Kitabı oku: «Voyage en Espagne», sayfa 20
Un saynète assez comique suivait la pièce sérieuse. Il s'agissait d'un vieux garçon qui prenait une jolie servante, «pour tout faire,» comme diraient les Petites Affiches parisiennes. La drôlesse amenait d'abord, à titre de frère, un grand diable de Valencien haut de six pieds, avec des favoris énormes, une navaja démesurée, et pourvu d'une faim insatiable et d'une soif inextinguible; puis un cousin non moins farouche, extrêmement hérissé de tromblons, de pistolets et autres armes destructives, lequel cousin était suivi d'un oncle contrebandier porteur d'un arsenal complet et d'une mine équivalente, le tout à la grande terreur du pauvre vieux, déjà repentant de ses velléités égrillardes. Ces variétés de sacripants étaient rendues par les acteurs avec une vérité et une verve admirables. À la fin survenait un neveu militaire et sage qui délivrait son coquin d'oncle de cette bande de brigands installés chez lui, qui caressaient sa servante tout en buvant son vin, fumaient ses cigares, et mettaient sa maison au pillage. L'oncle promettait de ne se faire servir dorénavant que par de vieux domestiques mâles. Les saynètes ressemblent à nos vaudevilles, mais l'intrigue en est moins compliquée, et souvent ils consistent en quelques scènes détachées, comme les intermèdes des comédies italiennes.
Le spectacle se termina par un bayle nacional exécuté, par deux couples de danseurs et de danseuses d'une manière assez satisfaisante. Les danseuses espagnoles, bien qu'elles n'aient pas le fini, la correction précise, l'élévation des danseuses françaises, leur sont, à mon avis, bien supérieures par la grâce et le charme; comme elles travaillent peu et ne s'assujettissent pas à ces terribles exercices d'assouplissement qui font ressembler une classe de danse à une salle de torture, elles évitent cette maigreur de cheval entraîné qui donne à nos ballets quelque chose de trop macabre et de trop anatomique; elles conservent les contours et les rondeurs de leur sexe; elles ont l'air de femmes qui dansent et non pas de danseuses, ce qui est bien différent. Leur manière n'a pas le moindre rapport avec celle de l'école française. Dans celle-ci, l'immobilité et la perpendicularité du buste sont expressément recommandées; le corps ne participe presque pas aux mouvements des jambes. En Espagne, les pieds quittent à peine la terre; point de ces grands ronds de jambe, de ces écarts qui l'ont ressembler une femme à un compas forcé, et qu'on trouve là-bas d'une indécence révoltante. C'est le corps qui danse, ce sont les reins qui se cambrent, les flancs qui ploient, la taille qui se tord avec une souplesse d'aimée ou de couleuvre. Dans les poses renversées, les épaules de la danseuse vont presque toucher la terre; les bras, pâmés et morts, ont une flexibilité, une mollesse d'écharpe dénouée; on dirait que les mains peuvent à peine soulever et faire babiller les castagnettes d'ivoire aux cordons tressés d'or; et cependant, au moment venu, des bonds de jeune jaguar succèdent à cette langueur voluptueuse, et prouvent que ces corps, doux comme la soie, enveloppent des muscles d'acier. Les almées moresques suivent encore aujourd'hui le même système: leur danse consiste dans les ondulations harmonieusement lascives du torse, des hanches et des reins, avec des renversements de bras par-dessus la tête. Les traditions arabes se sont conservées dans les pas nationaux, surtout en Andalousie.
Les danseurs espagnols, quoique médiocres, ont un air cavalier, galant et hardi, que je préfère de beaucoup aux grâces équivoques et fades des nôtres. Ils n'ont l'air occupés ni d'eux-mêmes ni du public; ils n'ont de regards, de sourire que pour leur danseuse, dont ils paraissent toujours passionnément épris, et qu'ils semblent disposés à défendre contre tous. Ils possèdent une certaine grâce féroce, une certaine allure insolemment cambrée qui leur est toute particulière. En essuyant leur fard, ils pourraient faire d'excellents banderilleros, et sauter des planches du théâtre sur le sable de l'arène.
La malagueña, danse locale de Malaga, est vraiment d'une poésie charmante. Le cavalier paraît d'abord, le sombrero sur les yeux, embossé dans sa cape écarlate comme un hidalgo qui se promène et cherche les aventures. La dame entre, drapée dans sa mantille, son éventail à la main, avec les façons d'une femme qui va faire un tour à l'Alameda. Le cavalier tâche de voir la figure de cette mystérieuse sirène; mais la coquette manœuvre si bien de l'éventail, l'ouvre et le ferme si à propos, le tourne et le retourne si promptement à la hauteur de son joli visage, que le galant, désappointé, recule de quelques pas et s'avise d'un autre stratagème. Il fait parler des castagnettes sous son manteau. À ce bruit, la dame prête l'oreille; elle sourit, son sein palpite, la pointe de son petit pied de satin marque la mesure malgré elle; elle jette son éventail, sa mantille, et paraît en folle toilette de danseuse, étincelante de paillettes et de clinquants, une rose dans les cheveux, un grand peigne d'écaille sur la tête. Le cavalier se débarrasse de son masque et de sa cape, et tous deux exécutent un pas d'une originalité délicieuse.
En m'en revenant le long de la mer, qui réfléchissait dans son miroir d'acier bruni le pâle visage de la lune, je songeais à ce contraste si frappant de la foule du cirque et de la solitude du théâtre, de cet empressement de la multitude pour le fait brutal et de son indifférence aux spéculations de l'esprit. Poëte, je me mis à envier le gladiateur; je regrettai d'avoir quitté l'action pour la rêverie. La veille, au même théâtre, l'on avait joué une pièce de Lope de Vega qui n'avait pas attiré plus de monde que l'œuvre du jeune écrivain: ainsi le génie antique et le talent moderne ne valent pas un coup d'épée de Montès!
Les autres théâtres d'Espagne ne sont, d'ailleurs, guère plus suivis que celui de Malaga, pas même le théâtre del Principe de Madrid, où se trouvent cependant un bien grand acteur, Julian Roméa, et une excellente actrice, Matilde Diez. L'antique veine dramatique espagnole semble être tarie sans retour, et pourtant jamais fleuve n'a coulé à plus larges flots dans un lit plus vaste; jamais il n'y eut fécondité plus prodigieuse, plus inépuisable. Nos vaudevillistes les plus abondants sont encore loin de Lope de Vega, qui n'avait pas de collaborateurs et dont les œuvres sont si nombreuses qu'on n'en sait pas le chiffre exact, et qu'il en existe à peine un exemplaire complet. Calderon de la Barca, sans compter ses comédies de cape et d'épée, où il n'a pas de rival, a fait des multitudes d'autos sacramentales, espèces de mystères catholiques où la profondeur bizarre de la pensée, la singularité de conception, s'unissent à une poésie enchanteresse et de l'élégance la plus fleurie. Il faudrait des catalogues in-folio pour désigner, seulement par leurs titres, les pièces de Lope de Rueda, de Montalban, de Guevara, de Quevedo, de Tirso, de Rojas, de Moreto, de Guilhen de Castro, de Diamante et de tant d'autres. Ce qui s'est écrit de pièces de théâtre en Espagne, pendant le XVIe et le XVIIe siècle, dépasse l'imagination; autant vaudrait compter les feuilles des forêts et les grains de sable de la mer: elles sont presque toutes en vers de huit pieds mêlés d'assonances, imprimées en deux colonnes in-quarto sur papier à chandelle, avec une grossière gravure au frontispice, et forment des cahiers de six à huit feuilles. Les boutiques de librairie en regorgent; on en voit des milliers suspendues pêle-mêle au milieu des romances et des légendes versifiées des étalagistes en plein vent; l'on pourrait sans exagération appliquer à la plupart des auteurs dramatiques espagnols l'épigramme faite sur un poëte romain trop fécond, que l'on brûla après sa mort sur un bûcher formé de ses propres œuvres. C'est une fertilité d'invention, une abondance d'événements, une complication d'intrigues dont on ne peut se faire une idée. Les Espagnols, bien avant Shakspeare, ont inventé le drame; leur théâtre est romantique dans toute l'acception du mot; à part quelques puérilités d'érudition, leurs pièces ne relèvent ni des Grecs ni des Latins, et, comme le dit Lope de Vega dans son Arte nuevo de hacer comedias en este tiempo:
… Cuando ho de escribir una comedia,
Encierro los preceptos con seis llaves.
Les auteurs dramatiques espagnols ne paraissent pas s'être beaucoup préoccupés de la peinture des caractères, bien que l'on trouve à chaque scène des traits d'observation très-piquants et très-fins; l'homme n'y est pas étudié philosophiquement, et l'on ne rencontre guère, dans leurs drames, de ces figures épisodiques si fréquentes dans le grand tragique anglais, silhouettes découpées sur le vif, qui ne concourent qu'indirectement à l'action, et n'ont d'autre but que de représenter une facette de l'âme humaine, une individualité originale, ou de refléter la pensée du poëte. Chez eux, l'auteur laisse rarement apercevoir sa personnalité, excepté à la fin du drame, quand il demande pardon de ses fautes au public.
Le principal mobile des pièces espagnoles est le point d'honneur:
Las casos de la houra son mejores,
Porque mueven con fuerza a toda gente,
Con ellos las acciones virtuosas
Que la virtud es donde quiéra amada,
dit encore Lope de Vega, qui s'y connaissait et qui ne se fit pas faute de suivre son précepte. Le point d'honneur jouait dans les comédies espagnoles le rôle de la fatalité dans les tragédies grecques. Ses lois inflexibles, ses nécessités cruelles, faisaient naître aisément des scènes dramatiques et d'un haut intérêt. El pundonor, espèce de religion chevaleresque avec sa jurisprudence, ses subtilités et ses raffinements, est bien supérieur à l'Aνάγκη, à la fatalité antique, dont les coups aveugles tombent au hasard sur les coupables et sur les innocents. L'on est souvent révolté, en lisant les tragiques grecs, de la situation du héros, également criminel s'il agit ou s'il n'agit pas; le point d'honneur castillan est toujours parfaitement logique et d'accord avec lui-même. Il n'est d'ailleurs que l'exagération de toutes les vertus humaines poussées au dernier degré de susceptibilité. Dans ses fureurs les plus horribles, dans ses vengeances les plus atroces, le héros garde une attitude noble et solennelle. C'est toujours au nom de la loyauté, de la foi conjugale, du respect des aïeux, de l'intégrité du blason, qu'il tire du fourreau sa grande épée à coquille de fer, souvent contre ceux qu'il aime de toute son âme, et qu'une nécessité impérieuse l'oblige d'immoler. De la lutte des passions aux prises avec le point d'honneur résulte l'intérêt de la plupart des pièces de l'ancien théâtre espagnol, intérêt profond, sympathique, vivement senti par les spectateurs, qui, dans la même situation, n'eussent pas agi autrement que le personnage. Avec une donnée si fertile, si profondément dans les mœurs de l'époque, il ne faut pas s'étonner de la facilité prodigieuse des anciens dramaturges de la Péninsule. Une autre source non moins abondante d'intérêt, ce sont les actions vertueuses, les dévouements chevaleresques, les renonciations sublimes, les fidélités inaltérables, les passions surhumaines, les délicatesses idéales, résistant aux intrigues les mieux ourdies, aux embûches les plus compliquées. Dans ce cas, le poëte semble avoir pour but de proposer aux spectateurs un modèle achevé de la perfection humaine. Tout ce qu'il peut trouver de qualités, il l'entasse sur la tête de son prince ou de sa princesse; il les fait plus soucieux de leur pureté que la blanche hermine, qui aime mieux mourir que d'avoir une tache sur sa fourrure de neige.
Un profond sentiment du catholicisme et des mœurs féodales respire dans tout ce théâtre, vraiment national d'origine, de fond et de forme. La division en trois journées, suivie par les auteurs espagnols, est assurément la plus raisonnable et la plus logique. L'exposition, le nœud et le dénomment, telle est la distribution naturelle de toute action dramatique bien entendue, et nous ferions bien de l'adopter, au lieu de l'antique coupe en cinq actes, dont deux sont si souvent inutiles, le second et le quatrième.
Il ne faudrait pas cependant s'imaginer que les anciennes pièces espagnoles fussent exclusivement sublimes. Le grotesque, cet élément indispensable de l'art du moyen âge, s'y glisse sous la forme du gracioso et du bobo (niais), qui égaie le sérieux de l'action par des plaisanteries et des jeux de mots plus ou moins hasardés, et produit, à côté du héros, l'effet de ces nains difformes, à pourpoint bariolé, jouant avec des lévriers plus grands qu'eux, qu'on voit figurer auprès de quelque roi ou de quelque prince dans les vieux portraits des galeries.
Moratin, l'auteur du Si de las Niñas, de El Café, dont on peut voir le tombeau au Père Lachaise de Paris, est le dernier reflet de l'art dramatique espagnol, comme le vieux peintre Goya, mort à Bordeaux en 1828, a été le dernier descendant reconnaissable encore du grand Velasquez.
Maintenant on ne représente plus guère sur les théâtres d'Espagne que des traductions de mélodrames et de vaudevilles français. À Jaën, au cœur de l'Andalousie, on joue le Sonneur de Saint-Paul; à Cadix, à deux pas de l'Afrique, le Gamin de Paris. Les saynètes, autrefois si gais, si originaux, d'une si haute saveur locale, ne sont plus que des imitations empruntées au répertoire du théâtre des Variétés. Sans parler de don Martinez de la Rosa, de don Antonio Gil y Zarate, qui appartiennent déjà à une époque moins récente, la Péninsule compte cependant plusieurs jeunes gens de talent et d'espérance; mais l'attention publique, en Espagne comme en France, est détournée par la gravité des événements. Hartzembusch, l'auteur des Amants de Teruel; Castro y Orozco, à qui l'on doit Fray Luis de Leon, ou le Siècle et le Monde; Zorilla, qui a fait représenter avec succès le drame el Rey y el Zapatero; Breton de Los Herreros, le duc de Rivas, Larra, qui s'est tué par amour; Espronceda, dont les journaux viennent d'annoncer la mort, et qui portait dans ses compositions une énergie passionnée et farouche, quelquefois digne de Byron, son modèle, sont, – hélas! pour les deux derniers il faut dire étaient, – des littérateurs pleins de mérite, des poètes ingénieux, élégants et faciles, qui pourraient prendre place à côté des anciens maîtres, s'il ne leur manquait ce qui nous manque à tous, la certitude, un point de départ assuré, un fonds d'idées communes avec le public. Le point d'honneur et l'héroïsme des vieilles pièces n'est plus compris ou semble ridicule, et la croyance moderne n'est pas encore assez formulée pour que les poètes puissent la traduire.
Il ne faut donc pas trop blâmer la foule qui, en attendant, envahit le cirque et va chercher les émotions où elles se trouvent; après tout, ce n'est pas la faute du peuple si les théâtres ne sont pas plus attrayants; tant pis pour nous, poètes, si nous nous laissons vaincre par les gladiateurs. En somme, il est plus sain pour l'esprit et le cœur de voir un homme de courage tuer une bête féroce en face du ciel, que d'entendre un histrion sans talent chanter un vaudeville obscène, ou débiter de la littérature frelatée devant une rampe fumeuse.
XIII.
EGLIA. – CORDOUE. – L'ARCHANGE RAPHAËL. – LA MOSQUÉE
Nous ne connaissions encore que les galères à brancards, il nous restait à tâter un peu de la galère à quatre roues. Un de ces aimables véhicules partait justement pour Cordoue, déjà encombré d'une famille espagnole, nous complétâmes la charge. Figurez-vous une charrette assez basse, munie de ridelles à claire-voie et n'ayant pour fond qu'un filet de sparterie dans lequel on entasse les malles et les paquets sans grand souci des angles sortants ou rentrants. Là-dessus l'on jette deux ou trois matelas, ou, pour parler plus exactement, deux sacs de toile où flottent quelques touffes de laine peu cardée; sur ces matelas s'étendent transversalement les pauvres voyageurs dans une position assez semblable (pardonnez-nous la trivialité de la comparaison) à celle des veaux que l'on porte au marché. Seulement ils n'ont pas les pieds liés, mais leur situation n'en est guère meilleure. Le tout est recouvert d'une grosse toile tendue sur des cerceaux, dirigé par un mayoral et traîné par quatre mules.
La famille avec laquelle nous faisions roule était celle d'un ingénieur assez instruit et parlant bien français: elle était accompagnée d'un grand scélérat de figure hétéroclite, autrefois brigand dans la bande de José Maria, et maintenant surveillant des mines. Ce drôle suivait la galère à cheval, le couteau dans la ceinture, la carabine à l'arçon de la selle. L'ingénieur paraissait faire grand cas de lui; il vantait sa probité, sur laquelle son ancien métier ne lui inspirait aucune inquiétude; il est vrai qu'en parlant de José Maria, il me dit à plusieurs reprises que c'était un brave et honnête homme. Cette opinion, qui nous paraîtrait légèrement paradoxale à l'endroit d'un voleur de grand chemin, est partagée en Andalousie par les gens les plus honorables. L'Espagne est restée arabe sur ce point, et les bandits y passent facilement pour des héros, rapprochement moins bizarre qu'il ne le semble d'abord, surtout dans les contrées du Midi, où l'imagination est si impressionnable; le mépris de la mort, l'audace, le sang-froid, la détermination prompte et hardie, l'adresse et la force, cette espèce de grandeur qui s'attache à l'homme en révolte contre la société, toutes ces qualités, qui agissent si puissamment sur les esprits encore peu civilisés, ne sont-elles pas celles qui font les grands caractères, et le peuple a-t-il si tort de les admirer chez ces natures énergiques, bien que l'emploi en soit condamnable?
Le chemin de traverse que nous suivions montait et descendait d'une façon assez abrupte à travers un pays bossué de collines et sillonné d'étroites vallées dont le fond était occupé par des lits de torrents à sec et tout hérissé de pierres énormes qui nous causaient d'atroces soubresauts, et arrachaient des cris aigus aux femmes et aux enfants. Chemin faisant, nous remarquâmes quelques effets de soleil couchant d'une poésie et d'une couleur admirables. Les montagnes prenaient dans l'éloignement des teintes pourpres et violettes, glacées d'or, d'une chaleur et d'une intensité extraordinaires; l'absence complète de végétation imprimait à ce paysage, uniquement composé de terrains et de ciels, un caractère de nudité grandiose et d'âpreté farouche dont l'équivalent n'existe nulle part, et que les peintres n'ont jamais rendu. L'on fit halte quelques heures, à l'entrée de la nuit, dans un petit hameau de trois ou quatre maisons, pour laisser reposer les mules et nous permettre de prendre quelque nourriture. Imprévoyants comme des voyageurs français, quoiqu'un séjour de cinq mois en Espagne eût dû nous rendre plus sages, nous n'avions emporté de Malaga aucune provision; aussi fûmes-nous obligés de souper de pain sec et de vin blanc qu'une femme de la posada voulut bien nous aller chercher, car les garde-manger et les celliers espagnols ne partagent pas cette horreur que la nature a, dit-on, pour le vide, et ils logent le néant en toute sécurité de conscience.
Vers une heure du matin, l'on se remit en route, et, malgré les cahots effroyables, les enfants de l'employé des mines qui roulaient sur nous, et les chocs que recevaient nos têtes vacillantes en heurtant les ridelles, nous ne tardâmes pas à nous endormir. Quand le soleil vint nous chatouiller le nez avec un rayon comme un épi d'or, nous étions près de Caratraca, village insignifiant, qui n'est pas marqué sur la carte et n'a de particulier que des sources d'eaux sulfureuses très-efficaces pour les maladies de la peau, ce qui attire dans cet endroit perdu une population assez suspecte et d'un commerce malsain. On y joue un jeu d'enfer; et, quoiqu'il fût encore de très-bonne heure, les cartes et les onces d'or allaient déjà leur train. C'était quelque chose de hideux à voir que ces malades aux physionomies terreuses et verdâtres, encore enlaidies par la rapacité, allongeant avec lenteur leurs doigts convulsifs pour saisir leur proie. Les maisons de Caratraca, comme toutes celles des villages d'Andalousie, sont passées au lait de chaux; ce qui, joint à la teinte vive des tuiles, aux guirlandes de pampres, aux arbustes qui les entourent, leur donne un air de fête et d'aisance bien différent des idées que l'on se fait dans le reste de l'Europe de la malpropreté espagnole, idées généralement fausses, qui ne peuvent être venues qu'à propos de quelques misérables hameaux de la Castille, dont nous possédons l'équivalent et au delà en Bretagne et en Sologne.
Dans la cour de l'auberge, mes regards furent attirés par des fresques grossières représentant des courses de taureaux avec une naïveté toute primitive; autour des peintures se lisaient des coplas en l'honneur de Paquirro Montès et de son quadrille. Le nom de Montès est tout à fait populaire en Andalousie, comme chez nous celui de Napoléon; son portrait orne les murs, les éventails, les tabatières, et les Anglais, grands exploiteurs de la vogue, quelle qu'elle soit, répandent de Gibraltar des milliers de foulards où les traits du célèbre matador sont reproduits par l'impression en rouge, en violet, en jaune, et accompagnés de légendes flatteuses.
Instruits par notre famine de la veille, nous achetâmes quelques provisions à notre hôte, et particulièrement un jambon qu'il nous fit payer un prix exorbitant. L'on parle beaucoup des voleurs de grand chemin; ce n'est pas sur le chemin qu'est le danger; c'est au bord, dans l'auberge où l'on vous égorge, où l'on vous dépouille en toute sûreté sans que vous ayez le droit de recourir aux armes défensives, et de tirer votre coup de carabine au garçon qui vous apporte votre compte. Je plains les bandits de tout mon cœur; de pareils hôteliers ne leur laissent pas grand'chose à faire, et ne leur livrent les voyageurs que comme des citrons dont on a exprimé le jus. Dans les autres pays, l'on vous fait payer cher une chose qu'on vous fournit; en Espagne, vous payez l'absence de tout au poids de l'or.
Notre sieste achevée, on attela les mules à la galère, chacun reprit sa place sur les matelas, l'escopetero enfourcha son petit cheval montagnard, le mayoral fit provision de menus cailloux pour lancer aux oreilles de ses bêtes, et l'on se remit en marche. La contrée que nous traversions était sauvage sans être pittoresque: des collines pelées, rugueuses, écorchées, décharnées jusqu'aux os, des lits de torrents pierreux, espèces de cicatrices imprimées au sol par le ravage des pluies d'hiver; des bois d'oliviers dont le feuillage pâle, enfariné par la poussière ne faisait naître aucune idée de verdure ou de fraîcheur; çà et là, au flanc déchiré des ravins de craie et de tuf, quelque touffe de fenouil blanchie par la chaleur; sur la poudre du chemin les traces des serpents et des vipères, et par-dessus tout cela un ciel brûlant comme une voûte de four, et pas un souffle d'air, pas une haleine de vent! Le sable gris soulevé par les sabots des mules retombait sans tourbillonner. Un soleil à faire chauffer le fer à blanc frappait sur la toile de notre galère, où nous mûrissions comme des melons sous cloche. De temps à autre nous descendions et nous faisions une traite à pied, en nous tenant dans l'ombre du cheval ou de la charrette, et nous regrimpions les jambes dégourdies à notre place, en écrasant un peu les enfants et la mère, car nous ne pouvions arriver à notre coin qu'en rampant à quatre pattes sous le dôme surbaissé formé par les cerceaux de la galère. À force de franchir des fondrières et des ravins, de couper à travers champ pour abréger, nous perdîmes la vraie route. Notre majoral, espérant se reconnaître, continua, comme s'il eût su parfaitement où il allait; car les cosarios et guides ne conviennent qu'ils sont égarés qu'à la dernière extrémité, et lorsqu'ils vous ont fait faire cinq à six lieues en dehors de la bonne voie. Il est juste de dire que rien n'était plus aisé que de se tromper sur ce chemin fabuleux, à peine battu, et dont de profonds ravins interrompaient à chaque instant le tracé. Nous nous trouvions dans de grands champs clair-semés d'oliviers aux troncs contournés et rabougris, aux attitudes effrayantes, sans aucune trace d'habitation humaine, sans apparence d'être vivant; depuis le matin, nous n'avions rencontré qu'un muchacho à moitié nu, poussant devant lui, à travers un flot de poussière, une demi-douzaine de cochons noirs. La nuit vint. Pour surcroît de malheur, ce n'était pas nuit de lune, et nous n'avions pour nous guider que la tremblotante lueur des étoiles.
À chaque instant, le mayoral quittait son siège et descendait tâter la terre avec ses mains pour sentir s'il ne rencontrerait pas une ornière, une trace de roue qui pût le remettre sur la voie; mais ses recherches furent inutiles, et, bien à contre-cœur, il se vit obligé de nous dire qu'il était égaré et ne savait pas où il était: il n'y concevait rien, il avait fait la route vingt fois et serait allé à Cordoue les yeux fermés. Tout cela nous paraissait assez louche, et l'idée nous vint que nous étions peut-être exposés à quelque guet-apens. La situation n'était pas autrement agréable; nous nous trouvions pris de nuit dans un pays perdu, loin de tout secours humain, au milieu d'une contrée réputée pour cacher plus de voleurs à elle seule que toutes les Espagnes réunies. Ces réflexions se présentèrent sans doute également à l'employé des mines et à son ami, l'ancien associé de José Maria, qui devait se connaître en pareille matière, car ils chargèrent silencieusement leurs carabines à balles, en firent autant de deux autres placées dans la galère, et nous en remirent une à chacun sans dire un mot, ce qui était fort éloquent. De cette façon, le mayoral restait sans arme, et, lorsqu'il aurait eu des intelligences avec les bandits, il se trouvait ainsi réduit à l'impuissance. Cependant, après avoir erré au hasard pendant deux ou trois heures, nous aperçûmes une lumière bien loin, qui scintillait sous les branches comme un ver luisant; nous en fîmes tout de suite notre étoile polaire, et nous nous dirigeâmes vers elle le plus directement possible, au risque de verser à chaque pas. Quelquefois une anfractuosité du terrain la dérobait à notre vue: alors tout nous semblait éteint dans la nature; puis la lueur reparaissait, et nos espérances avec elle. Enfin, nous arrivâmes assez près d'une ferme pour distinguer la fenêtre, ciel où brillait notre étoile sous la forme d'une lampe de cuivre. Des chariots à bœufs, des instruments aratoires dispersés çà et là nous rassurèrent tout à fait, car nous aurions pu tomber dans quelque coupe-gorge, dans quelque posada de barateros. Les chiens, ayant éventé notre présence, aboyaient à pleine gueule, de sorte que toute la ferme fut bientôt en rumeur. Les paysans sortirent le fusil à la main pour reconnaître la cause de cette alerte nocturne, et, ayant vu que nous étions d'honnêtes voyageurs fourvoyés, ils nous proposèrent poliment d'entrer nous reposer dans la ferme.
C'était l'heure du souper de ces braves gens. Une vieille ridée, tannée, momifiée en quelque sorte, et dont la peau faisait des plis à toutes les jointures comme une botte à la hussarde, préparait dans une jatte de terre rouge un gaspacho gigantesque. Cinq à six lévriers de la plus haute taille, minces de râble, larges de poitrine, supérieurement coiffés, dignes de la meute d'un roi, suivaient les mouvements de la vieille avec l'attention la plus soutenue et l'air le plus mélancoliquement admiratif qu'on puisse imaginer. Mais ce délicieux régal n'était pas pour eux; en Andalousie, ce sont les hommes et non les chiens qui mangent la soupe de croûtes de pain détrempées dans l'eau. Des chats que l'absence d'oreilles et de queue, car en Espagne on leur retranche ces superfluités ornementales, rendaient semblables à des chimères japonaises, regardaient aussi, mais de plus loin, ces appétissants préparatifs. Une écuelle dudit gaspacho, deux tranches de notre jambon et quelques grappes d'un raisin blond comme l'ambre nous composèrent un souper qu'il nous fallut disputer aux familiarités envahissantes des lévriers, qui, sous prétexte de nous lécher, nous arrachaient littéralement la viande de la bouche. Nous nous levions et nous mangions debout, notre assiette à la main; mais les diables de bêtes se dressaient sur les pattes de derrière, nous jetaient les pattes de devant aux épaules, et se trouvaient ainsi à hauteur du morceau convoité. S'ils ne l'emportaient pas, ils lui donnaient au moins deux ou trois tours de langue, et en prélibaient ainsi la première et la plus délicate saveur. Ces lévriers nous parurent descendre en droite ligne d'un chien fameux dont Cervantes n'a pourtant pas écrit l'histoire dans ses dialogues. Cet illustre animal tenait dans une fonda espagnole l'emploi de laveuse de vaisselle, et, comme on reprochait à la servante que les assiettes n'étaient pas propres, elle jura ses grands dieux qu'elles avaient pourtant été lavées par sept eaux, por siete aquas. Siete Aquas était le nom du chien, ainsi désigné parce qu'il léchait si exactement les plats, qu'on eût dit qu'ils avaient passé sept fois dans l'eau; il fallait que ce jour-là il se fût négligé. Les lévriers de la ferme étaient assurément de cette race.
L'on nous donna pour guide un jeune garçon qui connaissait parfaitement les chemins et nous conduisit sans encombre à Ecija, où nous parvînmes vers les dix heures du matin.
L'entrée d'Ecija est assez pittoresque; l'on y arrive par un pont au bout duquel s'élève une porte en arcade d'un effet triomphal. Ce pont traverse une rivière qui n'est autre que le Genil de Grenade, et qu'obstruent des ruines d'arches antiques et des barrages pour les moulins; quand on l'a franchi, l'on débouche dans une place plantée d'arbres, ornée de deux monuments d'un goût baroque. L'un consiste en une statue de la sainte Vierge dorée et posée sur une colonne dont le socle évidé forme comme une espèce de chapelle, enjolivée de pots de fleurs artificielles, d'ex-voto, de couronnes de moelle de roseau, et de tous les colifichets de la dévotion méridionale. L'autre est un saint Christophe gigantesque, aussi de métal doré, la main appuyée sur un palmier, canne proportionnée à sa grandeur, et portant sur l'épaule, avec les contractions de muscles les plus prodigieuses et des efforts à soulever une maison, un tout petit Enfant Jésus d'une délicatesse et d'une mignonnerie charmantes. Ce colosse, attribué au sculpteur florentin Torregiani qui écrasa d'un coup de poing le nez de Michel-Ange, est juché sur une colonne d'ordre salomonique (c'est le nom qu'on donne ici aux colonnes torses), de granit rose tendre, dont la spirale se termine à mi-chemin en volutes et en fleurons extravagants. J'aime beaucoup les statues ainsi posées; elles produisent plus d'effet, se voient de plus loin et à leur avantage. Les socles ordinaires ont quelque chose de massif et d'épaté qui ôte de la légèreté aux figures qu'ils supportent.