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Kitabı oku: «Romans et contes», sayfa 12

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IX

L’observation de Paul sur les cornes données par le comte Altavilla parut faire plaisir au commodore; Vicè sourit, montrant sa denture dont les canines séparées et pointues brillaient d’une blancheur féroce; Alicia, d’un coup de paupière rapide, sembla poser à son ami une question qui resta sans réponse.

Un silence gênant s’établit.

Les premières minutes d’une visite même cordiale, familière, attendue et renouvelée tous les jours, sont ordinairement embarrassées. Pendant l’absence, n’eût-elle duré que quelques heures, il s’est reformé autour de chacun une atmosphère invisible contre laquelle se brise l’effusion. C’est comme une glace parfaitement transparente qui laisse apercevoir le paysage et que ne traverserait pas le vol d’une mouche. Il n’y a rien en apparence, et pourtant on sent l’obstacle.

Une arrière-pensée dissimulée par un grand usage du monde préoccupait en même temps les trois personnages de ce groupe habituellement plus à son aise. Le commodore tournait ses pouces avec un mouvement machinal; d’Aspremont regardait obstinément les pointes noires et polies des cornes qu’il avait défendu à Vicè d’emporter, comme un naturaliste cherchant à classer, d’après un fragment, une espèce inconnue; Alicia passait son doigt dans la rosette du large ruban qui ceignait son peignoir de mousseline, faisant mine d’en resserrer le nœud.

Ce fut miss Ward qui rompit la glace la première, avec cette liberté enjouée des jeunes filles anglaises, si modestes et si réservées, cependant, après le mariage.

«Vraiment, Paul, vous n’êtes guère aimable depuis quelque temps. Votre galanterie est-elle une plante de serre froide qui ne peut s’épanouir qu’en Angleterre, et dont la haute température de ce climat gêne le développement? Comme vous étiez attentif, empressé, toujours aux petits soins, dans notre cottage du Lincolnshire! Vous m’abordiez la bouche en cœur, la main sur la poitrine, irréprochablement frisé, prêt à mettre un genou en terre devant l’idole de votre âme; – tel, enfin, qu’on représente les amoureux sur les vignettes de roman.

– Je vous aime toujours, Alicia, répondit d’Aspremont d’une voix profonde, mais sans quitter des yeux les cornes suspendues à l’une des colonnes antiques qui soutenaient le plafond de pampres.

– Vous dites cela d’un ton si lugubre, qu’il faudrait être bien coquette pour le croire, continua miss Ward; – j’imagine que ce qui vous plaisait en moi, c’était mon teint pâle, ma diaphanéité, ma grâce ossianesque et vaporeuse; mon état de souffrance me donnait un certain charme romantique que j’ai perdu.

– Alicia! jamais vous ne fûtes plus belle.

– Des mots, des mots, des mots, comme dit Shakspeare. Je suis si belle que vous ne daignez pas me regarder.»

En effet, les yeux de M. d’Aspremont ne s’étaient pas dirigés une seule fois vers la jeune fille.

«Allons, fit-elle avec un grand soupir comiquement exagéré, je vois que je suis devenue une grosse et forte paysanne, bien fraîche, bien colorée, bien rougeaude, sans la moindre distinction, incapable de figurer au bal d’Almacks, ou dans un livre de beautés, séparée d’un sonnet admiratif par une feuille de papier de soie.

– Miss Ward, vous prenez plaisir à vous calomnier, dit Paul les paupières baissées.

– Vous feriez mieux de m’avouer franchement que je suis affreuse. – C’est votre faute aussi, commodore; avec vos ailes de poulet, vos noix de côtelettes, vos filets de bœuf, vos petits verres de vin des Canaries, vos promenades à cheval, vos bains de mer, vos exercices gymnastiques, vous m’avez fabriqué cette fatale santé bourgeoise qui dissipe les illusions poétiques de M. d’Aspremont.

– Vous tourmentez M. d’Aspremont et vous vous moquez de moi, dit le commodore interpellé; mais, certainement, le filet de bœuf est substantiel et le vin des Canaries n’a jamais nui à personne.

– Quel désappointement, mon pauvre Paul! quitter une nixe, un elfe, une willis, et retrouver ce que les médecins et les parents appellent une jeune personne bien constituée! – Mais écoutez-moi, puisque vous n’avez plus le courage de m’envisager, et frémissez d’horreur. – Je pèse sept onces de plus qu’à mon départ d’Angleterre.

– Huit onces! interrompit avec orgueil le commodore, qui soignait Alicia comme eût pu le faire la mère la plus tendre.

– Est-ce huit onces précisément? Oncle terrible, vous voulez donc désenchanter à tout jamais M. d’Aspremont?» fit Alicia en affectant un découragement moqueur.

Pendant que la jeune fille le provoquait par ces coquetteries, qu’elle ne se fût pas permises, même envers son fiancé, sans de graves motifs, M. d’Aspremont, en proie à son idée fixe et ne voulant pas nuire à miss Ward par son regard fatal, attachait ses yeux aux cornes talismaniques ou les laissait errer vaguement sur l’immense étendue bleue qu’on découvre du haut de la terrasse.

Il se demandait s’il n’était pas de son devoir de fuir Alicia, dût-il passer pour un homme sans foi et sans honneur, et d’aller finir sa vie dans quelque île déserte où, du moins, sa jettature s’éteindrait faute d’un regard humain pour l’absorber.

«Je vois, dit Alicia continuant sa plaisanterie, ce qui vous rend si sombre et si sérieux; l’époque de notre mariage est fixée à un mois; et vous reculez à l’idée de devenir le mari d’une pauvre campagnarde qui n’a plus la moindre élégance. Je vous rends votre parole: vous pourrez épouser mon amie miss Sarah Templeton, qui mange des pickles et boit du vinaigre pour être mince!»

Cette imagination la fit rire de ce rire argentin et clair de la jeunesse. Le commodore et Paul s’associèrent franchement à son hilarité.

Quand la dernière fusée de sa gaieté nerveuse se fut éteinte, elle vint à d’Aspremont, le prit par la main, le conduisit au piano placé à l’angle de la terrasse, et lui dit en ouvrant un cahier de musique sur le pupitre:

«Mon ami, vous n’êtes pas en train de causer aujourd’hui et, «ce qui ne vaut pas la peine d’être dit, on le chante;» vous allez donc faire votre partie dans ce duettino, dont l’accompagnement n’est pas difficile; ce ne sont presque que des accords plaqués.»

Paul s’assit sur le tabouret, miss Alicia se mit debout près de lui, de manière à pouvoir suivre le chant sur la partition. Le commodore renversa sa tête, allongea ses jambes et prit une pose de béatitude anticipée, car il avait des prétentions au dilettantisme et affirmait adorer la musique; mais dès la sixième mesure il s’endormait du sommeil des justes; sommeil qu’il s’obstinait, malgré les railleries de sa nièce, à appeler une extase, – quoiqu’il lui arrivât quelquefois de ronfler, symptôme médiocrement extatique.

Le duettino était une vive et légère mélodie, dans le goût de Cimarosa, sur des paroles de Métastase, et que nous ne saurions mieux définir qu’en la comparant à un papillon traversant à plusieurs reprises un rayon de soleil.

La musique a le pouvoir de chasser les mauvais esprits: au bout de quelques phrases, Paul ne pensait plus aux doigts conjurateurs, aux cornes magiques, aux amulettes de corail; il avait oublié le terrible bouquin du signor Valetta et toutes les rêveries de la jettatura. Son âme montait gaiement, avec la voix d’Alicia, dans un air pur et lumineux.

Les cigales faisaient silence comme pour écouter, et la brise de mer qui venait de se lever emportait les notes avec les pétales des fleurs tombées des vases sur le rebord de la terrasse.

«Mon oncle dort comme les sept dormants dans leur grotte. S’il n’était pas coutumier du fait, il y aurait de quoi froisser notre amour-propre de virtuoses, dit Alicia en refermant le cahier. Pendant qu’il repose, voulez-vous faire un tour de jardin avec moi, Paul? je ne vous ai pas encore montré mon paradis.»

Et elle prit à un clou planté dans l’une des colonnes, où il était suspendu par des brides, un large chapeau de paille de Florence.

Alicia professait en fait d’horticulture les principes les plus bizarres; elle ne voulait pas qu’on cueillît les fleurs ni qu’on taillât les branches; et ce qui l’avait charmée dans la villa, c’était, comme nous l’avons dit, l’état sauvagement inculte du jardin.

Les deux jeunes gens se frayaient une route au milieu des massifs qui se rejoignaient aussitôt après leur passage. Alicia marchait devant et riait de voir Paul cinglé derrière elle par les branches de lauriers-roses qu’elle déplaçait. A peine avait-elle fait une vingtaine de pas, que la main verte d’un rameau, comme pour faire une espièglerie végétale, saisit et retint son chapeau de paille en l’élevant si haut, que Paul ne put le reprendre.

Heureusement, le feuillage était touffu, et le soleil jetait à peine quelques sequins d’or sur le sable à travers les interstices des ramures.

«Voici ma retraite favorite,» dit Alicia, en désignant à Paul un fragment de roche aux cassures pittoresques, que protégeait un fouillis d’orangers, de cédrats, de lentisques et de myrtes.

Elle s’assit dans une anfractuosité taillée en forme de siége, et fit signe à Paul de s’agenouiller devant elle sur l’épaisse mousse sèche qui tapissait le pied de la roche.

«Mettez vos deux mains dans les miennes et regardez-moi bien en face. Dans un mois, je serai votre femme. Pourquoi vos yeux évitent-ils les miens?»

En effet, Paul, revenu à ses rêveries de jettature, détournait la vue.

«Craignez-vous d’y lire une pensée contraire ou coupable? Vous savez que mon âme est à vous depuis le jour où vous avez apporté à mon oncle la lettre de recommandation dans le parloir de Richmond. Je suis de la race de ces Anglaises tendres, romanesques et fières, qui prennent en une minute un amour qui dure toute la vie – plus que la vie peut-être, – et qui sait aimer sait mourir. Plongez vos regards dans les miens, je le veux; n’essayez pas de baisser la paupière, ne vous détournez pas, ou je penserai qu’un gentleman qui ne doit craindre que Dieu se laisse effrayer par de viles superstitions. Fixez sur moi cet œil que vous croyez si terrible et qui m’est si doux, car j’y vois votre amour, et jugez si vous me trouvez assez jolie encore pour me mener, quand nous serons mariés, promener à Hyde-Park en calèche découverte.

Paul, éperdu, fixait sur Alicia un long regard plein de passion et d’enthousiasme. – Tout à coup la jeune fille pâlit; une douleur lancinante lui traversa le cœur comme un fer de flèche: il sembla que quelque fibre se rompait dans sa poitrine, et elle porta vivement son mouchoir à ses lèvres. Une goutte rouge tacha la fine batiste, qu’Alicia replia d’un geste rapide.

«Oh! merci, Paul; vous m’avez rendue bien heureuse, car je croyais que vous ne m’aimiez plus!»

X

Le mouvement d’Alicia pour cacher son mouchoir n’avait pu être si prompt que M. d’Aspremont ne l’aperçût; une pâleur affreuse couvrit les traits de Paul, car une preuve irrécusable de son fatal pouvoir venait de lui être donnée, et les idées les plus sinistres lui traversaient la cervelle; la pensée du suicide se présenta même à lui; n’était-il pas de son devoir de supprimer comme un être malfaisant et d’anéantir ainsi la cause involontaire de tant de malheurs? Il eût accepté pour son compte les épreuves les plus dures et porté courageusement le poids de la vie; mais donner la mort à ce qu’il aimait le mieux au monde, n’était-ce pas aussi par trop horrible?

L’héroïque jeune fille avait dominé la sensation de douleur, suite du regard de Paul, et qui coïncidait si étrangement avec les avis du comte Altavilla. – Un esprit moins ferme eût pu se frapper de ce résultat, sinon surnaturel, du moins difficilement explicable; mais, nous l’avons dit, l’âme d’Alicia était religieuse et non superstitieuse. Sa foi inébranlable en ce qu’il faut croire rejetait comme des contes de nourrice toutes ces histoires d’influences mystérieuses, et se riait des préjugés populaires les plus profondément enracinés. – D’ailleurs, eût-elle admis la jettature comme réelle, en eût-elle reconnu chez Paul les signes évidents, son cœur tendre et fier n’aurait pas hésité une seconde. – Paul n’avait commis aucune action où la susceptibilité la plus délicate pût trouver à reprendre, et miss Ward eût préféré tomber morte sous ce regard, prétendu si funeste, à reculer devant un amour accepté par elle avec le consentement de son oncle et que devait couronner bientôt le mariage. Miss Alicia Ward ressemblait un peu à ces héroïnes de Shakspeare chastement hardies, virginalement résolues, dont l’amour subit n’en est pas moins pur et fidèle, et qu’une seule minute lie pour toujours; sa main avait pressé celle de Paul, et nul homme au monde ne devait plus l’enfermer dans ses doigts. Elle regardait sa vie comme enchaînée, et sa pudeur se fût révoltée à l’idée seule d’un autre hymen.

Elle montra donc une gaieté réelle ou si bien jouée, qu’elle eût trompé l’observateur le plus fin, et, relevant Paul, toujours à genoux à ses pieds, elle le promena à travers les allées obstruées de fleurs et de plantes de son jardin inculte, jusqu’à une place où la végétation, en s’écartant, laissait apercevoir la mer comme un rêve bleu d’infini. – Cette sérénité lumineuse dispersa les pensées sombres de Paul: Alicia s’appuyait sur le bras du jeune homme avec un abandon confiant, comme si déjà elle eût été sa femme. Par cette pure et muette caresse, insignifiante de la part de toute autre, décisive de la sienne, elle se donnait à lui plus formellement encore, le rassurant contre ses terreurs, et lui faisant comprendre combien peu la touchaient les dangers dont on la menaçait. Quoiqu’elle eût imposé silence d’abord à Vicè, ensuite à son oncle, et que le comte Altavilla n’eût nommé personne, tout en recommandant de se préserver d’une influence mauvaise, elle avait vite compris qu’il s’agissait de Paul d’Aspremont; les obscurs discours du beau Napolitain ne pouvaient faire allusion qu’au jeune Français. Elle avait vu aussi que Paul, cédant au préjugé si répandu à Naples, qui fait un jettatore de tout homme d’une physionomie un peu singulière, se croyait, par une inconcevable faiblesse d’esprit, atteint du fascino, et détournait d’elle ses yeux pleins d’amour, de peur de lui nuire par un regard; pour combattre ce commencement d’idée fixe, elle avait provoqué la scène que nous venons de décrire, et dont le résultat contrariait l’intention, car il ancra Paul plus que jamais dans sa fatale monomanie.

Les deux amants regagnèrent la terrasse, où le commodore, continuant à subir l’effet de la musique, dormait encore mélodieusement sur son fauteuil de bambou. – Paul prit congé, et miss Ward, parodiant le geste d’adieu napolitain, lui envoya du bout des doigts un imperceptible baiser en disant: «A demain, Paul, n’est-ce pas?» d’une voix toute chargée de suaves caresses.

Alicia était en ce moment d’une beauté radieuse, alarmante, presque surnaturelle, qui frappa son oncle réveillé en sursaut par la sortie de Paul. – Le blanc de ses yeux prenait des tons d’argent bruni et faisait étinceler les prunelles comme des étoiles d’un noir lumineux; ses joues se nuançaient aux pommettes d’un rose idéal, d’une pureté et d’une ardeur célestes, qu’aucun peintre ne posséda jamais sur sa palette; ses tempes, d’une transparence d’agate, se veinaient d’un réseau de petits filets bleus, et toute sa chair semblait pénétrée de rayons; on eût dit que l’âme lui venait à la peau.

«Comme vous êtes belle aujourd’hui, Alicia! dit le commodore.

– Vous me gâtez, mon oncle; et si je ne suis pas la plus orgueilleuse petite fille des trois royaumes, ce n’est pas votre faute. Heureusement, je ne crois pas aux flatteries, même désintéressées.

– Belle, dangereusement belle, continua en lui-même le commodore; elle me rappelle, trait pour trait, sa mère, la pauvre Nancy, qui mourut à dix-neuf ans. De tels anges ne peuvent rester sur terre: il semble qu’un souffle les soulève et que des ailes invisibles palpitent à leurs épaules; c’est trop blanc, trop rose, trop pur, trop parfait; il manque à ces corps éthérés le sang rouge et grossier de la vie. Dieu, qui les prête au monde pour quelques jours, se hâte de les reprendre. Cet éclat suprême m’attriste comme un adieu.

– Eh bien, mon oncle, puisque je suis si jolie, reprit miss Ward, qui voyait le front du commodore s’assombrir, c’est le moment de me marier: le voile et la couronne m’iront bien.

– Vous marier! êtes-vous donc si pressée de quitter votre vieux peau-rouge d’oncle, Alicia?

– Je ne vous quitterai pas pour cela; n’est-il pas convenu avec M. d’Aspremont que nous demeurerons ensemble? Vous savez bien que je ne puis vivre sans vous.

– M. d’Aspremont! M. d’Aspremont!.. La noce n’est pas encore faite.

– N’a-t-il pas votre parole… et la mienne? – Sir Joshua Ward n’y a jamais manqué.

– Il a ma parole, c’est incontestable, répondit le commodore évidemment embarrassé.

– Le terme de six mois que vous avez fixé n’est-il pas écoulé… depuis quelques jours? dit Alicia, dont les joues pudiques rosirent encore davantage, car cet entretien, nécessaire au point où en étaient les choses, effarouchait sa délicatesse de sensitive.

– Ah! tu as compté les mois, petite fille; fiez-vous donc à ces mines discrètes!

– J’aime M. d’Aspremont, répondit gravement la jeune fille.

– Voilà l’enclouure, fit sir Joshua Ward, qui, tout imbu des idées de Vicè et d’Altavilla, se souciait médiocrement d’avoir pour gendre un jettatore. – Que n’en aimes-tu un autre!

– Je n’ai pas deux cœurs, dit Alicia; je n’aurai qu’un amour, dussé-je, comme ma mère, mourir à dix-neuf ans.

– Mourir! ne dites pas de ces vilains mots, je vous en supplie, s’écria le commodore.

– Avez-vous quelque reproche à faire à M. d’Aspremont?

– Aucun, assurément.

– A-t-il forfait à l’honneur de quelque manière que ce soit? S’est-il montré une fois lâche, vil, menteur ou perfide? Jamais a-t-il insulté une femme ou reculé devant un homme? Son blason est-il terni de quelque souillure secrète? Une jeune fille, en prenant son bras pour paraître dans le monde, a-t-elle à rougir ou à baisser les yeux?

– M. Paul d’Aspremont est un parfait gentleman, il n’y a rien à dire sur sa respectabilité.

– Croyez, mon oncle, que si un tel motif existait, je renoncerais à M. d’Aspremont sur l’heure, et m’ensevelirais dans quelque retraite inaccessible; mais nulle autre raison, entendez-vous, nulle autre ne me fera manquer à une promesse sacrée,» dit miss Alicia Ward d’un ton ferme et doux.

Le commodore tournait ses pouces, mouvement habituel chez lui lorsqu’il ne savait que répondre, et qui lui servait de contenance.

«Pourquoi montrez-vous maintenant tant de froideur à Paul? continua miss Ward. Autrefois vous aviez tant d’affection pour lui; vous ne pouviez vous en passer dans notre cottage du Lincolnshire, et vous disiez, en lui serrant la main à lui couper les doigts, que c’était un digne garçon, à qui vous confieriez volontiers le bonheur d’une jeune fille.

– Oui, certes, je l’aimais, ce bon Paul, dit le commodore qu’émouvaient ces souvenirs rappelés à propos; mais ce qui est obscur dans les brouillards de l’Angleterre devient clair au soleil de Naples…

– Que voulez-vous dire? fit d’une voix tremblante Alicia abandonnée subitement par ses vives couleurs, et devenue blanche comme une statue d’albâtre sur un tombeau.

– Que ton Paul est un jettatore.

– Comment! vous! mon oncle; vous, sir Joshua Ward, un gentilhomme, un chrétien, un sujet de Sa Majesté Britannique, un ancien officier de la marine anglaise, un être éclairé et civilisé, que l’on consulterait sur toutes choses, vous qui avez l’instruction et la sagesse, qui lisez chaque soir la Bible et l’Évangile, vous ne craignez pas d’accuser Paul de jettature! Oh! je n’attendais pas cela de vous!

– Ma chère Alicia, répondit le commodore, je suis peut-être tout ce que vous dites là lorsqu’il ne s’agit pas de vous, mais lorsqu’un danger, même imaginaire, vous menace, je deviens plus superstitieux qu’un paysan des Abruzzes, qu’un lazzarone du Môle, qu’un ostricajo de Chiaja, qu’une servante de la Terre de Labour ou même qu’un comte napolitain. Paul peut bien me dévisager tant qu’il voudra avec ses yeux dont le rayon visuel se croise, je resterai aussi calme que devant la pointe d’une épée ou le canon d’un pistolet. Le fascino ne mordra pas sur ma peau tannée, hâlée et rougie par tous les soleils de l’univers. Je ne suis crédule que pour vous, chère nièce, et j’avoue que je sens une sueur froide me baigner les tempes quand le regard de ce malheureux garçon se pose sur vous. Il n’a pas d’intentions mauvaises, je le sais, et il vous aime plus que sa vie; mais il me semble que, sous cette influence, vos traits s’altèrent, vos couleurs disparaissent, et que vous tâchez de dissimuler une souffrance aiguë; et alors il me prend de furieuses envies de lui crever les yeux, à votre M. Paul d’Aspremont, avec la pointe des cornes données par Altavilla.

– Pauvre cher oncle, dit Alicia attendrie par la chaleureuse explosion du commandeur; nos existences sont dans les mains de Dieu: il ne meurt pas un prince sur son lit de parade, ni un passereau des toits sous sa tuile, que son heure ne soit marquée là-haut; le fascino n’y fait rien, et c’est une impiété de croire qu’un regard plus ou moins oblique puisse avoir une influence. Voyons, n’oncle, continua-t-elle en prenant le terme d’affection familière du fou dans le Roi Lear, vous ne parliez pas sérieusement tout à l’heure; votre affection pour moi troublait votre jugement toujours si droit. N’est-ce pas, vous n’oseriez lui dire, à M. Paul d’Aspremont, que vous lui retirez la main de votre nièce, mise par vous dans la sienne, et que vous n’en voulez plus pour gendre, sous le beau prétexte qu’il est – jettatore!

– Par Joshua! mon patron, qui arrêta le soleil, s’écria le commodore, je ne le lui mâcherai pas, à ce joli M. Paul. Cela m’est bien égal d’être ridicule, absurde, déloyal même, quand il y va de votre santé, de votre vie peut-être! J’étais engagé avec un homme, et non avec un fascinateur. J’ai promis; eh bien, je fausse ma promesse, voilà tout; s’il n’est pas content, je lui rendrai raison.»

Et le commodore, exaspéré, fit le geste de se fendre, sans faire la moindre attention à la goutte qui lui mordait les doigts du pied.

«Sir Joshua Ward, vous ne ferez pas cela,» dit Alicia avec une dignité calme.

Le commodore se laissa tomber tout essoufflé dans son fauteuil de bambou et garda le silence.

«Eh bien, mon oncle, quand même cette accusation odieuse et stupide serait vraie, faudra-t-il pour cela repousser M. d’Aspremont et lui faire un crime d’un malheur? N’avez-vous pas reconnu que le mal qu’il pouvait produire ne dépendait pas de sa volonté, et que jamais âme ne fut plus aimante, plus généreuse et plus noble?

– On n’épouse pas les vampires, quelque bonnes que soient leurs intentions, répondit le commodore.

– Mais tout cela est chimère, extravagance, superstition; ce qu’il y a de vrai, malheureusement, c’est que Paul s’est frappé de ces folies, qu’il a prises au sérieux; il est effrayé, halluciné; il croit à son pouvoir fatal, il a peur de lui-même, et chaque petit accident qu’il ne remarquait pas autrefois, et dont aujourd’hui il s’imagine être la cause, confirme en lui cette conviction. N’est-ce pas à moi, qui suis sa femme devant Dieu, et qui le serai bientôt devant les hommes, – bénie par vous, mon cher oncle, – de calmer cette imagination surexcitée, de chasser ces vains fantômes, de rassurer, par ma sécurité apparente et réelle, cette anxiété hagarde, sœur de la monomanie, et de sauver, au moyen du bonheur, cette belle âme troublée, cet esprit charmant en péril?

– Vous avez toujours raison, miss Ward, dit le commodore; et moi, que vous appelez sage, je ne suis qu’un vieux fou. Je crois que cette Vicè est sorcière; elle m’avait tourné la tête avec toutes ses histoires. Quant au comte Altavilla, ses cornes et sa bimbeloterie cabalistique me semblent à présent assez ridicules. Sans doute, c’était un stratagème imaginé pour faire éconduire Paul et t’épouser lui-même.

– Il se peut que le comte Altavilla soit de bonne foi, dit miss Ward en souriant; – tout à l’heure vous étiez encore de son avis sur la jettature.

– N’abusez pas de vos avantages, miss Alicia; d’ailleurs je ne suis pas encore si bien revenu de mon erreur que je n’y puisse retomber. Le meilleur serait de quitter Naples par le premier départ de bateau à vapeur, et de retourner tout tranquillement en Angleterre. Quand Paul ne verra plus les cornes de bœuf, les massacres de cerf, les doigts allongés en pointe, les amulettes de corail et tous ces engins diaboliques, son imagination se tranquillisera, et moi-même j’oublierai ces sornettes qui ont failli me faire fausser ma parole et commettre une action indigne d’un galant homme. – Vous épouserez Paul, puisque c’est convenu. Vous me garderez le parloir et la chambre du rez-de-chaussée dans la maison de Richmond, la tourelle octogone au castel de Lincolnshire, et nous vivrons heureux ensemble. Si votre santé exige un air plus chaud, nous louerons une maison de campagne aux environs de Tours, ou bien encore à Cannes, où lord Brougham possède une belle propriété, et où ces damnables superstitions de jettature sont inconnues, Dieu merci. – Que dites-vous de mon projet, Alicia?

– Vous n’avez pas besoin de mon approbation, ne suis-je pas la plus obéissante des nièces?

– Oui, lorsque je fais ce que vous voulez, petite masque,» dit en souriant le commodore qui se leva pour regagner sa chambre.

Alicia resta quelques minutes encore sur la terrasse; mais, soit que cette scène eût déterminé chez elle quelque excitation fébrile, soit que Paul exerçât réellement sur la jeune fille l’influence que redoutait le commodore, la brise tiède, en passant sur ses épaules protégées d’une simple gaze, lui causa une impression glaciale, et le soir, se sentant mal à l’aise, elle pria Vicè d’étendre sur ses pieds froids et blancs comme le marbre une de ces couvertures arlequinées qu’on fabrique à Venise.

Cependant les lucioles scintillaient dans le gazon, les grillons chantaient, et la lune large et jaune montait au ciel dans une brume de chaleur.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
22 ekim 2017
Hacim:
400 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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