Kitabı oku: «Le parfum de la Dame en noir», sayfa 7
Mr Arthur Rance ayant déclaré à Rouletabille qu'il répondait de son jardinier Mattoni, notre jeune homme, sûr désormais d'être couvert de ce côté, prit son temps pour nous expliquer d'abord d'une façon générale la situation. Il alluma sa pipe, en tira trois ou quatre bouffées rapides et dit:
«Voilà! Pouvons-nous espérer que Larsan, après s'être montré si insolemment à nous, sous nos murs, comme pour nous braver, comme pour nous défier, s'en tiendra à cette manifestation platonique? Se contentera-t-il d'un succès moral qui aura porté le trouble, la terreur et le découragement dans une partie de la garnison? Et disparaîtra-t-il? Je ne le pense pas, à vrai dire. D'abord, parce que ce n'est point dans son caractère essentiellement combatif, et qui ne se satisfait pas avec des demi-succès, ensuite parce que rien ne le force à disparaître! Songez qu'il peut tout contre nous, mais que nous ne pouvons rien contre lui, que nous défendre et frapper, si nous le pouvons, quand il le voudra bien! Nous n'avons, en effet, aucun secours à attendre du dehors. Et il le sait bien; c'est ce qui le fait si audacieux et si tranquille! Qui pouvons-nous appeler à notre aide?
– Le procureur!» fit, avec une certaine hésitation, Arthur Rance, car il pensait bien que, si cette hypothèse n'avait pas été encore envisagée par Rouletabille, c'est qu'il devait y avoir quelque obscure raison à cela.
Rouletabille considéra son hôte avec un air de pitié qui n'était point non plus exempt de reproche. Et il dit, d'un ton glacé qui renseigna définitivement Arthur Rance sur la maladresse de sa proposition:
«Vous devriez comprendre, monsieur, que je n'ai point, à Versailles, sauvé Larsan de la justice française, pour le livrer, aux Rochers Rouges, à la justice italienne.»
Mr Arthur Rance, qui ignorait, comme je l'ai dit, le premier mariage de la fille du professeur Stangerson, ne pouvait mesurer, comme nous, toute l'impossibilité où nous étions de révéler l'existence de Larsan sans déchaîner, surtout depuis la cérémonie de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, le pire des scandales et la plus redoutable des catastrophes; mais certains incidents inexpliqués du procès de Versailles avaient dû suffisamment le frapper pour qu'il fût à même de saisir que nous redoutions par-dessus tout d'intéresser à nouveau le public à ce que l'on avait appelé Le Mystère de Mademoiselle Stangerson.
Il comprit ce soir-là, mieux que jamais, que Larsan nous tenait par un de ces secrets terribles qui décident de l'honneur ou de la mort des gens, en dehors de toutes les magistratures de la terre.
Il s'inclina donc devant M. Robert Darzac, sans plus dire un mot; mais ce salut signifiait de toute évidence que Mr Arthur Rance était prêt à combattre pour la cause de Mathilde comme un noble chevalier qui s'inquiète peu des raisons de la bataille, du moment qu'il meure pour sa belle. Du moins, j'interprétai ainsi son geste, persuadé que l'Américain, malgré son récent mariage, était loin d'avoir oublié son ancienne passion.
M. Darzac dit:
«Il faut que cet homme disparaisse, mais en silence, soit qu'on le réduise à merci, soit qu'on passe avec lui un traité de paix, soit qu'on le tue!… Mais la première condition de sa disparition est le secret à garder sur sa réapparition. Surtout, je me ferai l'interprète de Mme Darzac en vous priant de tout faire au monde pour que M. Stangerson ignore que nous sommes menacés encore des coups de ce bandit!
– Les désirs de Mme Darzac sont des ordres, répliqua Rouletabille. M. Stangerson ne saura rien!…»
On s'occupa ensuite de la situation faite aux domestiques et de ce qu'on pouvait attendre d'eux. Heureusement, le père Jacques et les Bernier étaient déjà à demi dans le secret des choses et ne s'étonneraient de rien. Mattoni était assez dévoué pour obéir à Mrs. Edith «sans comprendre». Les autres ne comptaient pas. Il y avait bien encore Walter, le domestique du vieux Bob, mais il avait accompagné son maître à Paris et ne devait revenir qu'avec lui.
Rouletabille se leva, échangea par la fenêtre un signe avec Bernier qui se tenait debout sur le seuil de la Tour Carrée et revint s'asseoir au milieu de nous.
«Larsan ne doit pas être loin, dit-il. Pendant le dîner, j'ai fait une reconnaissance autour de la place. Nous disposons, au-delà de la porte Nord, d'une défense naturelle et sociale merveilleuse et qui remplace avantageusement l'ancienne barbacane du château. Nous avons là, à cinquante pas, du côté de l'Occident, les deux postes frontières des douaniers français et italiens dont l'inexorable vigilance peut nous être d'un grand secours. Le père Bernier est tout à fait bien avec ces braves gens et je suis allé avec lui les interroger. Le douanier italien ne parle que l'italien, mais le douanier français parle les deux langues, plus le jargon du pays, et c'est ce douanier (qui s'appelle, m'a dit Bernier, Michel) qui nous a servi de truchement général. Par son intermédiaire, nous avons appris que nos deux douaniers s'étaient intéressés à la manoeuvre insolite, autour de la presqu'île d'Hercule, de la petite barque de Tullio, surnommé Le Bourreau de la Mer. Le vieux Tullio est une des anciennes connaissances de nos douaniers. C'est le plus habile contrebandier de la côte. Il traînait, ce soir, dans sa barque, un individu que les douaniers n'avaient jamais vu. La barque, Tullio et l'inconnu ont disparu du côté de la pointe de Garibaldi. J'y suis allé avec le père Bernier, et, pas plus que M. Darzac qui y était allé précédemment, nous n'avons rien aperçu. Cependant Larsan a dû débarquer… J'en ai comme le pressentiment. Dans tous les cas, je suis sûr que la barque de Tullio a abordé près de la pointe de Garibaldi…
– Vous en êtes sûr? s'écria M. Darzac.
– À cause de quoi en êtes-vous sûr? demandai-je.
– Bah! fit Rouletabille, elle a laissé encore la trace de sa proue dans le galet du rivage et, en abordant, elle a fait tomber de son bord le réchaud à pommes de pin que j'ai retrouvé et que les douaniers ont reconnu, réchaud qui sert à Tullio à éclairer les eaux quand il pêche la pieuvre, par les nuits calmes.
– Larsan est certainement descendu! reprit M. Darzac… Il est aux Rochers Rouges!…
– En tout cas, si la barque l'a laissé aux Rochers Rouges, il n'en est point revenu, fit Rouletabille. Les deux postes des douaniers sont placés sur le chemin étroit qui conduit des Rochers Rouges en France, de telle sorte que nul n'y peut passer de jour ou de nuit sans en être aperçu. Vous savez, d'autre part, que les Rochers Rouges forment cul-de-sac et que le sentier s'arrête devant ces rochers, à trois cents mètres environ de la frontière. Le sentier passe entre les rochers et la mer. Les rochers sont à pic et constituent une falaise d'une soixantaine de mètres de hauteur.
– Certes! fit Arthur Rance, qui n'avait encore rien dit, et qui semblait très intrigué, il n'a pu escalader la falaise.
– Il se sera caché dans les grottes, observa Darzac; il y a dans la falaise des poches profondes.
– Je l'ai pensé! dit Rouletabille. Aussi, moi, je suis retourné tout seul aux Rochers Rouges, après avoir renvoyé le père Bernier.
– C'était imprudent, remarquai-je.
– C'était par prudence! corrigea Rouletabille. J'avais des choses à dire à Larsan, que je ne tenais point à faire savoir à un tiers… Bref, je suis retourné aux Rochers Rouges; devant les grottes, j'ai appelé Larsan.
– Vous l'avez appelé! s'écria Arthur Rance.
– Oui! je l'ai appelé dans la nuit commençante, j'ai agité mon mouchoir, comme font les parlementaires avec leur drapeau blanc. Mais est-ce qu'il ne m'a point entendu? Est-ce qu'il n'a point vu mon drapeau?… Il n'a pas répondu.
– Il n'était peut-être plus là, hasardai-je.
– Je n'en sais rien!… J'ai entendu du bruit dans une grotte!…
– Et vous n'y êtes pas allé? demanda vivement Arthur Rance.
– Non! répondit simplement Rouletabille, mais vous pensez bien, n'est-ce pas? que ce n'est point parce que j'ai peur de lui…
– Courons-y! nous écriâmes-nous tous, en nous levant d'un même mouvement, et qu'on en finisse une bonne fois!
– Je crois, fit Arthur Rance, que nous n'avons jamais eu une meilleure occasion de joindre Larsan. Eh! nous ferons bien de lui ce que nous voudrons, au fond des Rochers Rouges!»
Darzac et Arthur Rance étaient déjà prêts; j'attendais ce qu'allait dire Rouletabille. D'un geste il les calma et les pria de se rasseoir…
«Il faut réfléchir à ceci, fit-il, que Larsan n'aurait pas agi autrement qu'il ne l'a fait, s'il avait voulu nous attirer ce soir dans les grottes des Rochers Rouges. Il se montre à nous, il débarque presque sous nos yeux à la pointe de Garibaldi, il nous eût crié en passant sous nos fenêtres: «Vous savez, je suis aux Rochers Rouges! Je vous attends! Venez-y!…» qu'il n'aurait peut- être pas été plus explicite ni plus éloquent!
– Vous êtes allé aux Rochers Rouges, repartit Arthur Rance, qui s'avoua, du reste, profondément touché par l'argument de Rouletabille… et il ne s'est pas montré. Il s'y cache, méditant quelque crime abominable pour cette nuit… Il faut le déloger de là.
– Sans doute, répliqua Rouletabille, ma promenade aux Rochers Rouges n'a produit aucun résultat, parce que j'y suis allé seul… mais que nous y allions tous et nous pourrons trouver un résultat à notre retour…
– À notre retour? interrogea Darzac, qui ne comprenait pas.
– Oui, expliqua Rouletabille, à notre retour au château où nous aurons laissé Mme Darzac toute seule! Et où nous ne la retrouverions peut-être plus!… Oh! ajouta-t-il, dans le silence général, ce n'est là qu'une hypothèse. En ce moment, il nous est défendu de raisonner autrement que par hypothèse…»
Nous nous regardions tous, et cette hypothèse nous accablait. Évidemment, sans Rouletabille, nous allions peut-être faire une grosse bêtise, nous allions peut-être à un désastre…
Rouletabille s'était levé, pensif.
«Au fond, finit-il par dire, nous n'avions rien de mieux à faire pour cette nuit, que de nous barricader. Oh! barricade provisoire, car je veux que la place soit mise en état de défense absolue dès demain. J'ai fait fermer la porte de fer et je la fais garder par le père Jacques. J'ai mis Mattoni en sentinelle dans la chapelle. J'ai rétabli ici un barrage, sous la poterne, le seul point vulnérable de la seconde enceinte et je garderai moi-même ce barrage. Le père Bernier veillera toute la nuit à la porte de la Tour Carrée, et la mère Bernier, qui a de très bons yeux, et à laquelle j'ai fait encore donner une lunette marine, restera jusqu'au matin sur la plate-forme de la tour. Sainclair s'installera dans le petit pavillon de feuilles de palmier, sur la terrasse de la Tour Ronde. Du haut de cette terrasse, il surveillera, avec moi du reste, toute la seconde cour et les boulevards et parapets. Mrs. Arthur Rance et M. Robert Darzac se rendront dans la baille et devront se promener jusqu'à l'aurore, le premier sur le boulevard de l'Ouest, le second sur celui de l'Est, boulevards qui bornent la première cour du côté de la mer. Le service sera dur cette nuit, parce que nous ne sommes pas encore organisés. Demain nous dresserons un état de notre petite garnison et des domestiques sûrs, dont nous pouvons disposer en toute sécurité. S'il y a des domestiques douteux, on les fera sortir de la place. Vous apporterez ici, dans cette poterne, en cachette, toutes les armes dont vous pouvez disposer, fusils, revolvers. On se les partagera suivant les besoins du service de garde. La consigne est de tirer sur tout individu qui ne répond pas au qui vive! et qui ne vient pas se faire reconnaître. Il n'y a point de mot de passe, c'est inutile. Pour passer, il suffira de crier son nom et de faire voir son visage. Du reste, il n'y aura que nous qui aurons le droit de passer. Dès demain matin, je ferai dresser, à l'entrée intérieure de la porte Nord, la grille qui fermait jusqu'à ce soir son entrée extérieure, – entrée qui est close, désormais, par la porte de fer; et, dans la journée, les fournisseurs ne pourront franchir la voûte au-delà de la grille: ils déposeront leur marchandise dans la petite loge de la tour où j'ai gîté le père Jacques. À sept heures, tous les soirs, la porte de fer sera fermée. Demain matin, également, Mr Arthur Rance donnera des ordres pour faire venir menuisiers, maçons et charpentiers. Tout ce monde sera compté et ne devra, sous aucun prétexte, franchir la poterne de la seconde enceinte; tout ce monde sera également compté avant sept heures du soir, heure à laquelle devra avoir lieu le départ des ouvriers, au plus tard. Dans cette journée, les ouvriers devront entièrement achever leur travail, qui consistera à me fabriquer une porte pour ma poterne, à réparer une légère brèche du mur qui joint le Château Neuf à la Tour du Téméraire, et une autre petite brèche, qui se trouve située près de l'ancienne Tour Ronde de coin (B sur le plan) qui défend l'angle nord-ouest de la baille. Après quoi, je serai tranquille, et Mme Darzac, à laquelle je défends de quitter le château jusqu'à nouvel ordre, étant ainsi en sûreté, je pourrai tenter une sortie et partir en reconnaissance sérieuse à la recherche du camp de Larsan. Allons, Mister Arthur Rance, aux armes! Allez me chercher les armes dont vous disposez ce soir… Moi, j'ai prêté mon revolver au père Bernier, qui se promènera devant la porte de l'appartement de Mme Darzac…»
Quiconque eût ignoré les événements du Glandier et aurait entendu un pareil langage dans la bouche de Rouletabille n'aurait point manqué de traiter de fous et celui qui le tenait, et ceux qui l'écoutaient! Mais, je le répète, si celui-là avait vécu la nuit de la galerie inexplicable, et la nuit du cadavre incroyable, il aurait fait comme moi: il eût chargé son revolver, et attendu le jour sans faire le malin!
VIII
Quelques pages historiques sur Jean Roussel-Larsan-Ballmeyer
Une heure plus tard, nous étions tous à notre poste et nous faisions les cent pas, le long des parapets, sous la lune, examinant attentivement la terre, le ciel et les eaux et écoutant avec anxiété les moindres bruits de la nuit, la respiration de la mer, le vent du large qui commença à chanter vers trois heures du matin. Mrs. Edith, qui s'était levée, vint alors rejoindre Rouletabille sous sa poterne. Celui-ci m'appela, me donna la garde de la poterne et de Mrs. Edith et s'en fut faire une ronde. Mrs. Edith était de la plus charmante humeur du monde. Le sommeil lui avait fait du bien et elle semblait s'amuser follement de la figure blafarde qu'elle venait de trouver à son mari auquel elle avait porté un verre de whisky.
«Oh! c'est très amusant! me disait-elle en frappant dans ses petites mains. C'est très amusant!… Ce Larsan, comme je voudrais le connaître!…»
Je ne pus m'empêcher de frissonner en entendant un pareil blasphème. Décidément, il y a de petites âmes romanesques qui ne doutent de rien, et qui, dans leur inconscience, insultent au destin. Ah! la malheureuse, si elle s'était doutée!
Je passai deux heures charmantes avec Mrs. Edith à lui raconter d'affreuses histoires sur Larsan, toutes historiques. Et, puisque l'occasion s'en présente, je me permettrai de faire connaître au lecteur historiquement, si je puis me servir ici d'une expression qui rend parfaitement ma pensée, ce type de Larsan-Ballmeyer, dont certains, à l'occasion du rôle inouï que je lui attribuai dans Le Mystère de la Chambre Jaune, ont pu mettre l'existence en doute. Comme ce rôle atteint, dans Le Parfum de la Dame en noir, à des hauteurs que quelques-uns pourraient juger inaccessibles, j'estime qu'il est de mon devoir de préparer l'esprit du lecteur à admettre en fin de compte que je ne suis que le vulgaire rapporteur d'une affaire unique dans le monde, et que je n'invente rien. Au surplus, Rouletabille, dans le cas où j'aurais la sotte prétention d'ajouter à une aussi prodigieuse et naturelle histoire quelque ornement imaginaire, s'y opposerait et me dirait mon fait, raide comme balle. Des intérêts trop considérables sont en jeu et le fait d'une telle publication doit entraîner de trop redoutables conséquences pour que je ne m'astreigne point à une narration sévère, un peu sèche et méthodique. Je renverrai donc ceux qui pourraient croire à quelque roman policier – l'abominable mot a été prononcé – au procès de Versailles. Maîtres Henri-Robert et André Hesse, qui plaidaient pour M. Robert Darzac, firent entendre là d'admirables plaidoiries qui ont été sténographiées et dont, certainement, ils ont dû conserver quelque copie. Enfin, il ne faut pas oublier que, bien avant que le destin ne mît aux prises Larsan-Ballmeyer et Joseph Rouletabille, l'élégant bandit avait donné une rude besogne aux chroniqueurs judiciaires. Nous n'avons qu'à ouvrir la Gazette des Tribunaux et à parcourir les comptes rendus des grands quotidiens, le jour où Ballmeyer fut condamné par la Cour d'assises de la Seine à dix ans de travaux forcés, pour être renseignés sur le type. Alors, on comprendra qu'il n'y a plus rien à inventer sur un homme quand on peut raconter une pareille histoire; et ainsi le lecteur, connaissant désormais «son genre», c'est-à-dire sa façon d'opérer et son audace sans seconde, se gardera de sourire quand Joseph Rouletabille, prudemment, entre Ballmeyer-Larsan et Mme Darzac, jettera un pont-levis.
M. Albert Bataille, du Figaro, qui a publié les admirables Causes criminelles et mondaines, a consacré de bien intéressantes pages à Ballmeyer.
Ballmeyer avait eu une enfance heureuse. Il n'est point arrivé à l'escroquerie, comme tant d'autres, après avoir parcouru les dures étapes de la misère. Fils d'un riche commissionnaire de la rue Molay, il aurait pu rêver d'autres destinées; mais sa vocation, c'était la mainmise sur l'argent d'autrui. Tout jeune, il se destina à l'escroquerie comme d'autres se destinent à l'École des Mines. Son début fut un coup de génie. L'histoire est incroyable – - Ballmeyer subtilisant une lettre chargée adressée à la maison de son père, puis prenant le train pour Lyon, avec l'argent volé, et écrivant à l'auteur de ses jours:
«Monsieur, je suis un ancien militaire retraité et médaillé. Mon fils, commis des postes, a, pour payer une dette de jeu, soustrait, dans le bureau ambulant, une lettre à votre adresse. J'ai réuni la famille; d'ici à quelques jours nous pourrons parfaire la somme nécessaire au remboursement. Vous êtes père: ayez pitié d'un père! Ne brisez pas tout un passé d'honneur!»
M. Ballmeyer père accorda noblement des délais. Il attend encore le premier acompte ou plutôt il ne l'attend plus, le procès lui ayant appris, après dix années, quel était le vrai coupable.
Ballmeyer, rapporte M. Albert Bataille, semble avoir reçu de la nature tous les attributs qui constituent l'escroc de race: une prodigieuse variété d'esprit, le don de persuader les naïfs, le souci de la mise en scène et du détail, le génie du travestissement, la précaution infinie, à ce point qu'il faisait marquer son linge à des initiales appropriées toutes les fois qu'il jugeait utile de changer de nom. Mais, ce qui le caractérise surtout, c'est, en dehors d'aptitudes étonnantes pour l'évasion, une coquetterie de fraude, d'ironie, de défi à la justice; c'est le plaisir malin de dénoncer lui-même au parquet de prétendus coupables, sachant combien le magistrat s'attarde par tempérament aux fausses pistes.
Cette joie de mystifier les juges apparaît dans tous les actes de sa vie. Au régiment, Ballmeyer vole la caisse de sa compagnie: il accuse le capitaine-trésorier. Il commet un vol de quarante mille francs au préjudice de la maison Furet, et, aussitôt, il dénonce au juge d'instruction M. Furet comme s'étant volé lui-même.
L'affaire Furet restera longtemps célèbre dans les fastes judiciaires, sous cette rubrique désormais classique: «le coup du téléphone». La science appliquée à l'escroquerie n'a encore rien donné de mieux.
Ballmeyer soustrait une traite de mille six cents livres sterling dans le courrier de MM. Furet frères, négociants commissionnaires, rue Poissonnière, qui l'ont laissé s'installer dans leurs bureaux.
Il se rend rue Poissonnière, dans la maison de M. Furet, et, contrefaisant la voix de M. Edmond Furet, demande par téléphone à M. Cohen, banquier, s'il serait disposé à escompter la traite. M. Cohen répond affirmativement et, dix minutes plus tard, Ballmeyer, après avoir coupé le fil téléphonique pour prévenir un contre-ordre ou des demandes d'explications, fait toucher l'argent par un compère, un nommé Rivard, qu'il a connu naguère aux bataillons d'Afrique, où de fâcheuses histoires de régiment les avaient fait expédier l'un et l'autre.
Il prélève la part du lion; puis il court au parquet pour dénoncer Rivard et, comme je le disais, le volé, M. Edmond Furet lui- même!…
Une confrontation épique a lieu dans le cabinet de M. Espierre, le juge d'instruction chargé de l'affaire.
«Voyons, mon cher Furet, dit Ballmeyer au négociant ahuri, je suis désolé de vous accuser, mais vous devez la vérité à la justice. C'est une affaire qui ne tire pas à conséquence: avouez donc! Vous avez eu besoin de quarante mille francs pour liquider une petite dette au salon des courses, et vous les avez fait payer à votre maison. C'est vous qui avez téléphoné.
– Moi! moi! balbutiait M. Edmond Furet, anéanti.
– Avouez donc, vous savez bien qu'on a reconnu votre voix.»
Le malheureux volé coucha bel et bien à Mazas pendant huit jours et la police fournit sur lui un rapport épouvantable; si bien que M. Cruppi, alors avocat général, aujourd'hui ministre du Commerce, dut présenter à M. Furet les excuses de la justice. Quant à Rivard, il était condamné par contumace à vingt ans de travaux forcés!
On pourrait raconter vingt traits de ce genre sur Ballmeyer. En vérité, à ce moment-là, avant de s'adonner au drame, il jouait la comédie, et quelle comédie! Il faut connaître tout au long l'histoire d'une de ses évasions. Rien de plus prodigieusement comique que l'aventure de ce prisonnier rédigeant un long mémoire insipide, uniquement pour pouvoir l'étaler sur la table du juge, M. Villers, et, en bouleversant les imprimés, jeter un coup d'oeil sur la formule des ordres de mises en liberté.
Rentré à Mazas, le filou écrivit une lettre signée «Villers», dans laquelle, selon la formule surprise, M. Villers priait le directeur de la prison de mettre le détenu Ballmeyer en liberté sur-le-champ. Mais il manquait au papier le timbre du juge.
Ballmeyer ne s'embarrassa pas pour si peu. Il reparut le lendemain à l'instruction, dissimulant sa lettre dans sa manche, protesta de son innocence, feignit une grande colère, et, en gesticulant avec le cachet déposé sur la table, il fit tout à coup tomber l'encrier sur le pantalon bleu du garde qui l'accompagnait.
Pendant que le pauvre Pandore, entouré du magistrat et du greffier, qui compatissaient à son malheur, épongeait tristement son «numéro un», Ballmeyer profitait de l'inattention générale pour appliquer un fort coup de tampon sur l'ordre de mise en liberté et se confondait à son tour en excuses.
Le tour était joué. L'escroc sortit en jetant négligemment le papier signé et timbré aux gardes de la souricière.
«À quoi donc pense M. Villers, fit-il, de me faire porter ses papiers! Me prend-il pour son domestique?»
Les gardes ramassèrent précieusement l'imprimé, et le brigadier de service le fit porter à son adresse, à Mazas. C'était l'ordre de mettre sur-le-champ en liberté le nommé Ballmeyer. Le soir même, Ballmeyer était libre.
C'était sa seconde évasion. Arrêté pour le vol Furet, il s'était échappé une première fois en passant la jambe et en jetant du poivre au garde qui l'amenait au dépôt, et le soir même il assistait, cravaté de blanc, à une première de la Comédie- Française. Déjà, à l'époque où il avait été condamné par le conseil de guerre à cinq ans de travaux publics pour avoir volé la caisse de sa compagnie, il avait failli sortir du Cherche-Midi en se faisant enfermer par ses camarades dans un sac de papiers de rebut. Un contre-appel imprévu fit échouer ce plan si bien conçu.
… Mais on n'en finirait point s'il fallait raconter ici les étonnantes aventures du premier Ballmeyer.
Tour à tour comte de Maupas, vicomte Drouet d'Erlon, comte de Motteville, comte de Bonneville2, élégant, beau joueur, faisant la mode, il parcourt les plages et les villes d'eaux: Biarritz, Aix-les-Bains, Luchon, perdant au cercle jusqu'à dix mille francs dans sa soirée, entouré de jolies femmes qui se disputent ses sourires; car cet escroc émérite est doublé d'un séducteur. Au régiment, il avait fait la conquête, platonique heureusement, de la fille de son colonel!… Connaissez-vous le «type» maintenant?
Eh bien, c'est cet homme que Joseph Rouletabille allait combattre!
Je crus bien, ce soir-là, avoir suffisamment édifié Mrs. Edith sur la personnalité du célèbre bandit. Elle m'écoutait dans un silence qui finit par m'impressionner et alors, me penchant sur elle, je m'aperçus qu'elle dormait. Cette attitude aurait pu ne point me donner une grande idée de cette petite personne. Mais, comme elle me permit de la contempler à loisir, il en résulta au contraire pour moi des sentiments que je voulus plus tard en vain chasser de mon coeur.
La nuit se passa sans surprise. Quand le jour arriva, je le saluai avec un grand soupir de soulagement. Tout de même Rouletabille ne me permit de m'aller coucher qu'à huit heures du matin quand il eut réglé son service de jour. Il était déjà au milieu des ouvriers qu'il avait fait venir et qui travaillaient activement à la réparation de la brèche de la tour B. Les travaux furent menés si judicieusement et si promptement que le château fort d'Hercule se trouva le soir même aussi hermétiquement clos dans la nature, avec toutes ses enceintes, qu'il l'est linéairement parlant sur le papier. Assis sur un gros moellon, ce matin-là, Rouletabille commençait déjà à dessiner sur son calepin le plan que j'ai soumis au lecteur, et il me disait, cependant que, fatigué de ma nuit, je faisais des efforts ridicules pour ne point fermer les yeux:
«Voyez-vous, Sainclair! Les imbéciles vont croire que je me fortifie pour me défendre. Eh bien, ce n'est là qu'une pauvre partie de la vérité: car je me fortifie surtout pour raisonner. Et, si je bouche des brèches, c'est moins pour que Larsan ne puisse s'y introduire que pour épargner à ma raison l'occasion d'une «fuite»! Par exemple, je ne pourrais raisonner dans une forêt! Comment voulez-vous raisonner dans une forêt? La raison fuit de toutes parts, dans une forêt! Mais dans un château fort bien clos! Mon ami, c'est comme dans un coffre-fort bien fermé: si vous êtes dedans, et que vous ne soyez point fou, il faut bien que votre raison s'y retrouve!
– Oui, oui! répétai-je en branlant la tête, il faut bien que votre raison s'y retrouve!…
– Eh bien, là-dessus, me fit-il, allez vous coucher, mon ami, car vous dormez tout debout.