Kitabı oku: «Le parfum de la Dame en noir», sayfa 9
Ce vieux Castillon n'était plus habité et pour cause. Il avait été entièrement ruiné, détruit, par le tremblement de terre de 1887. Il ne restait plus, çà et là, que quelques pans de murailles achevant tout doucement de s'écrouler, quelques masures décapitées et noircies par l'incendie, quelques piliers isolés qui étaient restés debout, épargnés par la catastrophe et qui se penchaient mélancoliquement vers le sol, tristes de n'avoir plus rien à soutenir. Quel silence autour de moi! Avec mille précautions, j'ai parcouru ces ruines, considérant avec effroi la profondeur des crevasses que, près de là, la secousse de 1887 avait ouvertes dans le roc. L'une particulièrement paraissait un puits sans fond et, comme j'étais penché au-dessus d'elle, me retenant au tronc noirci d'un olivier, je fus presque bousculé par un coup d'aile. J'en sentis le vent sur la figure et je reculai en poussant un cri. Un aigle venait de sortir, rapide comme une flèche, de cet abîme. Il monta droit au soleil, et puis je le vis redescendre vers moi et décrire des cercles menaçants au-dessus de ma tête, poussant des clameurs sauvages comme pour me reprocher d'être venu le troubler dans ce royaume de solitude et de mort que le feu de la terre lui avait donné.
Avais-je été victime d'une illusion? Je ne revis plus mes deux ombres… Étais-je encore le jouet de mon imagination, en ramassant sur le chemin un morceau de papier à lettre qui me parut ressembler singulièrement à celui dont M. Robert Darzac se servait à la Sorbonne?
Sur ce bout de papier je déchiffrai deux syllabes que je pensai avoir été tracées par Brignolles. Ces syllabes devaient terminer un mot dont le commencement manquait. À cause de la déchirure on ne pouvait plus lire que «bonnet».
Deux heures plus tard, je rentrais au fort d'Hercule et racontai le tout à Rouletabille qui se borna à mettre le morceau de papier dans son portefeuille et à me prier de garder le secret de mon expédition pour moi tout seul.
Étonné de produire si peu d'effet avec une découverte que je jugeais si importante, je regardai Rouletabille. Il détourna la tête, mais point assez vite pour qu'il pût me cacher ses yeux pleins de larmes.
«Rouletabille!» m'écriai-je…
Mais, encore, il me ferma la bouche:
«Silence! Sainclair!»
Je lui pris la main; il avait la fièvre. Et je pensai bien que cette agitation ne lui venait point seulement de préoccupations relatives à Larsan. Je lui reprochai de me cacher ce qui se passait entre lui et la Dame en noir, mais il ne me répondit pas, suivant sa coutume, et s'éloigna une fois de plus en poussant un profond soupir.
On m'avait attendu pour dîner. Il était tard. Le dîner fut lugubre malgré les éclats de la gaieté du vieux Bob. Nous n'essayions même plus de nous dissimuler l'atroce angoisse qui nous glaçait le coeur. On eût dit que chacun de nous était renseigné sur le coup qui nous menaçait et que le drame pesait déjà sur nos têtes. M. et Mme Darzac ne mangeaient pas. Mrs. Edith me regardait d'une singulière façon. À dix heures, j'allai prendre ma faction, avec soulagement, sous la poterne du jardinier. Pendant que j'étais dans la petite salle du conseil, la Dame en noir et Rouletabille passèrent sous la voûte. Un falot les éclairait. Mme Darzac m'apparut dans un état d'exaltation remarquable. Elle suppliait Rouletabille avec des mots que je ne saisissais pas. Je n'entendis de cette sorte d'altercation qu'un seul mot prononcé par Rouletabille: «Voleur!»… Tous deux étaient entrés dans la Cour du Téméraire… La Dame en noir tendit vers le jeune homme des bras qu'il ne vit pas, car il la quitta aussitôt et s'en fut s'enfermer dans sa chambre… Elle resta seule un instant, dans la cour, s'appuya au tronc de l'eucalyptus dans une attitude de douleur inexprimable, puis rentra à pas lents dans la Tour Carrée.
Nous étions au 10 avril. L'attaque de la Tour Carrée devait se produire dans la nuit du 11 au 12.
X
La journée du 11
Cette attaque eut lieu dans des conditions si mystérieuses et si en dehors de la raison humaine, apparemment, que le lecteur me permettra, pour mieux lui faire saisir tout ce que l'événement eut de tragiquement déraisonnable, d'insister sur certaines particularités de l'emploi de notre temps dans la journée du 11.
1° La matinée.
Toute cette journée fut d'une chaleur accablante et les heures de garde furent particulièrement pénibles. Le soleil était torride et il nous eût été douloureux de surveiller la mer qui brûlait comme une plaque d'acier chauffée à blanc, si nous n'avions été munis de lorgnons de verres fumés dont il est difficile de se passer dans ce pays, la saison d'hiver écoulée.
À neuf heures, je descendis de ma chambre et allai sous la poterne, dans la salle dite par nous du conseil de guerre, relever de sa garde Rouletabille. Je n'eus point le temps de lui poser la moindre question, car M. Darzac arriva sur ces entrefaites, nous annonçant qu'il avait à nous dire des choses fort importantes. Nous lui demandâmes avec anxiété de quoi il s'agissait, et il nous répondit qu'il voulait quitter le fort d'Hercule avec Mme Darzac. Cette déclaration nous laissa d'abord muets de surprise, le jeune reporter et moi. Je fus le premier à dissuader M. Darzac de commettre une pareille imprudence. Rouletabille demanda froidement à M. Darzac la raison qui l'avait soudain déterminé à ce départ. Il nous renseigna en nous rapportant une scène qui s'était passée la veille au soir au château, et nous saisîmes, en effet, combien la situation des Darzac devenait difficile au fort d'Hercule. L'affaire tenait en une phrase: «Mrs. Edith avait eu une attaque de nerfs!» Nous comprîmes immédiatement à propos de quoi, car il ne faisait pas de doute pour Rouletabille et pour moi que la jalousie de Mrs. Edith allait chaque heure grandissante et qu'elle supportait de plus en plus avec impatience les attentions de son mari pour Mme Darzac. Les bruits de la dernière querelle qu'elle avait cherchée à Mr Rance avaient traversé, la nuit dernière, les murs pourtant épais de la Louve, et M. Darzac, qui passait tranquillement dans la baille accomplissant, à son tour, son service de surveillance et faisant sa ronde, avait été touché par quelques échos de cette effroyable colère.
Rouletabille tint, en cette circonstance, comme toujours, à M. Darzac, le langage de la raison. Il lui accorda en principe que son séjour et celui de Mme Darzac au fort d'Hercule devaient être, le plus possible, abrégés; mais aussi il lui fit entendre qu'il y allait de leur sécurité à tous deux que leur départ ne fût point trop précipité. Une nouvelle lutte était engagée entre eux et Larsan. S'ils s'en allaient, Larsan saurait toujours bien les rejoindre, et dans un pays et dans un moment où ils l'attendraient le moins. Ici, ils étaient prévenus, ils étaient sur leurs gardes, car ils savaient. À l'étranger, ils se trouveraient à la merci de tout ce qui les entourerait, car ils n'auraient point les remparts du fort d'Hercule pour les défendre. Certes! cette situation ne pourrait se prolonger, mais Rouletabille demandait encore huit jours, pas un de plus, pas un de moins. «Huit jours, leur dit Colomb, et je vous donne un monde», Rouletabille eût volontiers dit: «Huit jours, et dans huit jours je vous livre Larsan.» Il ne le disait pas, mais on sentait bien qu'il le pensait.
M. Darzac nous quitta en haussant les épaules. Il paraissait furieux. C'était la première fois que nous lui voyions cette humeur.
Rouletabille dit:
«Mme Darzac ne nous quittera pas et M. Darzac restera.»
Et il s'en alla à son tour.
Quelques instants plus tard, je vis arriver Mrs. Edith. Elle avait une toilette charmante, d'une simplicité qui lui seyait merveilleusement. Elle fut tout de suite coquette avec moi, montrant une gaieté un peu forcée et se moquant joliment du métier que je faisais. Je lui répondis un peu vivement qu'elle manquait de charité puisqu'elle n'ignorait point que tout le mal exceptionnel que nous nous donnions et que la pénible surveillance à laquelle nous nous astreignions sauvaient peut-être, dans le moment, la meilleure des femmes. Alors, elle s'écria, en éclatant de rire:
«La Dame en noir!… Elle vous a donc tous ensorcelés!…»
Mon Dieu! Qu'elle avait un joli rire! En d'autres temps, certes! Je n'eusse point permis qu'on parlât ainsi à la légère de la Dame en noir, mais je n'eus point, ce matin-là, le courage de me fâcher… Au contraire, je ris avec Mrs. Edith.
«C'est que c'est un peu vrai, fis-je…
– Mon mari en est encore fou!… Jamais je ne l'aurais cru si romanesque!… Mais, moi aussi, ajouta-t-elle assez drôlement, je suis romanesque…»
Et elle me regarda de cet oeil curieux qui, déjà, m'avait tant troublé…
«Ah!…»
C'est tout ce que je trouvais à dire.
«Ainsi, j'ai beaucoup de plaisir, continua-t-elle, à la conversation du prince Galitch, qui est certainement plus romanesque que vous tous!»
Je dus faire une drôle de mine, car elle en marqua un bruyant amusement. Quelle petite femme bizarre!
Alors, je lui demandai qui était ce prince Galitch dont elle nous parlait souvent et qu'on ne voyait jamais.
Elle me répliqua qu'on le verrait au déjeuner, car elle l'avait invité à notre intention; et elle me donna, sur lui, quelques détails.
J'appris ainsi que le prince Galitch est un des plus riches boyards de cette partie de la Russie appelée «Terre noire», féconde entre toutes, placée entre les forêts du Nord et les steppes du midi.
Héritier, dès l'âge de vingt ans, d'un des plus vastes patrimoines moscovites, il avait su encore l'agrandir par une gestion économe et intelligente dont on n'eût point cru capable un jeune homme qui avait eu jusqu'alors pour principale occupation la chasse et les livres. On le disait sobre, avare et poète. Il avait hérité de son père, à la cour, une haute situation. Il était chambellan de sa majesté et l'on supposait que l'empereur, à cause des immenses services rendus par le père, avait pris le fils en particulière affection. Avec cela, il était délicat comme une femme à la fois et fort comme un turc. Bref, ce gentilhomme russe avait tout pour lui. Sans le connaître, il m'était déjà antipathique. Quant à ses relations avec les Rance, elles étaient d'excellent voisinage. Ayant acheté depuis deux ans la propriété magnifique que ses jardins suspendus, ses terrasses fleuries, ses balcons embaumés avaient fait surnommer, à Garavan, «les jardins de Babylone», il avait eu l'occasion de rendre quelques services à Mrs. Edith lorsque celle-ci avait achevé de transformer la baille du château en un jardin exotique. Il lui avait fait cadeau de certaines plantes qui avaient fait revivre dans quelques coins du fort d'Hercule une végétation à peu près retenue jusqu'alors aux rives du Tigre et de l'Euphrate. Mr Rance avait invité quelquefois le prince à dîner, à la suite de quoi le prince avait envoyé, en guise de fleurs, un palmier de Ninive ou un cactus dit de Sémiramis. Cela ne lui coûtait rien. Il en avait trop, il en était gêné, et il préférait garder pour lui les roses. Mrs. Edith avait pris un certain intérêt à la fréquentation du jeune boyard, à cause des vers qu'il lui disait. Après les lui avoir dits en russe, il les traduisait en anglais et il lui en avait même fait, en anglais, pour elle, pour elle seule. Des vers, de vrais vers d'un poète, dédiés à Mrs. Edith! Celle-ci en avait été si flattée qu'elle avait demandé à ce russe qui lui avait fait des vers anglais de les lui traduire en russe. C'étaient là jeux littéraires qui amusaient beaucoup Mrs. Edith, mais qu'Arthur Rance goûtait peu. Celui-ci ne cachait pas, du reste, que le prince Galitch ne lui plaisait qu'à moitié, et, s'il en était ainsi, ce n'était point que la moitié qui déplaisait à Mr Rance chez le prince Galitch fût précisément la moitié qui intéressait tant sa femme, c'est-à-dire la «moitié poète»; non, c'était la «moitié avare». Il ne comprenait pas qu'un poète fût avare. J'étais bien de son avis. Le prince n'avait point d'équipage. Il prenait le tramway et souvent faisait son marché lui-même, assisté de son seul domestique Ivan, qui portait le panier aux provisions. Et il se disputait, ajoutait la jeune femme, qui tenait ce détail de sa propre cuisinière, – il se disputait chez les marchandes de poisson, à propos d'une rascasse, pour deux sous. Chose bizarre, cette extrême avarice ne répugnait point à Mrs. Edith qui lui trouvait une certaine originalité. Enfin, nul n'était jamais entré chez lui. Jamais il n'avait invité les Rance à venir admirer ses jardins.
«Il est beau? demandai-je à Mrs. Edith quand celle-ci eut fini son panégyrique.
– Trop beau! me répliqua-t-elle. Vous verrez!…»
Je ne saurais dire pourquoi cette réponse me fut particulièrement désagréable. Je ne fis qu'y penser après le départ de Mrs. Edith et jusqu'à la fin de mon service de garde qui se termina à onze heures et demie.
Le premier coup de cloche du déjeuner venait de sonner; je courus me laver les mains et faire un bout de toilette et je montai les degrés de la Louve rapidement, croyant que le déjeuner serait servi dans cette tour; mais je m'arrêtai dans le vestibule, tout étonné d'entendre de la musique. Qui donc, dans les circonstances actuelles, osait, au fort d'Hercule, jouer du piano? Eh! mais, on chantait; oui, une voix douce, douce et mâle à la fois, en sourdine, chantait. C'était un chant étrange, une mélopée tantôt plaintive, tantôt menaçante. Je la sais maintenant par coeur; je l'ai tant entendue depuis! Ah! vous la connaissez bien peut-être si vous avez franchi les frontières de la froide Lithuanie, si vous êtes entré une fois dans le vaste empire du nord. C'est le chant des vierges demi-nues qui entraînent le voyageur dans les flots et le noient sans miséricorde; c'est le chant du Lac de Willis, que Sienkiewicz a fait entendre un jour immortel à Michel Vereszezaka. Écoutez ça:
«Si vous approchez du Switez aux heures de la nuit, le front tourné vers le lac, des étoiles sur vos têtes, des étoiles sous vos pieds, et deux lunes pareilles s'offriront à vos yeux… tu vois cette plante qui caresse le rivage, ce sont les épouses et les filles de Switez que Dieu a changées en fleurs. Elles balancent au-dessus de l'abîme leurs têtes blanches comme des phalènes; leur feuille est verte comme l'aiguille du mélèze argentée par les frimas…
«Image de l'innocence pendant la vie, elles ont gardé sa robe virginale après la mort; elles vivent dans l'ombre et ne souffrent point de souillure; des mains mortelles n'oseraient y toucher.
«Le tsar et sa horde en firent un jour l'expérience, lorsque après avoir cueilli ces belles fleurs ils voulurent en orner leurs tempes et leurs casques d'acier.
«Tous ceux qui étendirent leurs mains sur les flots (si terrible est le pouvoir de ces fleurs!) furent atteints du haut mal ou frappés de mort subite.
«Quand le temps eut effacé ces choses de la mémoire des hommes, seul, le souvenir du châtiment s'est conservé pour le peuple, et le peuple en le perpétuant par ses récits, appelle aujourd'hui tsars les fleurs du Switez!…
«Cela disant, la Dame du lac s'éloigna lentement; le lac s'entrouvrit jusqu'au plus profond de ses entrailles; mais le regard cherchait en vain la belle inconnue qui s'était couvert la tête d'une vague et dont on n'a jamais plus entendu parler…»
C'étaient les paroles mêmes, les paroles traduites de la chanson que murmurait la voix à la fois douce et mâle, pendant que le piano faisait entendre un accompagnement mélancolique. Je poussai la porte de la salle et je me trouvai en face d'un jeune homme qui se leva. Aussitôt, derrière moi, j'entendis le pas de Mrs. Edith. Elle nous présenta. J'avais devant moi le prince Galitch.
Le prince était ce que l'on est convenu d'appeler dans les romans: «un beau et pensif jeune homme»; son profil droit et un peu dur aurait donné à sa physionomie un aspect particulièrement sévère, si ses yeux, d'une clarté et d'une douceur et d'une candeur troublantes, n'eussent laissé transparaître une âme presque enfantine. Ils étaient entourés de longs cils noirs, si noirs qu'ils ne l'eussent point été davantage s'ils avaient été brossés au khol; et, quand on avait remarqué cette particularité des cils, on avait, du coup, saisi la raison de toute l'étrangeté de cette physionomie. La peau du visage était presque trop fraîche, ainsi qu'elle est au visage des femmes savamment maquillées et des phtisiques. Telle fut mon impression; mais j'étais trop intimement prévenu contre ce prince Galitch pour y attacher raisonnablement quelque importance. Je le jugeai trop jeune, sans doute parce que je ne l'étais plus assez.
Je ne trouvai rien à dire à ce trop beau jeune homme qui chantait des poèmes si exotiques; Mrs. Edith sourit de mon embarras, me prit le bras – ce qui me fit grand plaisir – et nous emmena à travers les buissons parfumés de la baille, en attendant le second coup de cloche du déjeuner qui devait être servi sous la cabane de palmes sèches, au terre-plein de la Tour du Téméraire.
2° Le déjeuner et ce qui s'en suivit. Une terreur contagieuse s'empare de nous.
À midi, nous nous mettions à table sur la terrasse du téméraire, d'où la vue était incomparable. Les feuilles de palmier nous couvraient d'une ombre propice; mais, hors de cette ombre, l'embrasement de la terre et des cieux était tel que nos yeux n'en auraient pu supporter l'éclat si nous n'avions tous pris la précaution de mettre ces binocles noirs dont j'ai parlé au début de ce chapitre.
À ce déjeuner se trouvaient: M. Stangerson, Mathilde, le vieux Bob, M. Darzac, Mr Arthur Rance, Mrs. Edith, Rouletabille, le prince Galitch et moi. Rouletabille tournait le dos à la mer, s'occupant fort peu des convives, et était placé de telle sorte qu'il pouvait surveiller tout ce qui se passait dans toute l'étendue du château fort. Les domestiques étaient à leurs postes; le père Jacques à la grille d'entrée, Mattoni à la poterne du jardinier et les Bernier dans la Tour Carrée, devant la porte de l'appartement de M. et de Mme Darzac.
Le début du repas fut assez silencieux. Je nous regardai. Nous étions presque inquiétants à contempler, autour de cette table, muets, penchant les uns vers les autres nos vitres noires derrière lesquelles il était aussi impossible d'apercevoir nos prunelles que nos pensées.
Le prince Galitch parla le premier.
Il fut tout à fait aimable avec Rouletabille et, comme il essayait un compliment sur la renommée du reporter, celui-ci le bouscula un peu. Le prince n'en parut point froissé, mais il expliqua qu'il s'intéressait particulièrement aux faits et gestes de mon ami en sa qualité de sujet du tsar, depuis qu'il savait que Rouletabille devait partir prochainement pour la Russie. Mais le reporter répliqua que rien encore n'était décidé et qu'il attendait des ordres de son journal; sur quoi le prince s'étonna en tirant un journal de sa poche. C'était une feuille de son pays dont il nous traduisit quelques lignes annonçant l'arrivée prochaine à Saint- Pétersbourg de Rouletabille. Il se passait là-bas, à ce que nous conta le prince, des événements si incroyables et si dénués apparemment de logique dans la haute sphère gouvernementale que, sur le conseil même du chef de la sûreté de Paris, le maître de la police avait résolu de prier le journal l'Époque de lui prêter son jeune reporter. Le prince Galitch avait si bien présenté la chose que Rouletabille rougit jusqu'aux deux oreilles et qu'il répliqua sèchement qu'il n'avait jamais, même dans sa courte vie, fait oeuvre policière et que le chef de la Sûreté de Paris et le maître de la police de Saint-Pétersbourg étaient deux imbéciles. Le prince se prit à rire de toutes ses dents, qu'il avait belles et vraiment je vis bien que son rire n'était point beau, mais féroce et bête, ma foi, comme un rire d'enfant dans une bouche de grande personne. Il fut tout à fait de l'avis de Rouletabille et, pour le prouver, il ajouta:
«Vraiment on est heureux de vous entendre parler de la sorte, car on demande maintenant au journaliste des besognes qui n'ont point affaire avec un véritable homme de lettres.»
Rouletabille, indifférent, laissa tomber la conversation.
Mrs. Edith la releva en parlant avec extase de la splendeur de la nature. Mais, pour elle, il n'était rien de plus beau sur la côte que les jardins de Babylone, et elle le dit. Elle ajouta avec malice:
«Ils nous paraissent d'autant plus beaux, qu'on ne peut les voir que de loin.»
L'attaque était si directe que je crus que le prince allait y répondre par une invitation.
Mais il n'en fut rien. Mrs. Edith marqua un léger dépit, et elle déclara tout à coup:
«Je ne veux point vous mentir, prince. Vos jardins, je les ai vus.
– Comment cela? interrogea Galitch avec un singulier sang-froid.
– Oui, je les ai visités, et voici comment…»
Alors elle raconta, pendant que le prince se raidissait en une attitude glacée, comment elle avait vu les jardins de Babylone.
Elle y avait pénétré, comme par mégarde, par derrière, en poussant une barrière qui faisait communiquer directement ces jardins avec la montagne. Elle avait marché d'enchantement en enchantement, mais sans être étonnée. Quand on passait sur le bord de la mer, ce que l'on apercevait des jardins de Babylone l'avait préparée aux merveilles dont elle violait si audacieusement le secret. Elle était arrivée auprès d'un petit étang, tout petit, noir comme de l'encre, et sur la rive duquel se tenaient un grand lis d'eau et une petite vieille toute ratatinée, au menton en galoche. En l'apercevant, le grand lis d'eau et la petite vieille s'étaient enfuis, celle-ci si légère, qu'elle s'appuyait pour courir sur celui-là comme elle eût fait d'un bâton. Mrs. Edith avait bien ri. Elle avait appelé:
«Madame! Madame!»
Mais la petite vieille n'en avait été que plus épouvantée et elle avait disparu avec son lis derrière un figuier de Barbarie. Mrs. Edith avait continué sa route, mais ses pas étaient devenus plus inquiets. Soudain, elle avait entendu un grand froissement de feuillages et ce bruit particulier que font les oiseaux sauvages quand, surpris par le chasseur, ils s'échappent de la prison de verdure où ils se sont blottis. C'était une seconde petite vieille, plus ratatinée encore que la première, mais moins légère, et qui s'appuyait sur une vraie canne à bec-de-corbin. Elle s'évanouit – c'est-à-dire que Mrs. Edith la perdit de vue au détour du sentier. Et une troisième petite vieille appuyée sur deux cannes à bec-de-corbin surgit encore du mystérieux jardin; elle s'échappa du tronc d'un eucalyptus géant; et elle allait d'autant plus vite qu'elle avait, pour courir, quatre pattes, tant de pattes qu'il était tout à fait étonnant qu'elle ne s'y embrouillât point. Mrs. Edith avançait toujours. Et ainsi elle parvint jusqu'au perron de marbre habillé de roses de la villa; mais, la gardant, les trois petites vieilles étaient alignées sur la plus haute marche, comme trois corneilles sur une branche, et elles ouvrirent leurs becs menaçants d'où s'échappèrent des croassements de guerre. Ce fut au tour de Mrs. Edith de s'enfuir.
Mrs. Edith avait raconté son aventure d'une façon si délicieuse et avec tant de charme emprunté à une littérature falote et enfantine que j'en fus tout bouleversé et que je compris combien certaines femmes qui n'ont rien de naturel peuvent l'emporter dans le coeur d'un homme sur d'autres qui n'ont pour elles que la nature.
Le prince ne parut nullement embarrassé de cette petite histoire.
Il dit, sans sourire:
«Ce sont mes trois fées. Elles ne m'ont jamais quitté depuis que je suis né au pays de Galitch. Je ne puis travailler ni vivre sans elles. Je ne sors que lorsqu'elles me le permettent et elles veillent sur mon labeur poétique avec une jalousie féroce.»
Le prince n'avait pas fini de nous donner cette fantaisiste explication de la présence des trois vieilles aux jardins de Babylone, que Walter, le valet du vieux Bob, apporta une dépêche à Rouletabille. Celui-ci demanda la permission de l'ouvrir, et lut tout haut:
«– Revenez le plus tôt possible; vous attendons avec impatience.
Magnifique reportage à faire à Pétersbourg.»
Cette dépêche était signée du rédacteur en chef de l'Époque.
«Eh! qu'en dites-vous, monsieur Rouletabille? demanda le prince; ne trouvez-vous point, maintenant, que j'étais bien renseigné?»
La Dame en noir n'avait pu retenir un soupir.
«Je n'irai pas à Pétersbourg, déclara Rouletabille.
– On le regrettera à la cour, fit le prince, j'en suis sûr, et permettez-moi de vous dire, jeune homme, que vous manquez l'occasion de votre fortune.»
Le «jeune homme» déplut singulièrement à Rouletabille qui ouvrit la bouche pour répondre au prince, mais qui la referma, à mon grand étonnement, sans avoir répondu. Et le prince continua:
«… Vous eussiez trouvé là-bas un terrain d'expériences digne de vous. On peut tout espérer quand on a été assez fort pour dévoiler un Larsan!…»
Le mot tomba au milieu de nous avec fracas et nous nous réfugiâmes derrière nos vitres noires d'un commun mouvement. Le silence qui suivit fut horrible… Nous restions maintenant immobiles autour de ce silence-là, comme des statues… Larsan!…
Pourquoi ce nom que nous avions prononcé si souvent depuis quarante-huit heures, ce nom qui représentait un danger avec lequel nous commencions de nous familiariser, – pourquoi, à ce moment précis, ce nom nous produisit-il un effet que, pour ma part, je n'avais encore jamais aussi brutalement ressenti? Il me semblait que j'étais sous le coup de foudre d'un geste magnétique. Un malaise indéfinissable se glissait dans mes veines. J'aurais voulu fuir, et il me parut que si je me levais, je n'aurais point la force de me contenir… Le silence que nous continuions à garder contribuait à augmenter cet incroyable état d'hypnose… Pourquoi ne parlait-on pas?… Qu'est-ce que faisait la gaieté du vieux Bob?… On ne l'avait pas entendue au repas?… Et les autres, les autres, pourquoi restaient-ils muets derrière leurs vitres noires?… Tout à coup, je tournai la tête et je regardai derrière moi. Alors, je compris, à ce geste instinctif, que j'étais la proie d'un phénomène tout naturel… Quelqu'un me regardait… Deux yeux étaient fixés sur moi, pesaient sur moi. Je ne vis point ces yeux et je ne sus d'où me venait ce regard… Mais il était là… Je le sentais… Et c'était son regard à lui… Et cependant, il n'y avait personne derrière moi… ni à droite, ni à gauche, ni en face… personne autour de moi que les gens qui étaient assis à cette table, immobiles derrière leurs binocles noirs… Alors… alors, j'eus la certitude que les yeux de Larsan me regardaient derrière l'un de ces binocles là!… Ah! les vitres noires! les vitres noires derrière lesquelles se cachait Larsan!…
Et puis, tout à coup, je ne sentis plus rien… Le regard, sans doute, avait cessé de regarder… je respirai… Un double soupir répondit au mien… Est-ce que Rouletabille?… Est-ce que la Dame en noir auraient, eux aussi, supporté le même poids, dans le même moment, le poids de ses yeux?… Le vieux Bob disait:
«Prince, je ne crois point que votre dernier os à moelle du milieu de la période quaternaire…»
Et tous les binocles noirs remuèrent…
Rouletabille se leva et me fit un signe. Je le rejoignis hâtivement dans la salle du conseil. Aussitôt que je me présentai, il ferma la porte et me dit:
«Eh bien, l'avez-vous senti?…»
J'étouffais; je murmurai:
«Il est là!… il est là!… À moins que nous ne devenions fous!…»
Un silence, et je repris, plus calme:
«Vous savez, Rouletabille, qu'il est très possible que nous devenions fous… Cette hantise de Larsan nous conduira au cabanon, mon ami!… Il n'y a pas deux jours que nous sommes enfermés dans ce château, et voyez déjà dans quel état…»
Rouletabille m'interrompit.
«Non! non!… je le sens!… Il est là!… Je le touche!… Mais où?… Mais quand?… Depuis que je suis entré ici, je sens qu'il ne faut pas que je m'en éloigne!… Je ne tomberai pas dans le piège!… Je n'irai pas le chercher dehors, bien que je l'aie vu dehors!… Bien que vous l'ayez vu, vous-même, dehors!…»
Puis il s'est calmé tout à fait, a froncé les sourcils, a allumé sa bouffarde et a dit comme aux beaux jours, aux beaux jours où sa raison, qui ignorait encore le lien qui l'unissait à la Dame en noir, n'était pas troublée par les mouvements de son coeur:
«Raisonnons!…»
Et il en revint tout de suite à cet argument qu'il nous avait déjà servi et qu'il se répétait sans cesse à lui-même pour ne point, disait-il, se laisser séduire par le côté extérieur des choses. «Ne point chercher Larsan là où il se montre, le chercher partout où il se cache.»
Ceci suivi de cet autre argument complémentaire:
«Il ne se montre si bien là où il paraît être que pour qu'on ne le voie pas là où il est.»
Et il reprit:
«Ah! le côté extérieur des choses! Voyez-vous, Sainclair; il y a des moments où, pour raisonner, je voudrais pouvoir m'arracher les yeux. Arrachons-nous les yeux, Sainclair; cinq minutes… cinq minutes seulement… et nous verrons peut-être clair!»
Il s'assit, posa sa pipe sur la table, se prit la tête dans les mains et dit:
«Voici, je n'ai plus d'yeux. Dites-moi, Sainclair: qu'y a-t-il à l'intérieur des pierres?
– Qu'est-ce que je vois à l'intérieur des pierres? répétai je.
– Eh non! Eh non! vous n'avez plus d'yeux, vous ne voyez plus rien! Énumérez sans voir! ÉNUMÉREZ-LES TOUS!
– Il y a d'abord vous et moi, fis-je, comprenant enfin où il voulait en venir.
– Très bien.
– Ni vous, ni moi, continuai-je, ne sommes Larsan.
– Pourquoi?
– Pourquoi?… Eh! dites-le donc!… Il faut que vous me disiez pourquoi! J'admets, moi, que je ne suis pas Larsan, j'en suis sûr, puisque je suis Rouletabille; mais, vis-à-vis de Rouletabille, me direz-vous pourquoi vous n'êtes pas Larsan?…
– Parce que vous l'auriez bien vu!…
– Malheureux! hurla Rouletabille, en s'enfonçant avec plus de force les poings dans les yeux! Je n'ai plus d'yeux… Je ne peux pas vous voir!… Si Jarry, de la brigade des jeux, n'avait pas vu s'asseoir à la banque de Trouville le comte de Maupas, il aurait juré, par la seule vertu du raisonnement, que l'homme qui prenait alors les cartes était Ballmeyer! Si Noblet, de la brigade des garnis, ne s'était trouvé face à face, un soir, chez la Troyon, avec un homme qu'il reconnut pour être la vicomte Drouet d'Eslon, il aurait juré que l'homme qu'il venait arrêter et qu'il n'arrêta pas parce qu'il l'avait vu, était Ballmeyer! Si l'inspecteur Giraud, qui connaissait le comte de Motteville comme vous me connaissez, n'avait pas vu, un après-midi, aux courses de Longchamp, causant à deux de ses amis dans le pesage, n'avait pas vu, dis-je, le comte de Motteville, il eût arrêté Ballmeyer3! Ah! voyez-vous, Sainclair! ajouta le jeune homme d'une voix sourde et frémissante, mon père est né avant moi!… et il faut être bien fort pour «arrêter» mon père!…»