Kitabı oku: «Romans et contes», sayfa 3
«Brahma-Logum (c’était le nom du saint personnage) sembla se réveiller d’une léthargie: ses prunelles reprirent leur place; il me regarda avec un regard humain et répondit à mes questions. «Eh bien, tes désirs sont satisfaits: tu as vu une âme. Je suis parvenu à détacher la mienne de mon corps quand il me plaît; – elle en sort, elle y rentre comme une abeille lumineuse, perceptible aux yeux seuls des adeptes. J’ai tant jeûné, tant prié, tant médité, je me suis macéré si rigoureusement, que j’ai pu dénouer les liens terrestres qui l’enchaînent, et que Wishnou, le dieu aux dix incarnations, m’a révélé le mot mystérieux qui la guide dans ses Avatars à travers les formes différentes. – Si, après avoir fait les gestes consacrés, je prononçais ce mot, ton âme s’envolerait pour animer l’homme ou la bête que je lui désignerais. Je te lègue ce secret, que je possède seul maintenant au monde. Je suis bien aise que tu sois venu, car il me tarde de me fondre dans le sein de l’incréé, comme une goutte d’eau dans la mer. – Et le pénitent me chuchota d’une voix faible comme le dernier râle d’un mourant, et pourtant distincte, quelques syllabes qui me firent passer sur le dos ce petit frisson dont parle Job.
– Que voulez-vous dire, docteur? s’écria Octave; je n’ose sonder l’effrayante profondeur de votre pensée.
– Je veux dire, répondit tranquillement M. Balthazar Cherbonneau, que je n’ai pas oublié la formule magique de mon ami Brahma-Logum, et que la comtesse Prascovie serait bien fine si elle reconnaissait l’âme d’Octave de Saville dans le corps d’Olaf Labinski.»
V
La réputation du docteur Balthazar Cherbonneau comme médecin et comme thaumaturge commençait à se répandre dans Paris; ses bizarreries, affectées ou vraies, l’avaient mis à la mode. Mais, loin de chercher à se faire, comme on dit, une clientèle, il s’efforçait de rebuter les malades en leur fermant sa porte ou en leur ordonnant des prescriptions étranges, des régimes impossibles. Il n’acceptait que des cas désespérés, renvoyant à ses confrères avec un dédain superbe les vulgaires fluxions de poitrine, les banales entérites, les bourgeoises fièvres typhoïdes, et dans ces occasions suprêmes il obtenait des guérisons vraiment inconcevables. Debout à côté du lit, il faisait des gestes magiques sur une tasse d’eau, et des corps déjà roides et froids, tout prêts pour le cercueil, après avoir avalé quelques gouttes de ce breuvage en desserrant des mâchoires crispées par l’agonie, reprenaient la souplesse de la vie, les couleurs de la santé, et se redressaient sur leur séant, promenant autour d’eux des regards accoutumés déjà aux ombres du tombeau. Aussi l’appelait-on le médecin des morts ou le résurrectionniste. Encore ne consentait-il pas toujours à opérer ces cures, et souvent refusait-il des sommes énormes de la part de riches moribonds. Pour qu’il se décidât à entrer en lutte avec la destruction, il fallait qu’il fût touché de la douleur d’une mère implorant le salut d’un enfant unique, du désespoir d’un amant demandant la grâce d’une maîtresse adorée, ou qu’il jugeât la vie menacée utile à la poésie, à la science et au progrès du genre humain. Il sauva de la sorte un charmant baby dont le croup serrait la gorge avec ses doigts de fer, une délicieuse jeune fille phthisique au dernier degré, un poëte en proie au delirium tremens, un inventeur attaqué d’une congestion cérébrale et qui allait enfouir le secret de sa découverte sous quelques pelletées de terre. Autrement il disait qu’on ne devait pas contrarier la nature, que certaines morts avaient leur raison d’être, et qu’on risquait, en les empêchant, de déranger quelque chose dans l’ordre universel. Vous voyez bien que M. Balthazar Cherbonneau était le docteur le plus paradoxal du monde, et qu’il avait rapporté de l’Inde une excentricité complète; mais sa renommée de magnétiseur l’emportait encore sur sa gloire de médecin; il avait donné devant un petit nombre d’élus quelques séances dont on racontait des merveilles à troubler toutes les notions du possible ou de l’impossible, et qui dépassaient les prodiges de Cagliostro.
Le docteur habitait le rez-de-chaussée d’un vieil hôtel de la rue du Regard, un appartement en enfilade comme on les faisait jadis, et dont les hautes fenêtres ouvraient sur un jardin planté de grands arbres au tronc noir, au grêle feuillage vert. Quoiqu’on fût en été, de puissants calorifères soufflaient par leurs bouches grillées de laiton des trombes d’air brûlant dans les vastes salles, et en maintenaient la température à trente-cinq ou quarante degrés de chaleur, car M. Balthazar Cherbonneau, habitué au climat incendiaire de l’Inde, grelottait à nos pâles soleils, comme ce voyageur qui, revenu des sources du Nil Bleu, dans l’Afrique centrale, tremblait de froid au Caire, et il ne sortait jamais qu’en voiture fermée, frileusement emmaillotté d’une pelisse de renard bleu de Sibérie, et les pieds posés sur un manchon de fer-blanc rempli d’eau bouillante.
Il n’y avait d’autres meubles dans ces salles que des divans bas en étoffes malabares historiées d’éléphants chimériques et d’oiseaux fabuleux, des étagères découpées, coloriées et dorées avec une naïveté barbare par les naturels de Ceylan, des vases du Japon pleins de fleurs exotiques; et sur le plancher s’étalait, d’un bout à l’autre de l’appartement, un de ces tapis funèbres à ramages noirs et blancs que tissent pour pénitence les Thuggs en prison, et dont la trame semble faite avec le chanvre de leurs cordes d’étrangleurs; quelques idoles indoues, de marbre ou de bronze, aux longs yeux en amande, au nez cerclé d’anneaux, aux lèvres épaisses et souriantes, aux colliers de perles descendant jusqu’au nombril, aux attributs singuliers et mystérieux, croisaient leurs jambes sur des piédouches dans les encoignures; – le long des murailles étaient appendues des miniatures gouachées, œuvre de quelque peintre de Calcutta ou de Lucknow, qui représentaient les neuf Avatars déjà accomplis de Wishnou, en poisson, en tortue, en cochon, en lion à tête humaine, en nain brahmine, en Rama, en héros combattant le géant aux mille bras Cartasuciriargunen, en Kitsna, l’enfant miraculeux dans lequel des rêveurs voient un Christ indien; en Bouddha, adorateur du grand dieu Mahadevi; et, enfin, le montraient endormi, au milieu de la mer lactée, sur la couleuvre aux cinq têtes recourbées en dais, attendant l’heure de prendre, pour dernière incarnation, la forme de ce cheval blanc ailé qui, en laissant retomber son sabot sur l’univers, doit amener la fin du monde.
Dans la salle du fond, chauffée plus fortement encore que les autres, se tenait M. Balthazar Cherbonneau, entouré de livres sanscrits tracés au poinçon sur de minces lames de bois percées d’un trou et réunies par un cordon de manière à ressembler plus à des persiennes qu’à des volumes comme les entend la librairie européenne. Une machine électrique, avec ses bouteilles remplies de feuilles d’or et ses disques de verre tournés par des manivelles, élevait sa silhouette inquiétante et compliquée au milieu de la chambre, à côté d’un baquet mesmérique où plongeait une lance de métal et d’où rayonnaient de nombreuses tiges de fer. M. Cherbonneau n’était rien moins que charlatan et ne cherchait pas la mise en scène, mais cependant il était difficile de pénétrer dans cette retraite bizarre sans éprouver un peu de l’impression que devaient causer autrefois les laboratoires d’alchimie.
Le comte Olaf Labinski avait entendu parler des miracles réalisés par le docteur, et sa curiosité demi-crédule s’était allumée. Les races slaves ont un penchant naturel au merveilleux, que ne corrige pas toujours l’éducation la plus soignée, et d’ailleurs des témoins dignes de foi qui avaient assisté à ces séances en disaient de ces choses qu’on ne peut croire sans les avoir vues, quelque confiance qu’on ait dans le narrateur. Il alla donc visiter le thaumaturge.
Lorsque le comte Labinski entra chez le docteur Balthazar Cherbonneau, il se sentit comme entouré d’une vague flamme; tout son sang afflua vers sa tête, les veines des tempes lui sifflèrent; l’extrême chaleur qui régnait dans l’appartement le suffoquait; les lampes où brûlaient des huiles aromatiques, les larges fleurs de Java balançant leurs énormes calices comme des encensoirs l’enivraient de leurs émanations vertigineuses et de leurs parfums asphyxiants. Il fit quelques pas en chancelant vers M. Cherbonneau, qui se tenait accroupi sur son divan, dans une de ces étranges poses de fakir ou de sannyâsi, dont le prince Soltikoff a si pittoresquement illustré son voyage de l’Inde. On eût dit, à le voir dessinant les angles de ses articulations sous les plis de ses vêtements, une araignée humaine pelotonnée au milieu de sa toile et se tenant immobile devant sa proie. A l’apparition du comte, ses prunelles de turquoise s’illuminèrent de lueurs phosphorescentes au centre de leur orbite dorée du bistre de l’hépatite, et s’éteignirent aussitôt comme recouvertes par une taie volontaire. Le docteur étendit la main vers Olaf, dont il comprit le malaise, et en deux ou trois passes l’entoura d’une atmosphère de printemps, lui créant un frais paradis dans cet enfer de chaleur.
«Vous trouvez-vous mieux à présent? Vos poumons, habitués aux brises de la Baltique qui arrivent toutes froides encore de s’être roulées sur les neiges centenaires du pôle, devaient haleter comme des soufflets de forge à cet air brûlant, où cependant je grelotte, moi, cuit, recuit et comme calciné aux fournaises du soleil.»
Le comte Olaf Labinski fit un signe pour témoigner qu’il ne souffrait plus de la haute température de l’appartement.
«Eh bien, dit le docteur avec un accent de bonhomie, vous avez entendu parler sans doute de mes tours de passe-passe, et vous voulez avoir un échantillon de mon savoir-faire; oh! je suis plus fort que Comus, Comte ou Bosco.
– Ma curiosité n’est pas si frivole, répondit le comte, et j’ai plus de respect pour un des princes de la science.
– Je ne suis pas un savant dans l’acception qu’on donne à ce mot; mais au contraire, en étudiant certaines choses que la science dédaigne, je me suis rendu maître de forces occultes inemployées, et je produis des effets qui semblent merveilleux, quoique naturels. A force de la guetter, j’ai quelquefois surpris l’âme, – elle m’a fait des confidences dont j’ai profité et dit des mots que j’ai retenus. L’esprit est tout, la matière n’existe qu’en apparence; l’univers n’est peut-être qu’un rêve de Dieu ou qu’une irradiation du Verbe dans l’immensité. Je chiffonne à mon gré la guenille du corps, j’arrête ou je précipite la vie, je déplace les sens, je supprime l’espace, j’anéantis la douleur sans avoir besoin de chloroforme, d’éther ou de toute autre drogue anesthésique. Armé de la volonté, cette électricité intellectuelle, je vivifie ou je foudroie. Rien n’est plus opaque pour mes yeux; mon regard traverse tout; je vois distinctement les rayons de la pensée, et comme on projette les spectres solaires sur un écran, je peux les faire passer par mon prisme invisible et les forcer à se réfléchir sur la toile blanche de mon cerveau. Mais tout cela est peu de chose à côté des prodiges qu’accomplissent certains yoghis de l’Inde, arrivés au plus sublime degré d’ascétisme. Nous autres Européens, nous sommes trop légers, trop distraits, trop futiles, trop amoureux de notre prison d’argile pour y ouvrir de bien larges fenêtres sur l’éternité et sur l’infini. Cependant j’ai obtenu quelques résultats assez étranges, et vous allez en juger, dit le docteur Balthazar Cherbonneau en faisant glisser sur leur tringle les anneaux d’une lourde portière qui masquait une sorte d’alcôve pratiquée dans le fond de la salle.»
A la clarté d’une flamme d’esprit-de-vin qui oscillait sur un trépied de bronze, le comte Olaf Labinski aperçut un spectacle effrayant qui le fit frissonner malgré sa bravoure. Une table de marbre noir supportait le corps d’un jeune homme nu jusqu’à la ceinture et gardant une immobilité cadavérique; de son torse hérissé de flèches comme celui de saint Sébastien, il ne coulait pas une goutte de sang; on l’eût pris pour une image de martyr coloriée, où l’on aurait oublié de teindre de cinabre les lèvres des blessures.
«Cet étrange médecin, dit en lui-même Olaf, est peut-être un adorateur de Shiva, et il aura sacrifié cette victime à son idole.»
«Oh! il ne souffre pas du tout; piquez-le sans crainte, pas un muscle de sa face ne bougera;» et le docteur lui enlevait les flèches du corps, comme l’on retire les épingles d’une pelote.
Quelques mouvements rapides de mains dégagèrent le patient du réseau d’effluves qui l’emprisonnait, et il s’éveilla le sourire de l’extase sur les lèvres comme sortant d’un rêve bienheureux. M. Balthazar Cherbonneau le congédia du geste, et il se retira par une petite porte coupée dans la boiserie dont l’alcôve était revêtue.
«J’aurais pu lui couper une jambe ou un bras sans qu’il s’en aperçût, dit le docteur en plissant ses rides en façon de sourire; je ne l’ai pas fait parce que je ne crée pas encore, et que l’homme, inférieur au lézard en cela, n’a pas une séve assez puissante pour reformer les membres qu’on lui retranche. Mais si je ne crée pas, en revanche je rajeunis. Et il enleva le voile qui recouvrait une femme âgée magnétiquement endormie sur un fauteuil, non loin de la table de marbre noir; ses traits, qui avaient pu être beaux, étaient flétris, et les ravages du temps se lisaient sur les contours amaigris de ses bras, de ses épaules et de sa poitrine. Le docteur fixa sur elle pendant quelques minutes, avec une intensité opiniâtre, les regards de ses prunelles bleues; les lignes altérées se raffermirent, le galbe du sein reprit sa pureté virginale, une chair blanche et satinée remplit les maigreurs du col; les joues s’arrondirent et se veloutèrent comme des pêches de toute la fraîcheur de la jeunesse; les yeux s’ouvrirent scintillants dans un fluide vivace; le masque de vieillesse, enlevé comme par magie, laissait voir la belle jeune femme disparue depuis longtemps.
«Croyez-vous que la fontaine de Jouvence ait versé quelque part ses eaux miraculeuses? dit le docteur au comte stupéfait de cette transformation. Je le crois, moi, car l’homme n’invente rien, et chacun de ses rêves est une divination ou un souvenir. – Mais abandonnons cette forme un instant repétrie par ma volonté, et consultons cette jeune fille qui dort tranquillement dans ce coin. Interrogez-la, elle en sait plus long que les pythies et les sibylles. Vous pouvez l’envoyer dans un de vos sept châteaux de Bohême, lui demander ce que renferme le plus secret de vos tiroirs, elle vous le dira, car il ne faudra pas à son âme plus d’une seconde pour faire le voyage; chose, après tout, peu surprenante, puisque l’électricité parcourt soixante-dix mille lieues dans le même espace de temps, et l’électricité est à la pensée ce qu’est le fiacre au wagon. Donnez-lui la main pour vous mettre en rapport avec elle; vous n’aurez pas besoin de formuler votre question, elle la lira dans votre esprit.»
La jeune fille, d’une voix atone comme celle d’une ombre, répondit à l’interrogation mentale du comte:
«Dans le coffret de cèdre il y a un morceau de terre saupoudrée de sable fin sur lequel se voit l’empreinte d’un petit pied.»
– A-t-elle deviné juste?» dit le docteur négligemment et comme sûr de l’infaillibilité de sa somnambule.
Une éclatante rougeur couvrit les joues du comte. Il avait en effet, au premier temps de leurs amours, enlevé dans une allée d’un parc l’empreinte d’un pas de Prascovie, et il la gardait comme une relique au fond d’une boîte incrustée de nacre et d’argent, du plus précieux travail, dont il portait la clef microscopique suspendue à son cou par un jaseron de Venise.
M. Balthazar Cherbonneau, qui était un homme de bonne compagnie, voyant l’embarras du comte, n’insista pas et le conduisit à une table sur laquelle était posée une eau aussi claire que le diamant.
«Vous avez sans doute entendu parler du miroir magique où Méphistophélès fait voir à Faust l’image d’Hélène; sans avoir un pied de cheval dans mon bas de soie et deux plumes de coq à mon chapeau, je puis vous régaler de cet innocent prodige. Penchez-vous sur cette coupe et pensez fixement à la personne que vous désirez faire apparaître; vivante ou morte, lointaine ou rapprochée, elle viendra à votre appel, du bout du monde ou des profondeurs de l’histoire.»
Le comte s’inclina sur la coupe, dont l’eau se troubla bientôt sous son regard et prit des teintes opalines, comme si l’on y eût versé une goutte d’essence; un cercle irisé des couleurs du prisme couronna les bords du vase, encadrant le tableau qui s’ébauchait déjà sous le nuage blanchâtre.
Le brouillard se dissipa. – Une jeune femme en peignoir de dentelles, aux yeux vert de mer, aux cheveux d’or crespelés, laissant errer comme des papillons blancs ses belles mains distraites sur l’ivoire du clavier, se dessina ainsi que sous une glace au fond de l’eau redevenue transparente, avec une perfection si merveilleuse qu’elle eût fait mourir tous les peintres de désespoir: – c’était Prascovie Labinska, qui, sans le savoir, obéissait à l’évocation passionnée du comte.
«Et maintenant passons à quelque chose de plus curieux,» dit le docteur en prenant la main du comte et en la posant sur une des tiges de fer du baquet mesmérique. Olaf n’eut pas plutôt touché le métal chargé d’un magnétisme fulgurant, qu’il tomba comme foudroyé.
Le docteur le prit dans ses bras, l’enleva comme une plume, le posa sur un divan, sonna, et dit au domestique qui parut au seuil de la porte:
«Allez chercher M. Octave de Saville.»
VI
Le roulement d’un coupé se fit entendre dans la cour silencieuse de l’hôtel, et presque aussitôt Octave se présenta devant le docteur; il resta stupéfait lorsque M. Cherbonneau lui montra le comte Olaf Labinski étendu sur un divan avec les apparences de la mort. Il crut d’abord à un assassinat et resta quelques instants muet d’horreur; mais, après un examen plus attentif, il s’aperçut qu’une respiration presque imperceptible abaissait et soulevait la poitrine du jeune dormeur.
«Voilà, dit le docteur, votre déguisement tout préparé; il est un peu plus difficile à mettre qu’un domino loué chez Babin; mais Roméo, en montant au balcon de Vérone, ne s’inquiète pas du danger qu’il y a de se casser le cou; il sait que Juliette l’attend là-haut dans la chambre sous ses voiles de nuit; et la comtesse Prascovie Labinska vaut bien la fille des Capulets.»
Octave, troublé par l’étrangeté de la situation, ne répondait rien; il regardait toujours le comte, dont la tête légèrement rejetée en arrière posait sur un coussin, et qui ressemblait à ces effigies de chevaliers couchés au-dessus de leurs tombeaux dans les cloîtres gothiques, ayant sous leur nuque roidie un oreiller de marbre sculpté. Cette belle et noble figure qu’il allait déposséder de son âme lui inspirait malgré lui quelques remords.
Le docteur prit la rêverie d’Octave pour de l’hésitation: un vague sourire de dédain erra sur le pli de ses lèvres, et il lui dit:
«Si vous n’êtes pas décidé, je puis réveiller le comte, qui s’en retournera comme il est venu, émerveillé de mon pouvoir magnétique; mais, pensez-y bien, une telle occasion peut ne jamais se retrouver. Pourtant, quelque intérêt que je porte à votre amour, quelque désir que j’aie de faire une expérience qui n’a jamais été tentée en Europe, je ne dois pas vous cacher que cet échange d’âmes a ses périls. Frappez votre poitrine, interrogez votre cœur. Risquez-vous franchement votre vie sur cette carte suprême? L’amour est fort comme la mort, dit la Bible.
– Je suis prêt, répondit simplement Octave.
– Bien, jeune homme, s’écria le docteur en frottant ses mains brunes et sèches avec une rapidité extraordinaire, comme s’il eût voulu allumer du feu à la manière des sauvages. – Cette passion qui ne recule devant rien me plaît. Il n’y a que deux choses au monde: la passion et la volonté. Si vous n’êtes pas heureux, ce ne sera certes pas de ma faute. Ah! mon vieux Brahma-Logum, tu vas voir du fond du ciel d’Indra où les apsaras t’entourent de leurs chœurs voluptueux, si j’ai oublié la formule irrésistible que tu m’as râlée à l’oreille en abandonnant ta carcasse momifiée. Les mots et les gestes, j’ai tout retenu. – A l’œuvre! à l’œuvre! Nous allons faire dans notre chaudron une étrange cuisine, comme les sorcières de Macbeth, mais sans l’ignoble sorcellerie du Nord. – Placez-vous devant moi, assis dans ce fauteuil; abandonnez-vous en toute confiance à mon pouvoir. Bien! les yeux sur les yeux, les mains contre les mains. – Déjà le charme agit. Les notions de temps et d’espace se perdent, la conscience du moi s’efface, les paupières s’abaissent; les muscles, ne recevant plus d’ordres du cerveau, se détendent; la pensée s’assoupit, tous les fils délicats qui retiennent l’âme au corps sont dénoués. Brahma, dans l’œuf d’or où il rêva dix mille ans, n’était pas plus séparé des choses extérieures; saturons-le d’effluves, baignons-le de rayons.»
Le docteur, tout en marmottant ces phrases entrecoupées, ne discontinuait pas un seul instant ses passes: de ses mains tendues jaillissaient des jets lumineux qui allaient frapper le front ou le cœur du patient, autour duquel se formait peu à peu une sorte d’atmosphère visible, phosphorescente comme une auréole.
«Très-bien! fit M. Balthazar Cherbonneau, s’applaudissant lui-même de son ouvrage. Le voilà comme je le veux. Voyons, voyons, qu’est-ce qui résiste encore par là? s’écria-t-il après une pause, comme s’il lisait à travers le crâne d’Octave le dernier effort de la personnalité près de s’anéantir. Quelle est cette idée mutine qui, chassée des circonvolutions de la cervelle, tâche de se soustraire à mon influence en se pelotonnant sur la monade primitive, sur le point central de la vie? Je saurai bien la rattraper et la mater.»
Pour vaincre cette involontaire rébellion, le docteur rechargea plus puissamment encore la batterie magnétique de son regard, et atteignit la pensée en révolte entre la base du cervelet et l’insertion de la moelle épinière, le sanctuaire le plus caché, le tabernacle le plus mystérieux de l’âme. Son triomphe était complet.
Alors il se prépara avec une solennité majestueuse à l’expérience inouïe qu’il allait tenter; il se revêtit comme un mage d’une robe de lin, il lava ses mains dans une eau parfumée, il tira de diverses boîtes des poudres dont il se fit aux joues et au front des tatouages hiératiques; il ceignit son bras du cordon des brahmes, lut deux ou trois Slocas des poëmes sacrés, et n’omit aucun des rites minutieux recommandés par le sannyâsi des grottes d’Elephanta.
Ces cérémonies terminées, il ouvrit toutes grandes les bouches de chaleur, et bientôt la salle fut remplie d’une atmosphère embrasée qui eût fait se pâmer les tigres dans les jungles, se craqueler leur cuirasse de vase sur le cuir rugueux des buffles, et s’épanouir avec une détonation la large fleur de l’aloès.
«Il ne faut pas que ces deux étincelles du feu divin, qui vont se trouver nues tout à l’heure et dépouillées pendant quelques secondes de leur enveloppe mortelle, pâlissent ou s’éteignent dans notre air glacial,» dit le docteur en regardant le thermomètre, qui marquait alors 120 degrés Fahrenheit.
Le docteur Balthazar Cherbonneau, entre ces deux corps inertes, avait l’air, dans ses blancs vêtements, du sacrificateur d’une de ces religions sanguinaires qui jetaient des cadavres d’hommes sur l’autel de leurs dieux. Il rappelait ce prêtre de Vitziliputzili, la farouche idole mexicaine dont parle Henri Heine dans une de ses ballades, mais ses intentions étaient à coup sûr plus pacifiques.
Il s’approcha du comte Olaf Labinski toujours immobile, et prononça l’ineffable syllabe, qu’il alla rapidement répéter sur Octave profondément endormi. La figure ordinairement bizarre de M. Cherbonneau avait pris en ce moment une majesté singulière; la grandeur du pouvoir dont il disposait ennoblissait ses traits désordonnés, et si quelqu’un l’eût vu accomplissant ces rites mystérieux avec une gravité sacerdotale, il n’eût pas reconnu en lui le docteur hoffmanique qui appelait, en le défiant, le crayon de la caricature.
Il se passa alors des choses bien étranges: Octave de Saville et le comte Olaf Labinski parurent agités simultanément comme d’une convulsion d’agonie, leur visage se décomposa, une légère écume leur monta aux lèvres; la pâleur de la mort décolora leur peau; cependant deux petites lueurs bleuâtres et tremblotantes scintillaient incertaines au-dessus de leurs têtes.
A un geste fulgurant du docteur qui semblait leur tracer leur route dans l’air, les deux points phosphoriques se mirent en mouvement, et, laissant derrière eux un sillage de lumière, se rendirent à leur demeure nouvelle: l’âme d’Octave occupa le corps du comte Labinski, l’âme du comte celui d’Octave: l’avatar était accompli.
Une légère rougeur des pommettes indiquait que la vie venait de rentrer dans ces argiles humaines restées sans âme pendant quelques secondes, et dont l’Ange noir eût fait sa proie sans la puissance du docteur.
La joie du triomphe faisait flamboyer les prunelles bleues de Cherbonneau, qui se disait en marchant à grands pas dans la chambre: «Que les médecins les plus vantés en fassent autant, eux si fiers de raccommoder tant bien que mal l’horloge humaine lorsqu’elle se détraque: Hippocrate, Galien, Paracelse, Van Helmont, Boerhaave, Tronchin, Hahnemann, Rasori, le moindre fakir indien, accroupi sur l’escalier d’une pagode, en sait mille fois plus long que vous! Qu’importe le cadavre quand on commande à l’esprit!»
En finissant sa période, le docteur Balthazar Cherbonneau fit plusieurs cabrioles d’exultation, et dansa comme les montagnes dans le Sir-Hasirim du roi Salomon; il faillit même tomber sur le nez, s’étant pris le pied aux plis de sa robe brahminique, petit accident qui le rappela à lui-même et lui rendit tout son sang-froid.
«Réveillons nos dormeurs,» dit M. Cherbonneau après avoir essuyé les raies de poudre colorées dont il s’était strié la figure et dépouillé son costume de brahme, – et, se plaçant devant le corps du comte Labinski habité par l’âme d’Octave, il fit les passes nécessaires pour le tirer de l’état somnambulique, secouant à chaque geste ses doigts chargés du fluide qu’il enlevait.
Au bout de quelques minutes, Octave-Labinski (désormais nous le désignerons de la sorte pour la clarté du récit) se redressa sur son séant, passa ses mains sur ses yeux et promena autour de lui un regard étonné que la conscience du moi n’illuminait pas encore. Quand la perception nette des objets lui fut revenue, la première chose qu’il aperçut, ce fut sa forme placée en dehors de lui sur un divan. Il se voyait! non pas réfléchi par un miroir, mais en réalité. Il poussa un cri, – ce cri ne résonna pas avec le timbre de sa voix et lui causa une sorte d’épouvante; – l’échange d’âmes ayant eu lieu pendant le sommeil magnétique, il n’en avait pas gardé mémoire et éprouvait un malaise singulier. Sa pensée, servie par de nouveaux organes, était comme un ouvrier à qui l’on a retiré ses outils habituels pour lui en donner d’autres. Psyché dépaysée battait de ses ailes inquiètes la voûte de ce crâne inconnu, et se perdait dans les méandres de cette cervelle où restaient encore quelques traces d’idées étrangères.
«Eh bien, dit le docteur lorsqu’il eut suffisamment joui de la surprise d’Octave-Labinski, que vous semble de votre nouvelle habitation? Votre âme se trouve-t-elle bien installée dans le corps de ce charmant cavalier, hetmann, hospodar ou magnat, mari de la plus belle femme du monde? Vous n’avez plus envie de vous laisser mourir comme c’était votre projet la première fois que je vous ai vu dans votre triste appartement de la rue Saint-Lazare, maintenant que les portes de l’hôtel Labinski vous sont toutes grandes ouvertes et que vous n’avez plus peur que Prascovie ne vous mette la main devant la bouche, comme à la villa Salviati, lorsque vous voudrez lui parler d’amour! Vous voyez bien que le vieux Balthazar Cherbonneau, avec sa figure de macaque, qu’il ne tiendrait qu’à lui de changer pour une autre, possède encore dans son sac à malices d’assez bonnes recettes.
– Docteur, répondit Octave-Labinski, vous avez le pouvoir d’un Dieu, ou, tout au moins, d’un démon.
– Oh! oh! n’ayez pas peur, il n’y a pas la moindre diablerie là dedans. Votre salut ne périclite pas: je ne vais pas vous faire signer un pacte avec un parafe rouge. Rien n’est plus simple que ce qui vient de se passer. Le Verbe qui a créé la lumière peut bien déplacer une âme. Si les hommes voulaient écouter Dieu à travers le temps et l’infini, ils en feraient, ma foi, bien d’autres.
– Par quelle reconnaissance, par quel dévouement reconnaître cet inestimable service?
– Vous ne me devez rien; vous m’intéressiez, et pour un vieux Lascar comme moi, tanné à tous les soleils, bronzé à tous les événements, une émotion est une chose rare. Vous m’avez révélé l’amour, et vous savez que nous autres rêveurs un peu alchimistes, un peu magiciens, un peu philosophes, nous cherchons tous plus ou moins l’absolu. Mais levez-vous donc, remuez-vous, marchez, et voyez si votre peau neuve ne vous gêne pas aux entournures.»
Octave-Labinski obéit au docteur et fit quelques tours par la chambre; il était déjà moins embarrassé; quoique habité par une autre âme, le corps du comte conservait l’impulsion de ses anciennes habitudes, et l’hôte récent se confia à ces souvenirs physiques, car il lui importait de prendre la démarche, l’allure, le geste du propriétaire expulsé.
«Si je n’avais opéré moi-même tout à l’heure le déménagement de vos âmes, je croirais, dit en riant le docteur Balthazar Cherbonneau, qu’il ne s’est rien passé que d’ordinaire pendant cette soirée, et je vous prendrais pour le véritable, légitime et authentique comte lithuanien Olaf de Labinski, dont le moi sommeille encore là-bas dans la chrysalide que vous avez dédaigneusement laissée. Mais minuit va sonner bientôt; partez pour que Prascovie ne vous gronde pas et ne vous accuse pas de lui préférer le lansquenet ou le baccarat. Il ne faut pas commencer votre vie d’époux par une querelle, ce serait de mauvais augure. Pendant ce temps, je m’occuperai de réveiller votre ancienne enveloppe avec toutes les précautions et les égards qu’elle mérite.»