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Kitabı oku: «Le second rang du collier», sayfa 7

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Parmi tous ces solliciteurs inconnus, qui venaient sans être présentés et sans recommandation, j'ai gardé le souvenir d'une certaine madame Key Blunt qui fut particulièrement tenace et nous tourmenta longtemps. Elle arrivait d'Amérique et avait été la femme, à ce qu'elle disait, d'un président des États-Unis, mort récemment. Il l'avait laissée avec des enfants et sans ressources: mais elle avait l'amour et, à ce qu'elle croyait, le don du théâtre, qui l'aiderait, pensait-elle, à relever sa fortune. C'était une femme assez jolie, de taille moyenne, et toujours endeuillée de voiles de crêpe: «Mon mari est toujours mort», répondait-elle à ceux qui lui faisaient observer que le temps du deuil était passé.

Mon père s'était laissé toucher par cette infortune exotique. Cependant il combattit autant qu'il le put le singulier projet de la belle veuve: elle voulait jouer, à Paris, et en anglais, un grand drame de Shakespeare. Pour consacrer son talent, et lui donner de l'éclat en Amérique, il fallait qu'elle eût été entendue à Paris. Jouer, en anglais, devant des Parisiens, quelle folie!.. Mais elle ne voulait pas en démordre.

Mon père finit par renoncer à la convaincre; et, devant son insistance, jugeant aussi que c'était le seul moyen de se débarrasser d'elle, il songea à faire aboutir le projet, en le réduisant le plus possible.

Taillade, que Théophile Gautier soutenait beaucoup et admirait infiniment, consentit, sur sa demande, à entrer dans la combinaison. Il s'agissait de jouer, en anglais, un acte de Macbeth, celui du meurtre de Duncan. Taillade ne savait pas l'anglais, ou à peine; mais cela ne démontait nullement madame Key Blunt, qui se chargeait de seriner à l'artiste français la bonne prononciation.

Le Vaudeville prêta complaisamment sa salle, et, après d'innombrables et laborieuses répétitions, la représentation eut lieu. Mais il se trouva – ce que l'on soupçonnait déjà – que madame Key Blunt avait fort peu de talent et que Taillade en avait beaucoup, même en anglais. Il sut se faire comprendre du public parisien, fortement ahuri par ces mots inconnus, et il emporta tout le succès.

Mon père, dans son compte rendu, essaya d'en laisser une part à l'artiste américaine; mais on le devine plus sincère quand il parle de Taillade:

Par un prodige de volonté, par une idolâtrie passionnée pour Shakespeare, il est arrivé à dire le texte, même avec un très bon accent, et à produire, dans cet idiome presque étranger pour lui, tous les effets qu'il obtenait à l'Odéon dans l'excellente traduction de Jules Lacroix. Chose étrange: loin d'être gêné en grandeur, en puissance, en énergie, son jeu avait quelque chose de direct, de natif, d'original. On ne sentait plus rien entre lui et le poète. Les idées jaillissaient avec leurs mots, leurs sons, leurs couleurs; et d'une représentation qui pour la plupart des spectateurs n'était guère qu'une pantomime, le sens profond, caché, mystérieux de l'œuvre colossale se dégageait avec plus de clarté que dans tous les commentaires.

Taillade, en effet, était superbe. Il avait, entre autres, quand il sortait à reculons de la chambre du crime, un sursaut de peur en heurtant par hasard, un fauteuil, qui donnait le frisson à toute la salle.

Mais je crois bien que madame Key Blunt n'a jamais pardonné a mon père le succès de son partenaire Taillade.

IV

Le 31 août était l'anniversaire de la naissance de Théophile Gautier; et, pour fêter ce jour, nous organisions chaque année, en grand mystère, quelque réjouissance: récitation de compliments, naïves pantomimes, feux d'artifice et flammes de Bengale, qui donnaient au jardin une féerique et fugitive splendeur. Une fois, cependant, vers les approches de sa fête, le père nous déclara, qu'à ce propos, il avait une idée extrêmement ingénieuse, dont il voulait nous faire part. Les prétendues surprises, qui ne le surprenaient guère, les répétitions, faites en cachette, qu'il avait l'air de ne pas soupçonner, et pendant lesquelles on le laissait tout seul, n'étaient pas très gaies pour lui. Il savait bien que les préliminaires d'une fête en sont le plus souvent la partie la plus divertissante. Il n'était pas juste que lui, le fêté justement, en fût exclu. Il proposait donc d'organiser avec nous les réjouissances et même d'y prendre une part active.

– Je me fêterai moi-même, dit-il. Que penseriez-vous d'une pièce, dont je suis l'auteur, et dans laquelle je jouerais?..

Comme on le pense bien, cette motion fut accueillie avec enthousiasme.

Il fut donc décidé que nous représenterions Pierrot posthume, puis – les débutants ne doutant de rien, – dans la même soirée, le Tricorne enchanté.

Il n'y avait pas de temps à perdre. Pierrot posthume fut tout de suite mis à l'étude, et l'on distribua les rôles ainsi:


Bientôt les répétitions commencèrent.

Mon père y apportait un entrain extrême et beaucoup d'application. Seulement, tout d'abord, son jeu fantaisiste et primesautier se plaisait mal à la discipline, et il mettait parfois ses partenaires dans un grand embarras: quand un hémistiche ou un vers lui manquait, il en improvisait un autre, et notre réplique, naturellement, ne rimait plus. Cela nous fâchait beaucoup; mais il nous répondait que nous n'avions qu'à faire comme lui, en improvisant des rimes nouvelles: proposition qui soulevait un tollé général.

On s'occupa, presque en même temps, de la mise en scène de l'autre pièce, qui comportait un plus grand nombre d'acteurs.

Mon père prit le rôle de Géronte; mon frère, celui de Frontin; ma mère, celui de Valère. On chargea Rodolfo de jouer l'ivrogne Champagne. Le rôle d'Inès fut distribué à ma sœur, et celui de Marinette à moi.

Mlle Favart, qui habitait à Neuilly, voulut bien venir nous donner quelques conseils; elle assista à plusieurs répétitions et dirigea la mise en scène.

Puvis de Chavannes avait demandé la faveur de peindre les décors. Pour qu'il pût les exécuter sur place, et dans la mesure voulue, on convoqua Belloir, qui édifia tout de suite le théâtre. Cela fut aussi plus commode pour nous. Puvis travaillait sur place, et nous répétions en scène.

Cette construction légère, couverte de coutil blanc et rouge, s'étendait sur la terrasse et en tenait toute la largeur entre la maison et le parapet. L'escalier du jardin était masqué, et il fallait, pour l'atteindre, traverser «la salle». La scène communiquait par la porte vitrée, avec la salle à manger, qui nous servait de loge.

On n'était plus occupé à la maison que de la représentation. Les bonnes, submergées dans les plis blancs, cousaient des mètres de calicot pour les décors, tandis que des menuisiers clouaient des châssis. Avec ma mère, nous courions Paris, en quête d'étoffes pour les costumes. Nous prenions leurs modèles dans un ouvrage de Maurice Sand sur la comédie italienne, publié récemment et intitulé: Masques et Bouffons.

Rodolfo était régisseur; il avait l'œil à tout. Un lit était dressé pour lui dans l'atelier, afin qu'il ne quittât plus Neuilly, que pour le service du théâtre: courses et commissions urgentes.

Mon père ne s'était pas trompé, ces répétitions et ces préparatifs emplissaient la maison d'une animation et d'une gaieté extrêmes. Notre frère Toto arrivait chaque matin avec Puvis de Chavannes. Ce grand artiste, si modeste, était dévoré d'inquiétude: il ne se croyait pas à la hauteur de sa tâche. Il nous fallait le rassurer, l'encourager. On le raillait même affectueusement, lui, le peintre déjà glorieux qui avait exposé la Paix et la Guerre, le Travail et le Repos, d'attaquer avec tant d'effroi le barbouillage de ses décors. Le bon Puvis riait et se mettait à l'ouvrage.

Il peignit, d'abord, une rue du vieux Paris, s'élargissant en carrefour, pour laquelle Pierrot, dans son monologue, donne quelques indications pittoresques, qui étaient suivies scrupuleusement:

Le cabaret encor rit et jase à son angle…

On voyait, au-dessus d'un rideau rouge qui flottait au vent, l'enseigne découpée représentant un pot d'étain.

De l'autre côté, le rôtisseur: A Saint-Laurent, montrait de belles flammes pétillantes, qui cuisaient des volailles, derrière un étalage de pâtés et de quartiers de viande. L'image du saint donnait l'occasion à Puvis de peindre un homme admirable, cuisant sur le gril.

Le décor de la seconde pièce n'était pas très différent du premier, puisqu'il devait représenter une place publique, devant la maison de Géronte.

On aurait pu, à la rigueur, jouer les pièces dans le même décor. Mais Puvis tenait à en faire deux, et il se tourmentait encore en cherchant la façon de les varier. Il imagina, pour le Tricorne, de choisir quelque ville du Midi, claire et colorée, qui contrasterait heureusement avec le bistre de la vieille rue moyenageuse de Pierrot posthume. Au milieu de la scène, il plaça une fontaine de marbre, avec un jet d'eau, et, tout auprès, éclaboussé de gouttelettes, un laurier-rose en fleur. La première coulisse, à droite du spectateur, une boutique de marchande de fruits, fut le motif d'une remarquable nature morte, à laquelle Puvis s'appliqua tout spécialement. Sous l'auvent bariolé, des tranches de pastèques montraient leur pulpe rose semée de pépins noirs, à côté de pyramides d'oranges, de paniers de pêches et de grappes de raisins bleus ou dorés. C'était parfait… La maison de Géronte, avec un balcon praticable, s'élevait à gauche.

Les costumes nous donnaient beaucoup à faire. Celui de mon père, dans Pierrot posthume, reproduisait exactement l'image représentant «le Docteur» dans Masques et Bouffons. C'était une houppelande de soie noire sur un maillot et un gilet rouges; pour coiffure, un bonnet noir à pattes. Toto, long et svelte, s'accommodait on ne peut mieux du classique accoutrement de Pierrot; mais l'habit de Frontin, à rayures groseille et blanches, de la seconde pièce, l'avantageait encore plus. Rodolfo avait découvert, au Temple, une livrée admirable, trop grande pour lui, qui venait de la valetaille d'un archevêque. Estelle, qui devait enfouir sa jolie figure sous le masque d'Arlequin, prenait sa revanche dans le Tricorne: la toilette d'Inès lui allait à ravir, avec la berthe de dentelle, l'éventail pailleté et surtout la jupe traînante, qui la faisait tout à fait une grande demoiselle. Pour moi, il me semble bien que le corselet de velours vert et la double jupe, en soie rayée, de Colombine m'allait mieux que le tablier de Marinette. Le costume de Valère était le plus brillant: on avait taillé, dans de la toile d'or moirée, le haut-de-chausse, et la veste qui s'ouvrait sur un jabot de dentelle. Le travesti allait très bien à ma mère, qui prenait un air crâne sous la grande perruque blonde et le chapeau à plumes. Mais, malgré le peu de longueur du rôle, elle était loin d'être sûre d'elle. Son accent italien, la difficulté qu'elle avait à retenir et à bien scander le vers français, lui rendaient sa tâche assez ardue. Mon père, pour lui fournir l'occasion de briller un peu et de faire entendre sa belle voix, ajouta une sérénade à la première scène de Valère, et il refit quelques vers, pour le raccord. L'amoureux s'avançait donc, une guitare à la main et chantait, sous le balcon d'Inès, la sérénade de Schubert, qu'un harpiste accompagnait dans la coulisse.

Plus de deux cents invitations furent lancées, adressées, comme on le pense bien, non seulement aux amis de la maison, mais encore à l'élite des lettres et des arts.

Les cartes d'invitation étaient ainsi rédigées:

Neuilly, 14 août 1863.

M

Vous êtes prié d'assister à la représentation qui sera donnée à Neuilly, le lundi 31 août 1863, à 8 heures et demie, jour anniversaire de la naissance de M. Théophile Gautier.

R. S. V. P.

32, rue de Longchamp.

Suivait le programme de la soirée avec la distribution des rôles.

Le grand jour se leva enfin. Il ne nous sembla pas long, tant nous étions absorbées par les derniers préparatifs.

Le soir vint. On illumina la cour par laquelle le public devait entrer; on alluma le lustre dans la salle, et, sur la scène, la rampe et les portants.

Rodolfo, qui ne jouait pas dans la première pièce, tint les fonctions de majordome, en habit noir et en cravate blanche. Il avait encore sa barbe blonde et ne la rasa, pour faire plus d'effet, qu'au moment de se costumer. Il reçut les invités et les plaça.

La rue de Longchamp n'avait jamais vu semblable animation, pareil encombrement de voitures. Les portières claquaient; les femmes, encapuchonnées de dentelles, entraient, par la petite porte de la cour, et se hâtaient vers la tente de coutil rouge et blanc, pour avoir de bonnes places.

Les acteurs, très agités, se disputaient les petits jours ménagés dans le rideau et regardaient la salle s'emplir. Cette assemblée valait certes la peine d'être vue:

Elle était illustre et choisie,

comme le dit Théodore de Banville, dans le feuilleton en vers qu'ils improvisa, la nuit même de la fête.

 
Tant de beaux yeux couleur des soirs
Ou de l'or pur ou de pervenches
Faisaient passer les habits noirs
Masqués par des épaules blanches.
 

Ces habits noirs n'étaient cependant pas à dédaigner, car ils serraient presque tous des torses illustres:

 
La littérature y comptait,
– La vieille aussi bien que la neuve, —
Si bien que Dumas fils était
Assis auprès de Sainte-Beuve.
 

Nous voyions entrer successivement Flaubert, Paul de Saint-Victor, Gustave Claudin, Baudelaire, les Goncourt, Vacquerie, Meurice, Champfleury, Arsène Houssaye, Ernest Feydeau, Mario Uchard, Xavier Aubryet, Adolphe Gaiffe, et aussi beaucoup de peintres, entre autres Cabanel, Baudry, Hébert, Français; puis Gustave Doré, Arthur Kratz, Charles Garnier, Georges Charpentier, tant d'autres encore!..

On frappa enfin les trois coups et le rideau se leva:

Les décors malins et vermeils Etaient de Puvis de Chavannes. Pour en rencontrer de pareils On irait bien plus loin que Vannes.

Le bon Puvis fut saisi d'une telle émotion au moment où ses décors se dévoilaient devant cette assemblée extraordinaire, qu'il dégringola l'escalier de pierre et – s'il n'alla pas aussi loin que Vannes – s'enfuit tout au bout du jardin!.. Là, il rencontra Rodolfo, occupé à pousser des hurlements suraigus, afin de se casser la voix, pour se faire un bel organe d'ivrogne.

Théophile Gautier, comme acteur, eut un succès prodigieux, et ce succès était bien mérité.

 
Malgré le «chacun son métier»,
La critique ici ne peut mordre,
Puisque Théophile Gautier
Est un acteur de premier ordre.
 
 
Comme il a bien peur des filous!
Oh! la réplique alerte et vive,
Les bons airs de tuteur jaloux,
La bonne bêtise naïve!
 

Gaiement ironique dans le rôle du malin docteur, admirablement ahuri sous le crâne chauve de Géronte, qui lui faisait une tête impayable, il tirait son plus irrésistible effet de brusques changements de voix; passant sans transition, d'un timbre grave, profond et caverneux, à des notes aiguës et criardes dont le contraste était d'un comique extrême.

 
Quant à Pierrot, blanc comme un lis,
Et sérieux comme un augure,
Il empruntait de Gautier fils,
Une très aimable figure.
 

Rodolfo, lui, fut épique. Sa trogne rouge, sa voix, enrouée pour de bon, son allure d'ivrogne fieffé, sa somnolence continuelle, dont il sortait seulement par saccades, créaient une figure très originale, qu'un acteur de profession n'eût pas mieux composée.

Il est terrible, il est superbe!

s'écriait Banville!..

Il va sans dire que tous les interprètes furent fêtés et que ce fut une soirée triomphale.

Elle nous laissa quelques regrets et de bons souvenirs.

Longtemps, la cadence des vers chanta dans notre mémoire. Nous avions même pris l'habitude, Théophile Gautier tout le premier, de ne presque plus parler que par citations. La première pièce, spécialement, se prêtait à ce jeu et nous fournissait nombre de maximes, s'appliquant aux petits faits de la vie. Aussi mon père répétait-il souvent:

– Tout est dans Pierrot posthume!..

Dès les premiers jours du printemps, il y avait dans le jardin des fous, en face de notre maison, un rossignol, qui chantait avec un éclat incomparable. C'était certainement un vieux maître, qui possédait toutes les subtilités de son art, et dont les jeunes devaient étudier la manière, de loin, en silence. Nous attendions son arrivée, et, de nos fenêtres, nous l'écoutions sans nous lasser, en l'admirant sans réserves. Il le savait, peut-être, car il venait toujours se percher tout près de la rue, sur les arbres d'en face. Par les soirs de clair de lune, il nous donnait vraiment de merveilleux concerts. D'ailleurs, à l'éclosion des lilas, ce coin de la rue de Longchamp devenait particulièrement splendide: tout le parc du docteur Pinel était en fleurs, et, dans le fossé, qui se creusait devant la palissade, tout ébouriffé d'acacias, de buissons et de fleurettes sauvages, le soleil et l'ombre variaient des effets charmants.

Aussi avions-nous pris l'habitude de faire quelquefois les «mille pas» dans la rue déserte, le long de ces fleurs et de ces verdures fraîches. Les feuillages, encore peu épais, nous permettaient de voir dans les profondeurs du parc. Nous apercevions souvent les mélancoliques pensionnaires de l'établissement, qui se promenaient, ou qui s'occupaient à jardiner. Nous plaignions beaucoup les pauvres fous, et nous trouvions surtout qu'ils avaient l'air très raisonnable.

Mon père en avait remarqué un à l'allure grave et digne, qui passait, suivi d'un domestique, et revenait souvent. Il était grand, maigre, avec quelque chose de militaire dans la carrure, la figure osseuse, la moustache et les favoris noirs; il paraissait une cinquantaine d'années. Il nous regardait en marchant, mais d'un regard glissé de côté, sans tourner la tête. Un jour, pendant une de nos promenades, tandis que mon père était rentré un instant pour rallumer son cigare, cet homme s'approcha tout près du fossé et, par-dessus la palissade, nous lança une grosse gerbe de lilas; puis il s'éloigna aussitôt.

Nous étions rentrées avec cette botte de fleurs, pour raconter l'aventure.

Mon père en fut très effrayé:

– Au lieu de fleurs, disait-il, il aurait pu tout aussi bien vous lancer des pierres. Comment a-t-il pu tromper la surveillance de ce domestique qui ne le quitte pas?..

– Mais, vois, père, il y a une lettre au milieu du bouquet.

– Un billet doux!.. c'est complet!.. Ils ne se gênent pas, messieurs les fous!

Mon père détacha la lettre: elle était dans une enveloppe fermée par un cachet de cire rouge, avec une empreinte d'armoiries sous une couronne de comte, et adressée à «monsieur Théophile Gautier».

– Comment! c'est pour moi la déclaration?.. Ce fol sait mon nom et m'a reconnu!..

Mon père lut la lettre, qui parut l'étonner. Celui qui l'écrivait se disait le fils du général Bertrand, compagnon de Napoléon Ier à Sainte-Hélène. Comme tous les fous, il prétendait être l'homme le plus sage du monde et victime d'ennemis ténébreux. Il suppliait mon père de lui venir en aide, pour le tirer de captivité.

Mon père s'informa, fit des démarches.

C'était bien le fils du général Bertrand. Mais l'intercession de mon père n'eut d'autre effet que de faire se resserrer la surveillance autour du captif: on empêcha désormais le malheureux fou de se promener de notre côté.

J'avais promis à mon père de chercher à imaginer un sujet de nouvelle, et de le lui raconter, avant d'essayer d'écrire. Il me demandait souvent si j'avais enfin trouvé quelque thème original, ou qui me parût tel. Je croyais en tenir un, et je le développais longuement dans ma tête; mais je n'en voulais pas parler avant d'être parvenue à conclure, ce qui ne fut pas facile. Quand je crus mon scénario bien d'aplomb, j'allai trouver mon père, et d'un air assez solennel, je lui demandai s'il avait le temps de m'écouter.

– J'ai le temps et je suis tout oreilles! me répondit-il avec empressement, en s'agenouillant dans un grand fauteuil, ce qui était sa façon favorite de s'asseoir.

– Eh bien, voilà mon histoire:

«Un luthier très épris de son état, une sorte de Stradivarius fanatique, habite dans une ville d'Italie un vieux quartier assez désert; il travaille sans relâche au perfectionnement des instruments de musique. Il rêve quelque chose d'extraordinaire, un violon idéal, unique, d'une délicatesse merveilleuse, expressif, comme s'il comprenait la musique dont il vibre: une voix, une âme, enfin!.. Le luthier maniaque, réalise des chefs-d'œuvre, et cependant n'est pas satisfait. Pour choisir des bois incomparables, il fait de lointains voyages et, une fois, risque sa vie en abattant lui-même un arbre qui penche au bord d'un abîme, où personne n'ose se risquer. Il veut cet arbre qui a grandi dans un frisson sonore, au bruit des torrents, sous la furie des tempêtes. Il s'imagine que le bois de cet arbre-là gardera peut-être mieux qu'un autre une sorte de conscience musicale.

«Dans le même temps, une cantatrice merveilleuse emplit de sa gloire toute l'Italie. Le luthier la suit de ville en ville et de théâtre en théâtre. Un jour, à Milan, il apprend qu'un jeune et riche seigneur, très amoureux de la cantatrice, va l'épouser et l'enlever à l'art. Le mariage est décidé; mais, quelques jours avant les noces, la fiancée disparaît, sans qu'il soit possible de retrouver ses traces. L'amoureux la cherche éperdument pendant des mois, pendant des années, et, quand il a perdu l'espoir, il ne parvient pas à oublier.

«Un soir, entraîné par des amis dans une salle de concert, il entend un virtuose exécuter un morceau sur le violon. Il éprouve alors une émotion profonde, qui n'est causée ni par la musique ni par le talent de l'exécutant, mais par le son même du violon; les battements de son cœur s'accélèrent, il est bouleversé comme s'il avait entendu la voix de la bien-aimée perdue.

«Le morceau terminé, il se précipite dans les coulisses et demande à voir le virtuose. Il veut à n'importe quel prix lui acheter ce violon; mais l'artiste lui répond qu'il ne lui appartient pas et qu'il n'a pas le droit de le laisser toucher par qui que ce soit. Au même instant, un être singulier s'approche, qui saisit le violon d'un geste leste et impérieux, et le couche, avec d'amoureuses précautions, dans un étui de velours blanc. Le jeune seigneur s'adresse au nouveau venu et lui dit de fixer le prix qu'il exige pour lui céder ce violon. Mais l'homme singulier, qui est le luthier, l'artisan délicat, que son incomparable habileté dans la facture des instruments de musique a rendu célèbre, ne répond pas et s'éloigne, ou plutôt s'enfuit, en emportant le violon.

«Le jeune homme retrouve facilement le luthier monomane. Il va le voir dans sa boutique et le supplie de nouveau. Afin de l'attendrir, il finit par lui raconter son chagrin et son malheur; il lui avoue que le son des cordes de ce merveilleux instrument, lui rappelle la voix de son amie, la diva si mystérieusement disparue. Mais, au nom de la cantatrice, le luthier pâlit et rougit, et ne peut cacher un trouble si étrange que le jeune homme en est tout saisi. Il essaie de l'interroger. Le bonhomme, redevenu maître de lui, ne répond plus, reste impénétrable, et finit par mettre l'intrus hors de sa boutique, où il se barricade.

«L'idée que cet étrange maniaque sait quelque chose de la bien-aimée, l'a enlevée sans doute et la tient captive, ne quitte plus le jeune seigneur. Il emploie tous les moyens possibles pour découvrir la vérité; ne pouvant arriver à rien, il a l'idée de s'adresser à un magnétiseur fameux et de l'intéresser à ses recherches. Celui-ci parvient à endormir le luthier, qui raconte, malgré lui, toute l'histoire de son crime: il a attiré un soir chez lui, sous un prétexte, la diva, et, sans la faire souffrir, il l'a tuée, par amour de cet art auquel elle consentait à renoncer. Elle, qui était comme une lyre vivante, allait devenir une simple comtesse; elle, dont tous les nerfs, toutes les fibres, vibraient, avec sa voix de cristal, comme les cordes d'un violon! Le luthier seul pouvait la sauver et, en même temps, parachever le chef-d'œuvre auquel il avait pensé toute sa vie: le violon sensible et conscient. Mais, pour cela, la chanteuse devait mourir, et il la tua sans hésiter.

«Ses longs cheveux blonds et soyeux sont devenus les fils de l'archet; de ses entrailles précieuses furent formées les cordes!

«L'amoureux, ivre de rage, ne veut pas en entendre plus. Il se jette sur le luthier et l'étrangle Puis il met le feu à la boutique et s'enfuit en emportant le violon…

«Voilà, c'est tout…»

Le visage de mon père, toujours agenouillé dans son grand fauteuil et qui m'avait écoutée avec beaucoup d'attention, exprimait la stupeur. Il poussait des «ah!» et des «oh!» en levant les mains vers le plafond.

– Je suis épouvanté! dit-il enfin. Je m'attendais à quelque idylle naïve, à une gracieuse éclosion de la petite fleur bleue de l'idéal; et c'est l'étripement de ton héroïne que m'offre, comme première œuvre d'imagination, ton cerveau de quinze ans!.. Je suis comme le Prince Charmant, des contes de fées, qui voit sortir de la bouche de la belle princesse, au lieu de perles et de diamants, des couleuvres et des scorpions; je peux même dire ici: des vipères et des serpents à sonnettes!.. Oui, tu as l'esprit, je m'en suis aperçu déjà, particulièrement féroce… Je ne peux pas dire que le sujet soit banal. Oh! non, il ne l'est même pas assez, et l'abominable histoire est conduite avec logique. Seul, le magnétiseur ne me plaît guère. L'influence d'Edgar Poë est manifeste, et peut-être aurait-il tiré quelque chose de cette affreuse aventure… Et comment s'intitulera-t-elle?.. Le Boyau révélateur, sans doute!

– Elle n'aura pas de titre du tout, dis-je en l'embrassant, car elle est condamnée sans appel. J'envoie le violon au diable et je vais inventer autre chose.

Dans les premiers temps de notre installation à Neuilly, on ne pouvait pas s'imaginer qu'il serait possible de ne pas avoir un pied-à-terre à Paris. Mon père loua donc un petit appartement, 15, rue de Grammont. C'était au second étage, sur une cour; il se composait d'une antichambre, d'une très vaste pièce avec une alcôve et d'un grand cabinet qui n'avait de jour que par une cloison vitrée. Mon père et ma mère, quand ils devaient dîner en ville, venaient s'y habiller, plutôt que de retourner à Neuilly, et, ce jour-là, ils y couchaient. Nous y restions quelquefois tous, après les soirées passées au théâtre.

Sommairement meublé, assez négligemment entretenu par la concierge, ce logis terne et obscur ne nous plaisait guère; mon père s'en lassa vite et, après avoir trouvé une combinaison meilleure pour nos sorties du soir, il donna congé de l'appartement. On avait fait la découverte, à Neuilly, d'un loueur de voitures, le père Girault, qui se montra assez raisonnable, et avec lequel mon père conclut un arrangement. Il venait nous prendre à notre porte, pour nous conduire au théâtre, où nous le retrouvions, vers minuit, et il nous ramenait chez nous.

Pendant bien des années, les guimbardes du père Girault, que Théophile Gautier appelait «ses carrosses de gala», nous trimbalèrent sur la longue route, de Neuilly à Paris et de Paris à Neuilly. Nous allions à toutes les premières des principaux théâtres, à ceux dans lesquels mon père avait une loge; lorsqu'on ne lui envoyait que deux places, il les donnait à Toto, qui lui rendait alors compte de la pièce.

Pendant les représentations, nous étions chargées, ma mère, ma sœur et moi, de bien écouter, tandis que le père se promenait dans les couloirs, fumait un cigare sur le perron, ou somnolait au fond de la loge. Au retour, tassés tous les quatre dans la voiture, et longuement cahotés à travers la nuit, nous lui racontions, dans le bruit des roues et le cliquetis des vitres, l'intrigue et les péripéties du drame, ou de la comédie, que nous venions de voir.

Il nous fallait garder le souvenir des différentes pièces jouées pendant la semaine, au moins jusqu'au dimanche suivant, afin que le père, au moment d'écrire son article, pût contrôler l'intégrité des comptes rendus.

Le dimanche se levait pour nous dans une atmosphère grise et mélancolique. Pas de chansons matinales, pas de déclamations fantaisistes et tonitruantes. Le père s'habillait, pour sortir, aussitôt levé, et le déjeuner était servi encore plus tôt que d'ordinaire.

C'était le jour noir, le jour du feuilleton. Théophile Gautier allait l'écrire au journal même, et il n'y avait pas une ligne faite d'avance. On connaît sa fameuse réponse à ceux qui le pressaient de travailler un peu, dans la semaine, à son article:

– On ne demande pas à un condamné de se faire guillotiner avant l'heure!

Les «mille pas», le long de la terrasse, étaient supprimés. Nous conduisions le père jusqu'à l'omnibus, et il s'en allait analyser, dans son style parfait, les péripéties du Serpent à plumes, de la Grève des Portiers, de Vermouth et Adélaïde et autres chefs-d'œuvre oubliés.

Un jour, Nono, que nous n'avions pas vu depuis longtemps, vint à Neuilly, et il nous raconta une aventure qui lui était arrivée, quelques mois auparavant. Un être extraordinaire l'avait abordé dans la rue en lui demandant un renseignement, dans un langage incompréhensible. Cet être, assez petit, avait une bizarre figure jaune, avec des yeux bridés, qui faisait l'effet le plus drôle du monde sous un vieux chapeau haut de forme trop large et qui lui entrait jusqu'aux oreilles; il portait un paletot râpé et des souliers éculés, rattachés par des ficelles.

Malgré ce triste déguisement, qui le rendait hideux, son type trahissait clairement son origine: c'était un Chinois, un Chinois authentique, échoué, à la suite d'incidents malheureux, sur le pavé de Paris.

Avec beaucoup de peine et en y mettant le temps, Nono était parvenu à débrouiller l'histoire de ce pauvre diable. Il avait été amené en France par Mgr Callery, évêque de Macao, qui l'avait engagé pour travailler à la rédaction d'un dictionnaire chinois-français; mais Mgr Callery était mort et l'on avait tout simplement renvoyé le Chinois.

Comme on l'avait tenu, jusque-là, à peu près enfermé chez cet évêque, il ne savait presque rien de la langue du pays où il se trouvait, et n'avait aucune relation; le peu d'argent, épargné à grand'-peine, fut vite mangé. Lorsque Nono le rencontra, il se rendait chez Stanislas Julien, qui lui faisait faire quelques travaux, dont il ne se hâtait pas de lui verser le mince salaire.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 ekim 2017
Hacim:
281 s. 2 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain