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Kitabı oku: «Bonaparte et les Républiques Italiennes (1796-1799)», sayfa 4

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VI

Il est vrai de reconnaître que, si Bonaparte se souciait peu de ménager les intransigeants Milanais, et si, d'un autre côté, il ne tenait pas grand compte des constitutions, il se préoccupait des réformes sociales. Son œuvre personnelle fut l'introduction en Italie de l'égalité par l'abolition des privilèges féodaux, de la dîme, des fidéicommis, des majorats, par la déclaration d'admissibilité de tous les citoyens aux emplois publics. Pourtant, bien qu'il bouleversât si complètement l'ancien régime, il s'efforça de rattacher aux institutions nouvelles ceux qui en souffraient le plus, les nobles et les prêtres, car il se défiait de la foule, ou plutôt des meneurs de la foule. Par instinct il se ralliait au grand parti: conservateur il n'était révolutionnaire que par nécessité. Ses avances furent accueillies avec empressement. Grâce à cette habile modération, tous ceux qui par caractère ou par tradition eussent été les ennemis les plus acharnés de la jeune République, devinrent au contraire les premiers intéressés à la soutenir. Bonaparte espérait ainsi donner à ce nouvel état toutes les garanties de la stabilité, et lui assurer le bienfait des réformes sociales de notre Révolution, tout en lui épargnant les agitations qui avaient troublé la France depuis 1789.

Une question fort importante à régler était celle des frontières de la nouvelle République, et du nom qu'elle porterait. Il n'y avait aucune difficulté pour les anciennes provinces autrichiennes, Milanais et Mantouan. L'Autriche avait renoncé à tous ses droits sur ces provinces. Elles devaient donc appartenir, par le fait même de cette cession, à la nouvelle République: mais réduites à leurs seules forces, ces deux provinces n'auraient pas été capables de vivre ou tout au moins de se défendre, et les patriotes italiens, dans leurs aspirations unitaires, rêvaient déjà de faire de cet État comme le noyau de la future Italie, libre et indépendante des Alpes à l'Isonzo et à la mer Ionienne. Des annexions territoriales étaient donc nécessaires. Une petite République avait été formée aux dépens du duc de Modène et du Pape: la République Cispadane. Cette république conserverait-elle son autonomie, ou se fondrait elle avec la république Lombarde? Bonaparte connaissait l'égoïsme municipal des cités italiennes. Comme il ne se souciait guère de créer dans la péninsule un État trop puissant, il aurait voulu que la Cispadane vécût à part, et que la Lombardie formât une autre république également indépendante sous le nom de Transpadane. Mais à Milan, comme à Bologne, à Modène, on comprenait l'importance et la nécessité de l'union. Transpadans et Cispadans portaient le même uniforme, et se battaient sous le même drapeau. L'opinion publique se prononça avec tant de force que Bonaparte ne crut pas devoir s'opposer à cette manifestation patriotique. Il déclara donc, avec l'assentiment du Directoire, que les deux Républiques se fondraient en une seule, qui porterait le nom de République Cisalpine. On avait bien pensé à lui donner le nom de République Lombarde, mais les Lombards n'avaient jamais été que des usurpateurs. On avait également voulu lui donner le nom de République Italienne: c'était même le vœu le plus général: mais on était alors en paix avec les rois de Piémont et de Naples, avec le duc de Parme, avec la Toscane. On craignait, en ressuscitant ce nom, de réveiller trop de souvenirs, de soulever trop d'espérances, et on adopta la dénomination de République Cisalpine, qui ménageait toutes les susceptibilités.

Un nouvel et important accroissement de territoire fut donné à la Cisalpine aux dépens de Venise. Nous raconterons plus loin la chute et le partage de cette infortunée République, dont le seul crime fut de ne pas avoir été à la hauteur de sa vieille réputation, et qui fut sacrifiée aux convoitises de ses voisins, et aux implacables exigences d'une diplomatie sans ménagements et sans scrupules. Il nous suffira de rappeler ici que, lors du partage des dépouilles vénitiennes, la Cisalpine hérita de toutes les villes en deçà du Mincio, Bergame, Côme, Brescia, Peschiera, etc. Sa frontière orientale fut de la sorte portée au lac de Garde et au Mincio. Peu à peu la Cisalpine s'arrondissait et devenait importante.

Avant de quitter l'Italie, Bonaparte fit un dernier cadeau à l'État qu'il avait fondé, et qu'il semblait affectionner. Une petite vallée suisse, la Valteline, était à la merci de magistrats ignorants, les podestats, qui, ayant acheté leurs charges, ne cherchaient qu'a recouvrer avec usure l'argent qu'elles avaient coûté. Aussi la justice était-elle vénale, et les abus tolérés. On pouvait se racheter de tout crime, sauf d'homicide qualifié, et, comme les procès étaient une source de profits, les podestats non seulement cherchaient à découvrir des délits, mais encore à en faire commettre. Ils avaient à leur service de malheureuses créatures, qui pratiquaient la séduction et dénonçaient ensuite leurs complices. Ils provoquaient encore des tumultes, pour avoir occasion de confisquer des propriétés ou de prononcer des amendes.

Or la Valteline appartient géographiquement à l'Italie, car elle forme la vallée supérieure de l'Adda. Tout ce qu'il y avait dans le pays de citoyens honnêtes et instruits, dégoûtés de la tyrannie des podestats, voulait secouer le joug de la Suisse. Le voisinage de la Cisalpine acheva de provoquer un mécontentement général. Des troubles éclatèrent, et bientôt l'émeute prit le caractère d'une guerre sociale, car les paysans de la vallée avaient à se venger de plusieurs siècles de contrainte et d'humiliations. Les cantons suisses intervinrent pour rétablir leur domination. L'Autriche qui avait des partisans dans la vallée, entre autres la puissante famille des Planta, éleva des prétentions. Aussitôt Bonaparte, averti du danger par les amis héréditaires de la France, la famille de Salis, se fit appeler par les paysans en qualité de médiateur, et prononça en leur faveur contre les Grisons et indirectement contre l'Autriche. Seulement il outrepassa, suivant son habitude, les pouvoirs qui lui avaient été conférés, et, malgré le désir exprimé par ses protégés de continuer à faire partie de la confédération helvétique à l'état de canton libre, déclara qu'ils étaient annexés à la Cisalpine83. Il y eut quelques protestations, quelques soulèvements même, mais bientôt tout rentra dans le calme, car Murat avait été envoyé pour le rétablir à la tête d'une forte brigade et ces Cisalpins, de par la grâce de Bonaparte et sans volonté nationale, s'habituèrent à leur qualité de membres de la première République fondée par la France.

L'annexion de la Valteline reculait jusqu'aux Alpes la frontière septentrionale de la Cisalpine. Défendue à l'est par le lac de Garde, le Mincio et l'Adriatique, à l'ouest par les Apennins et le Tessin, au centre de la péninsule, maîtresse des plaines les plus riches et des vallées les plus fertiles, entourée d'états alliés ou sujets de la France, la Cisalpine semblait n'avoir rien à craindre. Ce fut alors qu'on la divisa en vingt départements, et un certain nombre de districts. Dans chaque district des municipalités librement élues administraient les affaires locales. Les affaires d'un intérêt plus général étaient confiées aux administrateurs des départements. Les départements furent ainsi dénommés: Olona (Milan); Tessin (Pavie), Lario (Côme), Verbano (Varèse), Montagne (Lecco), Serio (Bergame), Adda et Oglio (Sondrio), Mela (Brescia), Benaco (Desenzano), Mincio (Mantoue), Adda (Lodi), Crostolo (Reggio), Panaro (Modène), Alpes Apuanes (Massa), Reno (Bologne), Pô supérieur (Cento), Pô inférieur (Ferrare), Liamone (Faenza), Rubicon (Rimini).

Les institutions ne suffisaient pas. Il fallait encore et surtout retremper les caractères. Bonaparte espéra qu'en accoutumant les Italiens à la noble carrière des armes il leur inspirerait des sentiments d'honneur et l'amour de la gloire. Des gardes nationales furent partout organisées84. Des régiments de ligne se formèrent peu à peu. Les légions polonaises de Dombrowsky s'enrôlèrent sous les drapeaux de la nouvelle République et de nombreux officiers français obtinrent l'autorisation de mettre leur expérience militaire au service de la jeune armée Italienne. Dès ce jour les mœurs se modifièrent. L'esprit national se forma. On remarqua que les enfants, au lieu de jouer à la chapelle, eurent des jeux militaires, et que les jeunes gens fréquentèrent non plus les sacristies ou les boudoirs, mais les manèges et les salles d'armes. Le théâtre lui-même, qui longtemps avait tourné en ridicule la pusillanimité italienne, retentit de chansons guerrières et patriotiques, et les femmes, ces arbitres suprêmes de l'opinion, repoussèrent les hommages qui leur étaient offerts par d'autres que des patriotes éprouvés.

Heureux de ce changement dont il était en grande partie l'auteur85, Bonaparte n'aurait pas voulu revenir en France avant de voir reconnue par l'Europe entière la nouvelle République. Visconti avait été nommé ambassadeur à Paris. Il fut reçu en audience publique le 27 août 1797, et adressa au Directoire un discours emphatique qui lui valut une réponse pompeuse et ampoulée. Les chefs du gouvernement lui promirent la protection de la France, et comme l'Autriche, qui n'avait pas encore signé le traité de Campo-Formio, montrait peu d'empressement et faisait mine de reprendre les hostilités, ils profitèrent de l'occasion pour lancer contre elle de retentissantes menaces. Marescalchi avait été envoyé comme ambassadeur à Vienne. L'Autriche différa sa reconnaissance. Elle prétendit que le traité définitif n'était pas encore signé, et que d'ailleurs la nouvelle République n'était pas encore libre, puisque son territoire était occupé par des soldats étrangers. Évidemment l'Autriche se réservait. Il fallut se contenter de ces mauvaises raisons, et attendre son consentement pour des jours meilleurs. L'Espagne, Parme, le roi de Naples, le grand-duc de Toscane, le roi de Sardaigne, la République Ligurienne et le Pape lui-même, liés à la France par des traités ou menacés par ses armées, s'inclinèrent devant le fait accompli, et envoyèrent leur reconnaissance. L'Angleterre et la Russie, qui n'avaient pas déposé les armes, protestèrent par leur silence.

La Cisalpine n'en était pas moins reconnue par la moitié de l'Europe et directement soutenue par la France. Elle occupait une solide position militaire. Tout semblait devoir annoncer à ces trois ou quatre millions d'Italiens, pour la première fois depuis des siècles libres et réunis, une ère nouvelle de prospérité et de grandeur. Déjà les patriotes italiens oubliaient les spoliations du début pour rêver un avenir glorieux. Peu à peu disparaissaient les mauvais souvenirs, les blessures se fermaient, l'ordre renaissait; l'université de Pavie avait rouvert ses cours longtemps interrompus86. Hélas! cette prospérité était trompeuse; ces jours de paix n'étaient qu'une trêve passagère. À peine Bonaparte était-il rentré en France que tous les abus recommençaient, et qu'à la période de l'organisation succédait la période de l'anarchie.

CHAPITRE II
LA RÉPUBLIQUE LIGURIENNE

Gênes et la décadence de l'aristocratie. – Politique de neutralité désarmée. – Violations de territoire. – Affaire de la Modeste. – Mission de Bonaparte à Gênes en 1794. – Intrigues de Girola et de Drake. – Affaire des fiefs impériaux. – Les Barbets. – Sac d'Arquata. – Affaire de Santa Margarita. – Ménagements calculés de Bonaparte. – Les démocrates et les aristocrates. – Émeute du 23 mai 1797. – Écrasement des démocrates. – La mission de Lavalette. – Le traité de Mombello. – Les excès des démagogues. – Révolte du 4 septembre. – Batailles d'Albaro et de San Benigno. – Création de la République Ligurienne.

En 1796, lorsque les Français descendirent en Italie, ils y trouvèrent deux républiques, jadis puissantes et glorieuses, mais dont la décadence était alors irrémédiable.

Venise et Gênes, unies dans la bonne, comme dans la mauvaise fortune, n'avaient plus que les apparences de la force et ne se soutenaient que par leur antique réputation. De ces deux républiques, nos généraux détruisirent et partagèrent la première. C'est un des épisodes les plus douloureux de notre histoire contemporaine. Sous prétexte de transformer la seconde, ils ne lui laissèrent qu'une ombre d'indépendance. C'est un des chapitres les moins glorieux de l'histoire de la domination française en Italie.

Gênes était devenue de bonne heure un centre important de commerce. Bâtie au fond du golfe qui porte son nom, à l'endroit où les Apennins s'infléchissent brusquement dans la direction du sud-est pour former l'Italie péninsulaire, à mi-chemin, par conséquent, entre l'Italie du Nord et l'Italie du Sud, Gênes s'élève en amphithéâtre sur les gradins arides et brûlés des premières sommités de l'Apennin, entre les deux petites vallées de la Polcevera et du Bisagno. Sa grande prospérité commence avec les croisades. Elle profite alors des routes nouvelles ouvertes au commerce par les guerres saintes et étend sa domination en Italie sur cette longue et étroite bande de terrain, resserrée entre les Alpes Maritimes et les Apennins d'un coté, la Méditerranée de l'autre, qu'on est convenu d'appeler la rivière de Gênes. En Orient, comme elle aide les empereurs de Constantinople dans leurs entreprises, elle est récompensée par d'importants privilèges. Les faubourgs de Pera et Galata à Constantinople lui appartiennent. Sur tous les points de l'Archipel, elle se fait céder des stations avantageuses: Scio, Métélin, Ténédos, Smyrne. Les rois de Chypre lui paient tribut. Au fond de la mer Noire, elle s'empare de Caffa et d'Azow, et accapare le commerce de l'Inde par la mer Caspienne. Ce qu'on a nommé depuis les échelles du Levant lui appartient. Quelques-uns de ses hardis capitaines s'engagent même dans l'Océan Atlantique et arborent le pavillon de Saint-Georges sur quelques îles et certains points de la côte africaine. Cette prospérité se soutint du XIe au XIVe siècle. Gênes humilie ses rivales; elle comble le port de Pise; elle menace Venise jusque dans ses lagunes; elle occupe la Corse; elle envoie ses négociants s'emparer des Canaries; en un mot, elle devient la puissance prépondérante en Italie et presque dans la Méditerranée. Mais, au lieu de continuer à diriger vers la mer et vers le commerce l'exubérante activité et l'ardeur intelligente de ses citoyens, Gênes s'abîme dans les discordes intestines. Lorsque la découverte de l'Amérique, en transportant de la Méditerranée à l'Océan le commerce du monde, les frappa d'un coup terrible; lorsque les Turcs, en s'emparant de Constantinople, leur enlevèrent leurs comptoirs orientaux; les Génois, au lieu de se tourner dans une autre direction, ne surent plus que s'entretuer dans les rues de leur capitale, et à la glorieuse période des conquêtes d'outre-mer et des grandes guerres contre les puissances rivales succéda la triste et lamentable période des dissensions municipales et des guerres civiles.

Nous ne pouvons entrer ici dans le détail de ces luttes séculaires. Il nous suffira de rappeler que deux partis, les démocrates et les aristocrates, se disputeront longtemps le pouvoir à Gênes. À la tête des démocrates étaient les Fregosi et les Adorni. Les chefs de l'aristocratie se nommaient les Doria, Spinola, Grimaldi, Fieschi, etc. Ce furent les aristocrates qui l'emportèrent définitivement. Ils réussirent à fonder un gouvernement qui leur assurait la perpétuité du pouvoir. Quatre cent trente-sept familles de noblesse, dite nouvelle et vingt-huit familles de noblesse dite ancienne, c'est-à-dire quatre cent soixante-cinq familles, étaient inscrites au livre d'or, et se partageaient entre elles le pouvoir et les honneurs, à l'exclusion absolue des bourgeois et du peuple. Un grand conseil composé de quatre cents membres et un petit conseil de cent membres, le petit conseil ou Sénat élu par le Grand Conseil, délibéraient en commun sur les lois, les impôts et les douanes. Huit Gobernatori ou gouverneurs choisis parmi les Sénateurs étaient investis du pouvoir exécutif; enfin un Doge choisi parmi les huit Gobernatori représentait la Nation. Ses pouvoirs étaient bisannuels, ainsi que ceux des Gobernatori; mais il pouvait être réélu.

Pendant que l'aristocratie génoise, dans son maladroit égoïsme, ne songeait qu'à maintenir sa domination, peu à peu tombaient les derniers débris de l'empire colonial. Réduite au rôle honteux de cliente de l'Espagne, Gênes, qui, jadis, était surnommée la Superbe, subissait humiliations sur humiliations. En 1684, Louis XIV la faisait bombarder et forçait le Doge à lui présenter en personne les excuses de la République. En 1746, les Autrichiens s'en emparaient et la traitaient en ville conquise. En 1768, la Corse se soulevait, et Gênes, qui ne pouvait même plus la dompter, était forcée de la vendre à la France. Ainsi s'affaiblissent et disparaissent les États que les préoccupations de la politique intérieure et les déchirements de la guerre civile absorbent au point qu'ils négligent leurs intérêts extérieurs.

Une faute plus grave encore, commise par les Génois, fut de se désintéresser des brûlantes questions politiques qui agitèrent l'Europe à la fin du XVIIIe siècle. Placés entre la France qui cherchait à répandre au loin son influence, le Piémont qui ne demandait qu'à annexer leur territoire afin de devenir du jour au lendemain puissance maritime et l'Autriche, devenue leur voisine directe par le Milanais et indirecte par la Toscane, les Génois auraient dû, pour assurer leur indépendance, équiper une armée ou tout au moins une flotte qui leur aurait permis de faire respecter leur pavillon. Ainsi que les Vénitiens, ils s'imaginèrent, bien à tort, que leur position leur imposait la nécessité de garder la neutralité et la neutralité désarmée. Certes, à ne considérer que les apparences, ils ne pouvaient que gagner à cette politique, puisque les Français, les Autrichiens et les Piémontais allaient les employer forcément comme intermédiaires pour toutes leurs transactions, et que les négociants génois, en devenant les fournisseurs attitrés des belligérants, réaliseraient des gains énormes. Au point de vue strictement commercial, leurs calculs étaient fondés; mais il n'y a pas en ce monde que sa bourse à ménager: l'honneur national et l'indépendance territoriale ne sont pas des mots vides de sens. Les Génois en feront bientôt la dure expérience! Il était évident que si les négociants génois allaient profiter, pour s'enrichir, de la guerre entre la France et l'Autriche, ces deux puissances se réserveraient d'agir à leur guise ou pour ou contre Gênes. Que si au contraire, dès le début des opérations, les Génois avaient prouvé par d'imposantes manifestations qu'ils étaient résolus à maintenir l'indépendance et l'intégrité de leur territoire, non seulement ils auraient à leur aise continué leur commerce avec les belligérants, mais encore la France ou l'Autriche auraient cherché à se procurer leur alliance, même au prix des plus lourds sacrifices. Ils ne le firent pas. Les préoccupations mercantiles les aveuglèrent. Ils allaient expier leur politique insensée, d'abord par une série d'humiliations, et, en second lieu, par la perte de leur indépendance.

Dans les premières années de la guerre, de 1792 à 1796, Gênes crut d'abord n'avoir qu'à se féliciter de ne pas sortir de la neutralité. Elle fournissait également aux besoins des Français et des Austro-Piémontais, et s'enrichissait par le commerce; mais, peu à peu, les belligérants se rapprochèrent. Les Français étaient déjà à Nice et à Monaco, les Piémontais menaçaient Gavi, et les Autrichiens occupaient les principaux défilés des montagnes. Le territoire avait été souvent violé. À la première occasion, les belligérants, sans se soucier de Gênes, n'hésiteraient pas à occuper tous les points à leur convenance.

Dès le 8 mars 1793, Tilly, chargé d'affaires de la France à Gênes, recevait de la Convention les instructions suivantes: «Il est vraisemblable que nous serons forcés d'emprunter le territoire de Gênes pour envoyer des troupes en Piémont. La république de Gênes, dont les frontières sont couvertes de troupes sardes et autres à la solde du roi de Sardaigne, serait sans doute fondée à requérir notre assistance pour opposer à ces troupes des forces suffisantes pour se garantir d'une action présumée, etc.»

Notre consul à Gênes, La Cheize, partageait cette manière de voir. Le 25 août 1793, il demandait au Comité de Salut public d'envahir la Lombardie en passant par le territoire génois87. Un officier de l'armée du Rhin émettait le même avis. Les Autrichiens et les Sardes, de leur coté, passaient continuellement sur le territoire, et les Anglais croisaient avec leur flotte tout le long de la Rivière, et n'attendaient qu'une occasion pour s'emparer d'un des ports de la côte, peut-être même de la capitale. C'était le cas ou jamais pour Gênes de mettre sous les armes la vaillante population de ses côtes et de faire garder par ses braves montagnards les défilés impraticables des Apennins qui lui appartenaient encore; mais d'immenses capitaux génois circulaient en France ou en Autriche. On hésitait à prendre une détermination virile. Ces hésitations et cet égoïsme allaient être sévèrement châtiés.

Une frégate française, la Modeste, et deux tartanes, sorties de Toulon et poursuivies par l'escadre anglaise qui observait les côtes de Provence, avaient réussi à s'esquiver et avaient trouvé un refuge dans le port de Gênes. Trois vaisseaux anglais, commandés par le capitaine Man de Bedfort, sans tenir compte de la neutralité génoise, entrèrent à leur suite dans le port, et, malgré les protestations officielles des commandants génois, les prirent et regagnèrent la haute mer avec leur capture. C'était un insolent défi! Au temps des Doria, les forts auraient ouvert un feu destructeur contre les Anglais, ou du moins les vaisseaux génois auraient à tout prix essayé de reprendre la frégate et les tartanes. Mais le temps était passé des actes héroïques. Les Génois ne surent que s'incliner devant le fait accompli. À la première nouvelle de cet acte inqualifiable, Tilly avait protesté: «Le chargé d'affaires de la République française apprend qu'il vient de se commettre une atrocité contre ceux de sa nation. Il demande si la République de Gênes continue de vouloir la paix ou commence la guerre avec celle de France, en souffrant que les propriétés soient envahies et les Français égorgés dans son port et sous ses yeux.» Robespierre jeune et Ricord, les deux Commissaires de la Convention à l'armée d'Italie, envoyaient un ultimatum à Gênes, dès le 13 octobre, et donnaient l'ordre à nos régiments de s'apprêter à une marche en avant88. «Vous jugerez probablement, écrivait Robespierre jeune au Comité de Salut public, que nous ne devons plus négocier longuement et tortueusement avec la finesse italienne. Mettez tout votre zèle et vos lumières à conduire les affaires génoises à un terme heureux et prompt. Vous presserez le ministre de la guerre pour qu'il tourne toute son attention de ce côté. Si nous avions dix mille hommes, nous serions à Turin ou à Gênes en moins de trois semaines.»

Ce qui augmentait encore les griefs de la France contre Gênes, c'est que le gouvernement oligarchique nous était notoirement hostile. Ainsi que l'observait Tilly, «nous sommes hors d'état de rien offrir aux oligarques qui puisse les disposer favorablement pour nous, puisqu'ils n'ambitionnent que l'accroissement de la richesse et du pouvoir, et que notre pénurie et nos principes ne nous permettent de satisfaire ni à leur cupidité ni à leur ambition. Nous ne devons, par conséquent, pas espérer obtenir la majorité, ni dans le Sénat, ni dans les Collèges composés d'hommes riches, cupides et ambitieux». Gênes était même devenu un foyer d'intrigues antifrançaises. Quelques émigrés remuants, Cazalès, de Nailhac, de Marignan, avaient même réuni un corps de douze à quinze cents déserteurs et promettaient leur concours armé à l'agent anglais Drake, qui agissait en maître de la situation. Il paraîtrait même que le chargé d'affaires de Gênes à Paris, Mazzucone, profitait de sa situation pour envoyer des renseignements secrets qui permettaient aux coalisés de combiner leurs opérations et d'inquiéter nos agents en Italie. Tous ces griefs exigeaient une réparation. Robespierre jeune était donc parfaitement fondé à envoyer un ultimatum à Gênes.

À nos légitimes réclamations, les Génois n'avaient qu'à répondre par une déclaration de guerre. On s'y attendait à la Convention. On s'y attendait d'autant plus que Drake, l'agent anglais, menait grand bruit à Gênes et annonçait89 l'entrée de la flotte anglaise dans le port pour concourir à la défense ou une attaque immédiate en cas d'accommodement avec la France.

Ces menaces intempestives servirent nos intérêts. Les Génois entamèrent une négociation pour nous payer une indemnité. Ils ordonnèrent à Drake et à ses vaisseaux de quitter le port (11 novembre), expulsèrent les déserteurs et quelques émigrés, entre autres Cazalès, et remplacèrent, à Paris, Mazzucone par Boccardi. Cinq semaines plus tard90, le 22 décembre 1793, un traité de neutralité était signé entre les deux Républiques. La satisfaction était donc aussi complète que possible; mais cette humiliation ne devait pas être la seule. Gênes avait livré le secret de sa faiblesse. On en abusa bientôt, et elle apprit à ses dépens ce qu'il en coûte à un état d'abdiquer sa dignité et de sacrifier son honneur à ses intérêts.

Le général Bonaparte, alors attaché à l'armée d'Italie, fut chargé, en juillet 1794, d'infliger à Gênes une de ces humiliations qui allaient constituer son histoire pour ainsi dire quotidienne. Gênes, malgré la paix signée avec la France, continuait à ne pas cacher ses mauvaises dispositions. Elle était comme le rendez-vous de nos déserteurs. En outre, on y avait établi un dépôt de ces faux assignats qu'on fabriquait avec si peu de scrupules en Angleterre. Enfin les Autrichiens ne demandaient même plus l'autorisation de passer sur son territoire, et, pour faciliter leurs opérations militaires, ils faisaient construire un grand chemin de Céva à Savone, sous le couvert de quelques négociants génois. Robespierre, qui détenait encore le pouvoir, était au courant de la situation. Le 14 juin 1794, il écrivait à un certain Buchot91: «Le gouvernement génois déploie les moyens les plus perfides pour nuire à la République française. Il est nécessaire de montrer du caractère avec ce gouvernement. Il ne peut nous être favorable que par la crainte. Il faut donc, loin de chercher à le flatter ou à le gagner, exiger de lui des marques éclatantes d'estime pour la République et pour ses armées.» Ce fut sans doute pour exiger ces «marques éclatantes d'estime» que Robespierre jeune et Ricord92 chargèrent Bonaparte d'une mission militaire pour Gênes. Le général devait se plaindre de la construction de la grande route de Céva à Savone. «Il dira à ce gouvernement que la République française n'a pas pu voir indifféremment le passage accordé sur le territoire de la République de Gênes à des hordes de brigands non enrégimentés, que les montagnards de la Rivière eussent repoussés, si l'on n'eût paralysé leur bonne volonté.»

Bonaparte quitta Nice le 11 juillet. Il était accompagné par son frère Louis, par Marmont, Junot et Songis. Arrivé à Gênes dans la nuit du 15 au 16, il voyait Tilly et lui remettait la note destinée au secrétaire d'État. Le Doge ne résista que pour la forme. Il donna toutes les satisfactions désirables, promit qu'on cesserait de travailler à la route de Céva à Savone et s'engagea à observer la plus stricte neutralité. Le 3 septembre, il publiait même l'ordonnance suivante: «Toujours ferme dans le système salutaire que nous avons adopté d'une parfaite neutralité dans la guerre actuelle, nous croyons que, en conséquence de ce même système, tous les habitants de l'est de la Sérénissime république doivent s'abstenir de prendre aucune part dans les opérations des puissances belligérantes ou de leurs armées. Nous défendons par conséquent à qui que ce soit de servir, travailler ou assister, sur la réquisition des commandants ou officiers d'aucune de ces armées, pour le transport d'armes, artillerie, munitions, réparation de chemins ou pour la construction de fortifications, sous peine de l'indignation publique.» Il était difficile d'obtempérer avec moins de dignité à des injonctions plus raides, mais Gênes n'en était plus à compter avec les blessures d'amour-propre, et ces ménagements lamentables ne devaient pourtant pas la sauver.

Lorsque Bonaparte revint en Italie, en 1796, mais cette fois en qualité de général en chef, il n'avait pas encore, à l'égard de Gênes, d'idée politique bien arrêtée. Tantôt il penchait vers la modération, et demandait instamment qu'on renouvelât les traités de neutralité; tantôt il conseillait l'intervention directe et au besoin l'annexion. «Notre position avec Gênes est critique, écrivait-il au Directoire, le 28 mars 179693 … le gouvernement de Gênes a plus de tenue et de force qu'on ne croit. Il n'y a que deux partis avec lui: prendre Gênes par un coup de main prompt, mais cela est contraire à vos intentions et au droit des gens; ou bien vivre en bonne amitié, et ne pas chercher à leur tirer leur argent, qui est la seule chose qu'ils estiment.» Mais dès qu'il eut remporté ses premières victoires, le jeune vainqueur changea de ton et prit une autre attitude. Sans hésitation, il écrivit94 à notre représentant à Gênes pour lui recommander la plus grande fermeté: «Dites bien au gouvernement génois que la République française protégera Gênes et la mettra à l'abri des entreprises de ses ennemis, mais que malheur aux hommes perfides, puissants dans ce gouvernement, qui cherchent depuis longtemps à altérer l'union des deux nations et à se coaliser. S'ils manquent à ce qu'ils doivent au premier peuple du monde, bientôt ses ennemis ne seront plus, et je dirigerai mon armée selon la conduite qu'on aura tenue.»

83.Lettre de Bonaparte aux chefs des trois ligues Grises. Milan, 11 novembre 1797. Corresp., t. III, p. 433.
84.Proclamation de Bonaparte. Milan, 14 mai 1797 (Correspondance, t. III, p. 47). «C'est à vous qu'il appartient de consolider la liberté de votre pays. C'est le soldat qui fonde les républiques: c'est le soldat qui les maintient. Sans armée, sans force, sans discipline, il n'est ni indépendance politique, ni liberté civile. Quand un peuple entier est armé et veut défendre sa liberté, il est invincible.» Suit le projet d'organisation des gardes nationales.
85.Bonaparte ne se faisait pourtant pas illusion sur son œuvre, si du moins on en juge par cette lettre à Talleyrand (Passariano, 7 octobre 1797, t. III, p. 370): «Je n'ai point eu, depuis que je suis en Italie, pour auxiliaire l'amour des peuples pour la liberté et l'égalité, ou du moins cela a été un auxiliaire très faible. Mais la bonne discipline de notre armée, le grand respect que nous avons tous eu pour la religion, que nous avons porté jusqu'à la cajolerie pour ses ministres; de la justice; surtout une grande activité et promptitude à réprimer les malintentionnés et à punir ceux qui se déclaraient contre nous, tel a été le véritable auxiliaire de l'armée d'Italie. Voilà l'historique. Tout ce qui est bon à dire dans des proclamations, des discours imprimés sont des romans.»
86.Proclamation de Bonaparte au peuple Cisalpin. Milan, 11 novembre 1797. Corresp., t. III, p. 431.
87.Mémoire servant d'instructions pour le citoyen Tilly. – Projet d'une diversion imprévue en Italie et en Allemagne. Ces deux mémoires, conservés aux Archives nationales, ont été analysés par Iung: Bonaparte et son temps, t. I, p. 419.
88.Iung, ouv. cit., t. I, p. 416.
89.«Il s'agit de savoir si la République de Gênes veut ou ne veut point renvoyer de ses États le nommé Tilly et tous les autres agents ou suppôts de la Convention soi-disant nationale … et la remise des propriétés de la France à Gênes … sinon le blocus aura lieu, et la destruction du commerce de Gênes sera complète.» Cité par Iung, t. I, 417.
90
  C'est sans doute à ce moment et probablement dans les bureaux de Tilly que fut composée, à Gênes, une chanson contre les Anglais, dont M. Boccardi, le savant professeur de l'Université de Gênes, cite le couplet suivant dans ses Imbreviature di Giovanni Scriba:
Les Génois avaient dit entre eux:Les Anglais sont de f… gueux;Ne dansons désormaisAucun pas anglais;Dansons la Carmagnole,Vive le son, vive le son!Vive le son du canon!

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91.Lettre citée par Iung, t. I, 433.
92.Instructions de Ricord à Bonaparte (Iung, t. I, 437).
93.Correspondance, I, 110.
94.Id., 10 avril 1796, I, 120. Cf. lettre du 26 avril au Directoire (I, 180): «Quant à Gênes, vous serez le maître de prescrire ce que vous voulez qu'on fasse. Il serait bon, pour l'exemple, que vous exigiez de ces messieurs quelques millions. Ils se sont conduits d'une manière horrible à notre égard.» —Id., 20 avril, t. II, 207.
Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 eylül 2017
Hacim:
410 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain

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