Kitabı oku: «Le parfum de la Dame en noir», sayfa 5
La vérité était que j'y avais bien pensé.
«Vous n'en avez pas encore fini avec Brignolles? me demanda tristement M. Darzac. C'est un pauvre homme, mais c'est un brave homme.
– Je ne le crois pas», protestai-je.
Et je me rejetai dans mon coin. D'une façon générale, je n'étais pas très heureux dans mes conceptions personnelles auprès de Rouletabille, qui s'en amusait souvent. Mais, cette fois, nous devions avoir, quelques jours plus tard, la preuve que, si Brignolles ne cachait point une nouvelle transformation de Larsan, il n'en était pas moins un misérable. Et, à ce propos, Rouletabille et M. Darzac, en rendant hommage à ma clairvoyance, me firent leurs excuses. Mais n'anticipons pas. Si j'ai parlé de cet incident, c'est aussi pour montrer combien l'idée d'un Larsan dissimulé sous quelque figure de notre entourage, que nous connaissions peu, me hantait. Dame! Ballmeyer avait si souvent prouvé, à ce point de vue, son talent, je dirai même son génie, que je croyais être dans la note en me méfiant de toutes, de tous. Je devais comprendre bientôt – et l'arrivée inopinée de Mr Arthur Rance fut pour beaucoup dans la modification de mes idées – que Larsan avait, cette fois, changé de tactique. Loin de se dissimuler, le bandit s'exhibait maintenant, au moins à certains d'entre nous, avec une audace sans pareille. Qu'avait-il à craindre en ce pays? Ce n'était ni M. Darzac, ni sa femme qui allaient le dénoncer! Ni, par conséquent, leurs amis. Son ostentation semblait avoir pour but de ruiner le bonheur des deux époux qui croyaient être à jamais débarrassés de lui! Mais, en ce cas-là, une objection s'élevait. Pourquoi cette vengeance? N'eût- il pas été plus vengé en se montrant avant le mariage? Il l'aurait empêché! Oui, mais il fallait se montrer à Paris! Encore pouvions- nous nous arrêter à cette pensée que le danger d'une telle manifestation à Paris eût pu faire réfléchir Larsan? Qui oserait l'affirmer?
Mais écoutons Arthur Rance qui vient de nous rejoindre tous trois, dans notre compartiment. Arthur Rance, naturellement, ne sait rien de l'histoire de Bourg, rien de la réapparition de Larsan dans le train, et il vient nous apprendre une terrifiante nouvelle. Tout de même, si nous avons gardé, quelque espoir d'avoir perdu Larsan sur la ligne de Culoz, il va falloir y renoncer. Arthur Rance, lui aussi, vient de se trouver en face de Larsan! Et il est venu nous avertir, avant notre arrivée là-bas, pour que nous puissions nous concerter sur la conduite à tenir.
«Nous venions de vous conduire à la gare, rapporte Rance à Darzac. Le train parti, votre femme, M. Stangerson et moi étions descendus, en nous promenant, jusqu'à la jetée-promenade de Menton. M. Stangerson donnait le bras à Mme Darzac. Il lui parlait. Moi, je me trouvais à la droite de M. Stangerson qui, par conséquent, se tenait au milieu de nous. Tout à coup, comme nous nous arrêtions, à la sortie du jardin public, pour laisser passer un tramway, je me heurtai à un individu qui me dit: «Pardon, monsieur!» et je tressaillis aussitôt, car j'avais entendu cette voix-là; je levai la tête: c'était Larsan! C'était la voix de la cour d'assises! Il nous fixait tous les trois avec ses yeux calmes. Je ne sais point comment je pus retenir l'exclamation prête à jaillir de mes lèvres! Le nom du misérable! Comment je ne m'écriai point: «Larsan!…» J'entraînai rapidement M. Stangerson et sa fille qui, eux, n'avaient rien vu; je leur fis faire le tour du kiosque de la musique, et les conduisis à une station de voitures. Sur le trottoir, debout, devant la station, je retrouvai Larsan. Je ne sais pas, je ne sais vraiment pas comment M. Stangerson et sa fille ne l'ont pas vu!…
– Vous en êtes sûr? interrogea anxieusement Robert Darzac.
– Absolument sûr!… Je feignis un léger malaise; nous montâmes en voiture et je dis au cocher de pousser son cheval. L'homme était toujours debout sur le trottoir nous fixant de son regard glacé, quand nous nous mîmes en route.
– Et vous êtes sûr que ma femme ne l'a pas vu? redemanda Darzac, de plus en plus agité.
– Oh! certain, vous dis-je…
– Mon Dieu! interrompit Rouletabille, si vous pensez, Monsieur Darzac, que vous puissiez abuser longtemps votre femme sur la réalité de la réapparition de Larsan, vous vous faites de bien grandes illusions.
– Cependant, répliqua Darzac, dès la fin de notre voyage, l'idée d'une hallucination avait fait de grands progrès dans son esprit et en arrivant à Garavan, elle me paraissait presque calme.
– En arrivant à Garavan? fit Rouletabille, voilà, mon cher Monsieur Darzac, la dépêche que votre femme m'envoyait.»
Et le reporter lui tendit le télégramme où il n'y avait que ces deux mots: «Au secours!»
Sur quoi, ce pauvre M. Darzac parut encore plus effondré.
«Elle va redevenir folle!» dit-il, en secouant lamentablement la tête.
C'est ce que nous redoutions tous, et, chose singulière, quand nous arrivâmes enfin en gare de Menton-Garavan, et que nous y trouvâmes M. Stangerson et Mme Darzac, qui étaient sortis malgré la promesse formelle que le professeur avait faite à Arthur Rance, de rester avec sa fille aux Rochers Rouges jusqu'à son retour, pour des raisons qu'il devait lui dire plus tard et qu'il n'avait pas encore eu le temps d'inventer, c'est avec une phrase qui n'était que l'écho de notre terreur que Mme Darzac accueillit Joseph Rouletabille. Aussitôt qu'elle eut aperçu le jeune homme, elle courut à lui, et nous eûmes cette impression qu'elle se contraignait pour ne point, devant nous tous, le serrer dans ses bras. Je vis qu'elle s'accrochait à lui comme un naufragé s'agrippe à la main qui peut seule le sauver de l'abîme. Et je l'entendis qui murmurait: «Je sens que je redeviens folle!» Quant à Rouletabille, je l'avais vu quelquefois aussi pâle, mais jamais d'apparence aussi froide.
VI
Le fort d'Hercule
Quand il descend de la station de Garavan, quelle que soit la saison qui le voit venir en ce pays enchanté, le voyageur peut se croire parvenu en ce jardin des Hespérides, dont les pommes d'or excitèrent les convoitises du vainqueur du monstre de Némée. Je n'aurais peut-être point cependant, – à l'occasion des innombrables citronniers et orangers qui, dans l'air embaumé, laissent pendre, au long des sentiers, pardessus les clôtures, leurs grappes de soleil, – je n'aurais peut-être point évoqué le souvenir suranné du fils de Jupiter et d'Alcmène si, tout, ici, ne rappelait sa gloire mythologique et sa promenade fabuleuse à la plus douce des rives. On raconte bien que les Phéniciens, en transportant leurs pénates à l'ombre du rocher que devaient habiter un jour les Grimaldi, donnèrent au petit port qu'il abrite et, tout le long de la côte, à un mont, à un cap, à une presqu'île, qui l'ont conservé, ce nom d'Hercule, qui était celui de leur Dieu; mais, moi, j'imagine que, ce nom, ils l'y trouvèrent déjà et que si, en vérité, les divinités, fatiguées de la poussière blonde des chemins de l'Hellade, s'en furent chercher ailleurs un merveilleux séjour, tiède et parfumé, pour s'y reposer de leurs aventures, elles n'en ont point trouvé de plus beau que celui-là. Ce furent les premiers touristes de la Riviera. Le jardin des Hespérides n'était pas ailleurs, et Hercule avait préparé la place à ses camarades de l'Olympe en les débarrassant de ce méchant dragon à cent têtes qui voulait conserver la Côte d'Azur pour lui tout seul. Aussi je ne suis point bien sûr que les os de l'Elephas antiquus, découverts il y a quelques années au fond des Rochers Rouges, ne sont pas les os de ce dragon-là!
Quand, descendant tous de la gare, nous fûmes arrivés, en silence, au rivage, nos yeux furent tout de suite frappés par la silhouette éblouissante du château fort, debout, sur la presqu'île d'Hercule, que les travaux accomplis sur la frontière ont fait, hélas! disparaître depuis une dizaine d'années. Les feux obliques du soleil qui allaient frapper les murs de la vieille Tour Carrée, la faisait éclater sur la mer comme une cuirasse. Elle semblait garder encore, vieille sentinelle, toute rajeunie de lumière, cette baie de Garavan recourbée comme une faucille d'azur. Et puis, au fur et à mesure que nous avançâmes, son éclat s'éteignit. L'astre, derrière nous, s'était incliné vers la crête des monts; les promontoires, à l'occident, s'enveloppaient déjà, à l'approche du soir, de leur écharpe de pourpre, et le château n'était plus qu'une ombre menaçante et hostile quand nous en franchîmes le seuil.
Sur les premières marches d'un étroit escalier qui conduisait à l'une des tours, se tenait une pâle et charmante figure. C'était la femme d'Arthur Rance, la belle et étincelante Edith. Certes, la fiancée de Lammermoor n'était pas plus blanche, le jour où le jeune étranger aux yeux noirs la sauva d'un taureau impétueux; mais Lucie avait les yeux bleus, mais Lucie était blonde, ô Edith!… Ah! quand on veut faire figure romanesque dans un cadre moyenâgeux, figure de princesse incertaine, lointaine, plaintive et mélancolique, il ne faut point avoir ces yeux-là, my lady! Et votre chevelure est plus noire que l'aile d'un corbeau. Cette couleur n'est point dans le genre angélique. Êtes-vous un ange, Edith? Cette langueur est-elle bien naturelle? Cette douceur de vos traits ne ment-elle point? Pardon, de vous poser toutes ces questions, Edith; mais, quand je vous ai vue pour la première fois, après avoir été séduit par la délicate harmonie de toute votre blanche image, immobile sur ce perron de pierre, j'ai suivi le regard noir de vos yeux qui s'est posé sur la fille du professeur Stangerson, et il avait un éclat dur qui faisait un contraste étrange avec le timbre amical de votre voix et le sourire nonchalant de votre bouche.
La voix de cette jeune femme est d'un charme sûr; la grâce de toute sa personne est parfaite; son geste est harmonieux. Aux présentations dont Arthur Rance s'est naturellement chargé, elle répond de la façon la plus simple, la plus accueillante, la plus hospitalière. Rouletabille et moi tentons un effort poli pour conserver notre liberté; nous formulons la possibilité de gîter ailleurs qu'au château d'Hercule. Elle a une moue délicieuse, hausse les épaules d'un geste enfantin, déclare que nos chambres sont prêtes et parle d'autre chose.
«Venez! Venez! Vous ne connaissez pas le château. Vous allez voir!… Vous allez voir!… Oh! je vous montrerai la Louve une autre fois… C'est le seul coin triste d'ici! c'est lugubre! sombre et froid! ça fait peur! j'adore avoir peur!… Oh! monsieur Rouletabille, vous me raconterez, n'est-ce pas, des histoires qui me feront peur!…»
Et elle glisse, dans sa robe blanche, devant nous. Elle marche comme une comédienne. Elle est tout à fait singulièrement jolie, dans ce jardin d'Orient, entre cette vieille tour menaçante et les frêles arceaux fleuris d'une chapelle en ruine. La vaste cour que nous traversons est si bien garnie de toutes parts de plantes grasses, d'herbes et de feuillages, de cactus et d'aloès, de lauriers-cerises, de roses sauvages et de marguerites, qu'on jurerait qu'un printemps éternel a élu domicile dans cette enceinte, jadis la baille du château où se réunissait toute la gent de guerre. Cette cour, de par l'aide des vents du ciel et de par la négligence des hommes, était devenue naturellement jardin, un beau jardin fou dans lequel on voit bien que la châtelaine a fait tailler le moins possible et qu'elle n'a point tenté de ramener, trop brusquement, à la raison. Derrière toute cette verdure et tout cet embaumement, on apercevait la plus gracieuse chose qui se pût imaginer en architecture défunte. Figurez-vous les plus purs arceaux d'un gothique flamboyant, élevés sur les premières assises de la vieille chapelle romane; les piliers, habillés de plantes grimpantes, de géranium-lierre et de verveine, s'élancent de leur gaine parfumée et recourbent dans l'azur du ciel leur arc brisé, que rien ne semble plus soutenir. Il n'y a plus de toit à cette chapelle. Et elle n'a plus de murs… Il ne reste plus d'elle que ce morceau de dentelle de pierre qu'un miracle d'équilibre retient suspendu dans l'air du soir…
Et, à notre gauche, voici la tour énorme, massive, la tour du XIIe siècle que les gens du pays appellent, nous raconte Mrs. Edith, la Louve et que rien, ni le temps, ni les hommes, ni la paix, ni la guerre, ni le canon, ni la tempête, n'a pu ébranler. Elle est telle encore qu'elle apparut aux Sarrasins pillards de 1107, qui s'emparèrent des îles Lérins et qui ne purent rien contre le château d'Hercule; telle qu'elle se montra à Salagéri et à ses corsaires génois quand, ceux-ci ayant tout pris du fort, même la Tour Carrée, même le Vieux Château, elle tint bon, isolée, ses défenseurs ayant fait sauter les courtines qui la reliaient aux autres défenses, jusqu'à l'arrivée des princes de Provence qui la délivrèrent. C'est là que Mrs. Edith a élu domicile.
Mais je cesse de regarder les choses pour regarder les gens, Arthur Rance, par exemple, regarde Mme Darzac. Quant à celle-ci et à Rouletabille, ils semblent loin, loin de nous. M. Darzac et M. Stangerson échangent des propos quelconques. Au fond, la même pensée habite tous ces gens qui ne se disent rien ou qui, lorsqu'ils se disent quelque chose, se mentent. Nous arrivons à une poterne.
«C'est ce que nous appelons, dit Edith, toujours avec son affectation d'enfantillage, la tour du jardinier. De cette poterne, on découvre tout le fort, tout le château, le côté nord et le côté sud. Voyez!…»
Et son bras, qui traîne une écharpe, nous désigne des choses…
«Toutes ces pierres ont leur histoire. Je vous les dirai, si vous êtes bien sages…
– Comme Edith est gaie! murmure Arthur Rance. Je pense qu'il n'y a qu'elle de gaie, ici.»
Nous avons passé sous la poterne et nous voici dans une nouvelle cour. Nous avons le vieux donjon en face de nous. L'aspect en est vraiment impressionnant. Il est haut et carré; aussi le désigne-t- on quelquefois sous cette appellation: la Tour Carrée. Et, comme cette tour occupe le coin le plus important de toute la fortification, on l'appelle encore la Tour du Coin… C'est le morceau le plus extraordinaire, le plus important de toute cette agglomération d'ouvrages défensifs. Les murs y sont plus épais que partout ailleurs et plus hauts. À mi-hauteur, c'est encore le ciment romain qui les scelle… ce sont encore les pierres entassées par les colons de César.
«Là-bas, cette tour, dans le coin opposé, continue Edith, c'est la tour de Charles le Téméraire, ainsi appelée parce que c'est le duc qui en a fourni le plan quand il a fallu transformer les défenses du château pour résister à l'artillerie. Oh! je suis très savante… Le vieux Bob a fait de cette tour son cabinet d'études. C'est dommage, car nous aurions eu là une magnifique salle à manger… Mais je n'ai jamais rien su refuser au vieux Bob!… Le vieux Bob, ajoute-t-elle, c'est mon oncle… C'est lui qui veut que je l'appelle comme ça, depuis que j'ai été toute petite… Il n'est pas ici, en ce moment… Il est parti, il y a cinq jours, pour Paris, et il revient demain. Il est allé comparer des pièces anatomiques qu'il a trouvées dans les Rochers Rouges avec celles du Muséum d'histoire naturelle de Paris… Ah! voici une oubliette…»
Et elle nous montre, au milieu de cette seconde cour, un puits, qu'elle appelait oubliette, par pur romantisme et au-dessus duquel un eucalyptus, à la chair lisse et aux bras nus, se penchait comme une femme à la fontaine.
Depuis que nous étions passés dans la seconde cour, nous comprenions mieux – moi, du moins, car Rouletabille, de plus en plus indifférent à toutes choses, ne semblait ni voir, ni entendre – la disposition du fort d'Hercule. Comme cette disposition est d'une importance capitale dans les incroyables événements qui vont se produire presque aussitôt notre arrivée aux Rochers Rouges, je vais mettre, tout d'abord, sous les yeux du lecteur le plan général du fort tel qu'il a été tracé plus tard par Rouletabille lui-même…
Ce château avait été construit, en 1140, par les seigneurs de la Mortola. Pour l'isoler complètement de la terre, ceux-ci n'avaient pas hésité à faire une île de cette presqu'île en coupant l'isthme minuscule qui la reliait au rivage.
Sur le rivage même, ils avaient établi une barbacane, fortification sommaire en demi-cercle, destinée à protéger les approches du pont-levis et des deux tours d'entrée. Cette barbacane n'avait point laissé de trace. Et l'isthme, dans la suite des siècles, avait retrouvé sa forme première; le pont-levis avait été enlevé; le fossé avait été comblé. Les murs du château d'Hercule épousaient la forme de la presqu'île, qui était celle d'un hexagone irrégulier. Ces murs se dressaient au ras du roc et celui-ci, par places, surplombait les eaux qui, inlassablement, le creusaient, si bien qu'une petite barque eût pu s'y abriter par calme plat et quand elle ne craignait point que le ressac ne la projetât et ne la brisât contre ce plafond naturel. Cette disposition était merveilleuse pour la défense qui n'avait guère, dans ces conditions, à craindre l'escalade, de quelque côté que ce fût.
On entrait donc dans le fort par la porte Nord que gardaient les deux tours A et A' reliées par une voûte. Ces tours, qui avaient fort souffert lors des derniers sièges par les Génois, avaient été un peu réparées par la suite et venaient d'être mises en état d'être habitées par les soins de Mrs. Rance, qui en avait consacré les locaux à la domesticité. Le rez-de-chaussée de la tour A servait de logis aux concierges. Une petite porte s'ouvrait dans le flanc de la tour A, sous la voûte, et permettait au veilleur de se rendre compte de toutes les entrées et sorties. Une lourde porte de chêne bardée de fer, dont les deux vantaux étaient repliés depuis d'innombrables années contre le mur intérieur des deux tours, ne servait plus de rien tant on l'avait trouvée difficile à manier, et l'entrée du château n'était fermée que par une petite grille que chacun ouvrait, maître ou fournisseur, à volonté. Cette entrée était la seule qui permît de pénétrer dans le château. Comme je l'ai dit, passé cette entrée, on se trouvait dans une première cour ou baille fermée de tous côtés par le mur d'enceinte et par les tours ou ce qui restait des tours. Ces murs étaient loin d'avoir conservé leur hauteur première. Les courtines anciennes qui rejoignaient les tours avaient été rasées et étaient remplacées par une sorte de boulevard circulaire vers lequel on montait de l'intérieur de la baille par des rampes assez douces. Ces boulevards étaient encore couronnés d'un parapet percé de meurtrières pour les petites pièces. Car cette transformation avait eu lieu au XVe siècle, dans le moment où tout châtelain devait commencer à compter sérieusement avec l'artillerie. Quant aux tours B, B', B'' qui avaient longtemps encore conservé leur homogénéité et leur hauteur première, et pour lesquelles on s'était borné à cette époque à supprimer le toit pointu qui avait été remplacé par une plate-forme destinée à supporter de l'artillerie, elles avaient été plus tard rasées à la hauteur du parapet des boulevards et l'on en avait fait des sortes de demi- lunes. Cette opération avait été accomplie au XVIIe siècle, lors de la construction d'un château moderne, appelé encore Château Neuf bien qu'il fût en ruines, et cela pour déblayer la vue dudit château. Ce Château Neuf était placé en C C'.
Sur le terre-plein des anciennes tours, terre-plein entouré lui aussi d'un parapet, on avait planté des palmiers qui, du reste, avaient mal poussé, brûlés par le vent et l'eau de mer. Quand on se penchait au-dessus du parapet circulaire qui faisait tout le tour de la propriété en surplombant le roc avec lequel il faisait corps, roc qui, lui-même, surplombait la mer, on se rendait compte que le château continuait à être aussi fermé que dans le temps où les courtines des murs atteignaient aux deux tiers de la hauteur des vieilles tours. La Louve avait été respectée, comme je l'ai dit, et il n'était point jusqu'à son échauguette, restaurée, bien entendu, qui ne dressât sa silhouette étrangement vieillotte au- dessus de l'azur méditerranéen. J'ai dit aussi les ruines de la chapelle. Les anciens communs W adossés au parapet entre B et B' avaient été transformés en écuries et cuisines.
Je viens de décrire ici toute la partie avancée du château d'Hercule. On ne pouvait pénétrer dans la seconde enceinte que par la poterne H que Mrs. Arthur Rance appelait la tour du jardinier et qui n'était, en somme, qu'un épais pavillon défendu autrefois par la tour B'' et par une autre tour, située en C, et qui avait entièrement disparu au moment de la construction du Château Neuf C C'. Un fossé et un mur partaient alors de B'' pour aboutir en I à la Tour de Charles le Téméraire, avançant, en C, en forme d'éperon au milieu de la baille et barrant entièrement toute la première cour qu'ils fermaient. Le fossé existait toujours, large et profond, mais le mur avait été supprimé sur toute la longueur du Château neuf et remplacé par le mur du château lui-même. Une porte centrale en D, maintenant condamnée, s'ouvrait sur un pont qui avait été jeté sur le fossé et qui permettait autrefois les communications directes avec la baille. Or, ce pont volant avait été démoli ou s'était effondré, et, comme les fenêtres du château, très élevées au-dessus du fossé, étaient encore garnies de leurs épais barreaux de fer, on pouvait prétendre en toute vérité que la seconde cour était restée aussi impénétrable que lorsqu'elle était entièrement défendue par son mur d'enceinte, au moment où le Château Neuf n'existait pas.
Le sol de cette seconde cour, de la Cour de Charles le Téméraire, comme les anciens guides du pays l'appelaient encore, était un peu plus élevé que le niveau de la première. Le roc formait là une assise plus haute, naturel piédestal de cette colonne colossale, prodigieuse et noire, de ce Vieux Château, tout carré, tout droit, d'un seul bloc, allongeant son ombre formidable sur le flot clair. On ne pénétrait dans le Vieux Château F que par une petite porte K. Les anciens du pays ne l'appelaient jamais autrement que la Tour Carrée, pour la distinguer de la Tour Ronde, dite de Charles le Téméraire. Un parapet semblable à celui qui fermait la première cour, reliait entre elles les tours B'', F et L, fermant également la seconde.
Nous avons dit que la Tour Ronde avait été autrefois rasée à mi- hauteur, remaniée et refaite par un Mortola, sur les plans de Charles le Téméraire lui-même, à qui il avait rendu quelques services dans la guerre helvétique. Cette tour avait quinze toises de diamètre extérieurement et se composait d'une batterie basse dont le sol était placé à une toise en contrebas du niveau supérieur du plateau. On descendait dans cette batterie basse par une pente, aboutissant à une salle octogone dont les voûtes portaient sur quatre gros piliers cylindriques. Sur cette chambre s'ouvraient trois énormes embrasures pour trois gros canons. C'est de cette salle octogone que Mrs. Edith eût voulu faire une vaste salle à manger, car, si elle était admirablement fraîche à cause de l'épaisseur des murs, qui était formidable, la lumière du rocher et l'éblouissante clarté de la mer pouvaient y pénétrer à volonté par ces embrasures-meurtrières qui avaient été agrandies en carré et formaient maintenant des fenêtres garnies, elles aussi, de puissants barreaux de fer. Cette tour L, dont l'oncle de Mrs. Edith s'était emparé pour y travailler et y caser ses nouvelles collections, avait un terre-plein merveilleux où la châtelaine avait fait transporter de la terre arable, des plantes et des fleurs, et où elle avait ainsi créé le plus étonnant jardin suspendu qui se pût rêver. Une cabane, tout habillée de feuilles sèches de palmiers, formait là un heureux abri. J'ai marqué, sur le plan, d'une teinte grise, tous les bâtiments ou parties de bâtiments qui avaient été, par les soins de Mrs. Edith, disposés, agencés et restaurés pour l'habitation immédiate.
Du château du XVIIe siècle, dit Château Neuf, on n'avait réparé en C', au premier étage, que deux chambres et un petit salon, pour les hôtes de passage. C'est là que Rouletabille et moi devions coucher; quant à M. et Mme Robert Darzac, ils habitaient dans la Tour Carrée dont nous aurons à parler d'une façon plus particulière.
Deux pièces, au rez-de-chaussée de cette Tour Carrée, restaient réservées au vieux Bob qui couchait là. M. Stangerson habitait au premier étage de la Louve, au-dessous du ménage Rance.
Mrs. Edith voulut nous montrer elle-même nos chambres. Elle nous fit traverser des salles aux plafonds effondrés, aux parquets défoncés, aux murs moisis; mais, de-ci de-là, quelques lambris, un trumeau, une peinture écaillée, une tapisserie en loques, attestaient l'ancienne splendeur du Château Neuf né de la fantaisie d'un Mortola du grand siècle. En revanche, nos petites chambres ne rappelaient en rien ce passé magnifique. Elles en avaient été nettoyées avec un soin qui me toucha. Propres et hygiéniques, sans tapis, badigeonnées, laquées de clair, meublées sommairement à la moderne, elles nous plurent beaucoup. J'ai dit que nos deux chambres étaient séparées par un petit salon.
Comme je faisais le noeud de ma cravate, j'appelai Rouletabille, lui demandant s'il était prêt. Je n'obtins aucune réponse. J'allai dans sa chambre, et je constatai avec surprise qu'il en était déjà parti. Je me mis à sa fenêtre, qui donnait, comme les miennes, sur la Cour de Charles le Téméraire. Cette cour était vide, habitée seulement par son grand eucalyptus, dont, à cette heure, l'odeur forte montait jusqu'à moi. Au-dessus du parapet du boulevard, j'apercevais l'immense étendue des eaux silencieuses. La mer était devenue d'un bleu un peu sombre à la tombée du soir, et les ombres de la nuit étaient visibles à l'horizon de la côte italienne, s'accrochant déjà à la pointe d'Ospédaletti. Aucun bruit, aucun frisson, sur la terre et dans les cieux. Je n'avais observé encore un pareil silence et une pareille immobilité de la nature qu'à la minute qui précède les plus violents orages et le déchaînement de la foudre. Cependant, nous n'avions rien de tel à craindre, et la nuit s'annonçait, décidément, sereine…
Mais quelle est cette ombre apparue? D'où vient ce spectre qui glisse sur les eaux? Debout, à l'avant d'une petite barque qu'un pêcheur fait avancer au rythme lent de ses deux rames, j'ai reconnu la silhouette de Larsan! Qui s'y tromperait, qui tenterait de s'y tromper? Ah! il n'est que trop reconnaissable. Et si ceux devant lesquels il vient ce soir étaient disposés à douter que ce fût lui, il met une si menaçante coquetterie à s'exhiber dans toute sa figure d'autrefois, qu'il ne les renseignerait pas davantage en leur criant: «C'est moi!»
Oh! oui, c'est lui! c'est lui! C'est le grand Fred. La barque, silencieuse, avec sa statue immobile, fait le tour du château fort. Elle passe maintenant sous les fenêtres de la Tour Carrée, et puis elle dirige sa proue du côté de la pointe de Garibaldi vers les carrières des Rochers Rouges1. Et l'homme est toujours debout, les bras croisés, la tête tournée vers la tour, apparition diabolique au seuil de la nuit qui, lente et sournoise, s'approche de lui par derrière, l'enveloppe de sa gaze légère et l'emporte.
Maintenant, en baissant les yeux, j'aperçois deux ombres dans la Cour du Téméraire; elles sont au coin du parapet auprès de la petite porte de la Tour Carrée. L'une de ces ombres, la plus grande, retient l'autre et supplie. La plus petite voudrait s'échapper; on dirait qu'elle est prête à prendre son élan vers la mer. Et j'entends la voix de Mme Darzac qui dit:
«Prenez garde! C'est un piège qu'il vous tend. Je vous défends de me quitter, ce soir!…»
Et la voix de Rouletabille:
«Il faudra bien qu'il aborde au rivage. Laissez-moi courir au rivage!
– Que ferez-vous? gémit la voix de Mathilde.
– Tout ce qu'il faudra.»
Et, encore, la voix de Mathilde, la voix épouvantée:
«Je vous défends de toucher à cet homme!»
Et je n'entends plus rien.
Je suis descendu et j'ai trouvé Rouletabille, seul, assis sur la margelle du puits. Je lui ai parlé, et il ne m'a pas répondu, comme il lui arrive quelquefois. Je m'en fus dans la baille, et là, je rencontrai M. Darzac qui vint à moi, fort agité. Il me cria de loin:
«Eh bien! L'avez-vous vu?
– Oui, je l'ai vu, fis-je.
– Et elle, elle, savez-vous si elle l'a vu?
– Elle l'a vu. Elle était avec Rouletabille quand il est passé!
Quelle audace!»
Robert Darzac en tremblait encore de l'avoir vu. Il me dit qu'aussitôt qu'il l'avait aperçu, il avait couru comme un fou au rivage, mais qu'il n'était pas arrivé à temps à la pointe de Garibaldi et que la barque avait disparu comme par enchantement. Mais déjà Robert Darzac me quittait, courant rejoindre Mathilde, anxieux de l'état d'esprit dans lequel il allait la retrouver. Cependant, il revenait presque aussitôt, triste et abattu. La porte de son appartement était fermée. Sa femme désirait être seule un instant.
«Et Rouletabille? demandai-je.
– Je ne l'ai pas vu!»
Nous restâmes ensemble sur le parapet, à regarder la nuit qui avait emporté Larsan. Robert Darzac était infiniment triste. Pour détourner le cours de ses pensées, je lui posai quelques questions sur le ménage Rance, auxquelles il finit par répondre.
C'est ainsi que, peu à peu, je devais apprendre comment, après le procès de Versailles, Arthur Rance était retourné à Philadelphie, et comment, un beau soir, il s'était trouvé dans un banquet de famille, à côté d'une jeune personne romanesque qui l'avait séduit immédiatement par un tour d'esprit littéraire qu'il avait rarement rencontré chez ses belles compatriotes. Elle n'avait rien de ce type alerte, désinvolte, indépendant et audacieux qui devait aboutir à la «fluffy-ruffles», si en honneur de nos jours. Un peu dédaigneuse, douce et mélancolique, d'une pâleur intéressante, elle eût plutôt rappelé les tendres héroïnes de Walter Scott, lequel était, du reste, paraît-il, son auteur favori. Ah! certes, elle retardait, elle retardait d'une façon délicieuse. Comment cette figure délicate parvint-elle à impressionner si vivement Arthur Rance qui avait tant aimé la majestueuse Mathilde? Ce sont là les secrets du coeur. Toujours est-il que, se sentant devenir amoureux, Arthur Rance en avait profité, ce soir-là, pour se griser abominablement. Il dut commettre quelque inélégante bêtise, laisser échapper un propos si incorrect que Miss Edith le pria soudain, et à haute voix, de ne plus lui adresser la parole. Le lendemain, Arthur Rance faisait faire officiellement ses excuses à Miss Edith, et jurait qu'il ne boirait plus que de l'eau: il devait tenir ce serment.