Kitabı oku: «Voyage en Espagne», sayfa 23
La Giralda, qui sert de campanile à la cathédrale et domine tous les clochers de la ville, est une ancienne tour moresque élevée par un architecte arabe nommé Geber ou Guever, inventeur de l'algèbre, à laquelle il a donné son nom. L'effet en est charmant et d'une grande originalité; la couleur rose de la brique, la blancheur de la pierre dont elle est bâtie, lui donnent un air de gaieté et de jeunesse en contraste avec la date de sa construction qui remonte à l'an 1000, un âge fort respectable auquel une tour peut bien se permettre quelque ride et se passer d'avoir le teint frais. La Giralda, telle qu'elle est aujourd'hui, n'a pas moins de trois cent cinquante pieds de haut et cinquante de large sur chaque face; les murailles sont lisses jusqu'à une certaine élévation, où commencent des étages de fenêtres moresques avec balcons, trèfles et colonnettes de marbre blanc, encadrés dans de grands panneaux de briques en losange; la tour se terminait autrefois par un toit de carreaux vernis de différentes couleurs que surmontait une barre de fer ornée de quatre pommes de métal doré d'une prodigieuse grosseur. Ce couronnement fut détruit en 1568 par l'architecte Francisco Ruiz, qui fit monter de cent pieds encore, dans la pure lumière du ciel, la fille du More Guever, pour que sa statue de bronze pût regarder par-dessus les sierras et causer de plain-pied avec les anges qui passent. Bâtir un clocher sur une tour, c'était se conformer de tout point aux intentions de cet admirable chapitre dont nous avons parlé, et qui désirait passer pour fou aux yeux de la postérité. L'œuvre de Francisco Ruiz se compose de trois étages dont le premier est percé de fenêtres, dans l'embrasure desquelles sont suspendues les cloches; le second, entouré d'une balustrade découpée à jour, porte sur chacune des faces de sa corniche ces mots: Turris fortissima nomen Domini; le troisième est une espèce de coupole ou de lanterne sur laquelle tourne une gigantesque figure de la Foi, de bronze doré, tenant une palme d'une main et un étendard de l'autre, qui sert de girouette et justifie le nom de Giralda porté par la tour. Cette statue est de Barthélémy Morel. On la voit d'excessivement loin, et quand elle scintille à travers l'azur, aux rayons du soleil, elle semble véritablement un séraphin flânant dans l'air.
On monte à la Giralda par une suite de rampes sans degrés, si douces et si faciles, que deux hommes à cheval pourraient aisément gravir de front jusqu'au sommet, où l'on jouit d'une vue admirable. Séville est à vos pieds, étincelante de blancheur, avec ses clochers et ses tours, qui font d'impuissants efforts pour se hausser jusqu'à la ceinture de briques roses de la Giralda. Plus loin s'étend la plaine, où le Guadalquivir promène la moire de son cours; l'on aperçoit Santi-Ponce, Algaba et autres villages. Au dernier plan apparaît la chaîne de la Sierra-Morena aux dentelures nettement coupées, malgré l'éloignement, tant est grande la transparence de l'air dans cet admirable pays. De l'autre côté se hérissent les sierras de Gibrain, de Zaara et de Moron, nuancées des plus riches teintes du lapis-lazuli et de l'améthyste; admirable panorama criblé de lumière, inondé de soleil et d'une splendeur éblouissante.
Une grande quantité de tronçons de colonnes taillées en manière de bornes, et réunies entre elles par des chaînes, à l'exception de quelques espaces laissés libres pour la circulation, entourent la cathédrale. Quelques-unes de ces colonnes sont antiques, et proviennent, soit des ruines d'Italica, soit des débris de l'ancienne mosquée dont l'église actuelle occupe la place, et dont il ne reste plus que la Giralda, quelques pans de mur, un ou deux arcs dont l'un sert de porte à la cour des orangers. La Lonja (bourse) du commerce, grand bâtiment carré d'une régularité parfaite, bâti par ce lourd et pesant Herrera, architecte de l'ennui, à qui l'on doit l'Escurial, le monument le plus triste qui soit au monde, est aussi entourée de bornes semblables. Isolée de tous côtés et présentant quatre façades pareilles, la Lonja est située entre la cathédrale et l'Alcazar. On y conserve les archives d'Amérique, les correspondances de Christophe Colomb, de Pizarre et de Fernand Cortez; mais tous ces trésors sont gardés par des dragons si farouches, qu'il a fallu nous contenter de l'extérieur des cartons et des dossiers arrangés dans des armoires d'acajou, comme des paquets de mercerie. Il serait facile cependant de mettre sous verre cinq ou six des plus précieux autographes, et de les offrir à la curiosité bien légitime des voyageurs.
L'Alcazar, ou ancien palais des rois mores, quoique fort beau et digne de sa réputation, n'a rien qui surprenne lorsqu'on a déjà vu l'Alhambra de Grenade. Ce sont toujours les petites colonnes de marbre blanc, les chapiteaux peints et dorés, les arcades en cœur, les panneaux d'arabesques entrelacées de légendes du Coran, les portes de cèdre et de mélèze, les coupoles à stalactites, les fontaines brodées de sculptures qui peuvent différer à l'œil, mais dont la description ne peut rendre le détail infini et la délicatesse minutieuse. La salle des Ambassadeurs, dont les magnifiques portes subsistent dans toute leur intégrité, est peut-être plus belle et plus riche que celle de Grenade; malheureusement l'on a eu l'idée de profiter de l'intervalle des colonnettes qui soutiennent le plafond pour y loger une suite de portraits des rois d'Espagne depuis les temps les plus reculés de la monarchie jusqu'à nos jours. Rien au monde n'est plus ridicule. Les anciens rois, avec leurs cuirasses et leurs couronnes d'or, font encore une figure passable; mais les derniers, poudrés à blanc, en uniforme moderne, produisent l'effet le plus grotesque; je n'oublierai jamais une certaine reine avec des lunettes sur le nez et un petit chien sur les genoux, qui doit se trouver là bien dépaysée. Les bains dits de Maria Padilla, maîtresse du roi don Pèdre, qui habita l'Alcazar, sont encore tels qu'ils étaient au temps des Arabes. Les voûtes de la salle des étuves n'ont pas subi la plus légère altération; Charles-Quint, comme à l'Alhambra de Grenade, a laissé à l'Alcazar de Séville de trop nombreuses traces de son passage. Cette manie de bâtir un palais dans un autre est des plus funestes et des plus communes, et ce qu'elle a détruit de monuments historiques pour leur substituer d'insignifiantes constructions est à jamais regrettable. L'enceinte de l'Alcazar renferme des jardins dessinés dans le vieux goût français, avec des ifs taillés dans les formes les plus bizarres et les plus tourmentées.
Puisque nous sommes en train de visiter les monuments, entrons quelques instants à la manufacture de tabac qui est à deux pas. Ce vaste bâtiment, très-bien approprié à son usage, renferme une grande quantité de machines à râper, à hacher et triturer le tabac, qui font le bruit d'une multitude de moulins, et sont mises en activité par deux ou trois cents mules. C'est là que se fabrique el polbo sevillano, poussière impalpable, pénétrante, d'une couleur jaune d'or, dont les marquis de la régence aimaient à saupoudrer leurs jabots de dentelle: la force et la volatilité de ce tabac sont telles, que l'on éternue dès le seuil des salles dans lesquelles on le prépare. Il se débite par livre et demi-livre dans des boîtes de fer-blanc. L'on nous conduisit aux ateliers où se roulent les cigares en feuilles. Cinq ou six cents femmes sont employées à cette préparation. Quand nous mîmes le pied dans leur salle, nous fûmes assaillis par un ouragan de bruits: elles parlaient, chantaient et se disputaient toutes à la fois. Je n'ai jamais entendu un vacarme pareil. Elles étaient jeunes pour la plupart, et il y en avait de fort jolies. Le négligé extrême de leur toilette permettait d'apprécier leurs charmes en toute liberté. Quelques-unes portaient résolûment à l'angle de leur bouche un bout de cigare avec l'aplomb d'un officier de hussards; d'autres, ô muse, viens à mon aide! d'autres… chiquaient comme de vieux matelots, car on leur laisse prendre autant de tabac qu'elles en peuvent consommer sur place. Elles gagnent de quatre à six réaux par jour. La cigarera de Séville est un type, comme la manola de Madrid. Il faut la voir, le dimanche ou les jours de courses de taureaux, avec sa basquine frangée d'immenses volants, ses manches garnies de boutons de jais, et le puro dont elle aspire la fumée, et qu'elle passe de temps à autre à son galant.
Pour en finir avec toutes ces architectures, allons faire une visite au célèbre hospice de la Caridad, fondé par le fameux don Juan de Marana, qui n'est nullement un être fabuleux, comme on pourrait le croire. Un hospice fondé par don Juan! Eh mon Dieu! oui. Voici comment la chose arriva. Une nuit don Juan, sortant d'une orgie, rencontra un convoi qui se rendait à l'église de Saint-Isidore: pénitents noirs masqués, cierges de cire jaune, quelque chose de plus lugubre et de plus sinistre qu'un enterrement ordinaire. «Quel est ce mort? Est-ce un mari tué en duel par l'amant de sa femme, un honnête père qui tardait trop à lâcher son héritage?» fit le don Juan échauffé par le vin. – Ce mort, lui répondit un des porteurs du cercueil, n'est autre que le seigneur don Juan de Marana, dont nous allons célébrer le service; venez et priez avec, nous pour lui.» Don Juan, s'étant approché, reconnut à la lueur des torches (car en Espagne on porte les morts la face découverte) que le cadavre avait sa ressemblance, et n'était autre que lui-même. Il suivit sa propre bière dans l'église, et récita les prières avec les moines mystérieux, et le lendemain on le trouva évanoui sur les dalles du chœur. Cet événement lui fit une telle impression, qu'il renonça à sa vie endiablée, prit l'habit religieux et fonda l'hôpital en question, où il mourut presque en odeur de sainteté. La Caridad renferme des Murillo de la plus grande beauté: le Moïse frappant le rocher, la Multiplication des pains, immenses compositions de la plus riche ordonnance, le Saint Jean-de-Dieu portant un mort et soutenu par un ange, chef-d'œuvre de couleur et de clair-obscur. C'est là que se trouve le tableau de Juan Valdès, connu sous le nom de los Dos Cadaveres, bizarre et terrible peinture auprès de laquelle les plus noires conceptions de Young peuvent passer pour de joviales facéties.
La place des Taureaux était fermée à notre grand regret, car les courses de Séville sont, à ce que prétendent les aficionados, les plus brillantes de l'Espagne. Cette place offre la singularité de n'être que demi-circulaire, du moins pour ce qui regarde les loges, car l'arène est ronde. On dit qu'un violent orage abattit tout ce côté, qui depuis ne fut pas relevé. Cette disposition ouvre une merveilleuse perspective sur la cathédrale, et forme un des plus beaux tableaux qu'on puisse imaginer, surtout quand les gradins sont peuplés d'une foule étincelante, diaprée des plus vives couleurs. Ferdinand VII avait fondé à Séville un conservatoire de tauromachie, où l'on exerçait les élèves d'abord sur des taureaux de carton, puis sur des novillos avec des boules aux cornes, et enfin sur des taureaux sérieux, jusqu'à ce qu'ils fussent dignes de paraître en public. J'ignore si la révolution a respecté cette institution royale et despotique. – Notre espérance déçue, il ne nous restait plus qu'à partir; nos places étaient retenues sur le bateau à vapeur de Cadix, et nous nous embarquâmes au milieu des pleurs, des cris et des hurlements des maîtresses ou femmes légitimes des soldats qui changeaient de garnison et faisaient route avec nous. Je ne sais pas si ces douleurs étaient sincères, mais jamais désespoirs antiques, désolations de femmes juives au jour de captivité, ne se laissèrent aller à de telles violences!
XV.
CADIX. – VISITE AU BRICK LE VOLTIGEUR. – LES RATEROS. – JÉRÈS. – COURSES DE TAUREAUX EMBOLADOS. – LE BATEAU À VAPEUR. – GIBRALTAR. – CARTHAGÈNE. – VALENCE. – LA LONJA DE SEDA. – LE COUVENT DE LA MERCED. – LES VALENCIENS. – BARCELONE. – RETOUR
Après les voyages à dos de mulet, à cheval, en charrette, en galère, le bateau à vapeur nous parut quelque chose de miraculeux dans le goût du tapis magique de Fortunatus ou du bâton d'Abaris. Dévorer l'espace avec la rapidité de la flèche, et cela sans peine, sans fatigue, sans secousse, en se promenant sur le pont et en voyant défiler devant soi les longues bandes du rivage, malgré les caprices du vent et de la marée, est assurément une des plus belles inventions de l'esprit humain. Pour la première fois peut-être, je trouvai que la civilisation avait son bon côté, je n'ai pas dit son beau côté, car tout ce qu'elle produit est malheureusement entaché de laideur, et trahit par là son origine compliquée et diabolique. Auprès d'un navire à voiles, le bateau à vapeur, tout commode qu'il est, paraît hideux. L'un a l'air d'un cygne épanouissant ses ailes blanches au souffle de la brise, et l'autre d'un poêle qui se sauve à toutes jambes, à cheval sur un moulin.
Quoi qu'il en soit, les palettes des roues aidées par le courant nous poussaient rapidement vers Cadix. Séville s'affaissait déjà derrière nous; mais, par un magnifique effet d'optique, à mesure que les toits de la ville semblaient rentrer en terre pour se confondre avec les lignes horizontales du lointain, la cathédrale grandissait et prenait des proportions énormes, comme un éléphant debout au milieu d'un troupeau de moutons couchés; et ce n'est qu'alors que je compris bien toute son immensité. Les plus hauts clochers ne dépassaient pas la nef. Quant à la Giralda, l'éloignement donnait à ses briques roses des teintes d'améthyste et d'aventurine qui ne semblent pas compatibles avec l'architecture dans nos tristes climats du Nord. La statue de la Foi scintillait à la cime comme une abeille d'or sur la pointe d'une grande herbe. – Un coude du fleuve déroba bientôt la ville à notre vue.
Les rives du Guadalquivir, du moins en descendant vers la mer, n'ont pas cet aspect enchanteur que leur prêtent les descriptions des poëtes et des voyageurs. Je ne sais pas où ils ont été prendre les forêts d'orangers et de grenadiers dont ils parfument leurs romances. Dans la réalité, on ne voit que des berges peu élevées, sablonneuses, couleur d'ocre, que des eaux jaunes et troublées, dont la teinte terreuse ne peut être attribuée aux pluies, si rares dans ce pays. J'avais déjà remarqué sur le Tage ce manque de limpidité de l'eau, qui vient peut-être de la grande quantité de poussière que le vent y précipite et de la nature friable des terrains traversés. Le bleu si dur du ciel y est aussi pour quelque chose, et par son extrême intensité fait paraître sales les tons de l'eau, toujours moins éclatants. La mer seule peut lutter de transparence et d'azur contre un semblable ciel. Le fleuve allait toujours s'élargissant, les rives décroissaient et s'aplatissaient, et l'aspect général du paysage rappelait assez la physionomie de l'Escaut entre Anvers et Ostende. Ce souvenir flamand en pleine Andalousie est assez bizarre à propos du Guadalquivir au nom moresque; mais ce rapport se présenta à mon esprit si naturellement, qu'il fallait que la ressemblance fût bien réelle, car je ne pensais guère, je vous le jure, ni à l'Escaut, ni au voyage que j'ai fait en Flandre il y a quelque six ou sept ans. Il y avait, du reste, peu de mouvement sur le fleuve, et ce que l'on apercevait de campagne au delà des rives semblait inculte et désert; il est vrai que nous étions en pleine canicule, saison pendant laquelle l'Espagne n'est plus guère qu'un vaste tas de cendre sans végétation ni verdure. Pour tous personnages, des hérons et des cigognes, une patte pliée sous le ventre, l'autre plongée à demi dans l'eau, attendaient le passage de quelque poisson dans une immobilité si complète, qu'on les eût pris pour des oiseaux de bois fichés sur une baguette. Des barques avec des voiles latines posées en ciseaux descendaient et remontaient le cours du fleuve sous le même vent, phénomène que je n'ai jamais bien compris, quoiqu'on me l'ait expliqué plusieurs fois. Quelques-uns de ces bateaux portaient une troisième petite voile en forme de triangle isocèle, posée dans l'écartement produit par les pointes divergentes des deux grandes voiles: ce gréement est très-pittoresque.
Vers quatre ou cinq heures du soir, nous passions devant San-Lucar situé sur la gauche du fleuve. Un grand bâtiment d'architecture moderne, construit avec cette régularité de caserne et d'hôpital qui fait le charme des constructions actuelles, portait à son frontispice une inscription quelconque que nous ne pûmes lire, ce que nous regrettons peu. Cette chose carrée et percée de beaucoup de fenêtres a été bâtie par Ferdinand VII. Ce doit être une douane, un entrepôt ou quelque fabrique dans ce genre. À partir de San-Lucar, le Guadalquivir devient extrêmement large et prend des proportions de bras de mer. Les rivages ne forment plus qu'une ligne de plus en plus étroite entre le ciel et l'eau. C'est grand, mais d'une grandeur un peu sèche, un peu monotone, et nous nous serions ennuyés sans les jeux, les danses, les castagnettes et les tambours de basque des soldats. L'un d'eux, qui avait assisté aux représentations d'une troupe italienne, en contrefaisait les acteurs et surtout les actrices, paroles, chants et gestes, avec beaucoup de gaieté et d'entrain. Ses camarades riaient à se tenir les côtes et paraissaient avoir parfaitement oublié les scènes attendrissantes du départ. Peut-être bien aussi leurs Arianes éplorées avaient-elles déjà essuyé leurs yeux et riaient-elles d'aussi bon cœur. Les passagers du bateau à vapeur prenaient franchement part à cette hilarité et démentaient à qui mieux mieux la réputation de gravité imperturbable qu'ont les Espagnols dans le reste de l'Europe. Le temps de Philipe II, des vêtements noirs, des golilles empesées, du maintien dévot, des mines froides et hautaines, est beaucoup plus passé qu'on ne le pense généralement.
San-Lucar laissé en arrière par une transition presque insensible, on entre dans l'Océan; la lame s'allonge en volutes régulières, les eaux changent de couleur, et les visages aussi. Les prédestinés à cette étrange maladie que l'on nomme le mal de mer commencent à rechercher les angles solitaires et s'accoudent mélancoliquement sur le bastingage. Pour moi, je me perchai bravement sur la cabine qui avoisine les roues, étudiant ma sensation avec conscience; car, n'ayant jamais fait de traversée, j'ignorais encore si j'étais dévoué à ces inexprimables tortures. Les premiers balancements m'étonnèrent un peu, mais je me remis bientôt et je repris toute ma sérénité. En débouchant du Guadalquivir, nous avions pris à gauche et nous suivions la côte d'assez loin toutefois pour ne la distinguer qu'avec peine, car le soir approchait et le soleil descendait majestueusement dans la mer sur un escalier étincelant formé par cinq ou six marches de nuages de la plus riche pourpre.
Il était nuit noire lorsque nous arrivâmes à Cadix. Les lanternes des vaisseaux, des barques à l'ancre dans la rade, les lumières de la ville, les étoiles du ciel, criblaient le clapotis des vagues de millions de paillettes d'or, d'argent, de feu; dans les endroits tranquilles la réflexion des fanaux traçait, en s'allongeant dans la mer, de longues colonnes de flammes d'un effet magique. La masse énorme des remparts s'ébauchait bizarrement dans l'épaisseur de l'ombre.
Pour nous rendre à terre, il fallut nous transborder, nous et nos effets, dans de petites barques dont les patrons, avec des vociférations effroyables, se disputaient les voyageurs et les malles à peu près comme autrefois à Paris les cochers de coucous pour Montmorency ou pour Vincennes. Nous eûmes toutes les peines du monde à ne pas être séparés, mon camarade et moi, car l'un nous tirait à gauche, l'autre nous tirait à droite avec une énergie peu rassurante, surtout si l'on songe que ces débats se passaient sur des canots que le moindre mouvement faisait osciller comme une escarpolette sous les pieds des lutteurs. Nous arrivâmes pourtant sans encombre sur le quai, et, après avoir subi la visite de la douane, nichée sous la porte de la ville dans l'épaisseur de la muraille, nous allâmes nous loger dans la calle de San-Francisco.
Comme vous pensez bien, nous étions levés avec le jour. Entrer de nuit dans une ville inconnue est une des choses qui irrite le plus la curiosité du voyageur: on fait les plus grands efforts pour démêler à travers l'ombre la configuration des rues, la forme des édifices, la physionomie des rares passants. De cette façon du moins, l'effet de surprise est ménagé, et le lendemain la ville vous apparaît subitement dans tout son ensemble comme une décoration de théâtre lorsque le rideau se lève.
Il n'existe pas sur la palette du peintre ou de l'écrivain de couleurs assez claires, de teintes assez lumineuses pour rendre l'impression éclatante que nous fit Cadix dans cette glorieuse matinée. Deux teintes uniques vous saisissaient le regard: du bleu et du blanc; mais du bleu aussi vif que la turquoise, le saphir, le cobalt, et tout ce que vous pourrez imaginer d'excessif en fait d'azur; mais du blanc aussi pur que l'argent, le lait, la neige, le marbre et le sucre des îles le mieux cristallisé! Le bleu, c'était le ciel, répété par la mer; le blanc, c'était la ville. On ne saurait rien imaginer de plus radieux, de plus étincelant, d'une lumière plus diffuse et plus intense à la fois. Vraiment, ce que nous appelons chez nous le soleil n'est à côté de cela qu'une pâle veilleuse à l'agonie sur la table de nuit d'un malade.
Les maisons de Cadix sont beaucoup plus hautes que celles des autres villes d'Espagne, ce qui s'explique par la conformation du terrain, étroit îlot rattaché au continent par un mince filet de terre, et le désir d'avoir une perspective sur la mer. Chaque maison se hausse curieusement sur la pointe du pied pour regarder par-dessus l'épaule de sa voisine, et passer la tête au-dessus de l'épaisse ceinture des remparts. Comme cela ne suffit pas toujours, presque toutes les terrasses portent à leur angle une tourelle, un belvéder, quelquefois coiffé d'une petite coupole; ces miradores aériens enrichissent d'innombrables dentelures la silhouette de la ville, et produisent l'effet le plus pittoresque. Tout cela est crépi à la chaux, et la blancheur des façades est encore avivée par de longues lignes de vermillon qui séparent les maisons et en marquent les étages: les balcons, très-saillants, sont enveloppés d'une grande cage en verre, garnis de rideaux rouges et remplis de fleurs. Quelques-unes des rues transversales se terminent sur le vide et paraissent aboutir au ciel. Ces échappées d'azur sont d'un inattendu charmant. À part cet aspect gai, vivant, et lumineux, Cadix n'a rien de remarquable comme architecture. Sa cathédrale, vaste bâtisse du XVIe siècle, quoique ne manquant ni de noblesse ni de beauté, n'a rien qui doive étonner après les prodiges de Burgos, de Tolède, de Cordoue et de Séville: c'est quelque chose dans le goût de la cathédrale de Jaën, de Grenade et de Malaga; une architecture classique avec des proportions plus effilées et plus sveltes, comme l'entendaient les artistes de la renaissance. Les chapiteaux corinthiens, d'un module plus allongé que le type grec consacré, sont très-élégants. Comme tableaux, comme ornements, du mauvais goût surchargé, de la richesse folle, voilà tout. Je ne dois pas cependant passer sous silence un petit martyr de sept ans crucifié, sculpture en bois peint d'un sentiment parfait et d'une délicatesse exquise. L'enthousiasme, la foi, la douleur, se mêlent dans des proportions enfantines sur ce charmant visage de la manière la plus touchante.
Nous allâmes voir la place des Taureaux, qui est petite et réputée l'une des plus dangereuses de l'Espagne. L'on traverse, pour y arriver, des jardins remplis de palmiers gigantesques et d'espèces variées. Rien n'est plus noble, plus royal, qu'un palmier. Ce grand soleil de feuilles au bout de cette colonne cannelée rayonne si splendidement dans le lapis-lazuli d'un ciel oriental! ce tronc écaillé, mince comme s'il était serré dans un corset, rappelle si bien la taille d'une jeune fille; son port est si majestueux, si élégant! Le palmier et le laurier-rose sont mes arbres favoris; la vue du palmier et du laurier-rose me cause une joie, une gaieté étonnantes. Il me semble que l'on ne peut pas être malheureux à leur ombre.
La place des Taureaux de Cadix n'a pas de tablas continues. D'espace en espace sont disposées des espèces de paravents de bois derrière lesquels se retirent les toreros trop vivement poursuivis. Cette disposition nous paraît offrir moins de sûreté.
On nous fit remarquer les logettes qui contiennent les taureaux pendant la course; ce sont des espèces de cages en grosses poutres, fermées d'une porte qui se lève comme une vanne de moulin ou une bonde d'étang. Pour exciter leur rage, on les harcèle avec des pointes, on les frotte d'acide nitrique; enfin on cherche tous les moyens de leur envenimer le caractère.
À cause des chaleurs excessives, les courses étaient suspendues; un acrobate français avait disposé au milieu de l'arène ses tréteaux et sa corde pour le spectacle du lendemain. C'est dans cette place que lord Byron a vu la course dont il donne, au premier chant du Pèlerinage de Child-Harold, une description poétique, mais qui ne fait pas grand honneur à ses connaissances en tauromachie.
Cadix est serrée par une étroite ceinture de remparts qui lui étreignent la taille comme un corset de granit; une seconde ceinture d'écueils et de rochers la met à l'abri des assauts et des vagues, et pourtant, il y a quelques années, une tempête effroyable creva et renversa en plusieurs endroits ces formidables murailles qui ont plus de vingt pieds d'épaisseur, et dont des tranches immenses gisent encore çà et là le long du rivage. Sur les glacis de ces remparts, garnis de distance en distance de guérites de pierre, on peut faire en se promenant le tour de la ville, dont une seule porte donne du côté de la terre ferme, et dans la pleine mer ou dans la rade voir aller, venir, décrire des courbes gracieuses, se croiser, changer de bordée et se jouer comme des albatros, les canots, les felouques, les balancelles, les bateaux pêcheurs, qui à l'horizon ne semblent plus que des plumes de colombe emportées dans le ciel par une folle brise; plusieurs de ces barques, comme les anciennes galères grecques, ont à la proue, de chaque côté du taille-mer, deux grands yeux peints de couleurs naturelles, qui paraissent veiller à la marche et donnent à cette partie de l'embarcation une vague apparence de profil humain. Rien n'est plus animé, plus vivant et plus gai que ce coup d'œil.
Sur le môle, du côté de la porte de la douane, le mouvement est d'une activité sans pareille. Une foule bigarrée, où chaque pays du monde a ses représentants, se presse à toute heure au pied des colonnes surmontées de statues qui décorent le quai. Depuis la peau blanche et les cheveux roux de l'Anglais jusqu'au cuir bronzé et à la laine noire de l'Africain, en passant par les nuances intermédiaires café, cuivre et jaune d'or, toutes les variétés de l'espèce humaine se trouvent rassemblées là. Dans la rade, un peu au loin, se prélassent les trois-mâts, les frégates, les bricks, hissant chaque matin, au son du tambour, le pavillon de leur nation respective; les navires marchands, les bateaux à vapeur, dont les cheminées éructent de la vapeur bicolore, s'approchent davantage du bord à cause de leur plus faible tonnage et forment les premiers plans de ce grand tableau naval.
J'avais une lettre de recommandation pour le commandant du brick français le Voltigeur, en station dans la rade de Cadix. Sur sa présentation, M. Lebarbier de Tinan m'avait gracieusement invité à dîner, ainsi que deux autres jeunes gens, à son bord, pour le lendemain vers cinq heures. À quatre heures, nous étions sur le môle, cherchant une barque et un patron pour faire le trajet du quai au navire, quinze ou vingt minutes tout au plus. Je fus très-étonné lorsque le patron nous demanda un douro au lieu d'une piécette, prix ordinaire de la course. Dans mon ignorance nautique, voyant le ciel parfaitement clair, un soleil étincelant comme au premier jour du monde, je m'étais innocemment figuré qu'il faisait beau temps. Telle était ma conviction. Il faisait au contraire un temps atroce, et je ne tardai pas à m'en apercevoir aux premières bordées que courut le canot. La mer était courte, clapoteuse, et d'une dureté effroyable. Il ventait à décorner les bœufs. Nous sautions comme dans une coquille de noix, et nous embarquions de l'eau à chaque instant. Au bout de quelques minutes, nous jouissions d'un bain de pieds qui menaçait fort de se changer bientôt en bain de siège. L'écume des lames m'entrait par le collet de mon habit et me coulait dans le dos. Le patron et ses deux acolytes juraient, tempêtaient, s'arrachaient les écoutes et le gouvernail des mains. L'un voulait ceci, l'autre voulait cela, et je vis le moment où ils allaient se gourmer. La situation devint assez critique pour que l'un d'eux commençât à marmotter un tronçon de prière à je ne sais plus quel saint. Par bonheur, nous approchions du brick, qui se balançait nonchalamment sur ses ancres, et semblait regarder d'un air de pitié dédaigneuse les évolutions convulsives de notre petite barque. Enfin, nous abordâmes, et il nous fallut plus de dix minutes pour pouvoir empoigner les tireveilles et grimper sur le pont.
«Voilà ce qui s'appelle avoir le courage de l'exactitude,» nous dit le commandant avec un sourire en nous voyant monter sur le tillac, ruisselant d'eau, les cheveux éplorés en barbe de dieu marin, et il nous fit donner un pantalon, une chemise, une veste, enfin un costume complet. «Cela vous apprendra à vous fier aux descriptions des poëtes; vous avez cru qu'il n'y avait pas de tempête sans orchestre obligé de tonnerre, sans vagues allant mêler leur écume aux nuages, sans pluie, et sans éclairs déchirant l'obscurité profonde. Détrompez-vous, je ne pourrai probablement vous renvoyer à terre que dans deux ou trois jours.»