Kitabı oku: «Un été dans le Sahara», sayfa 6
On a tout entassé, bagages et harnais, devant la porte du caravansérail. On y a laissé quelques Arabes seulement pour gardiens; les autres sont descendus au ravin, où probablement on n'essayera pas de dresser les tentes. Quant à nous, nous avons pris pour cette nuit nos logements dans le fondouk.
Y sommes-nous plus abrités qu'en plein air? Ce serait à essayer, si je l'osais. Le caravansérail est formé d'une cour immense entre quatre murs. Sur deux faces, une galerie couverte pour les chevaux; aux quatre angles, une chambre pour les voyageurs. Je n'ai pas choisi la mienne et ne suis pas tombé sur la moins exposée au vent. Ces chambres n'ont qu'une porte, sans fenêtres, et pas de fermeture à la porte. Le vent qui s'y engouffre y pousse incessamment des flots de poussière. J'ai essayé vainement d'y clouer une couverture; dans tous les cas, la précaution serait inutile, et je me résigne à voir le sable s'amasser sur mes cantines, sur mes cartons, et se répandre sur toute ma personne, comme si j'étais menacé d'être enseveli vivant.
Sidi-Makhelouf est, me dit-on, rempli de scorpions, et surtout de ces vipères redoutables que les Arabes appellent lefaa. On m'a recommandé de ne m'asseoir qu'avec prudence et de visiter ma chambre avant de m'y endormir.
Ali vient d'arriver, portant sur son dos une selle et un harnais de cheval. Il a tué la jument de Brahim et l'a laissée morte à une demi-lieue d'ici; on l'accuse de l'avoir fait crever de fatigue ou de l'avoir assommée de coups. Il s'en défend, et raconte qu'il allait au plus petit pas, la ménageant à cause du vent, quand la bête a manqué sous lui, et s'est laissée tomber de côté. Il a voulu la relever, puis la dessangler, elle ne bougeait plus; elle avait les yeux ouverts, mais la langue pendante, et le sang lui coulait de la bouche. Il ne l'a quittée qu'une heure après, quand elle était froide. Son opinion, c'est que le cheli (sirocco) l'a étouffée. Son cheval est hors d'état de le porter. Comment fera-t-il demain? A moins qu'il ne dérange encore Brahim, et que Brahim n'aille à pied.
A la halte, 3 juin 1853, neuf heures.
Nous approchons. Dans cinq heures nous verrons El-Aghouat. Il me paraît étrange qu'à huit lieues d'ici se trouve une grande ville, sans voisinage avec aucune autre, perdue dans ce désert comme un îlot; un centre où l'on vit pourtant, aussi simplement qu'ailleurs, sans se douter de l'effet qu'on produit à distance, ni de la curiosité qu'on inspire. Nos villes de France se tiennent toutes; elles se donnent presque la main par leurs faubourgs; elles correspondent par leurs villages; on va de l'une à l'autre par des routes ouvertes, par des campagnes peuplées; il n'y a point de surprise à les découvrir. Ici, on se croirait en mer; voilà soixante-quinze lieues que nous faisons sans route tracée et sans rencontrer un point habité.
Nous sommes arrêtés sur un terrain plat, parmi des alfas desséchés et des broussailles épineuses. Nous descendons de cheval, transis de froid et les mains engourdies; le vent a sauté cette nuit du sud au nord; ce n'est plus du sirocco, c'est du mistral. Malgré la force du soleil déjà haut, on souffre comme par une matinée de mars. Les premiers arrivés ont mis le feu aux broussailles; le vent l'a propagé sur une étendue de plus de cent mètres. L'incendie s'éteindra de lui-même faute d'aliments, ou quand le vent ne soufflera plus.
Nous avons à gauche un mur fuyant de collines rougeâtres; à droite, un mur parallèle, plus élevé, régulièrement dentelé. Il n'y a pas trace de végétation ni d'un côté, ni de l'autre. La vallée qui s'engage entre les deux murailles peut avoir une lieue de large; elle est accidentée, coupée de brusques ravines, quoique unie en apparence, d'abord clairsemée de broussailles, elle ne tarde pas à se dépouiller, et peu à peu quitte sa couleur verdâtre, pour revêtir la couleur rose et dorée des montagnes.
El-Aghouat, 3 juin au soir.
Regarde bien cette fois d'où j'écris ces notes. Commence, si tu le veux, par te réjouir de me savoir au terme; mais fais comme moi, reprends la route de Sidi-Makhelouf où nous l'avons quittée ce matin, et laisse-toi conduire à petits pas jusqu'à l'entrée du désert. C'est une émotion qui perdrait à n'être pas attendue. Il manquerait quelque chose à mon arrivée dans ce pays surprenant, si je supprimais la lenteur et la fatigue extrême des dernières lieues.
J'ignore le nom de la montagne que j'avais à ma gauche; celle de droite s'appelle le Djebel-Milah. Elle s'enfonce directement dans l'ouest, sans inflexion, et d'autant plus morne qu'à l'heure où je l'ai vue sous le soleil déjà haut, ses flancs entièrement nus n'avaient pas une ombre. Elle se découpe régulièrement en larges dents de scie. Chaque saillie se compose d'une superposition de couches obliques, et présente au sommet un bloc indépendant du reste, mais également posé de côté. Cette architecture bizarre se répète d'un bout à l'autre avec la plus exacte symétrie. Il est remarquable, d'ailleurs, que toutes les montagnes et tous les rochers que j'ai rencontrés depuis ce matin sont construits de cette façon, comme si le même soulèvement en eût renversé les assises et les eût toutes inclinées dans le même sens.
Jamais montagne ne m'avait paru si longue; il y avait trois heures que je marchais devant elle sans avoir l'air d'avancer; et, bien que son extrémité ne me semblât pas éloignée, je n'avais pas encore atteint le quart de son étendue. Le vent, presque tombé, laissait au soleil toute sa force; le terrain se desséchait; l'air, de froid qu'il avait été le matin, commençait à devenir brûlant. Devant moi, la vallée se prolongeait indéfiniment et se terminait sur le ciel sans qu'il y eût place pour une ville; je savais en outre qu'El-Aghouat était bâti sur des rochers, et d'ailleurs la vallée courant dans l'ouest, c'était à ma gauche et non devant moi que je devais l'apercevoir. Tous les cavaliers avaient pris le devant, et depuis plus d'une heure je les avais perdus de vue dans la brume ardente de l'horizon, et j'avais cessé d'entendre les coups de fusil qui m'annonçaient les joyeuses mousqueteries de l'arrivée. J'avais pour tout compagnon mon domestique, harassé de chaleur, et qui ne s'occupait même plus de savoir de quel côté nous devions avancer.
Pourtant, je rejoignis un petit convoi de chameaux chargés de grains. Le convoi prit à gauche et se mit à monter parmi des mamelons de sable jaune. J'abandonnai donc la vallée pour le suivre. Je sentais qu'El-Aghouat était là, et qu'il ne me restait que quelques pas à faire pour le découvrir. Je n'avais plus autour de moi que du sable; il y avait des pas nombreux et des traces toutes récentes imprimées à l'endroit où nous marchions. Le ciel était d'un bleu de cobalt pur; l'éclat de ce paysage stérile et enflammé le rendait encore plus extraordinaire. Enfin, le terrain s'abaissa, et devant moi, mais fort loin encore, je vis apparaître, au-dessus d'une plaine frappée de lumière, d'abord un monticule isolé de rochers blancs, avec une multitude de points obscurs, figurant en noir violet les contours supérieurs d'une ville armée de tours; au bas s'alignait un fourré d'un vert froid, compact, légèrement hérissé comme la surface barbue d'un champ d'épis. Une barre violette, et qui me parut sombre, se montrait à gauche, presque au niveau de la ville, reparaissait à droite, toujours aussi roide, et fermaît l'horizon. Cette barre tranchait crûment sur un fond de ciel couleur d'argent mat, et ressemblait, moins le ton, à une mer sans limites. Dans l'intervalle qui me séparait encore de la ville, il y avait une étendue sablonneuse, et quelque chose d'un gris plus bleuâtre, comme le lit abandonné d'une rivière aussi large que deux fois la Seine. On y voyait, par places, aux deux bords, des taches vertes ayant l'air de joncs. Tout à fait sur le devant, un homme de notre escorte, à cheval, penché sur sa selle, attendait au repos le convoi laissé fort loin en arrière; le cheval avait la tête basse et ne remuait pas.
Voilà trait pour trait et nettement ce que je vis. Plus tard, cela me fera rêver, et peut-être mon souvenir adoucira-t-il les couleurs trop crues de ce tableau. Aujourd'hui je reproduis, sans rien y changer, ce qui s'est imprimé de soi-même et comme un portrait dans mon esprit. Je n'éprouvai aucun éblouissement; j'eus le temps de m'affermir un peu l'âme afin d'embrasser tout ce tableau d'un coup d'œil sûr, qui demeurât fidèle, et de m'en emparer pour toujours. Lentement, j'envisageai cette ville noirâtre, cet horizon plat, cette solitude embrasée, ce cavalier blanc sur un cheval blanc, ce ciel sans nuages; puis mon œil, pourtant fatigué de lumière, tomba sur la petite ombre brune marquée entre les pieds du cheval et s'y arrêta. Je me souviens d'avoir, il y a quatre ans, pour la première fois, aperçu le désert, le soir, et sous un éclat devenu doux. Cette fois, j'arrivais, comme je l'avais souhaité, à l'heure sans ombre; il était un peu plus de midi.
Nous sortîmes des dunes pour entrer dans ce qui ressemblait au lit d'une rivière, obliquant, à tout hasard, dans le sens de la ville et nous dirigeant sur l'angle nord-est des jardins. Nous avancions avec peine dans une terre sablonneuse, écrasés sous un ciel de plomb. A mesure que nous approchions, l'oasis se développait sur la droite, les aigrettes vertes des palmiers devenaient plus distinctes, et nous découvrions un second monticule, comme le premier, couvert de maisons noires; – on n'y voyait pas de tours; – entre les deux, un monument blanc; plus à droite, un troisième amas de rochers roses surmontés d'un marabout; plus à droite encore, une sorte de pyramide escarpée, plus élevée et plus rose que tout le reste; dans les intervalles, continuait d'apparaître la ligne violette du désert. Telle est la vue complète d'El-Aghouat du côté du nord; la première était plutôt une vision; celle-ci, plus étendue et dont je crois ne rien omettre, je te la donne pour une vue. Le point d'où je l'ai prise s'appelle Rass-el-Aïoun (tête des sources). C'est l'endroit où prend sa source l'Oued-Lekier, seul ruisseau qui arrose El-Aghouat.
A petite distance des jardins, nous vîmes venir à nous un cavalier en habit français, chaussé de bottes à l'écuyère. Me voyant en retard et me jugeant embarrassé de la route à suivre, il arrivait au galop pour me souhaiter la bienvenue et m'introduire dans la ville.
Ce fut donc avec M. C… officier au bataillon turc, mon guide obligeant, que j'achevai de tourner les jardins. La première chose dont nous parlâmes fut le siège. Je venais de reconnaître en passant les traces d'un grand bivouac; on pouvait parfaitement distinguer la place des tentes et l'endroit noirci par les cuisines; il y avait là d'énormes amas de cendre et des restes de bûches à moitié brûlées; de longues lignes piétinées, portant des trous de piquets, des souillures et des débris de litières indiquaient le bivouac de la cavalerie; M. C… m'apprit que c'était le camp du général Pélissier, et me montra, sur la rive gauche de l'Oued-Lekier, en face du premier, le camp de la division Yusuf. Devant nous s'ouvrait une vaste étendue sablonneuse; c'était là qu'avait eu lieu la belle affaire de cavalerie du 21 novembre. Puis il me parla du combat meurtrier du 3 décembre, de l'assaut du 4 et de la lutte sanglante qui suivit la prise. Il me parla de nos pertes et de celles de l'ennemi; il me prévint que je sentirais peut-être une odeur fétide dans la ville et que je lui trouverais un air d'abandon. Il fit le calcul des morts; lui-même avait présidé à leur enfouissement dans les puits. Nos propres morts n'avaient guère été mieux enterrés, faute de pioche pour creuser plus profondément. Chaque jour, tant ils étaient peu couverts, on en trouvait à la surface du sol que les chiens avaient exhumés pendant la nuit. Il fallait s'attendre à marcher sur des débris et à voir partout pointer des ossements. Tout à l'heure, en venant, il avait trouvé le corps entier et tout habillé d'un zouave; il me mena le voir. Le pauvre soldat avait les bras étendus, la tête renversée de côté, soulevé par un peu de sable, en manière d'oreiller; le haut du corps à l'état de squelette était momifié; il conservait son pantalon rouge, et le bas de ses jambes, engagé dans le sable, montrait des lambeaux de guêtres; on eût dit qu'il allait achever de sortir de terre, comme on se représente une résurrection. Un peu plus loin, il y avait une tête réduite à la sécheresse d'un caillou; et sur toute notre route on voyait par-ci par-là des os blanchis.
Les sables nous menèrent jusqu'à la porte de l'Est, par où nous entrâmes enfin dans la ville.
II
EL-AGHOUAT
3 juin 1853, au soir.
Presque toutes les villes arabes, surtout celles du Sud, sont précédées de cimetières. Ce sont ordinairement de grands espaces vides, en dehors des portes, où l'on remarque seulement une multitude de petites pierres rangées dans un certain ordre, et où tout le monde passe aussi indifféremment que dans un chemin. La seule différence ici, c'est qu'au lieu d'un champ de repos, je trouvais un champ de bataille; et ce que je venais de voir, ce que je venais d'entendre, je ne sais quoi de menaçant dans le silence et dans l'air de cette ville noire et muette sous le soleil, quelque chose enfin que je devinais dès l'abord, m'avertissait que j'entrais dans une ville à moitié morte, et de mort violente.
Le côté de l'est n'a pas visiblement souffert. Les murs extérieurs ont à peine reçu quelques boulets, toute l'attaque ayant porté du côté opposé. Quant à la porte, qui n'a pas été canonnée, elle conserve ses lourds battants raccommodés avec du fer, son immense serrure de bois et ses arcs-boutants en troncs de palmiers. Elle est pratiquée dans l'épaisseur d'une tour massive et percée de meurtrières. De loin, on dirait un trou carré et noir, inscrit dans la façade lumineuse de la tour, et inscrivant lui-même un petit carré de lumière; c'est le commencement d'une rue qui se montre à travers la porte. Le porche a dix pas de long; des enfoncements ménagés de chaque côté dans la largeur de la tour, avec une double rangée de banquettes, en font une sorte de vestibule garni de sièges, ou pour mieux dire, de lits. Ce vestibule, au besoin, se transforme en corps de garde.
Une sentinelle du bataillon turc, en veste bleue et turban blanc, s'y tenait dans l'ombre, affaissée et son fusil entre les jambes. Quatre autres soldats de garde dormaient sur les bancs de pierre, un bras passé sous la tête. Au bruit de nos chevaux la sentinelle se leva pesamment et salua. Les autres firent à peine un mouvement de corps pour prouver qu'ils étaient présents.
Au delà de la porte on voyait fuir un étroit corridor, entre des murs gris, presque noirs, sans fenêtres, percés, en guise de portes, de trous carrés, encadrés de chaux; en bas, un pavé blanc, étincelant comme de l'acier, avec un imperceptible filet d'ombre sur le côté droit de la rue; au-dessus, le ciel d'un bleu sombre; aucun passant, personne aux portes, un silence aussi pesant que la chaleur.
– Voici El-Aghouat à midi, me dit M. N… en me montrant le corps de garde et la rue.
La plupart des portes étaient fermées; quelques-unes, où je remarquai des trous de balles et des marques de baïonnettes, semblaient l'être, comme on dit en France, après décès. Celles qui, par hasard, se trouvaient ouvertes, donnaient sur des antichambres privées de jour ou sur des cours ressemblant à des écuries. J'aperçus des hommes dormant sous le porche obscur de ces maisons pleines de souvenirs redoutables.
La rue s'enfonçait, avec de légers détours, dans la profondeur de la ville, et sur un pavé raboteux, inégal et dallé de roches. La roche, presque partout à fleur de terre, avait la sonorité et l'éclat du marbre. A droite et à gauche s'ouvraient des ruelles se faisant suite, celles de gauche remontant vers le sommet de la ville et s'arrêtant contre un mur continu de calcaires blancs, celles de droite encadrant à leur extrémité une échappée de vue plus riante sur les cimes vertes de l'oasis. En face de nous, au fond de cette étroite avenue frappée d'aplomb par le soleil perpendiculaire, je voyais monter en s'étageant toute la partie occidentale de la ville, comme un amas de bâtisses grisâtres. En avant, se détachaient deux constructions blanches. Une ou deux aigrettes de palmiers pointaient au-dessus des terrasses; et, quoique privés de mouvement, car il n'y avait plus un souffle dans l'air, quoique éclairés par le sommet et ne présentant qu'une silhouette obscure, ces minces bouquets de palmes, épanouis dans l'air bleu, rappelaient du moins quelque chose des gaietés de l'Orient.
La rue était si étroite que nos deux chevaux ne pouvaient pas toujours y marcher de front. M. N… me précédait, me montrant du bout de sa cravache les portes trouées, les murs lézardés, les maisons vides.
Un peu plus loin, nous passâmes devant des boutiques et devant des cafés; des toiles tendues au-dessus de la rue y formaient de l'ombre. Là, se trouvait une assemblée de fumeurs, accroupis sur des bancs garnis de nattes, pendant que les cafetiers arrosaient le devant de leurs portes. La compagnie, rassemblée dans ce petit espace, où semblait s'être réfugiée toute l'animation de la ville, se composait de spahis, de cavaliers du Makhzen, et de quelques Arabes vêtus de blanc, dont on semblait fêter le retour.
Je reconnus quelques-uns de mes compagnons de voyage, entre autres Ali, Embareck et le petit Maklouf. Celui-ci prenait son café tout botté, éperonné, avec un air viril que je ne lui connaissais pas; quant aux deux valets, ils étaient en habits frais et installés sur leurs talons devant un jeu de dames.
M. N… me conduisit droit à la maison du commandant. Elle est située sur une place fort irrégulière, à l'angle de laquelle coule un ruisseau, servant d'un côté de fontaine et de l'autre d'abreuvoir. A l'entrée de la place, s'élève un palmier gigantesque, droit comme un mât. Au centre, sommeillait paisiblement un troupeau de chameaux jaunâtres. Autour, et dans les endroits où l'ombre commençait à se montrer, on voyait, allongée contre le pied des murs, la forme enveloppée d'Arabes endormis. Une vieille femme en haillons, chargée d'une outre, une petite fille à peine vêtue, tenant une écuelle et coiffée d'un entonnoir en tissu de palmes, filaient devant moi au grand soleil, frappant la terre de leurs talons nus et laissant dans la poussière une trace humide.
Le soleil était dévorant; le cuir de mes fontes me brûlait les mains, et de toutes parts régnait le plus grand silence. La garnison faisait la sieste, enfermée par consigne dans ses casernes, jusqu'à la diane de deux heures.
– Voici la maison du commandant, me dit M. N… en me montrant une sorte de bâtisse carrée à façade multicolore; et probablement la vôtre, ajouta-t-il, en m'indiquant une haute façade de terre grise avec deux ouvertures tendues de toile.
A droite de cette maison, une pièce de canon était adossée au mur et braquée sur le centre de la place.
4 juin 1853.
Je suis installé depuis hier deux heures dans la Maison des hôtes; je dirais que mes habitudes y sont prises, si je n'avais à peu près gardé celles du bivouac.
J'ai, dans mes antécédents de voyage, le souvenir de séjours assez étranges; depuis les nids à scorpions de Bouchagroun, jusqu'au Dar Dief de T'olga, où j'eus pour camarades de chambre une jeune autruche et une antilope; cependant, j'en suis encore à m'étonner de l'indigence et du dénûment grandiose de ce logis. Sache, au surplus, qu'il vient d'être réparé pour recevoir les étrangers de distinction, et qu'il est question d'y établir le bureau arabe.
– Je suis très content, me dit obligeamment M. N… en m'y introduisant, parce qu'au moins vous aurez un des meilleurs logements d'El-Aghouat.
J'y trouvai une troupe de balayeurs arabes en train de préparer les chambres, c'est-à-dire de précipiter de la terrasse dans la cour, et de la cour dans la rue, une masse extraordinaire de fumier, de paille sèche et de poussière.
La maison se compose d'une cour, avec quatre compartiments au rez-de-chaussée, dont l'un sert d'écurie; à l'étage, de deux chambres et de deux réduits à peu près en ruine, où se sont logés mes deux domestiques; car j'ai pris un domestique arabe qui me servira d'interprète, de guide et de valet de chambre, l'autre n'ayant pas trop de tout son temps pour les chevaux; je ne parle pas d'une galerie à trois fenêtres, que j'abandonne en toute jouissance aux souris et aux lézards.
Quant à l'état des lieux, imagine des murs élevés, couleur de suie, troués en vingt endroits de brèches béantes; et, comme si ce n'était pas assez de tant d'issues, toutes les portes grandes ouvertes, depuis la rue jusqu'à ma chambre; en sorte que je suis un peu moins bien gardé chez moi que sur la voie publique. Dans la cour, au pied d'un palmier, un coin plus enfumé que tout le reste marque la place des cuisines; nous y avons trouvé un amas de cendres, refroidies depuis le 4 décembre, et quatre pierres calcinées formant fourneau. Le feu n'a pu encore entamer le vieil arbre; il pousse droit le long du mur et couvre à moitié ce petit préau sinistre d'un large éventail de feuilles jaunies. Un escalier de vingt-cinq marches conduit à l'étage; très élevé, très raide, sans rampe, il est tellement étroit, si endommagé, si singulièrement construit, que j'ai dû positivement l'apprendre par cœur afin de pouvoir, la nuit, l'escalader sans danger. Je pourrais t'indiquer de mémoire les deux marches qui manquent; te dire que la cinquième est cassée en deux du côté de la cour et n'offre plus qu'un point d'appui des plus scabreux, que la vingtième et la vingt-troisième sont deux fois plus hautes que les autres, qu'enfin on ne peut, sur toute sa longueur, y poser que le bout du pied quand on monte, et le talon quand on descend. Dans la chambre des domestiques, une moitié seulement du plafond, et de même une moitié de plancher; ces deux trous, ouverts sur la tête et sous les pieds, se correspondent. Est-ce un obus qui a traversé le tout à la fois? Que s'est-il passé il y a six mois à cette même place où j'écris? Les maisons arabes ont tant de cicatrices, qu'on ne peut reconnaître, et ici moins qu'ailleurs, si c'est le temps, la négligence ou la main d'un ennemi qui les a faites.
Enfin, une chambre, petite, à murs blancs, avec son plancher de terre battue, qui se change en boue, quand pour abattre la poussière j'y fais répandre un bidon d'eau; une fenêtre fermée par une toile d'emballage tendue sur châssis; une porte masquée par une couverture de cheval clouée au mur; puis, ma sangle sur mes deux cantines; le burnouss qui me sert à la fois de couverture et de matelas; une musette bourrée d'orge, en guise d'oreiller; tout ainsi que sous la tente: telle est à peu près, cher ami, avec son mobilier de peintre et de voyageur, la résidence où je suis convenu, vis-à-vis de moi-même, d'attendre d'un cœur ferme les fortes chaleurs de l'été.
Avec tant soit peu d'industrie, j'aurais pu me procurer plus d'aise, et surtout m'enfermer davantage; mais à quoi bon? La sûreté de ma personne est ce qui m'occupe le moins; j'ai peine à supposer que mon maigre bagage fasse envie à qui que ce soit; et, en attendant que leur utilité me soit démontrée, mes pistolets ne sortiront pas de leur fourreau de serge. Somme toute, et malgré le regret que me cause le séjour infiniment plus gai de la tente, j'éprouve toujours le même soulagement d'esprit à me sentir à ce point dénué de tout, sans être en réalité privé de rien.
Dès le soir, je me suis hissé sur la terrasse pour assister au coucher du soleil et reconnaître en même temps le voisinage.
De ce point élevé, et me tournant de manière à regarder le nord, j'avais à mes pieds la place, avec la maison du commandant en face de moi, la fontaine et le lavoir; par-dessus se déployait l'oasis. Derrière l'oasis, mais bien au delà, j'embrassais trois rangs successifs de collines; le premier, marbré de bronze et d'or; le second, lilas; le troisième, couleur d'améthyste, courant ensemble horizontalement, presque sans échancrure, depuis le nord-ouest, où le soleil plongeait, jusqu'au nord-est. La plus rapprochée de ces collines est le prolongement des dunes de Rass-el-Aïoun, et je voyais, dans un pli de sable étincelant, le lit grisâtre de l'Oued-M'zi, par où j'avais débouché le matin; la seconde s'appelle, je crois, le Djebel-Milah; et je la reconnus pour la montagne interminable que j'avais longée pendant une partie de l'étape; la dernière enfin, très éloignée, s'appelle d'un nom que j'aime à entendre et qui la peint, Djebel-Lazrag (Montagnes-Bleues).
A droite, se développait toute la partie orientale de la ville, sur le plan relevé des rochers, sous la forme d'une pyramide à peu près régulière et de couleur fauve, dont le sommet est représenté par la tour de l'est. A gauche, la vue est masquée par les maisons de la place. Par le sud, enfin, je confine aux premiers jardins, et en me tournant je voyais commencer au bord de ma terrasse, pour ne plus finir, un taillis de dattiers superposé à des masses confuses de feuillages.
La maison du commandant, qui tranche au milieu des autres constructions arabes par la symétrie presque européenne de ses fenêtres et le badigeonnage de sa façade, était un bain maure que le dernier kalifat, Ben-Salem, avait fait construire, peu d'années avant sa mort, par des ouvriers italiens. A côté, je remarquai une construction basse, écrasée, autrefois peinte en blanc, percée d'ouvertures allongées et surmontée d'une mince croix de fer: c'est une ancienne mosquée transformée en église. Un peu plus à gauche, et sur la terrasse d'une informe masure en pisé, se promenait une figure en robe noire, avec quelque chose de large et de noir sur la tête; cette demeure est le presbytère, et ce petit personnage obscur, dont la vue d'abord me surprit, c'est le curé.
Le spectacle de la place était animé, et me rappelait, avec un certain mélange de costumes et quelques nouveautés dans les bruits, le mouvement d'une garnison française, dans cet encadrement singulièrement africain. Des chevaux de cavalerie vinrent boire au ruisseau, pêle-mêle avec des ânes, des chameaux et de maigres juments arabes menées par des palefreniers en guenilles; la fontaine au delà était peuplée de toutes sortes de figures remplissant toutes sortes de vases, bidons, gamelles, outres noires, tonneaux. Des sonneries militaires se faisaient entendre à tous les coins de la ville.
Le crépuscule dura peu; des lueurs orangées irradièrent un moment le couchant au-dessus des montagnes plus sombres. Puis tout se décolora. Un insensible brouillard s'éleva du sol, remonta le long des dattiers et se répandit sur les cimes, qui devinrent d'un vert froid; et la nuit tomba presque subitement.
Je voulus passer cette soirée-là seul et chez moi; et, quand la nuit fut tout à fait venue, je regagnai ma chambre. Il y faisait chaud; mon thermomètre se soutenait à trente et un degrés. Le ciel était magnifique; jamais je n'avais vu tant d'étoiles, ni d'aussi grandes; j'eus de la peine à retrouver la grande Ourse au milieu de cette multitude de feux presque égaux et de même éclat. J'entendis mon domestique ramener les chevaux, les entraver; puis, un pas lourd et un pas plus leste montèrent ensemble l'escalier de pierre. – «Bonne nuit, monsieur, me dit M… en passant devant ma chambre. – Que ta nuit soit bonne, Sidi,» me dit Ahmet. Et je n'entendis plus rien dans ma maison.
Le vent se leva; les palmiers faisaient le bruit de la mer, bruit qu'accompagnaient quelques aboiements de chiens fort éloignés et d'innombrables murmures de griffons et de grenouilles; à chaque instant la couverture étendue devant ma porte se soulevait, comme si quelqu'un voulait entrer.
Vers dix heures, un clairon de cavalerie vint sous mes fenêtres sonner le couvre-feu. C'est un air lent et doux, finissant par une note aiguë destinée à se faire entendre de loin.
– Allons, me dis-je, je ne suis pas tout à fait hors de France!
Le musicien répéta l'air une seconde fois, en y introduisant à la reprise, des modulations d'un goût bizarre; et, pendant quelques minutes, il s'y complut, comme s'il eût joué pour son plaisir.
J'étais étendu sur ma sangle, la bougie allumée, regardant autour de moi mon attirail de route, les murs blancs, le plafond noir et toute l'étrange nouveauté de ce séjour; je me levai; j'aperçus, par les crevasses du mur, une étincelle rouge au fond de la chambre d'Ahmet: c'était l'Arabe qui fumait en attendant le sommeil.
Puis le clairon se tut. D'autres clairons lui répondirent aux extrémités de la ville, plus faibles ou plus distincts; peu à peu ces notes légères du cuivre se dispersèrent une à une, et je n'entendis plus que le bruit des palmes. Alors, me sentant comme une faiblesse au cœur et comme une envie épouvantable de m'attendrir, je soufflai ma bougie, me roulai sur ma sangle, et me dis:
– Eh bien! quoi? ne suis-je pas au lit? chez moi? et ne vais-je pas dormir?
Malheureusement, je ne dormis pas, car j'étais brisé de fatigue, et il y avait avec moi, dans la Maison des hôtes, des hôtes sur lesquels je ne comptais pas.
Juin 1853.
Aujourd'hui, dans la matinée, je me suis laissé conduire au marabout de Sidi-El-Hadj-Aïca, théâtre du combat du 3 décembre; et, pour en finir tout de suite, avec une histoire étrangère à mes idées de voyage, je te dirai, aussi brièvement que possible, ce que j'ai vu, c'est-à-dire, les traces de la bataille et les lieux qui ont été témoins du siège.
El-Aghouat se développe, de l'est à l'ouest, sur trois collines, sorte d'arête rocheuse, isolée, entre une plaine au nord et le désert sans limite au sud. La pente nord de la ville est entièrement couverte de maisons; celle du sud, plus escarpée, quelquefois à pic, n'est bâtie que de distance en distance et présente, à l'une de ses extrémités, un revers caillouteux; à l'autre, une longue dune de sable jaune.
Les deux sommets extrêmes étaient, au moment du siège, armés chacun d'une tour et de remparts. L'éminence intermédiaire est couronnée par une vaste construction de maçonnerie solide, blanche, sans aucune fenêtre extérieure, aujourd'hui l'hôpital, autrefois la demeure du kalifat Ben-Salem, et nommée Dar-Sfah, maison du rocher, à cause de l'énorme piédestal de rochers bruts sur lequel ce palais-forteresse est planté avec assez d'audace.