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Kitabı oku: «Romans et contes», sayfa 5

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VIII

Le comte ouvrit les yeux, et promena autour de lui un regard investigateur; il vit une chambre à coucher confortable, mais simple; un tapis ocellé, imitant la peau de léopard, couvrait le plancher; des rideaux de tapisserie, que Jean venait d’entr’ouvrir, pendaient aux fenêtres et masquaient les portes; les murs étaient tendus d’un papier velouté vert uni, simulant le drap. Une pendule formée d’un bloc de marbre noir, au cadran de platine, surmontée de la statuette en argent oxydé de la Diane de Gabies, réduite par Barbedienne, et accompagnée de deux coupes antiques, aussi en argent, décorait la cheminée en marbre blanc à veines bleuâtres; le miroir de Venise où le comte avait découvert la veille qu’il ne possédait plus sa figure habituelle, et un portrait de femme âgée, peint par Flandrin, sans doute celui de la mère d’Octave, étaient les seuls ornements de cette pièce, un peu triste et sévère; un divan, un fauteuil à la Voltaire placé près de la cheminée, une table à tiroirs, couverte de papiers et de livres, composaient un ameublement commode, mais qui ne rappelait en rien les somptuosités de l’hôtel Labinski.

«Monsieur se lève-t-il?» dit Jean de cette voix ménagée qu’il s’était faite pendant la maladie d’Octave, et en présentant au comte la chemise de couleur, le pantalon de flanelle à pied et la gandoura d’Alger, vêtements du matin de son maître. Quoiqu’il répugnât au comte de mettre les habits d’un étranger, à moins de rester nu il lui fallait accepter ceux que lui présentait Jean, et il posa ses pieds sur la peau d’ours soyeuse et noire qui servait de descente de lit.

Sa toilette fut bientôt achevée, et Jean, sans paraître concevoir le moindre doute sur l’identité du faux Octave de Saville qu’il aidait à s’habiller, lui dit: «A quelle heure monsieur désire-t-il déjeuner?»

«A l’heure ordinaire,» répondit le comte, qui, afin de ne pas éprouver d’empêchement dans les démarches qu’il comptait faire pour recouvrer sa personnalité, avait résolu d’accepter extérieurement son incompréhensible transformation.

Jean se retira, et Olaf-de Saville ouvrit les deux lettres qui avaient été apportées avec les journaux, espérant y trouver quelques renseignements; la première contenait des reproches amicaux, et se plaignait de bonnes relations de camaraderie interrompues sans motif; un nom inconnu pour lui la signait. La seconde était du notaire d’Octave, et le pressait de venir toucher un quartier de rente échu depuis longtemps, ou du moins d’assigner un emploi à ces capitaux qui restaient improductifs.

«Ah çà, il paraît, se dit le comte, que l’Octave de Saville dont j’occupe la peau bien contre mon gré existe réellement; ce n’est point un être fantastique, un personnage d’Achim d’Arnim ou de Clément Brentano: il a un appartement, des amis, un notaire, des rentes à émarger, tout ce qui constitue l’état civil d’un gentleman. Il me semble bien cependant, que je suis le comte Olaf Labinski.»

Un coup d’œil jeté sur le miroir le convainquit que cette opinion ne serait partagée de personne; à la pure clarté du jour, aux douteuses lueurs des bougies, le reflet était identique.

En continuant la visite domiciliaire, il ouvrit les tiroirs de la table: dans l’un il trouva des titres de propriété, deux billets de mille francs et cinquante louis, qu’il s’appropria sans scrupule pour les besoins de la campagne qu’il allait commencer, et dans l’autre un portefeuille en cuir de Russie fermé par une serrure à secret.

Jean entra, en annonçant M. Alfred Humbert, qui s’élança dans la chambre avec la familiarité d’un ancien ami, sans attendre que le domestique vînt lui rendre la réponse du maître.

«Bonjour, Octave, dit le nouveau venu, beau jeune homme à l’air cordial et franc; que fais-tu, que deviens-tu, es-tu mort ou vivant? On ne te voit nulle part; on t’écrit, tu ne réponds pas. – Je devrais te bouder, mais, ma foi, je n’ai pas d’amour-propre en affection, et je viens te serrer la main. – Que diable! on ne peut pas laisser mourir de mélancolie son camarade de collége au fond de cet appartement lugubre comme la cellule de Charles-Quint au monastère de Yuste. Tu te figures que tu es malade, tu t’ennuies, voilà tout; mais je te forcerai à te distraire, et je vais t’emmener d’autorité à un joyeux déjeuner où Gustave Raimbaud enterre sa liberté de garçon.»

En débitant cette tirade d’un ton moitié fâché, moitié comique, il secouait vigoureusement à la manière anglaise la main du comte qu’il avait prise.

«Non, répondit le mari de Prascovie, entrant dans l’esprit de son rôle, je suis plus souffrant aujourd’hui que d’ordinaire; je ne me sens pas en train; je vous attristerais et vous gênerais.

– En effet, tu es bien pâle et tu as l’air fatigué; à une occasion meilleure! Je me sauve, car je suis en retard de trois douzaines d’huîtres vertes et d’une bouteille de vin de Sauterne, dit Alfred en se dirigeant vers la porte: Raimbaud sera fâché de ne pas te voir.»

Cette visite augmenta la tristesse du comte. – Jean le prenait pour son maître, Alfred pour son ami. Une dernière épreuve lui manquait. La porte s’ouvrit; une dame dont les bandeaux étaient entremêlés de fils d’argent, et qui ressemblait d’une manière frappante au portrait suspendu à la muraille, entra dans la chambre, s’assit sur le divan, et dit au comte:

«Comment vas-tu, mon pauvre Octave? Jean m’a dit que tu étais rentré tard hier, et dans un état de faiblesse alarmante; ménage-toi bien, mon cher fils, car tu sais combien je t’aime, malgré le chagrin que me cause cette inexplicable tristesse dont tu n’as jamais voulu me confier le secret.

– Ne craignez rien, ma mère, cela n’a rien de grave, répondit Olaf de Saville; je suis beaucoup mieux aujourd’hui.»

Madame de Saville, rassurée, se leva et sortit, ne voulant pas gêner son fils, qu’elle savait ne pas aimer à être troublé longtemps dans sa solitude.

«Me voilà bien définitivement Octave de Saville, s’écria le comte lorsque la vieille dame fut partie; sa mère me reconnaît et ne devine pas une âme étrangère sous l’épiderme de son fils. Je suis donc à jamais peut-être claquemuré dans cette enveloppe; quelle étrange prison pour un esprit que le corps d’un autre! Il est dur pourtant de renoncer à être le comte Olaf Labinski, de perdre son blason, sa femme, sa fortune, et de se voir réduit à une chétive existence bourgeoise. Oh! je la déchirerai, pour en sortir, cette peau de Nessus qui s’attache à mon moi, et je ne la rendrai qu’en pièces à son premier possesseur. Si je retournais à l’hôtel! Non! – Je ferais un scandale inutile, et le Suisse me jetterait à la porte, car je n’ai plus de vigueur dans cette robe de chambre de malade; voyons, cherchons, car il faut que je sache un peu la vie de cet Octave de Saville qui est moi maintenant. Et il essaya d’ouvrir le portefeuille. Le ressort touché par hasard céda, et le comte tira, des poches de cuir, d’abord plusieurs papiers, noircis d’une écriture serrée et fine, ensuite un carré de vélin; – sur le carré de vélin une main peu habile, mais fidèle, avait dessiné, avec la mémoire du cœur et la ressemblance que n’atteignent pas toujours les grands artistes, un portrait au crayon de la comtesse Prascovie Labinska, qu’il était impossible de ne pas reconnaître du premier coup d’œil.

Le comte demeura stupéfait de cette découverte. A la surprise succéda un furieux mouvement de jalousie; comment le portrait de la comtesse se trouvait-il dans le portefeuille secret de ce jeune homme inconnu, d’où lui venait-il, qui l’avait fait, qui l’avait donné? Cette Prascovie si religieusement adorée serait-elle descendue de son ciel d’amour dans une intrigue vulgaire? Quelle raillerie infernale l’incarnait, lui, le mari, dans le corps de l’amant de cette femme, jusque-là crue si pure? – Après avoir été l’époux, il allait être le galant! Sarcastique métamorphose, renversement de position à devenir fou, il pourrait se tromper lui-même, être à la fois Clitandre et Georges Dandin!

Toutes ces idées bourdonnaient tumultueusement dans son crâne; il sentait sa raison près de s’échapper, et il fit, pour reprendre un peu de calme, un effort suprême de volonté. Sans écouter Jean qui l’avertissait que le déjeuner était servi, il continua avec une trépidation nerveuse l’examen du portefeuille mystérieux.

Les feuillets composaient une espèce de journal psychologique, abandonné et repris à diverses époques; en voici quelques fragments, dévorés par le comte avec une curiosité anxieuse:

«Jamais elle ne m’aimera, jamais, jamais! J’ai lu dans ses yeux si doux ce mot si cruel, que Dante n’en a pas trouvé de plus dur pour l’inscrire sur les portes de bronze de la Cité Dolente: «Perdez tout espoir.» Qu’ai-je fait à Dieu pour être damné vivant? Demain, après-demain, toujours, ce sera la même chose! Les astres peuvent entre-croiser leurs orbes, les étoiles en conjonction former des nœuds, rien dans mon sort ne changera. D’un mot, elle a dissipé le rêve; d’un geste, brisé l’aile à la chimère. Les combinaisons fabuleuses des impossibilités ne m’offrent aucune chance; les chiffres, rejetés un milliard de fois dans la roue de la fortune, n’en sortiraient pas, – il n’y a pas de numéro gagnant pour moi!»

«Malheureux que je suis! je sais que le paradis m’est fermé et je reste stupidement assis au seuil, le dos appuyé à la porte, qui ne doit pas s’ouvrir, et je pleure en silence, sans secousses, sans efforts, comme si mes yeux étaient des sources d’eau vive. Je n’ai pas le courage de me lever et de m’enfoncer au désert immense ou dans la Babel tumultueuse des hommes.»

«Quelquefois, quand, la nuit, je ne puis dormir, je pense à Prascovie; – si je dors, j’en rêve; – oh! qu’elle était belle ce jour-là, dans le jardin de la villa Salviati, à Florence! – Cette robe blanche et ces rubans noirs, – c’était charmant et funèbre! Le blanc pour elle, le noir pour moi! – Quelquefois les rubans, remués par la brise, formaient une croix sur ce fond d’éclatante blancheur; un esprit invisible disait tout bas la messe de mort de mon cœur.»

«Si quelque catastrophe inouïe mettait sur mon front la couronne des empereurs et des califes, si la terre saignait pour moi ses veines d’or, si les mines de diamant de Golconde et de Visapour me laissaient fouiller dans leurs gangues étincelantes, si la lyre de Byron résonnait sous mes doigts, si les plus parfaits chefs-d’œuvre de l’art antique et moderne me prêtaient leurs beautés, si je découvrais un monde, eh bien, je n’en serais pas plus avancé pour cela!»

«A quoi tient la destinée! j’avais envie d’aller à Constantinople, je ne l’aurais pas rencontrée; je reste à Florence, je la vois et je meurs.»

«Je me serais bien tué; mais elle respire dans cet air où nous vivons, et peut-être ma lèvre avide aspirera-t-elle – ô bonheur ineffable! – une effluve lointaine de ce souffle embaumé; et puis l’on assignerait à mon âme coupable une planète d’exil, et je n’aurais pas la chance de me faire aimer d’elle dans l’autre vie. – Être encore séparés là-bas, elle au paradis, moi en enfer: pensée accablante!»

«Pourquoi faut-il que j’aime précisément la seule femme qui ne peut m’aimer! d’autres qu’on dit belles, qui étaient libres, me souriaient de leur sourire le plus tendre et semblaient appeler un aveu qui ne venait pas. Oh! qu’il est heureux, lui! Quelle sublime vie antérieure Dieu récompense-t-il en lui par le don magnifique de cet amour?»

…Il était inutile d’en lire davantage. Le soupçon que le comte avait pu concevoir à l’aspect du portrait de Prascovie s’était évanoui dès les premières lignes de ces tristes confidences. Il comprit que l’image chérie, recommencée mille fois, avait été caressée loin du modèle avec cette patience infatigable de l’amour malheureux, et que c’était la madone d’une petite chapelle mystique, devant laquelle s’agenouillait l’adoration sans espoir.

«Mais si cet Octave avait fait un pacte avec le diable pour me dérober mon corps et surprendre sous ma forme l’amour de Prascovie!»

L’invraisemblance, au dix-neuvième siècle, d’une pareille supposition, la fit bientôt abandonner au comte, qu’elle avait cependant étrangement troublé.

Souriant lui-même de sa crédulité, il mangea, refroidi, le déjeuner servi par Jean, s’habilla et demanda la voiture. Lorsqu’on eut attelé, il se fit conduire chez le docteur Balthazar Cherbonneau; il traversa ces salles où la veille il était entré s’appelant encore le comte Olaf Labinski, et d’où il était sorti salué par tout le monde du nom d’Octave de Saville. Le docteur était assis, comme à son ordinaire, sur le divan de la pièce du fond, tenant son pied dans sa main, et paraissait plongé dans une méditation profonde.

Au bruit des pas du comte, le docteur releva la tête.

«Ah! c’est vous, mon cher Octave; j’allais passer chez vous; mais c’est bon signe quand le malade vient voir le médecin.

– Toujours Octave! dit le comte, je crois que j’en deviendrai fou de rage!» Puis, se croisant les bras, il se plaça devant le docteur, et, le regardant avec une fixité terrible:

«Vous savez bien, monsieur Balthazar Cherbonneau, que je ne suis pas Octave, mais le comte Olaf Labinski, puisque hier soir vous m’avez, ici même, volé ma peau au moyen de vos sorcelleries exotiques.»

A ces mots, le docteur partit d’un énorme éclat de rire, se renversa sur ses coussins, et se mit les poings au côté pour contenir les convulsions de sa gaieté.

«Modérez, docteur, cette joie intempestive dont vous pourriez vous repentir. Je parle sérieusement.

– Tant pis, tant pis! cela prouve que l’anesthésie et l’hypocondrie pour laquelle je vous soignais se tournent en démence. Il faudra changer le régime, voilà tout.

– Je ne sais à quoi tient, docteur du diable, que je ne vous étrangle de mes mains,» cria le comte en s’avançant vers Cherbonneau.

Le docteur sourit de la menace du comte, qu’il toucha du bout d’une petite baguette d’acier. – Olaf-de Saville reçut une commotion terrible et crut qu’il avait le bras cassé.

«Oh! nous avons les moyens de réduire les malades lorsqu’ils se regimbent, dit-il en laissant tomber sur lui ce regard froid comme une douche, qui dompte les fous et fait s’aplatir les lions sur le ventre. Retournez chez vous, prenez un bain, cette surexcitation se calmera.»

Olaf-de Saville, étourdi par la secousse électrique, sortit de chez le docteur Cherbonneau plus incertain et plus troublé que jamais. Il se fit conduire à Passy chez le docteur B***, pour le consulter.

«Je suis, dit-il au médecin célèbre, en proie à une hallucination bizarre; lorsque je me regarde dans une glace, ma figure ne m’apparaît pas avec ses traits habituels; la forme des objets qui m’entourent est changée; je ne reconnais ni les murs ni les meubles de ma chambre; il me semble que je suis une autre personne que moi-même.

– Sous quel aspect vous voyez-vous? demanda le médecin; l’erreur peut venir des yeux ou du cerveau.

– Je me vois des cheveux noirs, des yeux bleu foncé, un visage pâle encadré de barbe.

– Un signalement de passe-port ne serait pas plus exact: il n’y a chez vous ni hallucination intellectuelle, ni perversion de la vue. Vous êtes, en effet, tel que vous dites.

– Mais non! J’ai réellement les cheveux blonds, les yeux noirs, le teint hâlé et une moustache effilée à la hongroise.

– Ici, répondit le médecin, commence une légère altération des facultés intellectuelles.

– Pourtant, docteur, je ne suis nullement fou.

– Sans doute. Il n’y a que les sages qui viennent chez moi tout seuls. Un peu de fatigue, quelque excès d’étude ou de plaisir aura causé ce trouble. Vous vous trompez; la vision est réelle, l’idée est chimérique: au lieu d’être un blond qui se voit brun, vous êtes un brun qui se croit blond.

– Pourtant je suis sûr d’être le comte Olaf de Labinski, et tout le monde depuis hier m’appelle Octave de Saville.

– C’est précisément ce que je disais, répondit le docteur. Vous êtes M. de Saville et vous vous imaginez être M. le comte Labinski, que je me souviens d’avoir vu, et qui, en effet, est blond. – Cela explique parfaitement comment vous vous trouvez une autre figure dans le miroir; cette figure, qui est la vôtre, ne répond point à votre idée intérieure et vous surprend. – Réfléchissez à ceci, que tout le monde vous nomme M. de Saville et par conséquent ne partage pas votre croyance. Venez passer une quinzaine de jours ici: les bains, le repos, les promenades sous les grands arbres dissiperont cette influence fâcheuse.»

Le comte baissa la tête et promit de revenir. Il ne savait plus que croire. Il retourna à l’appartement de la rue Saint-Lazare, et vit par hasard sur la table la carte d’invitation de la comtesse Labinska, qu’Octave avait montrée à M. Cherbonneau.

«Avec ce talisman, s’écria-t-il, demain je pourrai la voir!»

IX

Lorsque les valets eurent porté à sa voiture le vrai comte Labinski chassé de son paradis terrestre par le faux ange gardien debout sur le seuil, l’Octave transfiguré rentra dans le petit salon blanc et or pour attendre le loisir de la comtesse.

Appuyé contre le marbre blanc de la cheminée dont l’âtre était rempli de fleurs, il se voyait répété au fond de la glace placée en symétrie sur la console à pieds tarabiscotés et dorés. Quoiqu’il fût dans le secret de sa métamorphose, ou, pour parler plus exactement, de sa transposition, il avait peine à se persuader que cette image si différente de la sienne fût le double de sa propre figure, et il ne pouvait détacher ses yeux de ce fantôme étranger qui était cependant devenu lui. Il se regardait et voyait un autre. Involontairement il cherchait si le comte Olaf n’était pas accoudé près de lui à la tablette de la cheminée projetant sa réflexion au miroir; mais il était bien seul; le docteur Cherbonneau avait fait les choses en conscience.

Au bout de quelques minutes, Octave-Labinski ne songea plus au merveilleux avatar qui avait fait passer son âme dans le corps de l’époux de Prascovie; ses pensées prirent un cours plus conforme à sa situation. Cet événement incroyable, en dehors de toutes les possibilités, et que l’espérance la plus chimérique n’eût pas osé rêver en son délire, était arrivé! Il allait se trouver en présence de la belle créature adorée, et elle ne le repousserait pas! La seule combinaison qui pût concilier son bonheur avec l’immaculée vertu de la comtesse s’était réalisée!

Près de ce moment suprême, son âme éprouvait des transes et des anxiétés affreuses: les timidités du véritable amour la faisaient défaillir comme si elle habitait encore la forme dédaignée d’Octave de Saville.

L’entrée de la femme de chambre mit fin à ce tumulte de pensées qui se combattaient. A son approche il ne put maîtriser un soubresaut nerveux, et tout son sang afflua vers son cœur lorsqu’elle lui dit:

«Madame la comtesse peut à présent recevoir monsieur.»

Octave-Labinski suivit la femme de chambre, car il ne connaissait pas les êtres de l’hôtel, et ne voulait pas trahir son ignorance par l’incertitude de sa démarche.

La femme de chambre l’introduisit dans une pièce assez vaste, un cabinet de toilette orné de toutes les recherches du luxe le plus délicat. Une suite d’armoires d’un bois précieux, sculptées par Knecht et Lienhart, et dont les battants étaient séparés par des colonnes torses autour desquelles s’enroulaient en spirales de légères brindilles de convolvulus aux feuilles en cœur et aux fleurs en clochettes découpées avec un art infini, formait une espèce de boiserie architecturale, un portique d’ordre capricieux d’une élégance rare et d’une exécution achevée; dans ces armoires étaient serrés les robes de velours et de moire, les cachemires, les mantelets, les dentelles, les pelisses de martre-zibeline, de renard bleu, les chapeaux aux milles formes, tout l’attirail de la jolie femme.

En face se répétait le même motif, avec cette différence que les panneaux pleins étaient remplacés par des glaces jouant sur des charnières comme des feuilles de paravent, de façon à ce que l’on pût s’y voir de face, de profil, par derrière, et juger de l’effet d’un corsage ou d’une coiffure.

Sur la troisième face régnait une longue toilette plaquée d’albâtre-onyx, où des robinets d’argent dégorgeaient l’eau chaude et froide dans d’immenses jattes du Japon enchâssées par des découpures circulaires du même métal; des flacons en cristal de Bohême, qui, aux feux des bougies, étincelaient comme des diamants et des rubis, contenaient les essences et les parfums.

Les murailles et le plafond étaient capitonnés de satin vert d’eau, comme l’intérieur d’un écrin. Un épais tapis de Smyrne, aux teintes moelleusement assorties, ouatait le plancher.

Au milieu de la chambre, sur un socle de velours vert, était posé un grand coffre de forme bizarre, en acier de Khorassan ciselé, niellé et ramagé d’arabesques d’une complication à faire trouver simples les ornements de la salle des Ambassadeurs à l’Alhambra. L’art oriental semblait avoir dit son dernier mot dans ce travail merveilleux, auquel les doigts de fée des Péris avaient dû prendre part. C’était dans ce coffre que la comtesse Prascovie Labinska enfermait ses parures, des joyaux dignes d’une reine, et qu’elle ne mettait que fort rarement, trouvant avec raison qu’ils ne valaient pas la place qu’ils couvraient. Elle était trop belle pour avoir besoin d’être riche: son instinct de femme le lui disait. Aussi ne leur faisait-elle voir les lumières que dans les occasions solennelles où le faste héréditaire de l’antique maison Labinski devait paraître avec toute sa splendeur. Jamais diamants ne furent moins occupés.

Près de la fenêtre, dont les amples rideaux retombaient en plis puissants, devant une toilette à la duchesse, en face d’un miroir que lui penchaient deux anges sculptés par mademoiselle de Fauveau avec cette élégance longue et fluette qui caractérise son talent, illuminée de la lumière blanche de deux torchères à six bougies, se tenait assise la comtesse Prascovie Labinska, radieuse de fraîcheur et de beauté. Un bournous de Tunis d’une finesse idéale, rubané de raies bleues et blanches alternativement opaques et transparentes, l’enveloppait comme un nuage souple; la légère étoffe avait glissé sur le tissu satiné des épaules et laissait voir la naissance et les attaches d’un col qui eût fait paraître gris le col de neige du cygne. Dans l’interstice des plis bouillonnaient les dentelles d’un peignoir de batiste, parure nocturne que ne retenait aucune ceinture; les cheveux de la comtesse étaient défaits et s’allongeaient derrière elle en nappes opulentes comme le manteau d’une impératrice. – Certes, les torsades d’or fluide dont la Vénus Aphrodite exprimait des perles, agenouillée dans sa conque de nacre, lorsqu’elle sortit comme une fleur des mers de l’azur ionien, étaient moins blondes, moins épaisses, moins lourdes! Mêlez l’ambre du Titien et l’argent de Paul Véronèse avec le vernis d’or de Rembrandt; faites passer le soleil à travers la topaze, et vous n’obtiendrez pas encore le ton merveilleux de cette opulente chevelure, qui semblait envoyer la lumière au lieu de la recevoir, et qui eût mérité mieux que celle de Bérénice de flamboyer, constellation nouvelle, parmi les anciens astres! Deux femmes la divisaient, la polissaient, la crespelaient et l’arrangeaient en boucles soigneusement massées pour que le contact de l’oreiller ne la froissât pas.

Pendant cette opération délicate, la comtesse faisait danser au bout de son pied une babouche de velours blanc brodée de canetille d’or, petite à rendre jalouses les khanouns et les odalisques du Padischa. Parfois, rejetant les plis soyeux du bournous, elle découvrait son bras blanc, et repoussait de la main quelques cheveux échappés, avec un mouvement d’une grâce mutine.

Ainsi abandonnée dans sa pose nonchalante, elle rappelait ces sveltes figures de toilettes grecques qui ornent les vases antiques et dont aucun artiste n’a pu retrouver le pur et suave contour, la beauté jeune et légère; elle était mille fois plus séduisante encore que dans le jardin de la villa Salviati à Florence; et si Octave n’avait pas été déjà fou d’amour, il le serait infailliblement devenu; mais, par bonheur, on ne peut rien ajouter à l’infini.

Octave-Labinski sentit à cet aspect, comme s’il eût vu le spectacle le plus terrible, ses genoux s’entre-choquer et se dérober sous lui. Sa bouche se sécha, et l’angoisse lui étreignit la gorge comme la main d’un Thugg; des flammes rouges tourbillonnèrent autour de ses yeux. Cette beauté le médusait.

Il fit un effort de courage, se disant que ces manières effarées et stupides, convenables à un amant repoussé, seraient parfaitement ridicules de la part d’un mari, quelque épris qu’il pût être encore de sa femme, et il marcha assez résolûment vers la comtesse.

«Ah! c’est vous, Olaf! comme vous rentrez tard ce soir!» dit la comtesse sans se retourner, car sa tête était maintenue par les longues nattes que tressaient ses femmes, et la dégageant des plis du bournous, elle lui tendit une de ses belles mains.

Octave-Labinski saisit cette main plus douce et plus fraîche qu’une fleur, la porta à ses lèvres et y imprima un long, un ardent baiser, – toute son âme se concentrait sur cette petite place.

Nous ne savons quelle délicatesse de sensitive, quel instinct de pudeur divine, quelle intuition irraisonnée du cœur avertit la comtesse: mais un nuage rose couvrit subitement sa figure, son col et ses bras, qui prirent cette teinte dont se colore sur les hautes montagnes la neige vierge surprise par le premier baiser du soleil. Elle tressaillit et dégagea lentement sa main, demi-fâchée, demi-honteuse; les lèvres d’Octave lui avaient produit comme une impression de fer rouge. Cependant elle se remit bientôt et sourit de son enfantillage.

«Vous ne me répondez pas, cher Olaf; savez-vous qu’il y a plus de six heures que je ne vous ai vu; vous me négligez, dit-elle d’un ton de reproche; autrefois vous ne m’auriez pas abandonnée ainsi toute une longue soirée. Avez-vous pensé à moi seulement?

– Toujours, répondit Octave-Labinski.

– Oh! non, pas toujours; je sens quand vous pensez à moi, même de loin. Ce soir, par exemple, j’étais seule, assise à mon piano, jouant un morceau de Weber et berçant mon ennui de musique; votre âme a voltigé quelques minutes autour de moi dans le tourbillon sonore des notes; puis elle s’est envolée je ne sais où sur le dernier accord, et n’est pas revenue. Ne mentez pas, je suis sûre de ce que je dis.»

Prascovie, en effet, ne se trompait pas; c’était le moment où chez le docteur Balthazar Cherbonneau le comte Olaf Labinski se penchait sur le verre d’eau magique, évoquant une image adorée de toute la force d’une pensée fixe. A dater de là, le comte, submergé dans l’océan sans fond du sommeil magnétique, n’avait plus eu ni idée, ni sentiment, ni volition.

Les femmes, ayant achevé la toilette nocturne de la comtesse, se retirèrent; Octave-Labinski restait toujours debout, suivant Prascovie d’un regard enflammé. – Gênée et brûlée par ce regard, la comtesse s’enveloppa de son bournous comme la Polymnie de sa draperie. Sa tête seule apparaissait au-dessus des plis blancs et bleus, inquiète, mais charmante.

Bien qu’aucune pénétration humaine n’eût pu deviner le mystérieux déplacement d’âmes opéré par le docteur Cherbonneau au moyen de la formule du Sannyâsi Brahmah-Logum, Prascovie ne reconnaissait pas, dans les yeux d’Octave-Labinski, l’expression ordinaire des yeux d’Olaf, celle d’un amour pur, calme, égal, éternel comme l’amour des anges; – une passion terrestre incendiait ce regard, qui la troublait et la faisait rougir. – Elle ne se rendait pas compte de ce qui s’était passé, mais il s’était passé quelque chose. Mille suppositions étranges lui traversèrent la pensée: n’était-elle plus pour Olaf qu’une femme vulgaire, désirée pour sa beauté comme une courtisane? l’accord sublime de leurs âmes avait-il été rompu par quelque dissonance qu’elle ignorait? Olaf en aimait-il une autre? les corruptions de Paris avaient-elles souillé ce chaste cœur? Elle se posa rapidement ces questions sans pouvoir y répondre d’une manière satisfaisante, et se dit qu’elle était folle; mais, au fond, elle sentait qu’elle avait raison. Une terreur secrète l’envahissait comme si elle eût été en présence d’un danger inconnu, mais deviné par cette seconde vue de l’âme, à laquelle on a toujours tort de ne pas obéir.

Elle se leva agitée et nerveuse et se dirigea vers la porte de sa chambre à coucher. Le faux comte l’accompagna, un bras sur la taille, comme Othello reconduit Desdemone à chaque sortie dans la pièce de Shakspeare; mais quand elle fut sur le seuil, elle se retourna, s’arrêta un instant, blanche et froide comme une statue, jeta un coup d’œil effrayé au jeune homme, entra, ferma la porte vivement et poussa le verrou.

«Le regard d’Octave!» s’écria-t-elle en tombant à demi évanouie sur une causeuse. Quand elle eut repris ses sens, elle se dit: «Mais comment se fait-il que ce regard, dont je n’ai jamais oublié l’expression, étincelle ce soir dans les yeux d’Olaf? Comment en ai-je vu la flamme sombre et désespérée luire à travers les prunelles de mon mari? Octave est-il mort? Est-ce son âme qui a brillé un instant devant moi comme pour me dire adieu avant de quitter cette terre! Olaf! Olaf! si je me suis trompée, si j’ai cédé follement à de vaines terreurs, tu me pardonneras; mais si je t’avais accueilli ce soir, j’aurais cru me donner à un autre.»

La comtesse s’assura que le verrou était bien poussé, alluma la lampe suspendue au plafond, se blottit dans son lit comme un enfant peureux avec un sentiment d’angoisse indéfinissable, et ne s’endormit que vers le matin: des rêves incohérents et bizarres tourmentèrent son sommeil agité. – Des yeux ardents – les yeux d’Octave – se fixaient sur elle du fond d’un brouillard et lui lançaient des jets de feu, pendant qu’au pied de son lit une figure noire et sillonnée de rides se tenait accroupie, marmottant des syllabes d’une langue inconnue; le comte Olaf parut aussi dans ce rêve absurde, mais revêtu d’une forme qui n’était pas la sienne.

Nous n’essayerons pas de peindre le désappointement d’Octave lorsqu’il se trouva en face d’une porte fermée et qu’il entendit le grincement intérieur du verrou. Sa suprême espérance s’écroulait. Eh quoi! il avait eu recours à des moyens terribles, étranges; il s’était livré à un magicien, peut-être à un démon, en risquant sa vie dans ce monde et son âme dans l’autre pour conquérir une femme qui lui échappait, quoique livrée à lui sans défense par les sorcelleries de l’Inde. Repoussé comme amant, il l’était encore comme mari; l’invincible pureté de Prascovie déjouait les machinations les plus infernales. Sur le seuil de la chambre à coucher elle lui était apparue comme un ange blanc de Swedenborg foudroyant le mauvais esprit.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
22 ekim 2017
Hacim:
400 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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