Kitabı oku: «Le parfum de la Dame en noir», sayfa 16
Nous restâmes un instant silencieux. J'avais tout à fait honte de moi et de mes «combinaisons» saugrenues. Et, franchement, mon remords était tel que je ne pus en retenir l'expression. Je lui avouai tout: mes infâmes soupçons, et comment j'avais bien cru, en le voyant errer si mystérieusement de nuit dans le Château Neuf, avoir affaire à Larsan, et comment je m'étais décidé à aller à la découverte de l'Australie. Car, je ne lui cachai même pas que j'avais mis un instant tout mon espoir dans l'Australie.
Il m'écoutait avec la face la plus douloureuse du monde et, tranquillement, il releva sa manche et, approchant son bras nu de la bougie, il me montra la «tache de naissance» qui devait me faire rentrer «dans mes esprits». Je ne voulais point la voir, mais il insista pour que je la touchasse, et je dus constater que c'était là une tache très naturelle et sur laquelle on eût pu mettre des petits points avec des noms de ville: Sidney, Melbourne, Adélaïde… et, en bas, il y avait une autre petite tache qui représentait la Tasmanie…
«Vous pouvez frotter, fit-il encore de sa voix absolument désabusée… ça ne s'en va pas!…»
Je lui demandai encore pardon, les larmes aux yeux, mais il ne voulut me pardonner que lorsqu'il m'eut forcé à lui tirer la barbe, laquelle ne me resta point dans la main…
Alors, seulement, il me permit d'aller me recoucher, ce que je fis en me traitant d'imbécile.
XVII
Terrible aventure du vieux Bob
Quand je me réveillai, ma première pensée courut encore à Larsan. En vérité, je ne savais plus que croire, ni moi ni personne, ni sur sa mort ni sur sa vie. Était-il moins blessé qu'on ne l'avait cru?… Que dis-je? était-il moins mort qu'on ne l'avait pensé? Avait-il pu s'enfuir du sac jeté par Darzac au gouffre de Castillon? Après tout, la chose était fort possible, ou plutôt l'hypothèse n'allait point au-dessus des forces humaines d'un Larsan, surtout depuis que Walter avait expliqué qu'il avait trouvé le sac à trois mètres de l'orifice de la crevasse, sur un palier naturel dont M. Darzac ne soupçonnait certainement pas l'existence quand il avait cru jeter la dépouille de Larsan à l'abîme…
Ma seconde pensée alla à Rouletabille. Que faisait-il pendant ce temps? Pourquoi était-il parti? Jamais sa présence au fort d'Hercule n'avait été aussi nécessaire! S'il tardait à venir, cette journée ne se passerait point sans quelque drame entre les Rance et les Darzac!
C'est alors que l'on frappa à ma porte et que le père Bernier m'apporta justement un bref billet de mon ami qu'un petit voyou de la ville venait de déposer entre les mains du père Jacques. Rouletabille me disait: «Serai de retour ce matin. Levez-vous vite et soyez assez aimable pour aller me pêcher pour mon déjeuner de ces excellentes palourdes qui abondent sur les rochers qui précèdent la pointe de Garibaldi. Ne perdez pas un instant. Amitiés et merci. Rouletabille!» Ce billet me laissa tout à fait songeur, car je savais par expérience que, lorsque Rouletabille paraissait s'occuper de babioles, jamais son activité ne portait en réalité sur des objets plus considérables.
Je m'habillai à la hâte et, armé d'un vieux couteau que m'avait prêté le père Bernier, je me mis en mesure de contenter la fantaisie de mon ami. Comme je franchissais la porte du Nord, n'ayant rencontré personne à cette heure matinale – il pouvait être sept heures – je fus rejoint par Mrs. Edith à qui je fis part du petit «mot» de Rouletabille. Mrs. Edith – que l'absence prolongée du vieux Bob affolait tout à fait – le trouva «bizarre et inquiétant» et elle me suivit à la pêche aux palourdes. En route elle me confia que son oncle n'était point ennemi, de temps à autre, d'une petite fugue, et qu'elle avait, jusqu'à cette heure, conservé l'espoir que tout s'expliquerait par son retour; mais maintenant l'idée recommençait à lui enflammer la cervelle d'une affreuse méprise qui aurait fait le vieux Bob victime de la vengeance des Darzac!…
Elle proféra, entre ses jolies dents, une sourde menace contre la Dame en noir, ajouta que sa patience durerait jusqu'à midi et puis ne dit plus rien.
Nous nous mîmes à pêcher les palourdes de Rouletabille. Mrs. Edith avait les pieds nus; moi aussi. Mais les pieds nus de Mrs. Edith m'occupaient beaucoup plus que les miens. Le fait est que les pieds de Mrs. Edith, que j'ai découverts dans la mer d'Hercule, sont les plus délicats coquillages du monde, et qu'ils me firent si bien oublier les palourdes que ce pauvre Rouletabille s'en serait certainement passé à son déjeuner si la jeune femme n'avait montré un si beau zèle. Elle clapotait dans l'onde amère et glissait son couteau sous les rocs avec une grâce un peu énervée qui lui seyait plus que je ne saurais dire. Tout à coup, nous nous redressâmes tous deux et tendîmes l'oreille d'un même mouvement. On entendait des cris du côté des grottes. Au seuil même de celle de Roméo et Juliette, nous distinguâmes un petit groupe qui faisait des gestes d'appel. Poussés par le même pressentiment, nous regagnâmes à la hâte le rivage. Bientôt, nous apprenions qu'attirés par des plaintes, deux pêcheurs venaient de découvrir, dans un trou de la grotte de Roméo et Juliette, un malheureux qui y était tombé et qui avait dû y rester, de longues heures, évanoui.
… Nous ne nous étions pas trompés. C'était bien le vieux Bob qui était au fond du trou. Quand on l'eût tiré au bord de la grotte, dans la lumière du jour, il apparut certainement digne de pitié, tant sa belle redingote noire était salie, fripée, arrachée. Mrs. Edith ne put retenir ses larmes, surtout quand on se fut aperçu que le vieil homme avait une clavicule démise et un pied foulé, et il était si pâle qu'on eût pu croire qu'il allait mourir.
Heureusement il n'en fut rien. Dix minutes plus tard, il était, sur les ordres qu'il donna, étendu sur son lit dans sa chambre de la Tour Carrée. Mais peut-on imaginer que cet entêté refusa de se déshabiller et de quitter sa redingote avant l'arrivée des médecins? Mrs. Edith, de plus en plus inquiète, s'installait à son chevet; mais, quand arrivèrent les docteurs, le vieux Bob exigea de sa nièce qu'elle le quittât sur-le-champ et qu'elle sortît de la Tour Carrée. Et il en fit même fermer la porte.
Cette précaution dernière nous surprit beaucoup. Nous étions réunis dans la Cour du Téméraire, M. et Mme Darzac, Mr Arthur Rance et moi, ainsi que le père Bernier qui me guettait drôlement, attendant des nouvelles. Quand Mrs. Edith sortit de la Tour Carrée après l'arrivée des médecins, elle vint à nous et nous dit:
«Espérons que ça ne sera pas grave. Le vieux Bob est solide. Qu'est-ce que je vous avais dit! Je l'ai confessé: c'est un vieux farceur; il a voulu voler le crâne du prince Galitch! Jalousie de savant; nous rirons bien quand il sera guéri.»
Alors, la porte de la Tour Carrée s'ouvrit et Walter, le fidèle serviteur du vieux Bob, parut. Il était pâle, inquiet.
«Oh! Mademoiselle! dit-il. Il est plein de sang! Il ne veut pas qu'on le dise, mais il faut le sauver!…»
Mrs. Edith avait déjà disparu dans la Tour Carrée. Quant à nous, nous n'osions avancer. Bientôt elle réapparut:
«Oh! nous fit-elle… C'est affreux! Il a toute la poitrine arrachée.»
J'allai lui offrir mon bras pour qu'elle s'y appuyât, car, chose singulière, Mr Arthur Rance s'était, dans ce moment, éloigné de nous et se promenait sur le boulevard, les mains derrière le dos, en sifflotant. J'essayai de réconforter Mrs. Edith et je la plaignis, mais ni M. ni Mme Darzac ne la plaignirent.
Rouletabille arriva au château une heure après l'événement. Je guettais son retour du haut du boulevard de l'Ouest et, sitôt que je le vis sur le bord de la mer, je courus à lui. Il me coupa la parole dès ma première demande d'explication et me demanda tout de suite si j'avais fait une bonne pêche, mais je ne me trompais point à l'expression de son regard inquisiteur. Je voulus me montrer aussi malin que lui et je répondis:
«Oh! une très bonne pêche! j'ai repêché le vieux Bob!»
Il sursauta. Je haussai les épaules, car je croyais à de la comédie et je lui dis:
«Allons donc! Vous saviez bien où vous nous conduisiez avec votre pêche et votre dépêche!»
Il me fixa d'un air étonné:
«Vous ignorez certainement en ce moment quelle peut être la portée de vos paroles, mon cher Sainclair, sans quoi vous m'auriez évité la peine de protester contre une pareille accusation!
– Mais quelle accusation? m'écriai-je.
– Celle d'avoir laissé le vieux Bob au fond de la grotte de Roméo et Juliette, sachant qu'il y agonisait.
– Oh! oh! fis-je, calmez-vous et rassurez-vous: le vieux Bob n'est pas à l'agonie. Il a un pied foulé, une épaule démise, ça n'est pas grave et son histoire est la plus honnête du monde: il prétend qu'il voulait voler le crâne du prince Galitch!
– Quelle drôle d'idée!» ricana Rouletabille.
Il se pencha vers moi et, les yeux dans les yeux:
«Vous croyez à cette histoire-là, vous?… Et… c'est tout? Pas d'autres blessures?
– Si, fis-je. Il y a une autre blessure, mais les docteurs viennent de la déclarer sans gravité aucune. Il a la poitrine déchirée.
– La poitrine déchirée! reprit Rouletabille en me serrant nerveusement la main. Et comment est-elle déchirée, cette poitrine?
– Nous ne savons pas; nous ne l'avons pas vue. Le vieux Bob est d'une étrange pudeur. Il n'a point voulu quitter sa redingote devant nous; et sa redingote cachait si bien sa blessure que nous ne nous serions jamais douté de cette blessure-là si Walter n'était venu nous en parler, épouvanté qu'il était par le sang qu'elle avait répandu.»
Aussitôt arrivés au château, nous tombâmes sur Mrs. Edith qui semblait nous chercher.
«Mon oncle ne veut point de moi à son chevet, fit-elle en regardant Rouletabille avec un air d'anxiété que je ne lui avais jamais encore connu: c'est incompréhensible!
– Oh! madame! répliqua le reporter en adressant à notre gracieuse hôtesse son salut le plus cérémonieux, je vous affirme qu'il n'y a rien au monde d'incompréhensible, quand on veut un peu se donner la peine de comprendre!» Et il la félicita d'avoir retrouvé un si bon oncle dans le moment qu'elle le croyait perdu.
Mrs. Edith, tout à fait renseignée sur la pensée de mon ami, allait lui répondre, quand nous fûmes rejoints par le prince Galitch. Il venait chercher des nouvelles de son ami vieux Bob, ayant appris l'accident. Mrs. Edith le rassura sur les suites de l'équipée de son fantastique oncle et pria le prince de pardonner à son parent son amour excessif pour les plus vieux crânes de l'humanité. Le prince sourit avec grâce et politesse quand elle lui narra que le vieux Bob avait voulu le voler.
«Vous retrouverez votre crâne, dit-elle, au fond du trou de la grotte où il a roulé avec lui… C'est lui qui me l'a dit… Rassurez-vous donc, prince, pour votre collection…»
Le prince demanda encore des détails. Il semblait très curieux de l'affaire. Et Mrs. Edith raconta que l'oncle lui avait avoué qu'il avait quitté le fort d'Hercule par le chemin du puits qui communique avec la mer. Aussitôt qu'elle eut encore ajouté cela, comme je me rappelais l'expérience du seau d'eau de Rouletabille et aussi les ferrures fermées, les mensonges du vieux Bob reprirent dans mon esprit des proportions gigantesques; et j'étais sûr qu'il devait en être de même pour tous ceux qui nous entouraient, s'ils étaient de bonne foi. Enfin, Mrs. Edith nous dit que Tullio l'avait attendu avec sa barque à l'orifice de la galerie aboutissant au puits pour le conduire au rivage devant la grotte de Roméo et Juliette.
«Que de détours, ne pus-je m'empêcher de m'écrier, quand il était si simple de sortir par la porte!»
Mrs. Edith me regarda douloureusement et je regrettai aussitôt d'avoir pris aussi manifestement parti contre elle.
«Voilà qui est de plus en plus bizarre! fit remarquer encore le prince. Avant-hier matin, le Bourreau de la mer est venu prendre congé de moi, car il quittait le pays et je suis sûr qu'il a pris le train pour Venise, son pays d'origine, à cinq heures du soir. Comment voulez-vous qu'il ait conduit M. Vieux Bob sur sa barque la nuit suivante! D'abord il n'était plus là, ensuite il avait vendu sa barque… m'a-t-il dit, étant décidé à ne plus revenir dans le pays…»
Il y eut un silence et puis Galitch reprit:
«Tout ceci n'a que peu d'importance… pourvu que votre oncle, madame, guérisse rapidement de ses blessures, et aussi, ajouta-t- il avec un nouveau sourire encore plus charmant que tous les précédents, si vous voulez bien m'aider à retrouver un pauvre caillou qui a disparu de la grotte et dont je vous donne le signalement: caillou aigu de vingt-cinq centimètres de long et usé à l'une de ses extrémités en forme de grattoir; bref, le plus vieux grattoir de l'humanité… J'y tiens beaucoup, appuya le prince, et peut-être pourriez-vous savoir, madame, auprès de votre oncle vieux Bob, ce qu'il est devenu.»
Mrs. Edith promit aussitôt au prince, avec une certaine hauteur qui me plut, qu'elle ferait tout au monde pour que ne s'égarât point un aussi précieux grattoir. Le prince salua et nous quitta. Quand nous nous retournâmes, Mr Arthur Rance était devant nous. Il avait dû entendre toute cette conversation et semblait y réfléchir. Il avait sa canne à bec-de-corbin dans la bouche, sifflotait, selon son habitude, et regardait Mrs. Edith avec une insistance si bizarre que celle-ci s'en montra agacée:
«Je sais, fit la jeune femme… je sais ce que vous pensez, monsieur… et n'en suis nullement étonnée… croyez-le bien!…
Et elle se retourna, singulièrement énervée, du côté de Rouletabille:
«En tout cas!… s'écria-t-elle… Vous ne pourrez jamais m'expliquer comment, puisqu'il était hors de la Tour Carrée, il aurait pu se trouver dans le placard!…
– Madame, fit Rouletabille, en regardant bien en face Mrs. Edith comme s'il eût voulu l'hypnotiser… patience et courage!… Si Dieu est avec moi, avant ce soir, je vous aurai expliqué ce que vous me demandez là!»
XVIII
Midi, roi des épouvantes
Un peu plus tard, je me trouvais dans la salle basse de la Louve, en tête à tête avec Mrs. Edith. J'essayais de la rassurer, la voyant impatiente et inquiète; mais elle passa ses mains sur ses yeux hagards… Et ses lèvres tremblantes laissèrent échapper l'aveu de sa fièvre: «J'ai peur», dit-elle. Je lui demandai, de quoi elle avait peur et elle me répondit: «Vous n'avez pas peur, vous?» Alors, je gardai le silence. C'était vrai, j'avais peur, moi aussi. Elle dit encore: «Vous ne sentez pas qu'il se passe quelque chose? – Où ça? – Où ça! où ça! Autour de nous!» Elle haussa les épaules: «Ah! je suis toute seule! toute seule! et j'ai peur!» Elle se dirigea vers la porte: «Où allez-vous? – Je vais chercher quelqu'un, car je ne veux pas rester seule, toute seule. – Qui allez-vous chercher? – Le prince Galitch! – Votre Féodor Féodorowitch! m'écriai-je… Qu'en avez-vous besoin? Est-ce que je ne suis point là?»
Son inquiétude, malheureusement, grandissait au fur et à mesure que je faisais tout mon possible pour la faire disparaître, et je n'eus point de peine à comprendre qu'elle lui venait surtout du doute affreux qui était entré dans son âme au sujet de la personnalité de son oncle vieux Bob.
Elle me dit: «Sortons!» et elle m'entraîna hors de la Louve. On approchait alors de l'heure de midi et toute la baille resplendissait dans un embrasement embaumé. N'ayant point sur nous nos lunettes noires nous dûmes mettre nos mains devant nos yeux pour leur cacher la couleur trop éclatante des fleurs; mais les géraniums géants continuèrent de saigner dans nos prunelles blessées. Quand nous fûmes un peu remis de cet éblouissement, nous nous avançâmes sur le sol calciné, nous marchâmes en nous tenant par la main sur le sable brûlant. Mais nos mains étaient plus brûlantes encore que tout ce qui nous touchait, que toute la flamme qui nous enveloppait. Nous regardions à nos pieds pour ne pas apercevoir le miroir infini des eaux, et aussi peut-être, peut-être pour ne rien deviner de ce qui se passait dans la profondeur de la lumière. Mrs. Edith me répétait: «J'ai peur!» Et moi aussi, j'avais peur, si bien préparé par les mystères de la nuit, peur de ce grand silence écrasant et lumineux de midi! La clarté dans laquelle on sait qu'il se passe quelque chose que l'on ne voit pas est plus redoutable que les ténèbres. Midi! Tout repose et tout vit; tout se tait et tout bruit. Écoutez votre oreille: elle résonne comme une conque marine de sons plus mystérieux que ceux qui s'élèvent de la terre quand monte le soir. Fermez vos paupières et regardez dans vos yeux: vous y trouverez une foule de visions argentées plus troublantes que les fantômes de la nuit.
Je regardais Mrs. Edith. La sueur sur son front pâle coulait en ruisseaux glacés. Je me mis à trembler comme elle, car je savais, hélas! que je ne pouvais rien pour elle et que ce qui devait s'accomplir, s'accomplissait autour de nous, sans que nous puissions rien arrêter ni prévoir. Elle m'entraînait maintenant vers la poterne qui ouvre sur la Cour du Téméraire. La voûte de cette poterne faisait un arc noir dans la lumière et, à l'extrémité de ce frais tunnel, nous apercevions, tournés vers nous, Rouletabille et M. Darzac, debout sur le seuil de la Cour du Téméraire, comme deux statues blanches. Rouletabille avait à la main la canne d'Arthur Rance. Je ne saurais dire pourquoi ce détail m'inquiéta. Du bout de sa canne, il montrait à Robert Darzac quelque chose que nous ne voyions pas, au sommet de la voûte, et puis il nous désigna nous-mêmes du bout de sa canne. Nous n'entendions point ce qu'ils disaient. Ils se parlaient en remuant à peine les lèvres, comme deux complices qui ont un secret. Mrs. Edith s'arrêta, mais Rouletabille lui fit signe d'avancer encore, et il répéta le signe avec sa canne.
«Oh! fit-elle, qu'est-ce qu'il me veut encore? Ma foi, Monsieur Sainclair, j'ai trop peur! Je vais tout dire à mon oncle vieux Bob, et nous verrons bien ce qui arrivera.»
Nous avions pénétré sous la voûte, et les autres nous regardaient venir sans faire un pas au-devant de nous. Leur immobilité était étonnante, et je leur dis d'une voix qui sonna étrangement à mes oreilles, sous cette voûte:
«Qu'est-ce que vous faites ici?»
Alors, comme nous étions arrivés à côté d'eux, sur le seuil de la Cour du Téméraire, ils nous firent tourner le dos à cette cour pour que nous puissions voir ce qu'ils regardaient. C'était, au sommet de l'arc, un écusson, le blason des La Mortola barré du lambel de la branche cadette. Cet écusson avait été sculpté dans une pierre maintenant branlante et qui manquait de choir sur la tête des passants. Rouletabille avait sans doute aperçu ce blason suspendu si dangereusement sur nos têtes, et il demandait à Mrs. Edith si elle ne voyait point d'inconvénient à le faire disparaître, quitte à le remettre en place ensuite plus solidement.
«Je suis sûr, dit-il, que si l'on touchait à cette pierre du bout de sa canne, elle tomberait.»
Et il passa sa canne à Mrs. Edith:
«Vous êtes plus grande que moi, dit-il, essayez vous-même.»
Mais nous essayions en vain les uns et les autres d'atteindre la pierre; elle était trop haut placée et j'étais en train de me demander à quoi rimait ce singulier exercice, quand tout à coup, dans mon dos, retentit le cri de la mort!
Nous nous retournâmes d'un seul mouvement en poussant tous les trois une exclamation d'horreur. Ah! ce cri! ce cri de la mort qui passait dans le soleil de midi après avoir traversé nos nuits, quand donc cesserait-il? Quand donc l'affreuse clameur que j'entendis retentir pour la première fois dans les nuits du Glandier aura-t-elle fini de nous annoncer qu'il y a autour de nous une victime nouvelle? que l'un de nous vient d'être frappé par le crime, subitement et sournoisement et mystérieusement, comme par la peste? Certes! la marche de l'épidémie est moins invisible que cette main qui tue! Et nous sommes là, tous quatre, frissonnants, les yeux grands d'épouvante, interrogeant la profondeur de la lumière toute vibrante encore du cri de la mort! Qui donc est mort? Ou qui donc va mourir? Quelle bouche expirante laisse maintenant échapper ce gémissement suprême? Comment nous diriger dans la lumière? On dirait que c'est la clarté du jour elle-même qui se plaint et soupire.
Le plus effrayé est Rouletabille. Je l'ai vu dans les circonstances les plus inattendues garder un sang-froid au-dessus des forces humaines; je l'ai vu, à cet appel du cri de la mort, se ruer dans le danger obscur et se jeter comme un sauveur héroïque dans la mer des ténèbres; pourquoi aujourd'hui tremble-t-il ainsi dans la splendeur du jour? Le voilà, devant nous, pusillanime comme un enfant qu'il est, lui qui prétendait agir comme le maître de l'heure. Il n'avait donc point prévu cette minute-là? cette minute où quelqu'un expire dans la lumière de midi? Mattoni, qui passait à ce moment dans la baille, et qui a entendu, lui aussi, est accouru. Un geste de Rouletabille le cloue sur place, sous la poterne, en immuable sentinelle; et le jeune homme, maintenant, s'avance vers la plainte, ou plutôt marche vers le centre de la plainte, car la plainte nous entoure, fait des cercles autour de nous, dans l'espace embrasé. Et nous allons derrière lui, retenant notre respiration et les bras étendus, comme on fait quand on va à tâtons dans le noir, et que l'on craint de se heurter à quelque chose que l'on ne voit pas. Ah! nous approchons du spasme, et quand nous avons dépassé l'ombre de l'eucalyptus, nous trouvons le spasme au bout de l'ombre. Il secoue un corps à l'agonie. Ce corps, nous l'avons reconnu. C'est Bernier! c'est Bernier qui râle, qui essaye de se soulever, qui n'y parvient pas, qui étouffe, Bernier dont la poitrine laisse échapper un flot de sang, Bernier sur qui nous nous penchons, et qui, avant de mourir, a encore la force de nous jeter ces deux mots: Frédéric Larsan!
Et sa tête retombe. Frédéric Larsan! Frédéric Larsan! Lui partout et nulle part! Toujours lui, nulle part! Voilà encore sa marque! Un cadavre et personne, raisonnablement, autour de ce cadavre!… Car la seule issue de ces lieux où l'on a assassiné, c'est cette poterne où nous nous tenions tous les quatre. Et nous nous sommes retournés, d'un seul mouvement, tous les quatre, aussitôt le cri de la mort, si vite, si vite, que nous aurions dû voir le geste de la mort! Et nous n'avons rien vu que de la lumière!… Nous pénétrons, mus, il me semble, par le même sentiment, dans la Tour Carrée, dont la porte est restée ouverte; nous entrons sans hésitation dans les appartements du vieux Bob, dans le salon vide; nous ouvrons la porte de la chambre. Le vieux Bob est tranquillement étendu sur son lit, avec son chapeau haut de forme sur la tête, et près de lui, veille une femme: la mère Bernier! En vérité! comme ils sont calmes! Mais la femme du malheureux a vu nos figures et elle jette un cri d'effroi dans le pressentiment immédiat de quelque catastrophe! Elle n'a rien entendu! elle ne sait rien!… Mais elle veut sortir, elle veut voir, elle veut savoir, on ne sait quoi! Nous tentons de la retenir!… C'est en vain. Elle sort de la tour, elle aperçoit le cadavre. Et c'est elle, maintenant, qui gémit atrocement, dans l'ardeur terrible de midi, sur le cadavre qui saigne! Nous arrachons la chemise de l'homme étendu là et nous découvrons une plaie au-dessous du coeur. Rouletabille se relève avec cet air que je lui ai connu quand il venait au Glandier d'examiner la plaie du cadavre incroyable.
«On dirait, fit-il, que c'est le même coup de couteau! C'est la même mesure! Mais où est le couteau?»
Et nous cherchons le couteau partout sans le trouver. L'homme qui a frappé l'aura emporté. Où est l'homme? Quel homme? Si nous ne savons rien, Bernier, lui, a su avant de mourir et il est peut- être mort de ce qu'il a su!… Frédéric Larsan! Nous répétons en tremblant les deux mots du mort.
Tout à coup, sur le seuil de la poterne, nous voyons apparaître le prince Galitch, un journal à la main. Le prince Galitch vient à nous en lisant le journal. Il a un air goguenard. Mais Mrs. Edith court à lui, lui arrache le journal des mains, lui montre le cadavre et lui dit:
«Voilà un homme que l'on vient d'assassiner. Allez chercher la police.»
Le prince Galitch regarde le cadavre, nous regarde, ne prononce pas un mot, et s'éloigne en hâte; il va chercher la police. La mère Bernier continue à pousser des gémissements. Rouletabille s'assied sur le puits. Il paraît avoir perdu toutes ses forces. Il dit à mi-voix à Mrs. Edith:
«Que la police vienne donc, madame!… C'est vous qui l'aurez voulu!»
Mais Mrs. Edith le foudroie d'un éclair de ses yeux noirs. Et je sais ce qu'elle pense. Elle pense qu'elle hait Rouletabille qui a pu un instant la faire douter du vieux Bob. Pendant qu'on assassinait Bernier, est-ce que le vieux Bob n'était pas dans sa chambre, veillé par la mère Bernier elle-même?
Rouletabille, qui vient d'examiner avec lassitude la fermeture du puits, fermeture restée intacte, s'allonge sur la margelle de ce puits, comme sur un lit où il voudrait enfin goûter quelque repos et il dit encore, plus bas:
«Et qu'est-ce que vous lui direz, à la police?
– Tout!»
Mrs. Edith a prononcé ce mot-là, les dents serrées, rageusement. Rouletabille secoue la tête désespérément, et puis il ferme les yeux. Il me paraît écrasé, vaincu. M. Robert Darzac vient toucher Rouletabille à l'épaule. M. Robert Darzac veut fouiller la Tour Carrée, la Tour du Téméraire, le Château Neuf, toutes les dépendances de cette cour dont personne n'a pu s'échapper et où, logiquement, l'assassin doit se trouver encore. Le reporter, tristement, l'en dissuade. Est-ce que nous cherchons quelque chose, Rouletabille et moi? Est-ce que nous avons cherché au Glandier, après le phénomène de la dissociation de la matière, l'homme qui avait disparu de la galerie inexplicable? Non! non! je sais maintenant qu'il ne faut plus chercher Larsan avec ses yeux! Un homme vient d'être tué derrière nous. Nous l'entendons crier sous le coup qui le frappe. Nous nous retournons et nous ne voyons rien que de la lumière! Pour voir, il faut fermer les yeux, comme Rouletabille fait en ce moment. Mais justement ne voilà-t-il pas qu'il les rouvre? Une énergie nouvelle le redresse. Il est debout. Il lève vers le ciel son poing fermé.
«Ça n'est pas possible, s'écria-t-il, ou il n'y a plus de bon bout de la raison!»
Et il se jette par terre, et le revoilà à quatre pattes, le nez sur le sol, flairant chaque caillou, tournant autour du cadavre et de la mère Bernier qu'on a tenté en vain d'éloigner du corps de son mari, tournant autour du puits, autour de chacun de nous. Ah! c'est le cas de le dire: le revoilà tel qu'un porc cherchant sa nourriture dans la fange, et nous sommes restés à le regarder curieusement, bêtement, sinistrement. À un moment, il s'est relevé, a pris un peu de poussière et l'a jetée en l'air avec un cri de triomphe comme s'il allait faire naître de cette cendre l'image introuvable de Larsan. Quelle victoire nouvelle le jeune homme vient-il de remporter sur le mystère?… Qui lui fait, à l'instant, le regard si assuré? Qui lui a rendu le son de sa voix? Oui, le voilà revenu à l'ordinaire diapason quand il dit à M. Robert Darzac:
«Rassurez-vous, monsieur, rien n'est changé!»
Et, tourné vers Mrs. Edith:
«Nous n'avons plus, madame, qu'à attendre la police. J'espère qu'elle ne tardera pas!»
La malheureuse tressaille. Cet enfant, de nouveau, lui fait peur.
«Ah! oui, qu'elle vienne! Et qu'elle se charge de tout! Qu'elle pense pour nous! Tant pis! tant pis! Quoi qu'il arrive!» fait Mrs. Edith en me prenant le bras.
Et soudain, sous la poterne, nous voyons arriver le père Jacques, suivi de trois gendarmes. C'est le brigadier de La Mortola et deux de ses hommes qui, avertis par le prince Galitch, accourent sur le lieu du crime.
«Les gendarmes! les gendarmes! ils disent qu'il y a eu un crime! s'exclame le père Jacques qui ne sait rien encore.
– Du calme, père Jacques!» lui crie Rouletabille, et, quand le portier, essoufflé, se trouve auprès du reporter, celui-ci lui dit à voix basse:
«Rien n'est changé, père Jacques.»
Mais le père Jacques a vu le cadavre de Bernier.
«Rien qu'un cadavre de plus, soupire-t-il; c'est Larsan!
– C'est la fatalité», réplique Rouletabille. Larsan, la fatalité, c'est tout un. Mais que signifie ce rien n'est changé de Rouletabille, sinon que, autour de nous, malgré le cadavre incidentel de Bernier, tout continue de ce que nous redoutons, de ce dont nous frissonnons, Mrs. Edith et moi, et que nous ne savons pas?
Les gendarmes sont affairés et baragouinent autour du corps un jargon incompréhensible. Le brigadier nous annonce qu'on a téléphoné à deux pas de là à l'auberge Garibaldi où déjeune justement le delegato ou commissaire spécial de la gare de Vintimille. Celui-ci va pouvoir commencer l'enquête que continuera le juge d'instruction également averti.
Et le delegato arrive. Il est enchanté, malgré qu'il n'ait point pris le temps de finir de déjeuner. Un crime! un vrai crime! dans le château d'Hercule! Il rayonne! ses yeux brillent. Il est déjà tout affairé, tout «important». Il ordonne au brigadier de mettre un de ses hommes à la porte du château avec la consigne de ne laisser sortir personne. Et puis il s'agenouille auprès du cadavre. Un gendarme entraîne la mère Bernier, qui gémit plus fort que jamais dans la Tour Carrée. Le delegato examine la plaie. Il dit en très bon français: «Voilà un fameux coup de couteau!» Cet homme est enchanté. S'il tenait l'assassin sous la main, certes, il lui ferait ses compliments. Il nous regarde. Il nous dévisage. Il cherche peut-être parmi nous l'auteur du crime, pour lui signifier toute son admiration. Il se relève.
«Et comment cela est-il arrivé? fait-il, encourageant et goûtant déjà au plaisir d'avoir une bonne histoire bien criminelle. C'est incroyable! ajouta-t-il, incroyable!… Depuis cinq ans que je suis delegato, on n'a assassiné personne! M. le juge d'instruction…»
Ici il s'arrête, mais nous finissons la phrase:
«M. le juge d'instruction va être bien content!» Il brosse de la main la poussière blanche qui couvre ses genoux, il s'éponge le front, il répète: «C'est incroyable!» avec un accent du Midi qui double son allégresse. Mais il reconnaît, dans un nouveau personnage qui entre dans la cour, un docteur de Menton qui arrive justement pour continuer ses soins au vieux Bob.