Kitabı oku: «Le collier des jours», sayfa 10
LI
Une fois en ouvrant le secrétaire, pour y ranger des quittances, tante Lili, remuant des papiers, en tira un parchemin, qu'elle me montra, sur lequel était peint un blason.
– Toi qui fais tant de questions sur nos ancêtres, regarde cela, me dit-elle, ce sont les titres et les armes des Gautier. Le grand-oncle de papa était argentier de Louis XV, et il fut anobli, pour les grands services qu'il rendit dans des moments difficiles. Tu vois, il faut lire comme cela: D'azur, au chevron d'or, accompagné de trois soucis de même. Et la devise est: D'or j'ai soucis», ce qui signifie que le trésorier n'était préoccupé que de l'or qu'il gardait. Surtout ne vas pas dire à grand-père que je t'ai montré cela; il ne veut pas qu'on en parle, pas plus qu'il ne porte le nom de d'Avençon. Peut-être trouve-t-il que dans sa position de fortune, il vaut mieux paraître un simple roturier … ou bien il ne veut pas, parce qu'il ne veut pas; tu sais qu'il n'est pas toujours commode, donc: motus!
Il devenait de jour en jour plus exigeant et plus quinteux, le grand-père; il endurait mal l'altération de sa santé, causée, disait-on par une grave imprudence. Dans un récent voyage, il avait fait un long trajet, la nuit, sur l'impériale d'une diligence, vêtu d'un pantalon et d'une veste de nankin; il avait pris une fluxion de poitrine, dont il s'était mal guéri.
– Il se croit toujours un jeune homme et ne veut rien entendre, disaient ses filles, parce que son père, qui était un colosse, est mort à plus de cent ans, il s'imagine que rien ne peut l'atteindre. En attendant, il tousse jour et nuit et nous n'avons plus de repos.
LII
A la rentrée, je trouvai, au couvent, une nouvelle novice qui était chargée de surveiller les études de piano, pour soulager un peu la sœur Fulgence.
Deux fois par semaine, je me remis à recevoir, stoïquement, le fouet, appliqué à l'aide des verges trempées dans le vinaigre, et la Ronde des Porcherons n'en tourna pas mieux.
Quand j'étais censée étudier seule, je me livrais à différentes fantaisies, pour rompre un peu la monotonie des gammes. Par exemple, je me couchais à plat ventre sur le piano (c'était toujours un piano plat et carré) et penchée vers le clavier, je jouais à l'envers, trouvant cela plus compliqué et plus amusant. J'avais été surprise au cours de cette innovation, et l'on jugeait prudent de m'adjoindre une surveillante.
Cette novice, qu'on appelait sœur Anaïs, ne devait pas avoir beaucoup plus de seize ans, et on ne s'expliquait pas comment, si jeune et si rapidement, elle était novice. Petite, potelée, très brune avec le teint blanc et mat, elle était jolie, malgré un regard extraordinairement dur et un visage dédaigneux, comme crispé. Elle ne parlait presque pas, et on nous disait que c'était par timidité.
Un jour, qu'elle était assise auprès de moi, tandis que, les mains inertes sur le clavier, je méditais, de plus en plus perplexe, devant la Ronde des Porcherons, je fus étonnée du silence prolongé de ma surveillante et je crus qu'elle s'était endormie.
Brusquement, je me retournai. Je vis alors qu'elle regardait fixement le sol, sans rien voir, et que son visage était inondé de larmes, avec une effrayante expression de désespoir.
– Oh! qu'est-ce qu'on vous a fait, pour que vous pleuriez comme cela?.. m'écriai-je, en quittant ma place pour m'agenouiller devant elle et l'entourer de mes bras.
Elle voulut me repousser, mais les sanglots l'étouffaient et lui ôtaient toute force.
J'étais si bouleversée que j'avais envie de pleurer aussi.
– Je suis sûre qu'on veut vous faire religieuse par force…
– Ah! cela, ils ne le peuvent pas, s'écria-t-elle, mais vivre ici pendant quatre ans, c'est impossible aussi!..
– Les premiers temps sont les plus durs, j'étais comme cela au commencement, il faut bien s'habituer un peu…
– Jamais! jamais!..
– Alors, écrivez une lettre, lui dis-je tout bas, un jour de sortie, je pourrai, sans que personne le sache, la mettre à la poste.
– Ecrire! A qui? Ceux du dehors sont pires encore que celles d'ici…
– On peut prévenir les gendarmes…
Elle essuya ses yeux brutalement, avec le coin du voile blanc, et me regarda, comme honteuse de s'être livrée à une si petite.
– Je sais ce que j'ai à faire, murmura-t-elle, c'est bien inutile de pleurer.
Elle me fit rasseoir devant le piano, et je dus reprendre l'étude de la Ronde des Percherons.
LIII
Je ne parlai qu'à ma chère Catherine, du chagrin terrible de sœur Anaïs, et très apitoyées, nous la suivions du regard. Nous remarquions que sa figure pâle se creusait, qu'elle maigrissait de jour en jour, et que ses yeux avaient quelquefois des éclats de colère effrayants. Nous cherchions à imaginer son histoire. Catherine croyait, sans doute d'après une aventure analogue qu'elle connaissait, que son père s'était remarié et qu'elle avait une belle-mère qui la détestait et l'enfermait au couvent, pour lui prendre sa fortune. En tous cas, ses parents étaient bien méchants et, une chose incroyable, jolie comme elle l'était, c'était qu'il n'y eût personne pour l'aimer et pour la défendre.
Elle venait rarement à la chapelle, et quand elle y paraissait, elle se tenait droite et immobile comme une statue et ne s'agenouillait jamais. On disait qu'elle refusait de se confesser et ne voulait pas communier. Quelquefois pourtant, elle tenait l'orgue: on entendait alors une musique peu ordinaire, qui roulait et grondait, ne s'arrêtait pas où il fallait, ne tenait compte de rien et désorganisait tout l'office.
Beaucoup de religieuses semblaient la fuir; elle n'en recherchait aucune, et l'on restait des semaines sans apercevoir sa pâle figure, de plus en plus morne et navrante.
Quel contraste avec la sœur Sainte-Barbe, rayonnante de santé et de joie, sous son voile noir, et qui ne manquait jamais de me crier, quand je la rencontrais:
– Tu vois, comme je suis heureuse!..
Un matin, au moment où l'on entrait en classe, on entendit, tout à coup, des cris effrayants, qui partaient de l'étage où était située l'infirmerie; puis une fenêtre s'ouvrit, laissant passer des hurlements plus aigus encore et se referma brusquement, tandis que des vitres cassées tombaient dans la cour.
Maîtresses et élèves s'étaient précipitées dehors, dans l'angoisse et la surprise.
Après des intervalles de silence, les cris reprenaient, vraiment terribles. On vit sortir des religieuses, qui couraient vers la chapelle en se bouchant les oreilles.
Etait-ce le feu? On eût dit vraiment les hurlements d'un malheureux brûlé vif. Les mères, qui allaient aux renseignements, ne revenaient plus.
Catherine se serrait contre moi et nous tremblions de peur.
– On dirait qu'on tue quelqu'un! me dit-elle tout bas.
La supérieure elle-même parut, et s'avança vers nous, à grands pas. C'était une personne dure et sèche, peu sympathique. Elle nous refoulait, d'un geste autoritaire.
– Rentrez, rentrez, mesdemoiselles, dit-elle, rentrez toutes et mettez-vous en prières: la sœur Anaïs se meurt. Tâchez de ne pas entendre ses cris et ses imprécations; la malheureuse est folle; au moment de paraître devant Dieu, elle profère d'épouvantables blasphèmes et des malédictions monstrueuses. Elle est possédée du démon. Priez Dieu qu'il la délivre et lui fasse miséricorde!..
– La sœur Anaïs se meurt!..
Si jeune, tout à coup, sans maladie! J'étais persuadée, moi, qu'on l'égorgeait, et Catherine, qui le croyait aussi, me jetait des regards épouvantés.
C'était probablement un suicide, longuement médité, quelque poison corrosif, qui torturait horriblement.
Ces cris perçaient les murailles: tandis qu'agenouillées par terre, les coudes sur les bancs, nous essayions de suivre la prière que la mère Saint-Raphaël disait, en haussant la voix, le plus qu'elle pouvait, pour couvrir les cris; mais nous les entendions, aussi aigus, aussi déchirants…
Il n'y eut ni glas, ni office; le corps de la pauvre jeune fille fut emporté la nuit.
On chuchota qu'elle était damnée, qu'elle avait reçu le prêtre à coups de pieds et craché sur l'hostie; et il fut défendu, sous les punitions les plus sévères, de reparler jamais de la malheureuse sœur Anaïs.
LIV
Les jours passèrent, monotones, prévus et réglés à l'avance, coupés seulement par quelques visites des tantes, qui m'apportaient des nonnettes de Tours, ou du chocolat.
Je me maintenais facilement à la première place de ma classe et j'avais toujours Catherine en face de moi. J'étudiais assez bien, mais capricieusement et seulement les choses qui m'intéressaient. Je m'étais passionnée pour un petit livre de classe, cartonné en beurre frais, intitulé: Connaissances utiles, qui contenait des éléments de géologie, d'astronomie et de physique. Au lieu d'apprendre la leçon donnée, je l'avais lu, tout de suite, d'un bout à l'autre, puis relu, et bientôt su par cœur. J'en aurais voulu un gros et plus détaillé, mais ce n'était pas le moment, me répondit-on, et je dus perdre mon temps à ne pas apprendre le calcul et la géographie, que j'avais spécialement en grippe.
Le jour de la sainte Catherine, il y avait fête au couvent. On m'amena ma sœur, afin qu'elle passât la journée avec moi et restât jusqu'au lendemain, pour profiter de ces réjouissances. Mais elle se trouva complètement dépaysée et effarée, au milieu de tous ces voiles noirs, de cette foule d'enfants criant et jacassant; elle ne me laissait pas m'éloigner d'un pas et se cramponnait à moi avec une peur extrême d'être abandonnée et de se perdre dans cette cohue.
On avait permis à Catherine, pour qui c'était doublement fête, de revêtir ce jour-là son beau costume national, cramoisi et or, qui la faisait si belle. Moins timide maintenant, elle le portait avec plus de grâce, mais c'était en novembre, et elle grelottait un peu. Les réjouissances consistaient surtout à faire tout ce que l'on voulait, à se promener partout et à manger une quantité de gâteaux invraisemblable. Il y en avait à profusion, à discrétion et on ne mangeait rien autre de toute la journée.
Quelques indigestions monstres attristèrent les lendemains!
LV
Une sœur, d'un air très grave, vint m'avertir, pendant la classe qu'on me demandait au parloir.
Etonnée de cette visite, à une heure qui n'était pas réglementaire, je partis en courant vers le tour, et quand je l'eus franchi, je m'élançai dans la cellule où on m'attendait; mais je m'arrêtai, tout interdite, devant une personne que je ne connaissais pas. C'était une femme vêtue de noir et coiffée d'un bonnet noir.
– Mademoiselle, me dit-elle, je viens de Montrouge: ce sont mesdemoiselles vos tantes qui m'envoient: une triste nouvelle. Je suis chargée de vous apprendre que monsieur votre grand-père est mort.
– Mon grand-père, mort!..
Ma première pensée fut celle-ci: «Il ne grondera plus», mais je ne pouvais pas me l'imaginer mort, je le voyais au contraire, bien vivant, et plus réellement qu'à l'ordinaire. J'entendais sa voix, sa tousserie, le choc de sa canne sur le plancher, quand il s'impatientait de n'être pas assez vite obéi.
– Ces pauvres demoiselles sont bien affligées, reprit la messagère, que dois-je leur dire de votre part?
– Dites-leur qu'il ne faut pas avoir de chagrin…
Je n'en avais pas assez, moi, et je me rendais compte que c'était très mal. Mais comment faire?..
La sœur Sainte-Madeleine vint m'offrir ses consolations. Elle m'enleva le ruban vert de ma classe, qui seul rompait le deuil du costume, et elle me conduisit à la chapelle, pour me faire faire une prière.
Le soir, au dortoir, je confiais à Catherine, très apitoyée, que j'avais eu plus de chagrin quand ma chèvre blanche était morte, et que la mère Sainte-Trinité m'avait causé plus de regrets, en trépassant.
– Il ne faut pas dire des choses comme cela, me souffla Catherine, on croirait que tu as mauvais cœur.
On ne vint pas me chercher pour l'enterrement; je ne sus rien, et je fus sans aucune nouvelle, jusqu'au jour où les tantes vinrent me voir, en grand deuil. C'était la première fois, depuis bien longtemps, qu'elles pouvaient sortir toutes les deux à la fois.
Tante Zoé, dès qu'elle m'aperçut, se mit à sangloter à hauts cris et fit une scène dramatique, prenant le ciel à témoin qu'elle avait soigné son père avec tout le dévouement possible et qu'on ne pouvait rien lui reprocher… Puis elle se calma, et, tandis que tante Lili continuait à pleurer à petits gloussements plaintifs, elle me raconta les derniers moments: il ne voulait pas mourir et se débattait d'une façon terrible. Quand on le croyait déjà expirant, il s'était dressé, debout sur son lit, ses longues jambes maigres hors de sa chemise, luttant encore avec la mort, puis il était retombé, de tout son haut.
Elles me dirent aussi qu'elles voulaient quitter la route de Châtillon, qu'elles n'avaient pas le courage d'habiter, seules, dans cette maison.
– Lui mort, toi partie, disaient-elle, c'est trop de vides, tout de même, nous ne pourrions pas endurer cela.
Moi, j'eus le cœur serré à l'idée qu'on abandonnerait cette maison, que peut-être, je n'y retournerais plus… Et je fus longtemps hantée par la vision de ce combat contre la mort, du grand-père dressé sur son lit, laissant voir ses jambes amaigries, puis retombant, tout à coup, d'une pièce.
LVI
Quelle surprise! Voilà que l'on emballe mes affaires! Sans préparation, sans dire pourquoi, on me retire du couvent. La nouvelle en tombe tout à coup…
La sœur Marie-Jésus, qui sait peut-être, pince les lèvres et reste impénétrable.
Qu'est ce que j'éprouve?.. Je ne sais pas bien… en tout cas, ce n'est pas de la joie. Est-ce que je vais regretter ce couvent, auquel j'ai eu tant de peine à m'accoutumer? Non, bien sûr, je déteste toujours la règle, les vilains murs gris, les grilles, cette vie sans initiative, où je n'ai pas cessé d'être une révoltée. Cependant, voilà près de deux ans que j'y suis et il a bien fallu m'accoutumer; l'arbuste transplanté a refait quelques racines, c'est encore un arrachement. Et Catherine? Il est certain que, si elle venait avec moi, je ne sentirais plus les regrets et je danserais de plaisir, à l'idée de m'en aller. Mais elle ne vient pas et, au moment de la quitter, je sens encore plus combien je l'aime. Notre amitié était si sûre et si confiante; mon effronterie protégeait sa timidité; mais elle, plus âgée et plus sérieuse, me conseillait et me retenait, au bord des folies trop graves; nous vivions si uniquement l'une avec l'autre, que, pour ma part, je n'ai retenu le nom d'aucune autre de nos compagnes…
Pauvre Catherine! quelle solitude pour elle! La laisser était encore pire que la quitter. Elle n'arrêtait pas de pleurer et de répéter:
– Qu'est-ce que je vais devenir sans toi?
On lui permit de rester avec moi le dernier jour et elle m'accompagna, tandis que je faisais mes adieux, à toutes les religieuses que j'aimais, et à quelques-unes que je n'aimais pas.
Ma première visite fut pour la sœur Sainte-Madeleine, qui n'avait jamais cessé d'être ma protectrice et à qui j'avais écrit tant de folles lettres. Puis, ce fut la maîtresse de ma classe, la mère Saint-Raphaël, si bonne, malgré ses froncements de sourcils et ses terribles moustaches. Je montai ensuite vers l'appartement réservé à l'étrange musicienne qu'était la sœur Fulgence. De loin, nous entendions le son du piano. Elle devait être en train de composer; sous les broussailles de ses sourcils, ses yeux fauves brillaient d'enthousiasme.
Elle regrettait beaucoup mon départ, car, disait-elle, j'avais de grandes dispositions pour la musique, déclaration qui manqua me faire pouffer de rire. Je lui rappelai les innombrables fessées au vinaigre, qui semblaient bien la démentir…
– C'est égal, dit-elle, encore quelques-unes et vous étiez dans la bonne voie.
Je vis la sœur Sainte-Barbe, toujours si florissante et si gaie. Elle s'attrista un instant à l'idée que j'allais affronter le, monde et courir tous les risques de la vie; tandis que sous le voile, on était si bien protégée, si à l'abri de tout.
– Nous pensions que vous resteriez au couvent et, qu'à la longue, la vocation vous viendrait, dit-elle.
Cette fois, je ne me retins pas de rire, c'était encore plus extraordinaire que mes dispositions pour la musique.
Après avoir embrassé la bonne sœur Dodo, si câlinante et si douce, je descendis à la cuisine, dire adieu à une des sœurs converses, pour laquelle j'avais une admiration spéciale, à cause de la façon dont elle enlevait, de ses bras robustes et en cambrant les reins, d'énormes marmites de cuivre. Je pus saluer du même coup les étranges personnes qu'on appelait les auxiliaires, qui, seules, communiquaient avec le dehors. Leurs longues pèlerines, leur bonnet bordé de ruches noires qui leur retombaient sur le nez, leur donnaient l'air de vieilles poules huppées. Elles s'étaient chargées, parfois, des commissions pour moi, lorsque j'avais quelques sous.
Je fis exprès de rendre en dernier la visite obligatoire à la supérieure; elle me détestait et je ne pouvais pas la souffrir. Je lui en voulais, surtout depuis qu'elle m'avait infligé une punition, dont je n'avais jamais pu comprendre le motif. C'était un soir, où nous traversions la cour, en rangs, deux par deux, pour aller de la classe au réfectoire. Un vieux jardinier arrosait les pavés et un rayon de soleil tapait sur son arrosoir. En passant, attirée par ces gouttes brillantes, je fis un pas hors du rang et je passais ma main à travers la gerbe de pluie lumineuse. La supérieure sortait du jardin, à ce moment, voile baissé, à cause du vieux jardinier; elle me vit, et ce geste bien innocent la mit hors d'elle-même. Elle déclara que c'était là le signe d'une dépravation précoce et qu'il fallait une punition exemplaire. J'avoue que j'ai souvent cherché à m'expliquer, depuis, sans y parvenir, comment elle avait vu là un signe de dépravation précoce!..
Notre entrevue fut courte et glaciale. Nous ne dissimulions, ni l'une ni l'autre, le plaisir que nous avions de nous séparer.
J'allai passer le temps qui me restait, dans le jardin des religieuses, sous cette treille sur laquelle je m'étais si bien cachée le soir de mon arrivée.
J'échangeais maintenant, avec Catherine, toutes sortes de promesses. Elle me donnait l'adresse de son correspondant à Paris, rue des Jeûneurs. C'est là que je pourrais la voir, les jours de sortie. Mais moi, il m'était impossible de lui dire où elle me trouverait, et j'étais humiliée qu'on pût ainsi disposer de moi, sans moi. Où allait-on me conduire encore? Etait-ce à Montrouge? Pourvu que ce ne fût pas chez ma grand'mère!..
A cinq heures, on m'appela. J'embrassai une dernière fois, et pour la dernière fois, ma chère Catherine…
C'étaient ma mère et ma sœur qui venaient me chercher. Elles paraissaient très pressées, et très contentes de m'emmener.
– Où est-ce que nous allons? demandai-je, pendant que la voiture commençait à dégringoler péniblement la pente raide de la Montagne Sainte-Geneviève.
– Comment, où nous allons? s'écria ma mère de sa voix sonore et grave, nous allons chez nous … et, maintenant, je l'espère bien, tu ne nous quitteras plus.
LVII
Ce n'était plus rue Rougemont, que mes parents habitaient, mais rue de la Grange-Batelière, un appartement plus vaste, au cinquième encore, avec une belle terrasse, qui prenait de l'air par-dessus les bâtiments de l'Hôtel Drouot.
Aussitôt arrivée, ce qui me séduisit le plus, ce fut le moelleux des fauteuils. Ceux du salon étaient cependant des meubles Louis XIV, assez rigides, entre leurs moulures dorées, mais ils repoussaient bien loin, dans le dédain et l'oubli, les bancs étroits et secs du couvent. J'allai m'asseoir, successivement, sur tous les sièges, en caressant du bout des doigts les fleurs satinées du damas pourpre.
Mon père rentra, très impatient de me voir.
– Elle est là? demanda-t-il dès la porte.
Il vint s'asseoir dans le salon et me prit entre ses genoux.
– Je suis joliment content que cette affaire soit close, dit-il. Et toi, es-tu contente d'être ici?
– Je ne sais pas encore.
– C'est vrai, tu ne nous connais guère et nous avons beaucoup à nous faire pardonner…
– Je te connais, lui dis-je, tu es un monsieur qui fait des histoires et des fables.
– Des fables!..
– J'en sais, veux-tu que j'en récite une?
– Voyons?..
Très sûre de ma mémoire, sans embarras, je me suis mis à réciter d'une petite voix monotone:
LE CHANT DU GRILLON
Souffle, bise! tombe à flots, pluie
Dans mon palais tout noir de suie
Je ris de la pluie et du vent:
En attendant que l'hiver fuie,
Je reste au coin du feu, rêvant.
…
La bouilloire rit et babille;
La flamme aux pieds d'argent sautille,
Et, accompagnant ma chanson,
La bûche de duvet s'habille;
La sève bout dans le tison.
…
Pendant la nuit et la journée,
Je chante sous la cheminée;
Dans mon langage de grillon
J'ai, des rebuts de son aînée,
Souvent consolé Cendrillon.
…
– C'est mon pauvre cher père qui t'a appris cela, dit-il avec une tristesse dans les yeux. On dirait que tu mets une certaine malice à parler justement de Cendrillon… Eh bien, c'est moi qui te le promets, désormais, cher petit grillon, tu te chaufferas toujours les pattes à mon foyer.
Au dîner, je sus enfin pourquoi l'on m'avait retirée si brusquement du couvent. Mon père me l'expliqua tout simplement.
– Moi, je n'ai jamais été pour le couvent, dit-il, et voilà longtemps que cette affaire-là m'embêtait… Ta grand'mère et ta tante Carlotte s'imaginèrent de s'occuper de toi, de ton éducation, de ton avenir, toutes choses parfaitement inutiles, puisque je suis là. Mais ta mère ne voulait pas les contrarier, trouvait que cette intervention pouvait t'être très utile et j'eus la faiblesse de te reprendre à mon père et à mes sœurs, que cela peinait beaucoup, pour te laisser fourrer dans cette boîte grillée. Mais il paraît que cela ne suffisait pas: notre société est pernicieuse, notre contact dépravant et, pour qu'on parvienne à faire de toi une personne tout à fait édifiante, une vraie sainte, nous devions, ta mère et moi, renoncer à toi, nous engager à ne jamais te revoir, à te considérer comme orpheline. – Ça, c'est une idée de la mère Grisi, qui en a beaucoup de cette force. – Tu penses comment fut accueillie cette ingénieuse proposition? Je me suis mis en fureur et j'ai envoyé promener ces aimables personnes, comme j'avais, d'ailleurs, envie de le faire depuis longtemps. Ta mère, par extraordinaire, m'a approuvé, et Monstre Vert n'est pas fâché d'avoir quelqu'un avec qui jouer.
La fin du dîner fut égayée par un incident.
Depuis quelques jours, une nouvelle femme de chambre était entrée. C'était une jeune Alsacienne, qui parlait à peine le français, et était placée pour la première fois. Elle avait une bonne figure fraîche, le nez retroussé, de jolis yeux noirs, et s'appelait Marianne.
Craignant de manquer de pain, on lui dit d'aller vite en chercher un. Elle partit en courant et, après un temps assez long, revint, mais sans rien rapporter.
– Eh bien, où est-il, ce pain? demanda ma mère.
– On l'apporte tout de suite.
Nous finissions le dessert, quand un bruit de pas lourds, compliqué de chocs sonores, arrêta la conversation, et un homme, coiffé d'une baignoire de cuivre, entra dans la salle à manger.
– Qu'est-ce que c'est que ça? s'écria ma mère.
– C'est le pain, madame, répondit Marianne, où faut-il le mettre?
Mais un fou rire seul lui répondit.
L'homme sous la cloche nous regardait ahuri; il se tint les côtes, aussi, quand il eut compris. Marianne, elle, prit très mal la chose, elle éclata en sanglots, et on eut beaucoup de peine à la consoler.
Pendant que mon père prenait son café, en lisant un journal, ma sœur renversa sur la table une boîte de dominos, en me disant:
– Sais-tu jouer?
La Tatitata m'avait appris, autrefois, mais, au couvent, j'avais à peu près oublié, cela ne m'empêcha pas de répondre sans hésiter:
– Bien sûr, que je sais.
Et nous nous absorbâmes dans une partie très fantaisiste.
Un coup de timbre nous interrompit, et, bientôt, un personnage, très singulier, entra, sans aucun bruit et en saluant de la tête. Il me fit l'effet d'un prêtre sans soutane.
C'était Charles Baudelaire.
– Ah! voilà Baldelarius! s'écria mon père, en tendant la main au nouveau venu.
Mon père a tracé ainsi son portrait.
«… Il avait les cheveux coupés très ras et du plus beau noir; ces cheveux faisant des pointes régulières sur le front d'une éclatante blancheur, le coiffaient comme une espèce de casque sarrasin; les yeux, couleur de tabac d'Espagne, avaient un regard spirituel, profond, et d'une pénétration peut-être un peu trop insistante, quant à la bouche, meublée de dents très blanches, elle abritait, sous une légère et soyeuse moustache ombrageant son contour, des sinuosités mobiles, voluptueuses et ironiques, comme les lèvres des figures peintes par Léonard de Vinci; le nez fin et délicat, un peu arrondi aux narines palpitantes, semblait subodorer de vagues parfums lointains. Une fossette vigoureuse accentuait le menton comme le coup de pouce final du statuaire; les joues soigneusement rasées, contrastaient par leur fleur bleuâtre que veloutait la poudre de riz, avec les nuances vermeilles des pommettes; le cou d'une élégance et d'une blancheur féminines, apparaissait dégagé, partant d'un col de chemise rabattu et d'une étroite cravate en madras des Indes et à carreaux. Son vêtement consistait en un paletot d'une étoffe noire lustrée et brillante, un pantalon noisette, des bas blancs et des escarpins vernis, le tout méticuleusement propre et correct avec un cachet voulu de simplicité anglaise et comme l'intention de se séparer du genre artiste, à chapeau de feutre mou, à veste de velours, à vareuse rouge, à barbe prolixe et à crinière échevelée. Rien de trop frais, ni de trop voyant dans cette tenue rigoureuse. Charles Baudelaire appartenait à ce dandysme sobre qui râpe ses habits avec du papier de verre pour leur ôter l'éclat endimanché et tout battant neuf si cher au philistin et si désagréable pour le vrai gentleman. Plus tard même, il rasa sa moustache, trouvant que c'était un reste de vieux chic pittoresque, qu'il était puéril et bourgeois de conserver…»
Déjà, il avait coupé cette moustache et c'est ce qui lui donnait pour moi l'air d'un prêtre. Je le regardais avec ces yeux écarquillés et fixes que j'avais devant toute chose nouvelle.
– Je te présente mon autre fille, dit mon père.
– Ah! c'est ce mystérieux «Ouragan» dont on parle quelquefois et qu'on ne voit jamais?.. Tu l'as exécutée, à ce qu'il me semble, sur le modèle de ton rêve, car elle a l'air d'une petite fille grecque.
– Ma foi, je n'y pensais guère en la faisant, dit mon père en riant.
Baudelaire se tourna vers moi.
– Mademoiselle, me dit-il d'un air solennel, défiez-vous de ce nom d'Ouragan, je vous prédis que vous causerez des naufrages.
Là-dessus, il s'en alla, avec mon père, dans une autre pièce et ma mère nous emmena nous coucher, ma sœur et moi.
On avait dressé un petit lit pour moi dans la chambre de ma mère, où ma sœur avait le sien, que l'on plaçait, le soir, tout contre le grand.
Sous la lumière opaline et douce de la veilleuse, je m'endormis bientôt, la tête bourdonnante d'une journée si pleine d'événements.
Pour la première fois, j'eus, la nuit, une légère crise de somnambulisme. Ma mère, éveillée par le bruit, me vit me promenant dans la chambre, d'une allure bizarre, cherchant sur les tables en tâtonnant, ouvrant les tiroirs, avec les gestes lents et en regardant ailleurs.
Elle m'observa quelque temps, puis me dit, à voix basse pour ne pas éveiller ma sœur:
– Qu'est-ce que tu fais là?..
– Je cherche le numéro six, répondis-je.
– Eh bien! va te coucher, tu le trouveras plus tard!
J'allai me coucher sans répliquer et je ne bougeai plus. On me raconta cela à mon réveil, car je ne me souvenais de rien.