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Kitabı oku: «Le second rang du collier», sayfa 10

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«Bœuf en Chambre» me fît cadeau d'un dictionnaire chinois-français, un grand in-folio que j'ai toujours. Il avait été publié en 1813, sur l'ordre de Napoléon, par le Père de Guignes. Très imparfait au point de vue pratique, il est remarquable comme typographie; les caractères chinois, de deux centimètres carrés, sont très élégamment gravés; l'édition est devenu rare. Il était d'un maniement laborieux et nous l'appelions, pour rire: «Le dictionnaire de poche.»

Tout de suite je voulus lire les poètes et essayer de les traduire. Je commençai à réunir les matériaux de la première version du Livre de Jade, que «Judith Walter» publia bientôt. Pour réaliser ce travail, je dus faire connaissance avec la bibliothèque de la rue de Richelieu. Là seulement on pouvait trouver des livres chinois. Presque chaque jour, accompagnée de Ting, qui me tenait lieu de duègne, j'allais m'installer dans la salle des manuscrits et nous fouillions les recueils de poésies, pour y découvrir des poèmes à notre goût, les copier, afin de les emporter et de les étudier à loisir. J'aimais beaucoup ce milieu solennel et austère, si calme et si studieux; il m'en imposait un peu et je n'osais parler que tout bas.

La première fois que je vins à la Bibliothèque, cependant, il se produisit un incident qui faillit bien m'empêcher d'y revenir jamais. A quatre heures, les garçons de salle firent retentir leur impératif: «Messieurs, on ferme!» Ayant jeté un rapide coup d'œil sur les travailleurs, je vis que personne ne bougeait. Je crus avoir le droit de ne pas me presser plus que les autres. Alors un des garçons cria tout près de nous:

– On ferme!

Nous nous dépêchions, Ting et moi, de terminer la copie de quelques vers; mais le garçon, s'adressant directement à nous, cria encore une fois:

– On ferme!

Aussitôt, à une table assez distante, un monsieur se leva, furieux, et interpella violemment l'employé:

– Vous n'êtes qu'un malappris! voilà deux fois que vous vous adressez, spécialement, à cette dame. On n'a pas idée d'une pareille insolence!..

Le garçon riposta brutalement et le monsieur s'élança sur lui, dans le brouhaha de toute la salle en émoi. Je m'enfuis, entraînant le chinois très ahuri, au moment où, par-dessus des têtes, était brandi un fauteuil!..

Plus tard, on nous autorisa à emporter de la Bibliothèque les livres dont nous avions besoin. Nous nous installions alors, pour travailler, dans un coin du salon, près de la fenêtre de la rue; mais j'avais à lutter contre la paresse, tout orientale, de Ting-Tun-Ling, qui accaparait le grand fauteuil et s'y endormait volontiers.

Mon père s'intéressait extrêmement à la traduction de ces poèmes chinois; il les arrangeait quelquefois en vers. Malheureusement, il n'en écrivit que des brouillons et je crains bien qu'aucun n'ait été conservé. Je n'ai pu retrouver dans ma mémoire que les deux vers qui terminaient la pièce intitulée: l'Épouse vertueuse:

 
Avant d'être ainsi liée,
Que ne vous ai-je connu!
 

Le rhythme était de sept pieds, comme dans l'original chinois.

Il aima beaucoup mon premier livre et me fit l'exquise surprise d'écrire quelques lignes sur lui, à propos du poème en prose de Baudelaire, les Bienfaits de la lune:

Nous ne connaissons d'analogue à ce morceau délicieux que la poésie de Li-Taï-Pé, si bien traduite par Judith Walter, où l'impératrice de la Chine traîne parmi les rayons, sur son escalier de jade, diamanté par la lune, les plis de sa robe de satin blanc…

Une nuit, tout le monde dormait dans la maison, toutes lumières éteintes, quand un violent coup de sonnette retentit.

J'avais le sommeil très léger: je fus éveillée la première et je me levai, très effrayée. J'allai dans la chambre de ma mère, qui s'éveillait aussi, mais croyait avoir rêvé ce coup de sonnette.

– C'est quelque farceur, dit-elle.

Cependant elle se leva, ouvrit la fenêtre, poussa les persiennes et se pencha au dehors en criant d'une voix terrible:

– Qui est là?

Un grand éclat de rire lui répondit et, en même temps, une voix bien connue disait gaiement:

– C'est le père Dumas!.. le grand Dumas!.. que son fils vous amène.

Tout le monde était sur pied, maintenant; de sa chambre mon père se penchait à son tour vers la rue, aussi surpris que charmé par cette visite imprévue.

Alexandre Dumas s'excusait de venir le surprendre à pareille heure.

– C'est que j'ai absolument besoin d'un numéro du Moniteur d'il y a quinze jours, disait-il; peut-être le retrouverons-nous ici… Et puis j'avais grande envie de vous revoir; je n'ai pas trouvé d'autre moment: j'arrive de voyage et je repars demain.

– Le temps de passer un pantalon, et je descends vous ouvrir, dit mon père.

Dumas! le grand Dumas! que nous n'avions jamais vu encore!.. l'auteur des Trois Mousquetaires!.. Avec une hâte fiévreuse, on s'habillait, à peu près, et nous fûmes bientôt tous réunis au salon.

Dumas nous apparut, colossal: mon père, auprès de lui, devenait svelte et petit. Il avait le teint bronzé, d'abondants cheveux crépus, qui lui faisaient une tête énorme, des yeux gais et des dents éblouissantes, entre les lèvres charnues.

Tout de suite il nous tendit les bras et nous embrassa paternellement… On alluma des lampes et on jeta au milieu du salon des paquets de journaux qui avaient été apportés. Nous nous mîmes à chercher, ma sœur et moi, cet article dont Dumas ne savait pas bien la date et, pendant ce temps, avec de grands gestes et des rires sonores, il causait: rappelant des souvenirs, exposant des projets, donnant des détails sur le voyage qu'il venait de faire.

L'attitude d'Alexandre Dumas fils devant son père nous frappa. Il semblait très petit garçon, l'écoutait sans rien dire, dans une sorte de recueillement, et le regardait avec une expression de respectueuse tendresse, vraiment charmante.

Nous ne trouvions pas le numéro du Moniteur qui contenait le document cherché. Mais bientôt le grand Dumas, agacé par ce bruit de papier froissé, nous avoua, qu'au fond, il n'avait pas du tout besoin de cet article.

On déboucha du pale ale, et j'en versai au bon géant, qui, debout devant la cheminée, me regardait en souriant. Alors, levant son verre contre la flamme de la lampe, il me dit:

– C'est drôle! tes yeux ont tout à fait la couleur de cette bière.

Il faisait jour quand il nous quitta, pour aller, disait-il, dormir quelques heures, avant de boucler de nouveau sa valise.

Un mois plus tard, je le rencontrai boulevard de la Madeleine. Je courus à lui et, sans hésiter, il me serra avec effusion sur les vastes pentes de son gilet de nankin. Mais, aussitôt après, il me demanda:

– Qui es-tu, toi?..

Je le revis une autre fois, chez M. Robelin, qui l'avait invité à déjeuner. Ce jour-là, je lui présentai Ting-Tun-Ling, et nous lui demandâmes, très solennellement, l'autorisation de traduire en chinois les Trois Mousquetaires.

Épris des arts plastiques et de la beauté de la forme comme il l'était, Théophile Gautier ne pouvait manquer de s'inquiéter de lui-même et de son aspect physique: l'idée qu'il vieillissait, l'attristait infiniment.

– Personne, cependant, n'a été plus jeune que moi! s'écriait-il quelquefois.

Il allait alors se regarder, de tout près, dans les miroirs, «pour étudier les progrès, lents mais sûrs, de la décrépitude…»

Le résultat de ces observations s'exprimait par l'improvisation, paroles et musique, d'un récitatif comme celui-ci:

 
J'ai, plus je me regarde et plus je m'examine,
Le fond du teint très jaune et fort mauvaise mine…
 

Il réagissait, néanmoins, de son mieux. Sa toilette lui prenait toujours beaucoup de temps: il aimait les soins délicats, les bains odorants, les parfumeries fines, et regrettait toujours que les hommes fussent condamnés aux affreux habits modernes, qu'il voulait du moins sortant de chez le plus habile tailleur. Il nous confiait le soin d'arranger sa chevelure, de la bien lustrer et de lui donner un joli tour. Il se risquait parfois à me laisser peigner sa barbe; mais il était très douillet, et, si je tirais le moins du monde, il me faisait des grimaces bouffonnes, roulant des yeux terribles et grinçant des dents. Sa cravate, qu'il ne savait pas nouer lui-même, exigeait aussi une attention méticuleuse.

– Comment me trouves-tu? disait-il, lorsqu'il était prêt.

– Tu as l'air d'un beau lion, très fort et très doux.

– Oui, tu dis cela pour me faire plaisir. Mais, au fond, tu me considères comme un père noble, un Géronte, un vieux birbe.

Il me conduisait alors devant le grand portrait que Chatillon, poète, peintre et sculpteur, a fait de lui.

–Voilà comment j'étais à vingt-huit ans, disait-il; c'est là l'image que je voudrais laisser de moi, et elle était d'une ressemblance absolue. Si je le pouvais, je détruirais tous les autres portraits, plus ou moins hideux, que l'on m'a fait subir. Physiquement, l'homme est vraiment lui-même à trente ans; à partir de là, il ne progresse plus, et bientôt, hélas! il commence à descendre, plus ou moins vite, l'autre versant de la montagne. La réputation vient tard, en général, et on ne laisse de soi qu'un masque flétri et déformé, par les fatigues et les peines de la vie. Cela est absurde. Passé trente ans, on ne devrait jamais laisser faire son portrait. Mais les peintres demandent à vous «pourtraire», non pas parce que l'on est beau, mais parce que l'on est célèbre…

Célèbre, il l'était, en effet, et personnellement connu, à ce qu'il semblait, par tous les passants. Quand il sortait, il était aussi fréquemment salué qu'un chef d'État. Il répondait, par de grands coups de chapeau, à des inconnus, la plupart du temps. Ce manège avait pour résultat l'usure rapide de ses couvre-chefs: le bord s'amollissait, se cassait et bientôt lui pendait sur le front. C'était là un dommage irréparable et il fallait remplacer la coiffure.

Il était accablé d'invitations, à des dîners, à des soirées, qui l'ennuyaient mortellement. Le monde officiel le sollicitait aussi et l'intéressa quelque temps. Il reçut, un jour d'été, une invitation de l'empereur et de l'impératrice, à venir passer une semaine au palais de Compiègne.

Cela nous causa un certain émoi. Il existait, sans aucun doute, un cérémonial, une tenue de rigueur. Mon père s'informa: l'après-midi, redingote noire, pantalon et gilet de fantaisie; le soir, culotte courte et bas de soie, gilet, habit, épée et bicorne. Il n'y avait que le temps bien juste de se munir: le tailleur ne put promettre la culotte que pour le jour même du départ. Ce jour venu, on n'attendait plus qu'elle pour fermer la malle, mais la culotte n'arrivait pas. Rodolfo, qui était là, prit la voiture devant la porte, pour aller jusqu'à un fiacre, et courir à toute bride chez le tailleur.

Nous essayions de patienter.

– Toujours quelque anicroche à ma toilette me taquine, quand j'ai affaire à des souverains! disait Théophile Gautier. En Espagne, le jour où l'on me présenta à la reine, j'avais un gilet de nankin, fraîchement empesé et rétréci au blanchissage, si bien qu'il fut impossible d'attacher la boucle. Au mouvement que je fis pour saluer, je sentis un craquement dans le dos: la toile, brûlée par l'empois, cédait!.. A mesure que je m'inclinais, la déchirure augmentait, avec un bruit qui me paraissait formidable, tandis que le devant du gilet bouffait, d'une façon grotesque. J'aurais voulu être à six pieds sous terre … et je fus parfaitement stupide.

Rodolfo revint.

– Eh bien! dit-il, le paquet est arrivé?

– Pas du tout!

– Comment? Il y a plus de deux heures que celui qui le porte est parti, et il avait l'ordre de prendre une voiture!

– Il a peut-être perdu l'adresse et est retourné là-bas pour la redemander.

On attendit jusqu'à la dernière minute, mais mon père, très anxieux, dut se mettre en route sans emporter la culotte courte. Il était entendu que Rodolfo la porterait à Compiègne, aussitôt que possible, le jour même, probablement.

Mais la journée se passa en attentes et en courses vaines: l'émissaire ne reparut pas chez le tailleur, qui ignorait son adresse. On ne le revit au magasin que le lendemain assez tard, et comment il fut reçu, on le devine. Où avait-il déposé le paquet? Qu'en avait-il fait, puisqu'il ne l'avait pas remis et qu'il ne le rapportait pas?.. Après quelques hésitations, le misérable se confessa. Pour bénéficier de la différence de prix, au lieu de prendre un fiacre, comme on le lui avait ordonné, il avait pris l'omnibus et était même monté sur l'impériale. Il tenait le paquet bien soigneusement sur ses genoux; mais, vers la moitié de l'avenue, un voyageur pressé avait, en passant, si brutalement accroché le paquet qu'il fut projeté, du haut de l'omnibus, en pleine boue. N'osant pas livrer le vêtement dans l'état où il le ramassa, l'employé revint à Paris et courut chez un teinturier, pour le faire nettoyer. Celui-ci ne voulut pas interrompre ses occupations pour s'occuper, tout de suite, de ce travail nouveau, qui demandait du temps et des soins, et il avait gardé la culotte.

Avec quel plaisir, on eût roué de coups ce malheureux! Mais cela n'eût rien réparé. En l'accablant d'injures, on le suivit chez le dégraisseur inconnu, et Rodolfo ne put partir que le soir pour Compiègne, sans espoir d'arriver avant l'heure du dîner impérial. Ce ne fut que le troisième jour après son arrivée que Théophile Gautier put se présenter devant ses hôtes. Il avait été obligé de se dire souffrant et de rester confiné dans sa chambre où il se morfondait. L'empereur ne manqua jamais, quand mon père venait le saluer, de lui demander s'il était bien remis de cette indisposition.

Ce séjour à Compiègne plut à mon père: le château luxueux, les beaux horizons, la vie raffinée et sans heurts, si bien abritée des ennuis et qui roulait comme sur un tapis de velours, lui semblait l'existence normale, qui seule pouvait permettre à la flamme de l'esprit de donner l'éclat complet de sa lumière, tandis qu'elle vacille sans cesse, aux cahots de la route et à tous les vents des soucis.

Il nous raconta l'ordre des journées, qui laissait aux invités beaucoup d'heures de liberté: la matinée était à eux; les souverains paraissaient au déjeuner, puis ils se retiraient et chacun faisait ce qu'il voulait. Le plus souvent, par groupes sympathiques, on s'en allait en excursion dans les environs: des voitures étaient toujours prêtes et à la disposition des invités. Au dîner, il fallait être en tenue; la soirée se prolongeait et s'achevait en bal. Ce qui, par exemple, n'était pas très babylonien ni sardanapalesque, disait mon père, c'est qu'on dansait aux sons d'un orgue de Barbarie; même il n'y avait pas une personne spéciale pour tourner la manivelle: – on ne voulait pas d'un intrus dans l'intimité; – les hôtes de bonne volonté faisaient la manœuvre.

– J'ai dû, moi aussi, moudre des valses, des quadrilles et des polkas, tandis que se trémoussait la noble assistance.

VII

Une grande dame russe, nouvellement installée à Paris, la princesse *** manifesta le plus vif désir de faire la connaissance de Théophile Gautier. L'espoir de le rencontrer, par hasard, ne se réalisant pas, elle se décida à écrire au poète son admiration pour lui et la joie qu'elle aurait de le voir.

La petite lettre parfumée, timbrée d'un chiffre d'or, fut apportée par Charles Yriarte, qui connaissait la princesse et était en relation avec mon père. L'aimable messager donna quelques détails biographiques sur la noble dame, dont Paris, disait-il, allait s'engouer: orpheline, presque en naissant, elle avait hérité, à l'âge de six mois, de huit cent mille livres de rente. Sous l'œil indulgent d'une grand'mère, elle avait grandi, pareille à une plante rare, entourée de soins et cependant libre, comme si l'on eût combiné pour elle la serre et la forêt vierge. Jeune fille, elle ne fit rien qu'à sa tête et soumit tout à ses caprices. D'assez bonne heure, elle s'était mariée; elle avait deux fils. Maintenant veuve, belle, jeune, indépendante et frondeuse, elle courait le monde sans entraves et sans soucis, un peu folle peut-être, mais d'une folie russe et délicieuse.

La princesse priait Théophile Gautier de vouloir bien venir dîner le lendemain, chez elle, dans l'intimité. Assez curieux de voir cette étrange et séduisante personne, mon père accepta l'invitation.

Nous étions couchées depuis longtemps quand il revint de chez la princesse ***. Mais nous ne dormions jamais que d'un sommeil léger et inquiet, tant que le père n'était pas rentré. Pour moi, quand il mettait la clef dans la serrure, ce faible choc m'éveillait aussitôt et j'écoutais tous les bruits familiers et rassurants qui se succédaient alors: – la porte refermée, le verrou poussé, la clef jetée sur le guéridon, dans l'angle du vestibule où la lumière attendait; puis la montée tranquille de l'escalier et les pas sonnant sur le parquet de la chambre. – Ce n'était pas tout encore: Théophile Gautier ne manquait jamais de venir dire bonsoir à ma mère et, assis près du lit, de lui raconter, en détail, tout ce qu'il avait fait et vu. Notre chambre communiquait avec celle de ma mère et la porte restait ouverte. J'entendais donc toujours, sans en rien perdre, les narrations. Mais, ce soir-là, il fut très bref: la princesse *** était extrêmement aimable et assez originale; il avait trouvé l'installation somptueuse et le dîner excellent; un sterlet du Volga y figurait, ce succulent poisson dont il n'avait pas goûté depuis son voyage en Russie et dont il était très friand… Puis il bâilla longuement et s'alla coucher.

Le lendemain cependant, durant une absence de ma mère, il nous en dit un peu plus. La princesse l'avait à la fois charmé et presque scandalisé.

– Elle est grande, un peu trop grande même pour une femme: cela lui donne beaucoup de majesté, malgré le galbe assez enfantin de la tête. Son corps a des souplesses et des grâces de chatte, ou des mouvements brusques et saccadés de jeune cabri. Après dîner, elle a chanté «Il Bacio» en mon honneur, car elle ne regardait que moi, et en accentuant les paroles passionnées de la valse, par des tortillements, des pâmoisons, des œillades, tellement provocantes que j'en étais tout interloqué. Si nous avions été seuls, ces manières m'eussent paru assez claires, mais elles l'étaient moins en la présence de vagues comparses, graves comme des augures et qui semblaient les trouver toutes naturelles. Je m'en suis tiré par quelques madrigaux, assez vifs, et la dame a l'air enchantée de moi. Huit cent mille livres de rente, dès l'âge de six mois, cela vous donne dans la vie un imperturbable aplomb et un beau dédain du qu'en-dira-t-on… Après tout, la belle Russe est peut-être tout simplement une sorte de Célimène instinctive et innocente, qui a la fantaisie d'atteler un poète à son char!

Dans la journée, la princesse envoya des fleurs, accompagnées d'une lettre: elle remerciait de la bonne soirée de la veille et indiquait les jours privilégiés où elle recevait seulement ses amis.

Paris commençait à s'occuper d'elle; dans toutes les fêtes officielles elle faisait sensation, par son allure, sa beauté et ses toilettes, très magnifiques. On racontait qu'elle avait une fois sauté au cou de sa couturière, qui lui livrait une robe particulièrement admirable, et s'était écriée:

– Mais tu n'es pas ma couturière, tu es mon amie!..

Théophile Gautier retourna chez la princesse et prit plaisir à la fréquenter; il s'établit entre elle et lui ce que nous appellerions aujourd'hui «un flirt», mais le mot n'était pas encore à la mode. Elle recherchait son avis et ses conseils en maintes circonstances et ses envoyés parcouraient sans cesse la route de Neuilly. Quand le père était absent, nous dissimulions autant que possible, pour les lui donner en particulier, les lettres, bien faciles à reconnaître, qui venaient de la princesse. Nous avions remarqué qu'il évitait de parler d'elle, excepté avec nous: non qu'il eût rien à cacher, mais il lui eût été pénible d'entendre formuler sur elle quelque appréciation désobligeante.

Un soir, vers dix heures, un équipage s'arrêta devant notre porte. La voiture était vide et le valet de pied remit un billet très pressant: la princesse suppliait Théophile Gautier de venir chez elle, tout de suite. Il partit assez effrayé, mais il trouva la belle Russe debout devant sa psyché, essayant le costume de Salammbô qu'elle devait porter à un bal travesti chez la comtesse Walewska. Il s'agissait de savoir si le costume seyait, si rien ne manquait, si les détails étaient exacts: avec l'approbation de son grand ami elle serait tranquille.

Les deux fils de la princesse, deux gamins de dix ou douze ans, soulevaient le plus haut qu'ils pouvaient, chacun un candélabre, pour bien éclairer leur superbe maman, dont ils paraissaient très fiers.

Le costume eut beaucoup de succès, le soir de la fête; il causa même un peu de scandale: les journaux de l'opposition clabaudèrent sur la chaînette d'or que les vierges carthaginoises portaient entre les chevilles et que la princesse n'avait pas voulu supprimer. Mais les clameurs lui importaient peu et n'altérèrent pas sa sérénité.

L'amour des lettres et la fréquentation des poètes avaient fait naître dans son esprit une haute ambition, qu'elle avoua bientôt: elle voulait écrire un livre!..

Chez une personne d'un caractère aussi résolu, du désir à l'accomplissement, l'espace fut court. Le livre avança vite, mais pour le mener à bien, les conseils et l'assistance de Théophile Gautier furent, plus que jamais, indispensables: il refit, anonymement la courte préface, et, comme l'héroïne de cette sorte d'autobiographie, éprouvait une gêne à peindre elle-même son portrait, elle le pria de vouloir bien le tracer, à sa place, mais en exprimant très sincèrement tout ce qu'il pensait d'elle.

L'auteur disait dans la préface:

Je n'ai pas la prétention d'être un écrivain; je suis étrangère, j'ai peu d'expérience, mais je regarde et je vois. Je viens de passer quelques mois dans cette grande ville qui s'intitule la lumière du monde; je ne puis me vanter de la bien connaître, je tiens à prouver du moins que je l'ai observée, et à conserver les impressions que j'ai reçues.

Je demande l'indulgence du lecteur pour ces pages futiles: j'ai dit ce que j'ai vu, simplement, comme je l'ai pensé. Tout est vrai dans ce livre, même le petit roman de cœur qui en est le fond.

On y chercherait vainement des portraits. Je n'ai peint que des tableaux; s'il s'y trouve quelques ressemblances, c'est que j'aurai eu des souvenirs involontaires.

En réunissant mes notes sur cette société où j'ai vécu une saison, j'ai cherché plutôt un amusement qu'un succès, je ne serai donc ni surprise ni blessée des critiques que l'on m'adressera sans doute. Je les accepte d'avance, en déclarant néanmoins qu'elles ne changeront rien à mes opinions; tout au plus, m'apprendront-elles à en modifier la forme. J'ai mes convictions et mes idées: bonnes ou mauvaises, je les garde; elles m'appartiennent en propre, et j'ai pour principe que dans ce monde il faut être soi, c'est la seule manière d'être réellement quelque chose.

Et voici le portrait, où l'on retrouve aisément la couleur et le style de celui qui l'a exécuté:

C'est une de ces femmes qui ne sauraient passer inaperçues et qu'on ne peut oublier lorsqu'on les a rencontrées une fois. Grande, svelte, sa taille est d'une élégance et d'une désinvolture sans pareilles. Son visage n'a point de régularité, cependant il est adorable; ses yeux ont une expression de douceur et de mutinerie qui attire les femmes et qui captive les hommes; elle a des dents de perle, un sourire où la bonté tempère la malice, une peau de satin; des cheveux blonds, qu'elle a la coquetterie de porter bouclés, sans s'inquiéter de la mode, donnent de l'éclat à son teint de rose du Bengale; elle éblouit d'abord, elle plaît ensuite, et quand elle a plu on l'aime bientôt, car chaque jour on découvre en elle de nouvelles qualités; son âme est pleine de poésie, elle est d'une honnêteté et d'une franchise rares; incapable de tromper, elle ne croit à la perfidie que contrainte par l'expérience, encore elle s'efforce d'en douter souvent.

Son immense fortune ne lui sert qu'à faire des heureux; elle ne peut voir souffrir personne et elle devine bientôt les douleurs qu'elle peut soulager, avec l'instinct des grandes natures; la sienne est pleine de contrastes.

Elle est gaie, elle est triste; elle est emportée et docile; elle est généreuse et défiante; elle a mille idées dans la tête et mille sentiments dans le cœur, qui se croisent et se contrarient; un entraînement la pousse dans une voie, elle y court, elle s'y jette avec passion; une réflexion, un pressentiment, un caprice l'arrêtent, elle retourne subitement en arrière et rien ne peut la ramener.

Versatile et constante, elle changera vingt fois par jour d'opinions, de projets et de désirs; pourtant ses affections ne varient pas, son cœur ressemble à un de ces lacs dont on voit le fond, où les plantes marines, les cailloux brillants, semblent à la portée de la main, et dont la profondeur est immense. C'est une enfant par la grâce, c'est un philosophe par la pensée.

Elle a la câlinerie de la torpille, elle endort les soupçons, elle s'empare de ceux qui sont les plus en garde contre elle, et cela sans aucun plan d'envahissement arrêté, uniquement par le charme qu'exhale toute sa personne, comme les fleurs exhalent leurs parfums. Elle est créée pour séduire, ainsi que les violettes pour embaumer.

Avec une telle personnalité, la coquetterie ne peut faire défaut. Elle est involontaire, mais c'est dans son essence même, il ne faut pas le lui reprocher. Cette coquetterie n'est pas cruelle, elle ne blesse que sans y toucher. Anna veut être aimée: il y a chez elle un foyer ardent qu'elle croit inépuisable et dont elle ne calcule pas les effets, encore moins les ravages.

La princesse a toujours été heureuse; la fortune, la naissance, la position, la beauté, l'esprit, elle a tout reçu du ciel; un seul malheur l'a frappée en sa vie, la perte d'un mari qu'elle aimait tendrement, bien qu'il ne fût pas pour elle tout à fait ce qu'elle méritait et ce qu'elle avait le droit d'attendre.

Rien que pour ce portrait, – tracé on dirait presque avec émotion, – qui fixe une si séduisante figure, ce livre vaudrait d'être sauvé de l'oubli. Dans la suite du volume, l'auteur cite ce mot de Théophile Gautier: «On est discret en amour, par volupté.» Et ailleurs il raconte un épisode du bal travesti donné par la comtesse Walewska:

Je fus aussi attaquée par un masque en manteau vénitien que je nommerai sur-le-champ: ce nom est célèbre parmi les plus illustres; c'est T. G.; il me fit des compliments sur mon costume de Salammbô que j'avais tâché de rendre le plus exactement possible et il causa longtemps avec moi. C'est un plaisir qu'il me donne souvent et dont je sens tout le prix.

Le livre intitulé: Une Saison à Paris, fut édité par Dentu; mais, au dernier moment la princesse ne voulut pas se décider à le mettre en vente et prit toute l'édition, qu'elle distribua, comme elle le voulut.

Puis cette étoile vagabonde s'envola de Paris, alla rayonner en d'autres cieux; mais elle revint, toujours fantasque, toujours fidèle à ses amis. Paris de nouveau s'occupa d'elle, de son luxe, de ses bizarreries. On parla quelque temps d'un tabouret assez original qu'elle avait inventé pour ne pas chiffonner en voiture, lorsqu'elle se rendait aux fêtes des Tuileries, les jupes immenses, enguirlandées et fanfreluchées, que la mode d'alors imposait aux femmes. Ce tabouret était une espèce de champignon planté au milieu du coupé: elle s'y asseyait, après qu'on avait soulevé ses jupes et ses jupons pour les laisser retomber, ensuite, tout à l'entour, en les disposant le mieux possible. Le valet de pied était exercé à cette fonction, et la princesse acceptait son aide avec une dédaigneuse impudeur.

Dans ses voyages, elle avait visité la Tunisie: à l'occasion d'une matinée que l'on préparait chez la comtesse de Castellane, le bey de Tunis lui fit présent d'un magnifique costume d'odalisque, qu'elle voulait revêtir pour figurer à cette fête, en des tableaux vivants. Comme lors du premier voyage, Théophile Gautier fut convoqué pour donner son avis et ses conseils. On lui demanda quelque chose encore. Le tableau dans lequel la belle orientale devait se montrer, nonchalamment étendue sur un divan, représenterait le Harem de Tunis; mais l'odalisque devait reparaître dans un autre tableau et, cette fois, réciter quelques vers: elle n'en voulait point d'autres que ceux de son poète préféré. Il s'agissait de les composer, et, travail plus difficile sans doute, il fallait lui apprendre à les dire, avec grâce et sans trop d'accent. Comment ne pas obéir aux caprices de l'exquise princesse? Théophile Gautier improvisa les vers qu'elle désirait et les lui fit répéter. Voici cet impromptu:

L'ODALISQUE A PARIS
 
«Est-ce un rêve? Le harem s'ouvre,
Bagdad se transporte à Paris,
Un monde nouveau se découvre
Et brille à mes regards surpris.
 
 
«Pardonnez mon luxe barbare,
Bariolé d'argent et d'or;
J'ignorais tout, un maître avare
M'enfouissait comme un trésor.
 
 
«A l'Orient mon élégance
Laissant son antique oripeau
Saura bientôt faire une ganse
Et mettre un semblant de chapeau.
 
 
«A tout retour je suis rebelle:
Qu'Osman cherche une autre houri!
Il est ennuyeux d'être belle
Incognito, pour son mari!»
 

La princesse débita les vers d'une façon charmante et obtint un très vif succès.

Bientôt elle disparut encore, et je ne sais plus rien d'elle.

L'arrangement de l'atelier, qu'il avait fait construire au second étage de la maison, occupait toujours mon père; il y pratiquait, autant qu'il le pouvait, des améliorations et des embellissements. Les murs étaient revêtus maintenant d'armoires de chêne: la partie haute formait une bibliothèque; la partie basse, une sorte de buffet à nombreux tiroirs, larges et plats, destinés à enfermer les gravures.

Il était malheureusement un peu tard pour prendre soin de tant de publications précieuses, que le grand critique d'art avait reçues des éditeurs. La place manquait pour les conserver, les cartons ne suffisaient pas, et, avec une insouciance, traversée de quelques regrets, il avait laissé de superbes gravures s'entasser au hasard, se ternir à la poussière, se jaunir à la fumée, se maculer d'encre, et les chats en faire leur litière. Ces tardifs tiroirs en sauvèrent quelques-unes, encore intactes, et assurèrent le sort des nouvelles venues.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 ekim 2017
Hacim:
281 s. 2 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain