Kitabı oku: «Romans et contes», sayfa 15
Il entra; nulle voix amicale ne lui donna la bienvenue. N’entendant aucun son qui pût le guider, il resta quelques minutes hésitant sur le seuil. Une senteur d’éther, une exhalaison d’aromates, une odeur de cire en combustion, tous les vagues parfums des chambres mortuaires saisirent l’odorat de l’aveugle pantelant d’épouvante; une idée affreuse se présenta à son esprit, et il pénétra dans la chambre.
Après quelques pas, il heurta quelque chose qui tomba avec grand bruit; il se baissa et reconnut au toucher que c’était un chandelier de métal pareil aux flambeaux d’église et portant un long cierge.
Éperdu, il poursuivit sa route à travers l’obscurité. Il lui sembla entendre une voix qui murmurait tout bas des prières; il fit un pas encore, et ses mains rencontrèrent le bord d’un lit; il se pencha, et ses doigts tremblants effleurèrent d’abord un corps immobile et droit sous une fine tunique; puis une couronne de roses et un visage pur et froid comme le marbre.
C’était Alicia allongée sur sa couche funèbre.
«Morte! s’écria Paul avec un râle étranglé! morte! et c’est moi qui l’ai tuée!»
Le commodore, glacé d’horreur, avait vu ce fantôme aux yeux éteints entrer en chancelant, errer au hasard et se heurter au lit de mort de sa nièce: il avait tout compris. La grandeur de ce sacrifice inutile fit jaillir deux larmes des yeux rougis du vieillard, qui croyait bien ne plus pouvoir pleurer.
Paul se précipita à genoux près du lit et couvrit de baisers la main glacée d’Alicia; les sanglots secouaient son corps par saccades convulsives. Sa douleur attendrit même la féroce Vicè, qui se tenait silencieuse et sombre contre la muraille, veillant le dernier sommeil de sa maîtresse.
Quand ces adieux muets furent terminés, M. d’Aspremont se releva et se dirigea vers la porte, roide, tout d’une pièce, comme un automate mû par des ressorts; ses yeux ouverts et fixes, aux prunelles atones, avaient une expression surnaturelle; quoique aveugles, on aurait dit qu’ils voyaient. Il traversa le jardin d’un pas lourd comme celui des apparitions de marbre, sortit dans la campagne et marcha devant lui, dérangeant les pierres du pied, trébuchant quelquefois, prêtant l’oreille comme pour saisir un bruit dans le lointain, mais avançant toujours.
La grande voix de la mer résonnait de plus en plus distincte; les vagues, soulevées par un vent d’orage, se brisaient sur la rive avec des sanglots immenses, expression de douleurs inconnues, et gonflaient, sous les plis de l’écume, leurs poitrines désespérées; des millions de larmes amères ruisselaient sur les roches, et les goëlands inquiets poussaient des cris plaintifs.
Paul arriva bientôt au bord d’une roche qui surplombait. Le fracas des flots, la pluie salée que la rafale arrachait aux vagues et lui jetait au visage auraient dû l’avertir du danger; il n’en tint aucun compte; un sourire étrange crispa ses lèvres pâles, et il continua sa marche sinistre, quoique sentant le vide sous son pied suspendu.
Il tomba; une vague monstrueuse le saisit, le tordit quelques instants dans sa volute et l’engloutit.
La tempête éclata alors avec furie: les lames assaillirent la plage en files pressées, comme des guerriers montant à l’assaut, et lançant à cinquante pieds en l’air des fumées d’écume; les nuages noirs se lézardèrent comme des murailles d’enfer, laissant apercevoir par leurs fissures l’ardente fournaise des éclairs; des lueurs sulfureuses, aveuglantes, illuminèrent l’étendue; le sommet du Vésuve rougit, et un panache de vapeur sombre, que le vent rabattait, ondula au front du volcan. Les barques amarrées se choquèrent avec des bruits lugubres, et les cordages trop tendus se plaignirent douloureusement. Bientôt la pluie tomba en faisant siffler ses hachures comme des flèches, – on eût dit que le chaos voulait reprendre la nature et en confondre de nouveau les éléments.
Le corps de M. Paul d’Aspremont ne fut jamais retrouvé, quelques recherches que fît faire le commodore.
Un cercueil de bois d’ébène à fermoirs et à poignées d’argent, doublé de satin capitonné, et tel enfin que celui dont miss Clarisse Harlowe recommande les détails avec une grâce si touchante «à monsieur le menuisier,» fut embarqué à bord d’un yacht par les soins du commodore, et placé dans la sépulture de famille du cottage du Lincolnshire. Il contenait la dépouille terrestre d’Alicia Ward, belle jusque dans la mort.
Quant au commodore, un changement remarquable s’est opéré dans sa personne. Son glorieux embonpoint a disparu. Il ne met plus de rhum dans son thé, mange du bout des dents, dit à peine deux paroles en un jour, le contraste de ses favoris blancs et de sa face cramoisie n’existe plus, – le commodore est devenu pâle!
ARRIA MARCELLA
SOUVENIR DE POMPEÏ
Trois jeunes gens, trois amis qui avaient fait ensemble le voyage d’Italie, visitaient l’année dernière le musée des Studj, à Naples, où l’on a réuni les différents objets antiques exhumés des fouilles de Pompeï et d’Herculanum.
Ils s’étaient répandus à travers les salles et regardaient les mosaïques, les bronzes, les fresques détachés des murs de la ville morte, selon que leur caprice les éparpillait, et quand l’un d’eux avait fait une rencontre curieuse, il appelait ses compagnons avec des cris de joie, au grand scandale des Anglais taciturnes et des bourgeois posés occupés à feuilleter leur livret.
Mais le plus jeune des trois, arrêté devant une vitrine, paraissait ne pas entendre les exclamations de ses camarades, absorbé qu’il était dans une contemplation profonde. Ce qu’il examinait avec tant d’attention, c’était un morceau de cendre noire coagulée portant une empreinte creuse: on eût dit un fragment de moule de statue, brisé par la fonte; l’œil exercé d’un artiste y eût aisément reconnu la coupe d’un sein admirable et d’un flanc aussi pur de style que celui d’une statue grecque. L’on sait, et le moindre guide du voyageur vous l’indique, que cette lave, refroidie autour du corps d’une femme, en a gardé le contour charmant. Grâce au caprice de l’éruption qui a détruit quatre villes, cette noble forme, tombée en poussière depuis deux mille ans bientôt, est parvenue jusqu’à nous; la rondeur d’une gorge a traversé les siècles lorsque tant d’empires disparus n’ont pas laissé de trace! Ce cachet de beauté, posé par le hasard sur la scorie d’un volcan, ne s’est pas effacé.
Voyant qu’il s’obstinait dans sa contemplation, les deux amis d’Octavien revinrent vers lui, et Max, en le touchant à l’épaule, le fit tressaillir comme un homme surpris dans son secret. Évidemment Octavien n’avait entendu venir ni Max ni Fabio.
«Allons, Octavien, dit Max, ne t’arrête pas ainsi des heures entières à chaque armoire, ou nous allons manquer l’heure du chemin de fer, et nous ne verrons pas Pompeï aujourd’hui.
– Que regarde donc le camarade?» ajouta Fabio, qui s’était rapproché. Ah! l’empreinte trouvée dans la maison d’Arrius Diomèdes. Et il jeta sur Octavien un coup d’œil rapide et singulier.
Octavien rougit faiblement, prit le bras de Max, et la visite s’acheva sans autre incident. En sortant des Studj, les trois amis montèrent dans un corricolo et se firent mener à la station du chemin de fer. Le corricolo, avec ses grandes roues rouges, son strapontin constellé de clous de cuivre, son cheval maigre et plein de feu, harnaché comme une mule d’Espagne, courant au galop sur les larges dalles de lave, est trop connu pour qu’il soit besoin d’en faire la description ici, et d’ailleurs nous n’écrivons pas des impressions de voyage sur Naples, mais le simple récit d’une aventure bizarre et peu croyable, quoique vraie.
Le chemin de fer par lequel on va à Pompeï longe presque toujours la mer, dont les longues volutes d’écume viennent se dérouler sur un sable noirâtre qui ressemble à du charbon tamisé. Ce rivage, en effet, est formé de coulées de lave et de cendres volcaniques, et produit, par son ton foncé, un contraste avec le bleu du ciel et le bleu de l’eau; parmi tout cet éclat, la terre seule semble retenir l’ombre.
Les villages que l’on traverse ou que l’on côtoie, Portici, rendu célèbre par l’opéra de M. Auber, Resina, Torre del Greco, Torre dell’Annunziata, dont on aperçoit en passant les maisons à arcades et les toits en terrasses, ont, malgré l’intensité du soleil et le lait de chaux méridional, quelque chose de plutonien et de ferrugineux comme Manchester et Birmingham; la poussière y est noire, une suie impalpable s’y accroche à tout; on sent que la grande forge du Vésuve halète et fume à deux pas de là.
Les trois amis descendirent à la station de Pompeï, en riant entre eux du mélange d’antique et de moderne que présentent naturellement à l’esprit ces mots: Station de Pompeï. Une ville gréco-romaine et un débarcadère de railway!
Ils traversèrent le champ planté de cotonniers, sur lequel voltigeaient quelques bourres blanches, qui sépare le chemin de fer de l’emplacement de la ville déterrée, et prirent un guide à l’osteria bâtie en dehors des anciens remparts, ou, pour parler plus correctement, un guide les prit. Calamité qu’il est difficile de conjurer en Italie.
Il faisait une de ces heureuses journées si communes à Naples, où par l’éclat du soleil et la transparence de l’air les objets prennent des couleurs qui semblent fabuleuses dans le Nord, et paraissent appartenir plutôt au monde du rêve qu’à celui de la réalité. Quiconque a vu une fois cette lumière d’or et d’azur en emporte au fond de sa brume une incurable nostalgie.
La ville ressuscitée ayant secoué un coin de son linceul de cendre, ressortait avec ses mille détails sous un jour aveuglant. Le Vésuve découpait dans le fond son cône sillonné de stries de laves bleues, roses, violettes, mordorées par le soleil. Un léger brouillard presque imperceptible dans la lumière, encapuchonnait la crête écimée de la montagne; au premier abord, on eût pu le prendre pour un de ces nuages qui, même par les temps les plus sereins, estompent le front des pics élevés. En y regardant de plus près, on voyait de minces filets de vapeur blanche sortir du haut du mont comme des trous d’une cassolette, et se réunir ensuite en vapeur légère. Le volcan, d’humeur débonnaire ce jour-là, fumait tout tranquillement sa pipe, et sans l’exemple de Pompeï ensevelie à ses pieds, on ne l’aurait pas cru d’un caractère plus féroce que Montmartre; de l’autre côté, de belles collines aux lignes ondulées et voluptueuses comme des hanches de femme, arrêtaient l’horizon; et plus loin la mer, qui autrefois apportait les birèmes et les trirèmes sous les remparts de la ville, tirait sa placide barre d’azur.
L’aspect de Pompeï est des plus surprenants; ce brusque saut de dix-neuf siècles en arrière étonne même les natures les plus prosaïques et les moins compréhensives, deux pas vous mènent de la vie antique à la vie moderne, et du christianisme au paganisme; aussi, lorsque les trois amis virent ces rues où les formes d’une existence évanouie sont conservées intactes, éprouvèrent-ils, quelque préparés qu’ils y fussent par les livres et les dessins, une impression aussi étrange que profonde. Octavien surtout semblait frappé de stupeur et suivait machinalement le guide d’un pas de somnambule, sans écouter la nomenclature monotone et apprise par cœur que ce faquin débitait comme une leçon.
Il regardait d’un œil effaré ces ornières de char creusées dans le pavage cyclopéen des rues et qui paraissent dater d’hier tant l’empreinte en est fraîche; ces inscriptions tracées en lettres rouges, d’un pinceau cursif, sur les parois des murailles: affiches de spectacle, demandes de location, formules votives, enseignes, annonces de toutes sortes, curieuses comme le serait dans deux mille ans, pour les peuples inconnus de l’avenir, un pan de mur de Paris retrouvé avec ses affiches et ses placards; ces maisons aux toits effondrés laissant pénétrer d’un coup d’œil tous ces mystères d’intérieur, tous ces détails domestiques que négligent les historiens et dont les civilisations emportent le secret avec elles; ces fontaines à peine taries, ce forum surpris au milieu d’une réparation par la catastrophe, et dont les colonnes, les architraves toutes taillées, toutes sculptées, attendent dans leur pureté d’arête qu’on les mette en place; ces temples voués à des dieux passés à l’état mythologique et qui alors n’avaient pas un athée; ces boutiques où ne manque que le marchand; ces cabarets où se voit encore sur le marbre la tache circulaire laissée par la tasse des buveurs; cette caserne aux colonnes peintes d’ocre et de minium que les soldats ont égratignée de caricatures de combattants, et ces doubles théâtres de drame et de chant juxtaposés, qui pourraient reprendre leurs représentations, si la troupe qui les desservait, réduite à l’état d’argile, n’était pas occupée, peut-être, à luter le bondon d’un tonneau de bière ou à boucher une fente de mur, comme la poussière d’Alexandre et de César, selon la mélancolique réflexion d’Hamlet.
Fabio monta sur le thymelé du théâtre tragique tandis que Octavien et Max grimpaient jusqu’en haut des gradins, et là il se mit à débiter avec force gestes les morceaux de poésie qui lui venaient à la tête, au grand effroi des lézards, qui se dispersaient en frétillant de la queue et en se tapissant dans les fentes des assises ruinées; et quoique les vases d’airain ou de terre, destinés à répercuter les sons, n’existassent plus, sa voix n’en résonnait pas moins pleine et vibrante.
Le guide les conduisit ensuite à travers les cultures qui recouvrent les portions de Pompeï encore ensevelies, à l’amphithéâtre, situé à l’autre extrémité de la ville. Ils marchèrent sous ces arbres dont les racines plongent dans les toits des édifices enterrés, en disjoignent les tuiles, en fendent les plafonds, en disloquent les colonnes, et passèrent par ces champs où de vulgaires légumes fructifient sur des merveilles d’art, matérielles images de l’oubli que le temps déploie sur les plus belles choses.
L’amphithéâtre ne les surprit pas. Ils avaient vu celui de Vérone, plus vaste et aussi bien conservé, et ils connaissaient la disposition de ces arènes antiques aussi familièrement que celle des places de taureaux en Espagne, qui leur ressemblent beaucoup, moins la solidité de la construction et la beauté des matériaux.
Ils revinrent donc sur leurs pas, gagnèrent par un chemin de traverse de la rue de la Fortune, écoutant d’une oreille distraite le cicerone, qui en passant devant chaque maison la nommait du nom qui lui a été donné lors de sa découverte, d’après quelque particularité caractéristique: – la maison du Taureau de bronze, la maison du Faune, la maison du Vaisseau, le temple de la Fortune, la maison de Méléagre, la taverne de la Fortune à l’angle de la rue Consulaire, l’académie de Musique, le Four banal, la Pharmacie, la boutique du Chirurgien, la Douane, l’habitation des Vestales, l’auberge d’Albinus, les Thermopoles, et ainsi de suite jusqu’à la porte qui conduit à la voie des Tombeaux.
Cette porte en briques, recouverte de statues, et dont les ornements ont disparu, offre dans son arcade intérieure deux profondes rainures destinées à laisser glisser une herse, comme un donjon du moyen âge à qui l’on aurait cru ce genre de défense particulier.
«Qui aurait soupçonné, dit Max à ses amis, Pompeï, la ville gréco-latine, d’une fermeture aussi romantiquement gothique? Vous figurez-vous un chevalier romain attardé, sonnant du cor devant cette porte pour se faire lever la herse, comme un page du quinzième siècle?
– Rien n’est nouveau sous le soleil, répondit Fabio, et cet aphorisme lui-même n’est pas neuf, puisqu’il a été formulé par Salomon.
– Peut-être y a-t-il du nouveau sous la lune! continua Octavien en souriant avec une ironie mélancolique.
– Mon cher Octavien, dit Max, qui pendant cette petite conversation s’était arrêté devant une inscription tracée à la rubrique sur la muraille extérieure, veux-tu voir des combats de gladiateurs? – Voici les affiches: – Combat et chasse pour le 5 des nones d’avril, – les mâts seront dressés, – vingt paires de gladiateurs lutteront aux nones, – et si tu crains pour la fraîcheur de ton teint, rassure-toi, on tendra les voiles; – à moins que tu ne préfères te rendre à l’amphithéâtre de bonne heure, ceux-ci se couperont la gorge le matin —matutini erunt; on n’est pas plus complaisant.»
En devisant de la sorte, les trois amis suivaient cette voie bordée de sépulcres qui, dans nos sentiments modernes, serait une lugubre avenue pour une ville, mais qui n’offrait pas les mêmes significations tristes pour les anciens, dont les tombeaux, au lieu d’un cadavre horrible, ne contenaient qu’une pincée de cendres, idée abstraite de la mort. L’art embellissait ces dernières demeures, et, comme dit Gœthe, le païen décorait des images de la vie les sarcophages et les urnes.
C’est ce qui faisait sans doute que Max et Fabio visitaient, avec une curiosité allègre et une joyeuse plénitude d’existence qu’ils n’auraient pas eues dans un cimetière chrétien, ces monuments funèbres si gaiement dorés par le soleil et qui, placés sur le bord du chemin, semblent se rattacher encore à la vie et n’inspirent aucune de ces froides répulsions, aucune de ces terreurs fantastiques que font éprouver nos sépultures lugubres. Ils s’arrêtèrent devant le tombeau de Mammia, la prêtresse publique, près duquel est poussé un arbre, un cyprès ou un peuplier; ils s’assirent dans l’hémicycle du triclinium des repas funéraires, riant comme des héritiers; ils lurent avec force lazzi les épitaphes de Nevoleja, de Labeon et de la famille Arria, suivis d’Octavien, qui semblait plus touché que ses insouciants compagnons du sort de ces trépassés de deux mille ans.
Ils arrivèrent ainsi à la villa d’Arrius Diomèdes, une des habitations les plus considérables de Pompeï. On y monte par des degrés de briques, et lorsqu’on a dépassé la porte flanquée de deux petites colonnes latérales, on se trouve dans une cour semblable au patio qui fait le centre des maisons espagnoles et moresques et que les anciens appelaient impluvium ou cavædium; quatorze colonnes de briques recouvertes de stuc forment, des quatre côtés, un portique ou péristyle couvert, semblable au cloître des couvents, et sous lequel on pouvait circuler sans craindre la pluie. Le pavé de cette cour est une mosaïque de briques et de marbre blanc, d’un effet doux et tendre à l’œil. Dans le milieu, un bassin de marbre quadrilatère, qui existe encore, recevait les eaux pluviales qui dégouttaient du toit du portique. – Cela produit un singulier effet d’entrer ainsi dans la vie antique et de fouler avec des bottes vernies des marbres usés par les sandales et les cothurnes des contemporains d’Auguste et de Tibère.
Le cicerone les promena dans l’exèdre ou salon d’été, ouvert du côté de la mer pour en aspirer les fraîches brises. C’était là qu’on recevait et qu’on faisait la sieste pendant les heures brûlantes, quand soufflait ce grand zéphyr africain chargé de langueurs et d’orages. Il les fit entrer dans la basilique, longue galerie à jour qui donne de la lumière aux appartements et où les visiteurs et les clients attendaient que le nomenclateur les appelât; il les conduisit ensuite sur la terrasse de marbre blanc d’où la vue s’étend sur les jardins verts et sur la mer bleue; puis il leur fit voir le nymphæum ou salle de bains, avec ses murailles peintes en jaune, ses colonnes de stuc, son pavé de mosaïque et sa cuve de marbre qui reçut tant de corps charmants évanouis comme des ombres; – le cubiculum, où flottèrent tant de rêves venus de la porte d’ivoire, et dont les alcôves pratiquées dans le mur étaient fermées par un conopeum ou rideau dont les anneaux de bronze gisent encore à terre, le tétrastyle ou salle de récréation, la chapelle des dieux lares, le cabinet des archives, la bibliothèque, le musée des tableaux, le gynécée ou appartement des femmes, composé de petites chambres en partie ruinées, dont les parois conservent des traces de peintures et d’arabesques comme des joues dont on a mal essuyé le fard.
Cette inspection terminée, ils descendirent à l’étage inférieur, car le sol est beaucoup plus bas du côté du jardin que du côté de la voie des Tombeaux, ils traversèrent huit salles peintes en rouge antique, dont l’une est creusée de niches architecturales, comme on en voit au vestibule de la salle des Ambassadeurs à l’Alhambra, et ils arrivèrent enfin à une espèce de cave ou de cellier dont la destination était clairement indiquée par huit amphores d’argile dressées contre le mur et qui avaient dû être parfumées de vin de Crète, de Falerne et de Massique comme des odes d’Horace.
Un vif rayon de jour passait par un étroit soupirail obstrué d’orties, dont il changeait les feuilles traversées de lumières en émeraudes et en topazes, et ce gai détail naturel souriait à propos à travers la tristesse du lieu.
«C’est ici, dit le cicerone de sa voix nonchalante, dont le ton s’accordait à peine avec le sens des paroles, que l’on trouva, parmi dix-sept squelettes, celui de la dame dont l’empreinte se voit au musée de Naples. Elle avait des anneaux d’or, et les lambeaux de sa fine tunique adhéraient encore aux cendres tassées qui ont gardé sa forme.»
Les phrases banales du guide causèrent une vive émotion à Octavien. Il se fit montrer l’endroit exact où ces restes précieux avaient été découverts, et s’il n’eût été contenu par la présence de ses amis, il se serait livré à quelque lyrisme extravagant; sa poitrine se gonflait, ses yeux se trempaient de furtives moiteurs: cette catastrophe, effacée par vingt siècles d’oubli, le touchait comme un malheur tout récent; la mort d’une maîtresse ou d’un ami ne l’eût pas affligé davantage, et une larme en retard de deux mille ans tomba, pendant que Max et Fabio avaient le dos tourné, sur la place où cette femme, pour laquelle il se sentait pris d’un amour rétrospectif, avait péri étouffée par la cendre chaude du volcan.
«Assez d’archéologie comme cela! s’écria Fabio; nous ne voulons pas écrire une dissertation sur une cruche ou une tuile du temps de Jules César pour devenir membre d’une académie de province, ces souvenirs classiques me creusent l’estomac. Allons dîner, si toutefois la chose est possible, dans cette osteria pittoresque, où j’ai peur qu’on ne nous serve que des beefsteaks fossiles et des œufs frais pondus avant la mort de Pline.
– Je ne dirai pas comme Boileau:
Un sot, quelquefois, ouvre un avis important,
fit Max en riant, ce serait malhonnête; mais cette idée a du bon. Il eût été pourtant plus joli de festiner ici, dans un triclinium quelconque, couchés à l’antique, servis par des esclaves, en manière de Lucullus ou de Trimalcion. Il est vrai que je ne vois pas beaucoup d’huîtres du lac Lucrin; les turbots et les rougets de l’Adriatique sont absents; le sanglier d’Apulie manque sur le marché; les pains et les gâteaux au miel figurent au musée de Naples aussi durs que des pierres à côté de leurs moules vert-de-grisés; le macaroni cru, saupoudré de caccia-cavallo, et quoiqu’il soit détestable, vaut encore mieux que le néant. Qu’en pense le cher Octavien?»
Octavien, qui regrettait fort de ne pas s’être trouvé à Pompeï le jour de l’éruption du Vésuve pour sauver la dame aux anneaux d’or et mériter ainsi son amour, n’avait pas entendu une phrase de cette conversation gastronomique. Les deux derniers mots prononcés par Max le frappèrent seuls, et comme il n’avait pas envie d’entamer une discussion, il fit, à tout hasard, un signe d’assentiment, et le groupe amical reprit, en côtoyant les remparts, le chemin de l’hôtellerie.
L’on dressa la table sous l’espèce de porche ouvert qui sert de vestibule à l’osteria, et dont les murailles, crépies à la chaux, étaient décorées de quelques croûtes qualifiées par l’hôte: Salvator Rosa, Espagnolet, cavalier Massimo et autres noms célèbres de l’école napolitaine, qu’il se crut obligé d’exalter.
«Hôte vénérable, dit Fabio, ne déployez pas votre éloquence en pure perte. Nous ne sommes pas des Anglais, et nous préférons les jeunes filles aux vieilles toiles. Envoyez-nous plutôt la liste de vos vins par cette belle brune, aux yeux de velours, que j’ai aperçue dans l’escalier.»
Le palforio, comprenant que ses hôtes n’appartenaient pas au genre mystifiable des philistins et des bourgeois, cessa de vanter sa galerie pour glorifier sa cave. D’abord, il avait tous les vins des meilleurs crus: Château-Margaux, grand-Laffite retour des Indes, Sillery de Moët, Hochmeyer, Scarlat-wine, Porto et porter, ale et gingerbeer, Lacryma-Christi blanc et rouge, Capri et Falerne.
«Quoi! tu as du vin de Falerne, animal, et tu le mets à la fin de ta nomenclature; tu nous fais subir une litanie œnologique insupportable, dit Max en sautant à la gorge de l’hôtelier avec un mouvement de fureur comique; mais tu n’as donc pas le sentiment de la couleur locale? tu es donc indigne de vivre dans ce voisinage antique? Est-il bon au moins ton Falerne? a-t-il été mis en amphore sous le consul Plancus? —consule Planco.
– Je ne connais pas le consul Plancus, et mon vin n’est pas mis en amphore, mais il est vieux et coûte 10 carlins la bouteille,» répondit l’hôte.
Le jour était tombé et la nuit était venue, nuit sereine et transparente, plus claire, à coup sûr, que le plein midi de Londres; la terre avait des tons d’azur et le ciel des reflets d’argent d’une douceur inimaginable; l’air était si tranquille que la flamme des bougies posées sur la table n’oscillait même pas.
Un jeune garçon jouant de la flûte s’approcha de la table et se tint debout, fixant ses yeux sur les trois convives, dans une attitude de bas-relief, et soufflant dans son instrument aux sons doux et mélodieux, quelqu’une de ces cantilènes populaires en mode mineur dont le charme est pénétrant.
Peut-être ce garçon descendait en droite ligne du flûteur qui précédait Duilius.
«Notre repas s’arrange d’une façon assez antique, il ne nous manque que des danseuses gaditanes et des couronnes de lierre, dit Fabio en se versant une large rasade de vin de Falerne.
– Je me sens en veine de faire des citations latines comme un feuilleton des Débats; il me revient des strophes d’ode, ajouta Max.
– Garde-les pour toi, s’écrièrent Octavien et Fabio, justement alarmés; rien n’est indigeste comme le latin à table.»
La conversation entre jeunes gens qui, le cigare à la bouche, le coude sur la table, regardent un certain nombre de flacons vidés, surtout lorsque le vin est capiteux, ne tarde pas à tourner sur les femmes. Chacun exposa son système, dont voici à peu près le résumé.
Fabio ne faisait cas que de la beauté et de la jeunesse. Voluptueux et positif, il ne se payait pas d’illusions et n’avait en amour aucun préjugé. Une paysanne lui plaisait autant qu’une duchesse, pourvu qu’elle fût belle; le corps le touchait plus que la robe; il riait beaucoup de certains de ses amis amoureux de quelques mètres de soie et de dentelles, et disait qu’il serait plus logique d’être épris d’un étalage de marchand de nouveautés. Ces opinions, fort raisonnables au fond, et qu’il ne cachait pas, le faisaient passer pour un homme excentrique.
Max, moins artiste que Fabio, n’aimait, lui, que les entreprises difficiles, que les intrigues compliquées; il cherchait des résistances à vaincre, des vertus à séduire, et conduisait l’amour comme une partie d’échecs, avec des coups médités longtemps, des effets suspendus, des surprises et des stratagèmes dignes de Polybe. Dans un salon, la femme qui paraissait avoir le moins de sympathie à son endroit, était celle qu’il choisissait pour but de ses attaques; la faire passer de l’aversion à l’amour par des transitions habiles, était pour lui un plaisir délicieux; s’imposer aux âmes qui le repoussaient, mater les volontés rebelles à son ascendant, lui semblait le plus doux des triomphes. Comme certains chasseurs qui courent les champs, les bois et les plaines par la pluie, le soleil et la neige, avec des fatigues excessives et une ardeur que rien ne rebute, pour un maigre gibier que les trois quarts du temps ils dédaignent de manger, Max, la proie atteinte, ne s’en souciait plus, et se remettait en quête presque aussitôt.
Pour Octavien, il avouait que la réalité ne le séduisait guère, non qu’il fît des rêves de collégien tout pétris de lis et de roses comme un madrigal de Demoustier, mais il y avait autour de toute beauté trop de détails prosaïques et rebutants; trop de pères radoteurs et décorés; de mères coquettes, portant des fleurs naturelles dans de faux cheveux; de cousins rougeauds et méditant des déclarations; de tantes ridicules, amoureuses de petits chiens. Une gravure à l’aqua-tinte, d’après Horace Vernet ou Delaroche, accrochée dans la chambre d’une femme, suffisait pour arrêter chez lui une passion naissante. Plus poétique encore qu’amoureux, il demandait une terrasse de l’Isola-Bella, sur le lac Majeur, par un beau clair de lune, pour encadrer un rendez-vous. Il eût voulu enlever son amour du milieu de la vie commune et en transporter la scène dans les étoiles. Aussi s’était-il épris tour à tour d’une passion impossible et folle pour tous les grands types féminins conservés par l’art ou l’histoire. Comme Faust, il avait aimé Hélène, et il aurait voulu que les ondulations des siècles apportassent jusqu’à lui une de ces sublimes personnifications des désirs et des rêves humains, dont la forme, invisible pour les yeux vulgaires, subsiste toujours dans l’espace et le temps. Il s’était composé un sérail idéal avec Sémiramis, Aspasie, Cléopâtre, Diane de Poitiers, Jeanne d’Aragon. Quelquefois aussi il aimait des statues, et un jour, en passant au Musée devant la Vénus de Milo, il s’était écrié: «Oh! qui te rendra les bras pour m’écraser contre ton sein de marbre!» A Rome, la vue d’une épaisse chevelure nattée exhumée d’un tombeau antique l’avait jeté dans un bizarre délire; il avait essayé, au moyen de deux ou trois de ces cheveux obtenus d’un gardien séduit à prix d’or, et remis à une somnambule d’une grande puissance, d’évoquer l’ombre et la forme de cette morte; mais le fluide conducteur s’était évaporé après tant d’années, et l’apparition n’avait pu sortir de la nuit éternelle.