plus de ressemblance avec une jolie fille. Il ne portait aucun insigne, pas la moindre broderie sur ses vêtements; et de toute sa personne, soigneusement enveloppée dans un burnouss de fine laine, on ne voyait que l'extrémité de ses bottes sans éperons et la main qui tenait la bride, une petite main maigre ornée d'un gros diamant. Il arrivait renversé sur le dossier de sa selle en velours violet brodé d'argent, escorté de deux lévriers magnifiques, aux jarrets marqués de feu, qui bondissaient gaiement entre les jambes de son cheval.

Aussitôt qu'il aperçut ce vieux grand seigneur et son fils, le petit Ali fit un mouvement pour se jeter à terre et courir se prosterner devant eux; mais le lieutenant lui posa la main sur l'épaule; l'enfant étonné comprit le geste et ne bougea pas.

Pendant ce temps, je regardai ce jeune cavalier à mine impériale, au milieu de son cortège barbare, avec des guerriers pour valets et des vieillards à barbe grise pour pages; je jetai les yeux sur le charmant Aouïmer, qui me fit l'effet d'un histrion, puis je considérai assez tristement la tenue du lieutenant; j'imaginai ce que devait être la mienne pour un œil difficile en fait d'élégance, et je ne pus m'empêcher de dire au lieutenant:

– Comment trouvez-vous que nous représentions la France?

Le vieillard passa et nous salua froidement de la main; nous y répondîmes avec autant de supériorité que nous le pûmes. Quant au jeune homme, arrivé à deux pas de nous, il fit cabrer sa bête; l'animal, enlevé des quatre pieds par ce saut prodigieux où excellent les cavaliers arabes, nous frôla presque de sa crinière et alla retomber deux pas plus loin; le petit prince s'était habilement dispensé du salut, et son escorte acheva de défiler sans même jeter les yeux sur nous.

Les musiciens venaient ensuite, marchant sur deux rangs, la bride passée dans le bras, les uns frappant d'un geste martial sur de petits châssis carrés tendus de peau, d'autres tambourinant avec des crochets de bois sur des timbales du diamètre d'un petit tambour, les autres soufflant dans de longues musettes en forme de hautbois. Puis arrivaient, sur deux de front, et les deux plus richement équipés tenant la tête, les chameaux porteurs d'atatiches; c'étaient de grands animaux efflanqués, nerveux, lustrés, presque aussi blancs que de vrais mahara et marchant, comme disent les Arabes: «du pas noble de l'autruche.» Ils avaient des mouchoirs de satin noir passés au cou et des anneaux d'argent aux pieds de devant. Les atatiches, sorte de corbeilles enveloppées d'étoffes avec un fond plat garni de coussins et de tapis, dont les extrémités retombent en manière de rideaux sur les deux flancs du dromadaire, faisaient plutôt l'effet de dais promenés dans une procession que de litières de voyage. Imagine un assortiment de toute espèce d'étoffes précieuses, un assemblage de toutes les couleurs: du damas citron, rayé de satin noir, avec des arabesques d'or sur le fond noir, et des fleurs d'argent sur le fond citron; tout un atouche en soie écarlate traversé de deux bandes de couleur olive; l'orange à côté du violet, des roses croisés avec des bleus, des bleus tendres avec des verts froids; puis des coussins mi-partie cerise et émeraude, des tapis de haute laine et de couleur plus grave, cramoisis, pourpres et grenats, tout cela marié avec cette fantaisie naturelle aux Orientaux, les seuls coloristes du monde. C'était le point le plus brillant et le centre éclatant de la caravane. Vu de face et d'un peu loin, ce haut appareil s'élevait comme une sorte de mitre étincelante au-dessus de la tête vénérable des dromadaires blancs, et complétait cette physionomie sacerdotale que tu leur connais. On n'entrevoyait rien des voyageuses de distinction suspendues dans ces somptueux berceaux; mais un nègre à pied, qui se tenait au-dessous de chaque litière, de temps en temps levait la tête et s'entretenait avec une voix qui lui parlait à travers les tapisseries.

Là s'arrêtaient le luxe des étoffes et l'éclat des couleurs; car, immédiatement après, venaient les chameaux de charge, portant les tentes, le mobilier, la batterie de cuisine de chaque famille, accompagnés par les femmes, les enfants, quelques serviteurs à pied, et les plus pauvres de la tribu. Des coffres, des tellis au ventre arrondi, rayés de jaune et de brun, des plats de kouskoussou, des bassins de cuivre, des armes en faisceaux, des ustensiles de toute nature cliquetant au mouvement de la marche; de chaque côté, des outres noires pendues pêle-mêle avec des douzaines de poulets liés ensemble par les pattes, et qui battaient des ailes en jetant des cris de détresse; par-dessus tout cela la tente roulée autour de ses montants comme une voile autour de sa vergue; puis un bâton qui se trouvait mis en l'air et retenu par des amarres à peu près comme un mât avec ses agrès; tel était l'aspect uniforme offert par le dos montueux des chameaux. Il y en avait cent cinquante ou deux cents pour transporter les bagages et les «maisons de poil» de cette petite cité nomade en déménagement. On voyait, en outre, de jeunes garçons, assis tout à fait à l'arrière des bêtes, juste au-dessus de la queue, qui poussaient de grands cris, quand les animaux trop pressés s'embarrassaient l'un dans l'autre; ou bien de petits enfants tout nus, suspendus à l'extrémité de la charge, quelquefois couchés dans un grand plat de cuisine et s'y laissant balancer comme dans un berceau. A l'exception du harem, qui voyageait en litière fermée, toutes les femmes venaient à pied sur les deux flancs de la caravane, sans voiles, leur quenouille à la ceinture et filant. De petites filles suivaient, entraînant ou portant, attachés dans leur voile, les plus jeunes et les moins alertes de la bande. De vieilles femmes, exténuées par l'âge, cheminaient appuyées sur de longs bâtons; tandis que de grands vieillards se faisaient porter par de tout petits ânes, leurs jambes traînant à terre. Il y avait des nègres qui, dans leurs bras d'ébène, tenaient de jolis nourrissons coiffés de la chechia rouge; d'autres menaient par la longe des juments couvertes, depuis le poitrail jusqu'à la queue, de djellale à grands ramages, et suivies de leurs poulains; j'en remarquai qui conduisaient par les cornes des béliers farouches, comme s'ils les traînaient aux sacrifices: c'était aussi beau qu'un bas-relief antique. Des cavaliers galopaient au milieu de la foule, et de loin donnaient des ordres à ceux qui, tout à fait à l'arrière, amenaient le troupeau des chameaux libres et les moutons. C'était là que se tenait la meute hurlant, aboyant, harcelant sans cesse la queue du troupeau; notre approche augmentant encore la rage des chiens et ajoutant à l'épouvante des moutons, nous prîmes le trot, et bientôt nous eûmes dépassé l'extrême arrière-garde de la caravane.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 eylül 2017
Hacim:
250 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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