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Kitabı oku: «Voyage en Espagne», sayfa 13

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XI.
PROCESSION DE LA FÊTE-DIEU À MADRID. – ARANJUEZ. – UN PATIO. – LA CAMPAGNE D'OCAÑA. – TEMBLEQUE ET SES JARRETIÈRES. – UNE NUIT À MANZANARÈS. – LES COUTEAUX DE SANTA-CRUZ. – LE PUERTO DE LOS PERROS. – LA COLONIE DE LA CAROLINA. – BAYLEN. – JAEN, SA CATHÉDRALE ET SES MAJOS. – GRENADE. – L'ALAMEDA. – L'ALHAMBRA. – LE GÉNÉRALIFE. – L'ALBAYCIN. – LA VIE À GRENADE. – LES GITANOS. – LA CHARTREUSE. – SANTO-DOMINGO. – ASCENSION AU MULHACEN

Il nous fallait repasser par Madrid pour prendre la diligence de Grenade; nous aurions pu aller l'attendre à Aranjuez, mais nous courions risque de la trouver pleine, et nous nous décidâmes pour le premier parti.

Notre guide avait eu la précaution de faire partir, la veille au soir, une mule qui devait nous attendre à mi-chemin, pour relayer la bête attelée à notre véhicule: car il est douteux que, sans cette précaution, nous eussions pu faire le trajet de Tolède à Madrid en une journée, vu l'intolérable chaleur de cette route poussiéreuse et sans ombre à travers d'interminables champs de blé.

Nous arrivâmes vers une heure à Illescas à moitié cuits, pour ne pas dire tout à fait, et sans autre incident. Il nous tardait d'en avoir fini avec ce chemin qui n'avait rien de nouveau pour nous, sinon que nous le parcourions en sens inverse.

Mon compagnon préféra dormir, et moi, déjà plus familiarisé avec la cuisine espagnole, je me mis à disputer mon dîner à d'innombrables essaims de mouches. La fille de l'hôtesse, gentille enfant de douze ou treize ans, aux yeux arabes, se tenait debout auprès de moi, un éventail d'une main et un petit balai de l'autre, tâchant d'écarter les insectes importuns, qui revenaient à la charge plus furieux et plus bourdonnants que jamais dès qu'elle ralentissait ou cessait son mouvement. Avec ce secours, je parvins à me fourrer dans la bouche quelques morceaux assez exempts de mouches; et, quand mon appétit fut un peu apaisé, j'entamai avec ma chasseuse d'insectes un dialogue que mon ignorance de la langue espagnole bornait nécessairement beaucoup. Cependant, avec l'aide de mon dictionnaire diamant, je parvins à soutenir une conversation fort passable pour un étranger. La petite me dit qu'elle savait écrire et lire toutes sortes d'écritures moulées et même du latin, et qu'en outre elle jouait passablement du pandero, talent dont je l'engageai à me donner un échantillon, ce qu'elle fit de fort bonne grâce au détriment du sommeil de mon camarade, que le bruissement des plaques de cuivre et le ronflement sourd de la peau d'âne effleurée par le pouce de la petite musicienne finirent par réveiller.

La mule fraîche était attelée. Il fallait se remettre en route, et réellement on a besoin d'un grand courage moral pour quitter, par trente degrés de chaleur, une posada où l'on a pour perspective plusieurs rangs de jarres, de pots et d'alcarrazas, couverts d'une transpiration perlée. Boire de l'eau est une volupté que je n'ai connue qu'en Espagne; il est vrai qu'elle y est légère, limpide et d'un goût exquis. La défense de boire du vin faite aux mahométans est la prescription la plus facile à suivre sous de tels climats.

Grâce aux discours éloquents que notre calesero ne cessa de tenir à sa mule et aux petites pierres qu'il lui jetait aux oreilles avec beaucoup de dextérité, nous allions assez bon train. Il l'appelait, dans les circonstances difficiles, vieja, revieja (vieille, deux fois vieille), injure particulièrement sensible aux mules, soit parce qu'elle est toujours accompagnée d'un coup de manche de fouet sur l'échine, soit parce qu'elle est fort humiliante en elle-même. Cette épithète, appliquée plusieurs fois avec beaucoup d'à-propos, nous fit arriver aux portes de Madrid à cinq heures du soir.

Nous connaissions déjà Madrid, et nous n'y vîmes rien de nouveau que la procession de la Fête-Dieu, qui a beaucoup perdu de son ancienne splendeur par la suppression des couvents et des confréries religieuses. Cependant la cérémonie ne manque pas de solennité. Le passage de la procession est poudré de sable fin, et des tendidos de toile à voile, allant d'une maison à l'autre, entretiennent l'ombre et la fraîcheur dans les rues; les balcons sont pavoisés et garnis de jolies femmes en grande toilette; c'est le coup d'œil le plus charmant qu'on puisse imaginer. Le manège perpétuel des éventails qui s'ouvrent, se ferment, palpitent et battent de l'aile comme des papillons qui cherchent à se poser; les mouvements de coude des femmes se groupant dans leur mantille et corrigeant l'inflexion d'un pli disgracieux; les œillades lancées d'une croisée à l'autre aux gens de connaissance; le joli signe de tête et le geste gracieux qui accompagnent l'agur par lequel les señoras répondent aux cavaliers qui les saluent; la foule pittoresque entremêlée de Gallegos, de Pasiegas, de Valenciens, de Manolas et de vendeurs d'eau, tout cela forme un spectacle d'une animation et d'une gaieté charmantes. Les Niños de la Cuna (enfants trouvés), vêtus de leur uniforme bleu, marchent en tête de la procession. Dans cette longue file d'enfants, nous en vîmes bien peu qui eussent une jolie figure, et l'Hymen lui-même, dans toute son insouciance conjugale, aurait eu de la peine à faire plus laid que ces enfants de l'Amour. Puis viennent les bannières des paroisses, le clergé, les châsses d'argent, et, sous un dais de drap d'or, le corpus Dei dans un soleil de diamants d'un éclat insoutenable.

La dévotion proverbiale des Espagnols me parut très-refroidie, et sous ce rapport l'on eût pu se croire à Paris au temps où ne pas s'agenouiller devant le saint sacrement était une opposition de bon goût. C'est tout au plus si, à l'approche du dais, les hommes touchaient le bord de leur chapeau. L'Espagne catholique n'existe plus. La Péninsule en est aux idées voltairiennes et libérales sur la féodalité, l'inquisition et le fanatisme. Démolir des couvents lui paraît être le comble de la civilisation.

Un soir, étant près de l'hôtel de la Poste, au coin de la rue de Carretas, je vis la foule s'écarter avec précipitation, et s'approcher par la Calle-Mayor une pléiade de lumières scintillantes: c'était le saint sacrement qui se rendait, dans son carrosse, au chevet de quelque moribond; car à Madrid le bon Dieu ne va pas encore à pied. Cette fuite avait pour but d'éviter de se mettre à genoux.

Puisque nous sommes en train de parler de cérémonies religieuses, disons qu'en Espagne la croix du drap des morts n'est pas blanche comme en France, mais d'un jaune soufre tout aussi lugubre. On ne se sert pas, pour les emporter, d'un corbillard, mais d'une bière à bras.

Madrid nous était insupportable, et les deux jours qu'il nous fallut y rester nous parurent deux siècles pour le moins. Nous ne rêvions qu'orangers, citronniers, cachuchas, castagnettes, basquines et costumes pittoresques, car tout le monde nous faisait des récits merveilleux de l'Andalousie avec cette emphase un peu fanfaronne dont les Espagnols ne se déshabitueront jamais, pas plus que les Gascons de France.

Le moment tant souhaité arriva enfin, car tout arrive, même le jour qu'on désire, et nous partîmes dans une diligence très-comfortable, attelée d'un troupeau de mules rasées, luisantes et vigoureuses, qui allaient grand train. Cette diligence était tapissée de nankin, et garnie de stores et de jalousies vertes. Elle nous parut le suprême de l'élégance après les abominables galères, sillas volantes et carrosses, où nous avions été secoués jusqu'alors; et réellement elle eût été fort commode sans cette température de four à plâtre qui nous calcinait, malgré nos éventails toujours en mouvement et l'extrême légèreté de nos habits. Aussi c'était dans notre étuve roulante une litanie perpétuelle de: Jesus! que calor! j'étouffe! je fonds! et autres exclamations assorties. Cependant nous prenions notre mal en patience, et nous laissions, sans trop maugréer, couler notre sueur en cascade le long de notre nez et de nos tempes, car, au bout de nos fatigues, nous avions en perspective Grenade et l'Alhambra, le rêve de tout poëte; Grenade, dont le nom seul fait éclater en formules admiratives et danser sur un pied le bourgeois le plus épais, le plus électeur et le plus caporal de la garde civique.

Les environs de Madrid sont tristes, nus et brûlés, quoique moins pierreux de ce côté qu'en venant par Guadarrama; les terrains, plutôt tourmentés qu'accidentés, s'enveloppent et se succèdent uniformément, sans autre particularité que des villages poussiéreux et crayeux, jetés çà et là dans l'aridité générale, et qu'on ne remarquerait pas si la tour carrée de leur église n'attirait l'attention. Les flèches aiguës sont rares en Espagne, et la tour à quatre pans est la forme la plus ordinaire des clochers. À l'embranchement des chemins, des croix suspectes ouvrent leurs bras sinistres; de temps en temps passent des chars à bœufs avec le bouvier endormi sous son manteau, des paysans à cheval, la mine farouche et la carabine à l'arçon de la selle.

Le ciel, au milieu du jour, est couleur de plomb en fusion; la terre, d'un gris poudroyant micacé de lumière qui s'azure à peine dans le plus extrême lointain. Pas un seul bouquet d'arbres, pas un arbuste, pas une goutte d'eau dans le lit des torrents desséchés; rien qui repose l'œil et rafraîchisse l'imagination. Pour trouver un peu d'abri contre les rayons dévorants du soleil, il faut suivre l'étroite ligne d'ombre bleue et rare que projettent les murailles. Il est vrai de dire que l'on était en plein mois de juillet, ce qui n'est pas précisément l'époque pour voyager fraîchement en Espagne; mais nous sommes d'avis qu'il faut visiter les pays dans leur saison violente: l'Espagne en été, la Russie en hiver.

Jusqu'à la résidence royale (sitio real) d'Aranjuez, nous ne rencontrâmes rien qui mérite mention particulière. Aranjuez est un château de briques à coins de pierre, d'un effet blanc et rouge, avec de grands toits d'ardoises, des pavillons et des girouettes, qui rappellent le genre de constructions en usage sous Henri IV et Louis XIII, le palais de Fontainebleau ou les maisons de la place Royale de Paris. Le Tage, que l'on traverse sur un pont suspendu, y entretient une fraîcheur de végétation qui fait l'admiration des Espagnols, et permet aux arbres du Nord de s'y développer vigoureusement. On voit à Aranjuez des ormes, des frênes, des bouleaux, des trembles, curieux là-bas comme le seraient ici des figuiers de l'Inde, des aloès et des palmiers.

L'on nous fit remarquer une galerie construite exprès, par laquelle Godoy, le fameux prince de la Paix, se rendait de son hôtel au château. En sortant du village, l'on aperçoit à gauche la place de Taureaux, qui est d'un aspect assez monumental.

Pendant le temps qu'on changeait de mules, nous courûmes au marché faire provision d'oranges et prendre des glaces, ou plutôt de la purée de neige au limon, à une de ces boutiques de refrescos en plein vent aussi communes en Espagne que les cabarets en France. Au lieu de boire des canons de vin bleu ou de petits verres d'eau-de-vie, les paysans et les vendeuses d'herbes du marché prennent une bebida helada, qui ne leur coûte pas plus cher, et du moins ne leur trouble pas la cervelle et ne les abrutit pas. L'absence d'ivrognerie rend les gens du peuple bien supérieurs aux classes correspondantes dans nos pays prétendus civilisés.

Le nom d'Aranjuez, qui est formé de ces deux mots: ara Jovis, indique assez que cette résidence s'élève sur l'emplacement d'un ancien temple de Jupiter. Nous n'eûmes pas le temps d'en visiter l'intérieur, et nous le regrettâmes peu, car tous les palais se ressemblent. Il en est de même des courtisans: l'originalité ne se trouve que dans le peuple, et la canaille semble avoir conservé le privilége de la poésie.

D'Aranjuez à Ocaña, les sites, sans être remarquables, sont cependant plus pittoresques. Des collines d'un beau mouvement, bien frappées par la lumière, accidentent les côtés de la route, quand le tourbillon de poussière où la diligence galope, enfermée comme un dieu dans son nuage, se dissipe, emporté par quelque haleine favorable, et vous permet de les apercevoir. Le chemin, quoique mal entretenu, est assez beau, grâce à ce merveilleux climat où il ne pleut presque jamais, et à la rareté des voitures, presque tous les transports se faisant à dos de bêtes.

Nous devions souper et coucher à Ocaña pour attendre le correo real et profiter de son escorte en nous joignant à lui, car nous allions bientôt entrer dans la Manche, infestée alors par les bandes de Palillos, Polichinelle et autres honnêtes gens de rencontre désagréable. Nous arrêtâmes à une hôtellerie de bonne apparence, avec un patio à colonnes recouvert d'un superbe tendido, dont la toile, doublée ou simple, formait des dessins et des symétries par le plus ou moins de transparence. Le nom du fabricant et son adresse à Barcelone y étaient inscrits de la sorte fort lisiblement. Des myrtes, des grenadiers et des jasmins, plantés dans des pots d'une argile rouge, égayaient et parfumaient cette cour intérieure, éclairée d'un demi-jour tamisé et plein de mystère. Le patio est une invention charmante: on y jouit de plus de fraîcheur et d'espace que dans sa chambre; on peut s'y promener, y lire, être seul ou avec les autres. C'est un terrain neutre où l'on se rencontre, où, sans passer par l'ennui des visites formelles et des présentations, l'on finit par se connaître et par se lier; et lorsque, comme à Grenade ou à Séville, l'on peut y joindre l'agrément d'un jet d'eau ou d'une fontaine, je ne connais rien de plus délicieux, surtout dans une contrée où le thermomètre se maintient à des hauteurs sénégambiennes.

En attendant la nourriture, nous allâmes faire la sieste; c'est une habitude qu'il faut prendre absolument en Espagne, car la chaleur, de deux heures à cinq heures, est quelque chose dont un Parisien ne peut pas se faire une idée. Le pavé brûle, les marteaux de fer des portes rougissent, une averse de feu semble pleuvoir du ciel, le blé éclate dans l'épi, la terre se fend comme l'émail d'un poêle trop chauffé, les cigales font grincer leur corselet avec plus de vivacité que jamais, et le peu d'air qui vous arrive semble soufflé par la bouche de bronze d'un calorifère; les boutiques se ferment, et pour tout l'or du monde vous ne décideriez pas un marchand à vous vendre quelque chose. Il n'y a dans les rues que les chiens et les Français, suivant le dicton vulgaire, fort peu gracieux pour nous. Les guides, quand même vous leur donneriez des cigares de la Havane ou une entrée pour la course de taureaux, deux choses éminemment séduisantes pour un domestique de place espagnol, refusent de vous conduire devant le moindre monument. Le seul parti qui vous reste à prendre, c'est de dormir comme les autres, et l'on s'y résigne bien vite; car que faire tout seul éveillé au milieu d'une nation endormie?

Nos chambres, blanchies au lait de chaux, étaient d'une propreté parfaite. Les insectes dont l'on nous avait fait de si fourmillantes descriptions ne se produisaient pas encore, et notre sommeil ne fut troublé par aucun cauchemar à mille pattes.

À cinq heures du soir, nous nous levâmes pour aller faire un tour en attendant le souper. Ocaña n'est pas riche en monuments, et son plus grand titre à la célébrité, c'est l'attaque désespérée, par les troupes espagnoles, d'une redoute française pendant la guerre de l'invasion. La redoute fut prise, mais presque tout le bataillon espagnol resta sur le carreau. On enterra ces héros chacun à la place où il était tombé. Les rangs avaient été si bien gardés, malgré un déluge de mitraille, qu'on peut les reconnaître encore à la symétrie des fosses. Diamante a fait une pièce intitulée: l'Hercule d'Ocaña, composée sans doute pour quelque athlète d'une force prodigieuse, comme le Goliath du Cirque-Olympique. Notre passage à Ocaña nous en rappela le souvenir.

L'on achevait la moisson à une époque où le blé chez nous commence à peine à jaunir, et l'on portait les gerbes sur de grandes aires de terre battue, espèce de manège où des chevaux et des mules égrènent les épis sous les trépignements de leurs sabots. Les bêtes sont attelées à une manière de traîneau sur lequel se tient debout, dans une pose d'une grâce hardie et fière, l'homme chargé de diriger l'opération. Il faut beaucoup d'aplomb et de sûreté pour se maintenir sur cette frêle machine, emportée par trois ou quatre chevaux fouettés à tour de bras. Un peintre de l'école de Léopold Robert tirerait grand parti de ces scènes d'une simplicité biblique et primitive. Ici les belles têtes basanées, les yeux étincelants, les figures de madone, les costumes pleins de caractère, la lumière blonde, l'azur et le soleil, ne lui manqueraient non plus qu'en Italie.

Le ciel était, ce soir-là, d'un bleu laiteux teinté de rose; les champs, autant que l'œil pouvait s'étendre, offraient aux regards une immense nappe d'or pâle, où apparaissaient çà et là, comme des îlots dans un océan de lumière, des chars traînés par des bœufs qui disparaissaient presque sous les gerbes. La chimère d'un tableau sans ombre, tant poursuivie par les Chinois, était réalisée. Tout était rayon et clarté; la teinte la plus foncée ne dépassait pas le gris de perle.

On nous servit enfin un souper passable, ou du moins que l'appétit nous fit trouver tel, dans une salle basse ornée de petits tableaux sur verre d'un rococo vénitien assez bizarre. Après souper, médiocres fumeurs, mon compagnon Eugène et moi, et ne pouvant prendre à la conversation qu'une part fort minime à cause de l'obligation de faire passer tout ce que nous avions à dire par les deux ou trois cents mots que nous savions, nous remontâmes dans nos chambres, assez attristés par différentes histoires de voleurs que nous avions entendu raconter à table, et qui, à demi comprises, ne nous en paraissaient que plus terribles.

Il nous fallut attendre jusqu'à deux heures de l'après-midi l'arrivée du correo real, car il n'eût pas été prudent de se mettre en route sans lui. Nous avions en outre une escorte spéciale de quatre cavaliers armés d'espingoles, de pistolets et de grands sabres. C'étaient des hommes de haute taille, à figures caractéristiques, encadrées d'énormes favoris noirs, avec des chapeaux pointus, de larges ceintures rouges, des culottes de velours et des guêtres de cuir, ayant bien plus l'air de voleurs que de gendarmes, et qu'il était fort ingénieux d'emmener avec soi, de peur de les rencontrer.

Vingt soldats entassés dans une galère suivaient le correo real. Une galère est une charrette non suspendue à deux ou quatre roues; un filet de sparterie tient lieu de fond de planches. Cette description succincte vous fera juger de la position de ces malheureux, obligés de se tenir debout et de s'accrocher des mains aux ridelles pour ne pas tomber les uns sur les autres. Ajoutez à cela une vitesse de quatre lieues à l'heure, une chaleur étouffante, un soleil perpendiculaire, et vous conviendrez qu'il fallait un fonds de bonne humeur héroïque pour trouver la situation plaisante. Et pourtant ces pauvres soldats, à peine couverts de lambeaux d'uniforme, le ventre creux, n'ayant à boire que l'eau échauffée de leur gourde, secoués comme des rats dans une souricière, ne firent que rire à gorge déployée et chanter tout le long de la route. La sobriété et la patience des Espagnols à supporter la fatigue est quelque chose qui tient du prodige. Ils sont restés Arabes sur ce point. L'on ne saurait pousser plus loin l'oubli de la vie matérielle. Mais ces soldats, qui manquaient de pain et de souliers, avaient une guitare.

Toute cette partie du royaume de Tolède que nous traversions est d'une aridité effroyable, et se ressent des approches de la Manche, patrie de don Quichotte, la province d'Espagne la plus désolée et la plus stérile.

Nous eûmes bientôt dépassé la Guardia, petit bourg insignifiant et de l'aspect le plus misérable. À Tembleque nous achetâmes, à l'intention des jolies jambes de Paris, quelques douzaines de jarretières cerise, orange, bleu de ciel, enjolivées de fil d'or ou d'argent, avec des devises en lettres tramées à faire honte aux plus galants mirlitons de Saint-Cloud. Tembleque a la réputation pour les jarretières comme Châtellerault en France pour les canifs.

Pendant que nous marchandions nos jarretières, nous entendîmes à côté de nous un grognement rauque, enroué et menaçant, comme celui d'un chien en fureur; nous nous retournâmes brusquement non sans quelque appréhension, ne sachant pas comment on parle aux dogues espagnols, et nous vîmes que ce hurlement était produit non par une bête, mais par un homme.

Jamais le cauchemar, posant son genou sur la poitrine d'un malade en délire, n'a produit un monstre plus abominable. Quasimodo est un Phébus à côté de cela. Un front carré, des yeux caves, étincelant d'un éclat sauvage, un nez si aplati que les trous des narines en marquaient seuls la place, une mâchoire inférieure plus avancée de deux pouces que la supérieure, voilà en deux mots le portrait de cet épouvantail, dont le profil formait une ligne concave comme ces croissants où l'on dessine la figure de la lune dans l'almanach de Liège. L'industrie de ce misérable était de n'avoir pas de nez et de contrefaire le chien, ce dont il s'acquittait à merveille; car il était plus camard que la mort elle-même, et faisait plus de train à lui seul que tous les pensionnaires de la barrière du Combat à l'heure du déjeuner.

Puerto Lapiche consiste en quelques masures plus qu'à demi ruinées, accroupies et juchées sur le penchant d'un coteau lézardé, éraillé, friable à force de sécheresse, et qui s'éboule en déchirures bizarres. C'est le comble de l'aridité et de la désolation. Tout est couleur de liège et de pierre ponce. Le feu du ciel semble avoir passé par là; une poussière grise, fine comme du grès pilé, enfarine encore le tableau. Cette misère est d'autant plus navrante, que l'éclat d'un ciel implacable en fait ressortir toutes les pauvretés. La mélancolie nuageuse du Nord n'est rien à côté de la lumineuse tristesse des pays chauds.

En voyant d'aussi misérables cahutes, l'on se prend de pitié pour les voleurs obligés de vivre de maraude dans un pays où l'on ne trouverait pas de quoi faire cuire un œuf à la coque à dix lieues à la ronde. La ressource des diligences et des convois de galères est réellement insuffisante, et ces pauvres brigands qui croisent dans la Manche doivent se contenter souvent pour leur souper d'une poignée de ces glands doux qui faisaient les délices de Sancho Pança. Que prendre à des gens qui n'ont ni sou ni poche, qui habitent des maisons meublées des quatre murs, et ne possèdent pour tout ustensile qu'un poêlon et qu'une cruche? Piller de semblables villages me paraît une des fantaisies les plus lugubres qui puissent passer par la tête de voleurs sans ouvrage.

Un peu après Puerto Lapiche, l'on entre dans la Manche, où nous aperçûmes sur la droite deux ou trois moulins à vent qui ont la prétention d'avoir soutenu victorieusement le choc de la lance de don Quichotte, et qui, pour le quart d'heure, tournaient nonchalamment leurs flasques ailes sous l'haleine d'un vent poussif. La venta où nous nous arrêtâmes pour vider deux ou trois jarres d'eau fraîche, se glorifie aussi d'avoir hébergé l'immortel héros de Cervantes.

Nous ne fatiguerons pas nos lecteurs de la description de cette route monotone à travers un pays plat, pierreux et poudreux, pommelé de loin en loin d'oliviers au feuillage d'un vert glauque et malade, où l'on ne rencontre que des paysans hâves, fauves, momifiés, avec des chapeaux roussis, des culottes courtes et des guêtres de gros drap noirâtre, portant sur l'épaule des vestes en guenilles et poussant devant eux quelque âne galeux au poil blanc de vieillesse, aux oreilles énervées, à la mine piteuse; où l'on ne voit à l'entrée des villages que des enfants demi-nus, bruns comme des mulâtres, qui vous regardent passer d'une mine étonnée et farouche.

Nous arrivâmes à Manzanarès au milieu de la nuit, mourant de faim. Le courrier qui nous précédait, usant de son droit de premier occupant et de ses intelligences dans l'hôtellerie, avait épuisé toutes les provisions, consistant, il est vrai, en trois ou quatre œufs et un morceau de jambon. Nous poussâmes les cris les plus aigus et les plus attendrissants, déclarant que nous mettrions le feu à la maison pour faire rôtir l'hôtesse elle-même à défaut d'autre nourriture. Cette énergie nous valut vers deux heures du matin un souper pour lequel on avait dû réveiller la moitié du bourg. Nous avions un quartier de cabri, des œufs aux tomates, du jambon et du fromage de chèvre, avec un assez passable petit vin blanc. Nous dînâmes tous ensemble dans la cour, à la lueur de trois ou quatre lampes de cuivre jaune assez semblables aux lampes antiques funèbres, dont l'air de la nuit faisait vaciller la flamme en ombres et en lumières bizarres qui nous donnaient l'air de lamies et de goules déchirant des morceaux d'enfant déterré. Pour que le repas eût l'air tout à fait magique, une grande fille aveugle s'approcha de la table, guidée par le bruit, et se mit à chanter des couplets sur un air plaintif et monotone, comme une vague incantation sibylline. Apprenant que nous étions étrangers, elle improvisa en notre honneur des stances élogieuses, que nous récompensâmes par quelques réaux.

Avant de remonter en voiture, nous allâmes faire un tour par le village et nous promener, un peu à tâtons il est vrai, mais cela valait toujours mieux que de rester dans la cour de l'auberge.

Nous parvînmes à la place du marché, non sans avoir posé dans l'ombre le pied sur quelque dormeur à la belle étoile. L'été l'on couche généralement dans la rue, les uns sur leur manteau, les autres sur une couverture de mule; ceux-ci sur un sac rempli de paille hachée (ce sont les sybarites), ceux-là tout uniment sur le sein nu de la mère Cybèle avec un grès pour oreiller.

Les paysans venus dans la nuit dormaient pêle-mêle au milieu de légumes bizarres et de denrées sauvages, entre les jambes de leurs ânes et de leurs mulets, en attendant le jour, qui ne devait pas tarder à paraître.

Un faible rayon de lune éclairait vaguement dans l'obscurité une espèce d'édifice crénelé antique, où l'on reconnaissait, à la blancheur du plâtre, des travaux de défense faits pendant la dernière guerre civile, et que les années n'avaient pas encore eu le temps d'harmonier. En voyageur consciencieux, voilà tout ce que nous pouvons dire de Manzanarès.

L'on remonta en voiture; le sommeil nous prit, et quand nous rouvrîmes les yeux nous étions aux environs de Valdepeñas, bourg renommé pour son vin: la terre et les collines, constellées de pierres, étaient d'un ton rouge d'une crudité singulière, et l'on commençait à distinguer à l'horizon des bandes de montagnes dentelées comme des scies, et d'une découpure fort nette malgré leur grand éloignement.

Valdepeñas n'a rien que de fort ordinaire, et il doit toute sa réputation à ses vignobles. Son nom de vallée de pierres est parfaitement justifié. L'on s'y arrêta pour déjeuner, et, par une inspiration du ciel, j'eus l'idée de prendre d'abord mon chocolat, et ensuite celui destiné à mon camarade, qui ne s'était pas réveillé, et, prévoyant des famines futures, j'enfonçai dans mes tasses autant de buñuelos (espèce de petits beignets) qu'il put en tenir, de manière à former une espèce de soupe assez substantielle, car je n'étais pas encore arrivé à la sobriété du chameau, où je parvins plus tard après de longs exercices d'abstinence dignes d'un anachorète des premiers temps. Je n'étais pas encore acclimaté, et j'avais apporté de France un appétit invraisemblable qui inspirait un étonnement respectueux aux naturels du pays.

Au bout de quelques minutes, l'on repartit en toute hâte, car il fallait suivre le correo real de près, pour ne pas perdre le bénéfice de son escorte. En me penchant hors de voilure pour jeter un dernier coup d'œil sur Valdepeñas, je laissai tomber ma casquette sur le chemin; un muchacho de douze ou quinze ans s'en aperçut, et, pour avoir quelques cuartos en récompense, la ramassa et se mit à courir après la diligence, qui était déjà fort éloignée; il la rattrapa cependant, quoiqu'il allât nu-pieds et sur un chemin pavé de pierres aiguës et tranchantes. Je lui lançai une poignée de sous qui le rendirent à coup sûr le plus opulent polisson de toute la contrée. Je ne rapporte cette circonstance insignifiante que parce qu'elle est caractéristique de la légèreté des Espagnols, les premiers marcheurs du monde et les coureurs les plus agiles que l'on puisse voir. Nous avons déjà eu occasion de parler de ces postillons à pied que l'on nomme zagules, et qui suivent les voitures lancées au galop pendant des lieues entières sans paraître éprouver de fatigue, et sans entrer seulement en transpiration.

À Santa-Cruz, l'on nous offrit à vendre toutes sortes de petits couteaux et de navajas; Santa-Cruz et Albaceyte sont renommés pour cette coutellerie de fantaisie. Ces navajas, d'un goût arabe et barbare très-caractéristique, ont des manches de cuivre découpé dont les jours laissent voir des paillons rouges, verts ou bleus; des niellures grossières, mais enlevées vivement, enjolivent la lame faite en forme de poisson et toujours très-aiguë; la plupart portent des devises comme celle-ci: Soy de uno solo (je n'appartiens qu'à un seul); ou Cuando esta vivora pica, no hay remedio en la botica (quand cette vipère pique, il n'y a pas de remède à la pharmacie). Quelquefois la lame est rayée de trois lignes parallèles dont le creux est peint en rouge, ce qui lui donne une apparence tout à fait formidable. La dimension de ces navajas varie depuis trois pouces jusqu'à trois pieds; quelques majos (paysans du bel air) en ont qui, ouvertes, sont aussi longues qu'un sabre; un ressort articulé ou un anneau qu'on tourne assure et maintient le fer. La navaja est l'arme favorite des Espagnols, surtout des gens du peuple; ils la manient avec une dextérité incroyable et se font un bouclier de leur cape roulée autour de leur bras gauche. C'est un art qui a ses principes comme l'escrime, et les maîtres de couteau sont aussi nombreux en Andalousie que les maîtres d'armes à Paris. Chaque joueur de couteau a ses bottes secrètes et ses coups particuliers; les adeptes, dit-on, à la vue de la blessure, reconnaissent l'artiste qui a fait l'ouvrage, comme nous reconnaissons un peintre à sa touche.

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27 eylül 2017
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