Kitabı oku: «Romans et contes», sayfa 20
L’ENFANT AUX SOULIERS DE PAIN
Écoutez cette histoire que les grand’mères d’Allemagne content à leurs petits enfants, – l’Allemagne, un beau pays de légendes et de rêveries, où le clair de lune, jouant sur les brumes du vieux Rhin, crée mille visions fantastiques.
Une pauvre femme habitait seule, à l’extrémité du village, une humble maisonnette: le logis était assez misérable et ne contenait que les meubles les plus indispensables.
Un vieux lit à colonnes torses où pendaient des rideaux de serge jaunie, une huche pour mettre le pain, un coffre de noyer luisant de propreté, mais dont de nombreuses piqûres de vers, rebouchées avec de la cire, annonçaient les longs services, un fauteuil de tapisserie aux couleurs passées et qu’avait usé la tête branlante de l’aïeule, un rouet poli par le travail: c’était tout.
Nous allions oublier un berceau d’enfant, tout neuf, bien douillettement garni, et recouvert d’une jolie courte-pointe à ramages, piquée par une aiguille infatigable, celle d’une mère ornant la crèche de son petit Jésus.
Toute la richesse de la pauvre maison était concentrée là.
L’enfant d’un bourgmestre ou d’un conseiller aulique n’eût pas été plus moelleusement couché. Sainte prodigalité, douce folie de la mère, qui se prive de tout pour faire un peu de luxe, au sein de sa misère, à son cher nourrisson!
Ce berceau donnait un air de fête au mince taudis; la nature, qui est compatissante aux malheureux, égayait la nudité de cette chaumine par des touffes de joubarbes et des mousses de velours. De bonnes plantes, pleines de pitié, tout en ayant l’air de parasites, bouchaient à propos les trous du toit qu’elles rendaient splendide comme une corbeille, et empêchaient la pluie de tomber sur le berceau; les pigeons s’abattaient sur la fenêtre et roucoulaient jusqu’à ce que l’enfant fût endormi.
Un petit oiseau auquel le jeune Hanz avait donné une miette de pain l’hiver, quand la neige blanchissait la terre, avait, au printemps, laissé choir une graine de son bec au pied de la muraille, et il en était sorti un beau liseron qui, s’accrochant aux pierres avec ses griffes vertes, était entré dans la chambre par un carreau brisé, et couronnait de sa guirlande le berceau de l’enfant, de sorte qu’au matin, les yeux bleus de Hanz et les clochettes bleues du liseron s’éveillaient en même temps, et se regardaient d’un air d’intelligence.
Ce logis était donc pauvre, mais non pas triste.
La mère de Hanz, dont le mari était mort bien loin à la guerre, vivait, tant bien que mal, de quelques légumes du jardin, et du produit de son rouet: bien peu de chose, mais Hanz ne manquait de rien, c’était assez.
Certes c’était une femme pieuse et croyante que la mère de Hanz. Elle priait, travaillait et pratiquait la vertu; mais elle commit une faute: elle se regarda avec trop de complaisance et s’enorgueillit trop dans son fils.
Il arrive quelquefois que les mères, voyant ces beaux enfants vermeils, aux mains trouées de fossettes, à la peau blanche, aux talons roses, s’imaginent qu’ils sont à elles pour toujours; mais Dieu ne donne rien, il prête seulement; et, comme un créancier oublié, il vient parfois redemander subitement son dû.
Parce que ce frais bouton était sorti de sa tige, la mère de Hanz crut qu’elle l’avait fait naître; et Dieu, qui, du fond de son paradis aux voûtes d’azur étoilées d’or, observe tout ce qui se passe sur terre, et entend du bout de l’infini le bruit que fait le brin d’herbe en poussant, ne vit pas cela avec plaisir.
Il vit aussi que Hanz était gourmand et sa mère trop indulgente à sa gourmandise; souvent ce mauvais enfant pleurait lorsqu’il fallait, après le raisin ou la pomme, manger le pain, objet de l’envie de tant de malheureux, et la mère le laissait jeter le morceau commencé, ou l’achevait elle-même.
Or, il advint que Hanz tomba malade: la fièvre le brûlait, sa respiration sifflait dans son gosier étranglé; il avait le croup, une terrible maladie qui a fait rougir les yeux de bien des mères et de bien des pères.
La pauvre femme, à ce spectacle, sentit une douleur horrible.
Sans doute vous avez vu dans quelque église l’image de Notre-Dame, vêtue de deuil et debout sous la croix, avec sa poitrine ouverte et son cœur ensanglanté, où plongent sept glaives d’argent, trois d’un côté, quatre de l’autre. Cela veut dire qu’il n’y a pas d’agonie plus affreuse que celle d’une mère qui voit mourir son enfant.
Et pourtant la sainte Vierge croyait à la divinité de Jésus et savait que son fils ressusciterait.
Or, la mère de Hanz n’avait pas cet espoir.
Pendant les derniers jours de la maladie de Hanz, tout en le veillant, la mère, machinalement, continuait à filer, et le bourdonnement du rouet se mêlait au râle du petit moribond.
Si des riches trouvent étrange qu’une mère file près du lit de mort de son enfant, c’est qu’ils ne savent pas ce que la pauvreté renferme de tortures pour l’âme; hélas! elle ne brise pas seulement le corps, elle brise aussi le cœur.
Ce qu’elle filait ainsi, c’était le fil pour le linceul de son petit Hanz; elle ne voulait pas qu’une toile qui eût servi enveloppât ce cher corps, et comme elle n’avait pas d’argent, elle faisait ronfler son rouet avec une funèbre activité; mais elle ne passait pas le fil sur sa lèvre comme d’habitude: il lui tombait assez de pleurs des yeux pour le mouiller.
A la fin du sixième jour, Hanz expira. Soit hasard, soit sympathie, la guirlande de liseron qui caressait son berceau languit, se fana, se dessécha, et laissa tomber sa dernière fleur crispée sur le lit.
Quand la mère fut bien convaincue que le souffle s’était envolé à tout jamais de ses lèvres où les violettes de la mort avaient remplacé les roses de la vie, elle recouvrit, avec le bord du drap, cette tête trop chère, prit son paquet de fil sous son bras, et se dirigea vers la maison du tisserand.
«Tisserand, lui dit-elle, voici du fil bien égal, très-fin et sans nœuds: l’araignée n’en file pas de plus délié entre les solives du plafond; que votre navette aille et vienne; de ce fil il me faut faire une aune de toile aussi douce que de la toile de Frise et de Hollande.»
Le tisserand prit l’écheveau, disposa la chaîne, et la navette affairée, tirant le fil après elle, se mit à courir çà et là.
Le peigne raffermissait la trame, et la toile s’avançait sur le métier sans inégalité, sans rupture, aussi fine que la chemise d’une archiduchesse ou le linge dont le prêtre essuie le calice à l’autel.
Quand le fil fut tout employé, le tisserand rendit la toile à la pauvre mère et lui dit, car il avait tout compris à l’air fixement désespéré de la malheureuse:
«Le fils de l’Empereur, qui est mort, l’année dernière, en nourrice, n’est pas enveloppé dans son petit cercueil d’ébène, à clous d’argent, d’une toile plus moelleuse et plus fine.»
Ayant plié la toile, la mère tira de son doigt amaigri un mince anneau d’or tout usé par le frottement:
«Bon tisserand, dit-elle, prenez cet anneau, mon anneau de mariage, le seul or que j’aie jamais possédé.»
Le brave homme de tisserand ne voulait pas le prendre; mais elle lui dit:
«Je n’ai pas besoin de bague là où je vais; car, je le sens, les petits bras de Hanz me tirent en terre.»
Elle alla ensuite chez le charpentier, et lui dit:
«Maître, prenez de bon cœur de chêne qui ne se pourrisse pas et que les vers ne puissent piquer; taillez-y cinq planches et deux planchettes, et faites-en une bière de cette mesure.»
Le charpentier prit la scie et le rabot, ajusta les ais, frappa, avec son maillet, sur les clous le plus doucement possible, pour ne pas faire entrer les pointes de fer dans le cœur de la pauvre femme plus avant que dans le bois.
Quand l’ouvrage fut fini, on aurait dit, tant il était soigné et bien fait, une boîte à mettre des bijoux et des dentelles.
«Charpentier, qui avez fait un si beau cercueil à mon petit Hanz, je vous donne ma maison au bout du village, et le petit jardin qui est derrière, et le puits avec sa vigne. – Vous n’attendrez pas longtemps.»
Avec le linceul et le cercueil qu’elle tenait sous son bras, tant il était petit, elle s’en allait par les rues du village, et les enfants, qui ne savent ce que c’est que la mort, disaient:
«Voyez comme la mère de Hanz lui porte une belle boîte de joujoux de Nuremberg; sans doute une ville avec ses maisons de bois peintes et vernissées, son clocher entouré d’une feuille de plomb, son beffroi et sa tour crénélée, et les arbres des promenades, tout frisés et tout verts, ou bien un joli violon avec ses chevilles sculptées au manche et son archet en crin de cheval. – Oh! que n’avons-nous une boîte pareille!»
Et les mères, en pâlissant, les embrassaient et les faisaient taire:
«Imprudents que vous êtes, ne dites pas cela; ne la souhaitez pas la boîte à joujoux, la boîte à violon que l’on porte sous le bras en pleurant; vous l’aurez assez tôt, pauvres petits!»
Quand la mère de Hanz fut rentrée, elle prit le cadavre mignon et encore joli de son fils, et se mit à lui faire cette dernière toilette qu’il faut bien soigner, car elle doit durer l’éternité.
Elle le revêtit de ses habits du dimanche, de sa robe de soie et de sa pelisse à fourrures, pour qu’il n’eût pas froid dans l’endroit humide où il allait. Elle plaça à côté de lui la poupée aux yeux d’émail qu’il aimait tant qu’il la faisait coucher dans son berceau.
Mais, au moment de rabattre le linceul sur le corps à qui elle avait donné mille fois le dernier baiser, elle s’aperçut qu’elle avait oublié de mettre à l’enfant mort ses jolis petits souliers rouges.
Elle les chercha dans la chambre, car cela lui faisait de la peine de voir nus ces pieds autrefois si tièdes et si vermeils, maintenant si glacés et si pâles; mais, pendant son absence, les rats ayant trouvé les souliers sous le lit, faute de meilleure nourriture, avaient grignoté, rongé et déchiqueté la peau.
Ce fut un grand chagrin pour la pauvre mère que son Hanz s’en allât dans l’autre monde les pieds nus; alors que le cœur n’est plus qu’une plaie, il suffit de le toucher pour le faire saigner.
Elle pleura devant ces souliers: de cet œil enflammé et tari une larme put jaillir encore.
Comment pourrait-elle avoir des souliers pour Hanz, elle avait donné sa bague et sa maison? telle était la pensée qui la tourmentait. A force de rêver, il lui vint une idée.
Dans la huche restait une miche tout entière, car, depuis longtemps, la malheureuse, nourrie par son chagrin, ne mangeait plus.
Elle fendit cette miche, se souvenant qu’autrefois, avec la mie, elle avait fait, pour amuser Hanz, des pigeons, des canards, des poules, des sabots, des barques et autres puérilités.
Plaçant la mie dans le creux de sa main, et la pétrissant avec son pouce en l’humectant de ses larmes, elle fit une paire de petits souliers de pain dont elle chaussa les pieds froids et bleuâtres de l’enfant mort, et, le cœur soulagé, elle rabattit le linceul et ferma la bière. – Pendant qu’elle pétrissait la mie, un pauvre s’était présenté sur le seuil, timide, demandant du pain; mais de la main elle lui avait fait signe de s’éloigner.
Le fossoyeur vint prendre la boîte, et l’enfouit dans un coin du cimetière sous une touffe de rosiers blancs: l’air était doux, il ne pleuvait pas, et la terre n’était pas mouillée; ce fut une consolation pour la mère, qui pensa que son pauvre petit Hanz ne passerait pas trop mal sa première nuit de tombeau.
Revenue dans sa maison solitaire, elle plaça le berceau de Hanz à côté de son lit, se coucha et s’endormit.
La nature brisée succombait.
En dormant, elle eut un rêve, ou, du moins, elle crut que c’était un rêve.
Hanz lui apparut, vêtu, comme dans sa bière, de sa robe des dimanches, de sa pelisse à fourrure de cygne, ayant à la main sa poupée aux yeux d’émail, et aux pieds ses souliers de pain.
Il semblait triste.
Il n’avait pas cette auréole que la mort doit donner aux petits innocents; car si l’on met un enfant dans la terre, il en sort un ange.
Les roses du Paradis ne fleurissaient pas sur ses joues pâles, fardées en blanc par la mort; des larmes tombaient de ses cils blonds, et de gros soupirs gonflaient sa petite poitrine.
La vision disparut, et la mère s’éveilla baignée de sueur, ravie d’avoir vu son fils, effrayée de l’avoir revu si triste; mais elle se rassura en se disant: Pauvre Hanz! même en Paradis, il ne peut m’oublier.
La nuit suivante, l’apparition se renouvela: Hanz était encore plus triste et plus pâle.
Sa mère, lui tendant les bras, lui dit:
«Cher enfant, console-toi, et ne t’ennuie pas au Ciel, je vais te rejoindre.»
La troisième nuit, Hanz revint encore; il gémissait et pleurait plus que les autres fois, et il disparut en joignant ses petites mains: il n’avait plus sa poupée, mais il avait toujours ses souliers de pain.
La mère inquiète alla consulter un vénérable prêtre qui lui dit:
«Je veillerai près de vous cette nuit, et j’interrogerai le petit spectre; il me répondra; je sais les mots qu’il faut dire aux esprits innocents ou coupables.»
Hanz parut à l’heure ordinaire, et le prêtre le somma, avec les mots consacrés, de dire ce qui le tourmentait dans l’autre monde.
«Ce sont les souliers de pain qui font mon tourment et m’empêchent de monter l’escalier de diamant du Paradis; ils sont plus lourds à mes pieds que des bottes de postillon, et je ne puis dépasser les deux ou trois premières marches, et cela me cause une grande peine, car je vois là-haut une nuée de beaux chérubins avec des ailes roses qui m’appellent pour jouer et me montrent des joujoux d’argent et d’or.
Ayant dit ces mots, il disparut.
Le saint prêtre, à qui la mère de Hanz avait fait sa confession, lui dit:
«Vous avez commis une grande faute, vous avez profané le pain quotidien, le pain sacré, le pain du bon Dieu, le pain que Jésus-Christ, à son dernier repas, a choisi pour représenter son corps, et, après en avoir refusé une tranche au pauvre qui s’est présenté sur votre seuil, vous en avez pétri des souliers pour votre Hanz.
«Il faut ouvrir la bière, retirer les souliers de pain des pieds de l’enfant et les brûler dans le feu qui purifie tout.»
Accompagné du fossoyeur et de la mère, le prêtre se rendit au cimetière: en quatre coups de bêche on mit le cercueil à nu, on l’ouvrit.
Hanz était couché dedans, tel que sa mère l’y avait posé, mais sa figure avait une expression de douleur.
Le saint prêtre ôta délicatement des talons du jeune mort les souliers de pain, et les brûla lui-même à la flamme d’un cierge en récitant une prière.
Lorsque la nuit vint, Hanz apparut à sa mère une dernière fois, mais joyeux, rose, content, avec deux petits chérubins dont il s’était déjà fait des amis; il avait des ailes de lumière et un bourrelet de diamants.
«Oh! ma mère, quelle joie, quelle félicité, et comme ils sont beaux les jardins du Paradis! On y joue éternellement, et le bon Dieu ne gronde jamais.»
Le lendemain, la mère revit son fils, non pas sur terre, mais au ciel; car elle mourut dans la journée, le front penché sur le berceau vide.
LE CHEVALIER DOUBLE
Qui rend donc la blonde Edwige si triste? que fait-elle assise à l’écart, le menton dans sa main et le coude au genou, plus morne que le désespoir, plus pâle que la statue d’albâtre qui pleure sur un tombeau?
Du coin de sa paupière une grosse larme roule sur le duvet de sa joue, une seule, mais qui ne tarit jamais; comme cette goutte d’eau qui suinte des voûtes du rocher et qui à la longue use le granit, cette seule larme, en tombant sans relâche de ses yeux sur son cœur, l’a percé et traversé à jour.
Edwige, blonde Edwige, ne croyez-vous plus à Jésus-Christ le doux Sauveur? doutez-vous de l’indulgence de la très-sainte Vierge Marie? Pourquoi portez-vous sans cesse à votre flanc vos petites mains diaphanes, amaigries et fluettes comme celles des Elfes et des Willis? Vous allez être mère; c’était votre plus cher vœu; votre noble époux, le comte Lodbrog, a promis un autel d’argent massif, un ciboire d’or fin à l’église de Saint-Euthbert si vous lui donniez un fils.
Hélas! hélas! la pauvre Edwige a le cœur percé des sept glaives de la douleur; un terrible secret pèse sur son âme. Il y a quelques mois, un étranger est venu au château; il faisait un terrible temps cette nuit-là: les tours tremblaient dans leur charpente, les girouettes piaulaient, le feu rampait dans la cheminée, et le vent frappait à la vitre comme un importun qui veut entrer.
L’étranger était beau comme un ange, mais comme un ange tombé; il souriait doucement et regardait doucement, et pourtant ce regard et ce sourire vous glaçaient de terreur et vous inspiraient l’effroi qu’on éprouve en se penchant sur un abîme. Une grâce scélérate, une langueur perfide comme celle du tigre qui guette sa proie, accompagnaient tous ses mouvements; il charmait à la façon du serpent qui fascine l’oiseau.
Cet étranger était un maître chanteur; son teint bruni montrait qu’il avait vu d’autres cieux; il disait venir du fond de la fond de la Bohême, et demandait l’hospitalité pour cette nuit-là seulement.
Il resta cette nuit, et encore d’autres jours et encore d’autres nuits, car la tempête ne pouvait s’apaiser, et le vieux château s’agitait sur ses fondements comme si la rafale eût voulu le déraciner et faire tomber sa couronne de créneaux dans les eaux écumeuses du torrent.
Pour charmer le temps, il chantait d’étranges poésies qui troublaient le cœur et donnaient des idées furieuses; tout le temps qu’il chantait, un corbeau noir vernissé, luisant comme le jais, se tenait sur son épaule; il battait la mesure avec son bec d’ébène, et semblait applaudir en secouant ses ailes. – Edwige pâlissait, pâlissait comme les lis du clair de lune; Edwige rougissait, rougissait comme les roses de l’aurore, et se laissait aller en arrière dans son grand fauteuil, languissante, à demi morte, enivrée comme si elle avait respiré le parfum fatal de ces fleurs qui font mourir.
Enfin le maître chanteur put partir; un petit sourire bleu venait de dérider la face du ciel. Depuis ce jour, Edwige, la blonde Edwige ne fait que pleurer dans l’angle de la fenêtre.
Edwige est mère; elle a un bel enfant tout blanc et tout vermeil. – Le vieux comte Lodbrog a commandé au fondeur l’autel d’argent massif, et il a donné mille pièces d’or à l’orfévre dans une bourse de peau de renne pour fabriquer le ciboire; il sera large et lourd, et tiendra une grande mesure de vin. Le prêtre qui le videra pourra dire qu’il est un bon buveur.
L’enfant est tout blanc et tout vermeil, mais il a le regard noir de l’étranger: sa mère l’a bien vu. Ah! pauvre Edwige! pourquoi avez-vous tant regardé l’étranger avec sa harpe et son corbeau?..
Le chapelain ondoie l’enfant; – on lui donne le nom d’Oluf, un bien beau nom! – Le mire monte sur la plus haute tour pour lui tirer l’horoscope.
Le temps était clair et froid: comme une mâchoire de loup cervier aux dents aiguës et blanches, une découpure de montagnes couvertes de neiges mordait le bord de la robe du ciel; les étoiles larges et pâles brillaient dans la crudité bleue de la nuit comme des soleils d’argent.
Le mire prend la hauteur, remarque l’année, le jour et la minute; il fait de longs calculs en encre rouge sur un long parchemin tout constellé de signes cabalistiques; il rentre dans son cabinet, et remonte sur la plate-forme, il ne s’est pourtant pas trompé dans ses supputations, son thème de nativité est juste comme un trébuchet à peser les pierres fines; cependant il recommence: il n’a pas fait d’erreur.
Le petit comte Oluf a une étoile double, une verte et une rouge, verte comme l’espérance, rouge comme l’enfer; l’une favorable, l’autre désastreuse. Cela s’est-il jamais vu qu’un enfant ait une étoile double?
Avec un air grave et compassé le mire rentre dans la chambre de l’accouchée et dit, en passant sa main osseuse dans les flots de sa grande barbe de mage:
«Comtesse Edwige, et vous, comte Lodbrog, deux influences ont présidé à la naissance d’Oluf, votre précieux fils: l’une bonne, l’autre mauvaise; c’est pourquoi il a une étoile verte et une étoile rouge. Il est soumis à un double ascendant; il sera très-heureux ou très-malheureux, je ne sais lequel; peut-être tous les deux à la fois.»
Le comte Lodbrog répondit au mire: «L’étoile verte l’emportera.» Mais Edwige craignait dans son cœur de mère que ce ne fût la rouge. Elle remit son menton dans sa main, son coude sur son genou, et recommença à pleurer dans le coin de la fenêtre. Après avoir allaité son enfant, son unique occupation était de regarder à travers la vitre la neige descendre en flocons drus et pressés, comme si l’on eût plumé là-haut les ailes blanches de tous les anges et de tous les chérubins.
De temps en temps un corbeau passait devant la vitre, croassant et secouant cette poussière argentée. Cela faisait penser Edwige au corbeau singulier qui se tenait toujours sur l’épaule de l’étranger au doux regard du tigre, au charmant sourire de vipère.
Et ses larmes tombaient plus vite de ses yeux sur son cœur, sur son cœur percé à jour.
Le jeune Oluf est un enfant bien étrange: on dirait qu’il y a dans sa petite peau blanche et vermeille deux enfants d’un caractère différent; un jour il est bon comme un ange, un autre jour il est méchant comme un diable, il mord le sein de sa mère, et déchire à coup d’ongles le visage de sa gouvernante.
Le vieux comte Lodbrog, souriant dans sa moustache grise, dit qu’Oluf fera un bon soldat et qu’il a l’humeur belliqueuse. Le fait est qu’Oluf est un petit drôle insupportable: tantôt il pleure, tantôt il rit; il est capricieux comme la lune, fantasque comme une femme; il va, vient, s’arrête tout à coup sans motif apparent, abandonne ce qu’il avait entrepris et fait succéder à la turbulence la plus inquiète l’immobilité la plus absolue; quoiqu’il soit seul, il paraît converser avec un interlocuteur invisible! Quand on lui demande la cause de toutes ces agitations, il dit que l’étoile rouge le tourmente.
Oluf a bientôt quinze ans. Son caractère devient de plus en plus inexplicable; sa physionomie, quoique parfaitement belle, est d’une expression embarrassante; il est blond comme sa mère, avec tous les traits de la race du Nord; mais sous son front blanc comme la neige que n’a rayée encore ni le patin du chasseur ni maculée le pied de l’ours, et qui est bien le front de la race antique des Lodbrog, scintille entre deux paupières orangées un œil aux longs cils noirs, un œil de jais illuminé des fauves ardeurs de la passion italienne, un regard velouté, cruel et doucereux comme celui du maître chanteur de Bohême.
Comme les mois s’envolent, et plus vite encore les années! Edwige repose maintenant sous les arches ténébreuses du caveau des Lodbrog, à côté du vieux comte, souriant, dans son cercueil, de ne pas voir son nom périr. Elle était déjà si pâle que la mort ne l’a pas beaucoup changée. Sur son tombeau il y a une belle statue couchée, les mains jointes, et les pieds sur une levrette de marbre, fidèle compagnie des trépassés. Ce qu’a dit Edwige à sa dernière heure, nul ne le sait, mais le prêtre qui la confessait est devenu plus pâle encore que la mourante.
Oluf, le fils brun et blond d’Edwige la désolée, a vingt ans aujourd’hui. Il est très-adroit à tous les exercices, nul ne tire mieux l’arc que lui; il refend la flèche qui vient de se planter en tremblant dans le cœur du but; sans mors ni éperon il dompte les chevaux les plus sauvages.
Il n’a jamais impunément regardé une femme ou une jeune fille; mais aucune de celles qui l’ont aimé n’a été heureuse. L’inégalité fatale de son caractère s’oppose à toute réalisation de bonheur entre une femme et lui. Une seule de ses moitiés ressent de la passion, l’autre éprouve de la haine; tantôt l’étoile verte l’emporte, tantôt l’étoile rouge. Un jour il vous dit: «O blanches vierges du Nord, étincelantes et pures comme les glaces du pôle; prunelles de clair de lune; joues nuancées des fraîcheurs de l’aurore boréale!» Et l’autre jour il s’écriait: «O filles d’Italie, dorées par le soleil et blondes comme l’orange! cœurs de flamme dans des poitrines de bronze!» Ce qu’il y a de plus triste, c’est qu’il est sincère dans les deux exclamations.
Hélas! pauvres désolées, tristes ombres plaintives, vous ne l’accusez même pas, car vous savez qu’il est plus malheureux que vous; son cœur est un terrain sans cesse foulé par les pieds de deux lutteurs inconnus, dont chacun, comme dans le combat de Jacob et de l’Ange, cherche à dessécher le jarret de son adversaire.
Si l’on allait au cimetière, sous les larges feuilles veloutées du verbascum aux profondes découpures, sous l’asphodèle aux rameaux d’un vert malsain, dans la folle avoine et les orties, l’on trouverait plus d’une pierre abandonnée où la rosée du matin répand seule ses larmes. Mina, Dora, Thécla! la terre est-elle bien lourde à vos seins délicats et à vos corps charmants?
Un jour Oluf appelle Dietrich, son fidèle écuyer; il lui dit de seller son cheval.
«Maître, regardez comme la neige tombe, comme le vent siffle et fait ployer jusqu’à terre la cime des sapins; n’entendez-vous pas dans le lointain hurler les loups maigres et bramer ainsi que des âmes en peine les rennes à l’agonie?
– Dietrich, mon fidèle écuyer, je secouerai la neige comme on fait d’un duvet qui s’attache au manteau; je passerai sous l’arceau des sapins en inclinant un peu l’aigrette de mon casque. Quant aux loups, leurs griffes s’émousseront sur cette bonne armure, et du bout de mon épée fouillant la glace, je découvrirai au pauvre renne, qui geint et pleure à chaudes larmes, la mousse fraîche et fleurie qu’il ne peut atteindre.»
Le comte Oluf de Lodbrog, car tel est son titre depuis que le vieux comte est mort, part sur son bon cheval, accompagné de ses deux chiens géants, Murg et Fenris, car le jeune seigneur aux paupières couleur d’orange a un rendez-vous, et déjà peut-être, du haut de la petite tourelle aiguë en forme de poivrière se penche sur le balcon sculpté, malgré le froid et la bise, la jeune fille inquiète, cherchant à démêler dans la blancheur de la plaine le panache du chevalier.
Oluf, sur son grand cheval à formes d’éléphant, dont il laboure les flancs à coups d’éperon, s’avance dans la campagne; il traverse le lac, dont le froid n’a fait qu’un seul bloc de glace, où les poissons sont enchâssés, les nageoires étendues, comme des pétrifications dans la pâte du marbre; les quatre fers du cheval, armés de crochets, mordent solidement la dure surface; un brouillard, produit par sa sueur et sa respiration, l’enveloppe et le suit; on dirait qu’il galope dans un nuage; les deux chiens, Murg et Fenris, soufflent, de chaque côté de leur maître, par leurs naseaux sanglants, de longs jets de fumée comme des animaux fabuleux.
Voici le bois de sapins; pareils à des spectres, ils étendent leurs bras appesantis chargés de nappes blanches; le poids de la neige courbe les plus jeunes et les plus flexibles: on dirait une suite d’arceaux d’argent. La noire terreur habite dans cette forêt, où les rochers affectent des formes monstrueuses, où chaque arbre, avec ses racines, semble couver à ses pieds un nid de dragons engourdis. Mais Oluf ne connaît pas la terreur.
Le chemin se resserre de plus en plus, les sapins croisent inextricablement leurs branches lamentables; à peine de rares éclaircies permettent-elles de voir la chaîne de collines neigeuses qui se détachent en blanches ondulations sur le ciel noir et terne.
Heureusement Mopse est un vigoureux coursier qui porterait sans plier Odin le gigantesque; nul obstacle ne l’arrête; il saute par-dessus les rochers, il enjambe les fondrières, et de temps en temps il arrache aux cailloux que son sabot heurte sous la neige une aigrette d’étincelles aussitôt éteintes.
«Allons, Mopse, courage! tu n’as plus à traverser que la petite plaine et le bois de bouleaux; une jolie main caressera ton col satiné, et dans une écurie bien chaude tu mangeras de l’orge mondée et de l’avoine à pleine mesure.»
Quel charmant spectacle que le bois de bouleaux! toutes les branches sont ouatées d’une peluche de givre, les plus petites brindilles se dessinent en blanc sur l’obscurité de l’atmosphère: on dirait une immense corbeille de filigrane, un madrépore d’argent, une grotte avec tous ses stalactites; les ramifications et les fleurs bizarres dont la gelée étame les vitres n’offrent pas des dessins plus compliqués et plus variés.
«Seigneur Oluf, que vous avez tardé! j’avais peur que l’ours de la montagne vous eût barré le chemin ou que les elfes vous eussent invité à danser, dit la jeune châtelaine en faisant asseoir Oluf sur le fauteuil de chêne dans l’intérieur de la cheminée. Mais pourquoi êtes-vous venu au rendez-vous d’amour avec un compagnon? Aviez-vous donc peur de passer tout seul par la forêt?
– De quel compagnon voulez-vous parler, fleur de mon âme? dit Oluf très-surpris à la jeune châtelaine.
– Du chevalier à l’étoile rouge que vous menez toujours avec vous. Celui qui est né d’un regard du chanteur bohémien, l’esprit funeste qui vous possède; défaites-vous du chevalier à l’étoile rouge, ou je n’écouterai jamais vos propos d’amour; je ne puis être la femme de deux hommes a la fois.»
Oluf eut beau faire et beau dire, il ne put seulement parvenir à baiser le petit doigt rose de la main de Brenda; il s’en alla fort mécontent et résolu à combattre le chevalier à l’étoile rouge s’il pouvait le rencontrer.
Malgré l’accueil sévère de Brenda, Oluf reprit le lendemain la route du château à tourelles en forme de poivrière: les amoureux ne se rebutent pas aisément.
Tout en cheminant il se disait: «Brenda sans doute est folle; et que veut-elle dire avec son chevalier à l’étoile rouge?»
La tempête était des plus violentes; la neige tourbillonnait et permettait à peine de distinguer la terre du ciel. Une spirale de corbeaux, malgré les abois de Fenris et de Murg, qui sautaient en l’air pour les saisir, tournoyait sinistrement au-dessus du panache d’Oluf. A leur tête était le corbeau luisant comme le jais qui battait la mesure sur l’épaule du chanteur bohémien.
Fenris et Murg s’arrêtent subitement: leurs naseaux mobiles hument l’air avec inquiétude; ils subodorent la présence d’un ennemi. – Ce n’est point un loup ni un renard; un loup et un renard ne seraient qu’une bouchée pour ces braves chiens.