Kitabı oku: «Voyage en Espagne», sayfa 7
Les banderillas de fuego ne s'accordent, du reste, qu'à la dernière extrémité; c'est une espèce de déshonneur pour la course lorsque l'on est obligé d'y recourir; mais, lorsque l'alcade tarde trop à agiter son mouchoir en signe de permission, on fait un tel vacarme qu'il est bien obligé de céder. Ce sont des cris et des vociférations inimaginables, des hurlements, des trépignements. Les uns crient: Banderillas de fuego!! les autres: Perros! perros (les chiens)! L'on accable le taureau d'injures; on l'appelle brigand, assassin, voleur; on lui offre une place à l'ombre, on lui fait mille plaisanteries, souvent très-spirituelles. Bientôt les chœurs de cannes se joignent aux vociférations devenues insuffisantes. Les planchers des palcos craquent et se fendent, et la peinture des plafonds tombe en pellicules blanchâtres comme une neige entremêlée de poussière. L'exaspération est au comble: Fuego al alcalde! perros al alcalde (le feu et les chiens à l'alcade)! hurle la foule enragée en montrant le poing à la loge de l'ayuntamiento. Enfin la bienheureuse permission est accordée, et le calme se rétablit. Dans ces espèces d'engueulements, pardon du terme, je n'en connais pas de meilleur, il se dit quelquefois des mots très-bouffons. Nous en rapporterons un très-concis et très-vif: un picador, magnifiquement vêtu avec un habit tout neuf, se prélassait sur son cheval sans rien faire, et dans un endroit de la place où il n'y avait pas de danger. Pintura! pintura! lui cria la foule qui s'aperçut de son manège.
Souvent le taureau est si lâche que les banderillas de fuego ne suffisent pas encore. Il retourne à sa querencia et ne veut pas entrer. Les cris: Perros! perros! recommencent. Alors, sur le signe de l'alcade, messieurs les chiens sont introduits. Ce sont d'admirables bêtes, d'une pureté de race et d'une beauté extraordinaires; ils vont droit au taureau, qui en jette bien une demi-douzaine en l'air, mais qui ne peut empêcher qu'un ou deux des plus forts et des plus courageux ne finissent par lui saisir l'oreille. Une fois qu'ils ont pris ils sont comme des sangsues; on les retournerait plutôt que de les faire lâcher. Le taureau secoue la tête, les cogne contre les barrières: rien n'y fait. Quand cela a duré quelque temps, l'espada ou le cachetero enfonce une épée dans le flanc de la victime, qui chancèle, ploie les genoux et tombe à terre, où on l'achève. On emploie aussi quelquefois une espèce d'instrument appelé media luna (demi-lune), qui lui coupe les jarrets de derrière et le rend incapable de toute résistance; alors ce n'est plus un combat, mais une boucherie dégoûtante. Il arrive souvent que le matador manque son coup: l'épée rencontre un os et rejaillit, ou bien elle pénètre dans le gosier et fait vomir au taureau le sang à gros bouillons, ce qui est une faute grave selon les lois de la tauromaquia. Si au second coup la bête n'est pas achevée, l'espada est couvert de huées, de sifflets et d'injures, car le public espagnol est impartial; il applaudit le taureau et l'homme selon leurs mérites réciproques. Si le taureau éventre un cheval et renverse un homme: Bravo toro! si c'est l'homme qui blesse le taureau: Bravo torero! mais il ne souffre la lâcheté ni dans l'homme ni dans la bête. Un pauvre diable, qui n'osait pas aller poser les banderillas à un taureau, extrêmement féroce, excita un tel tumulte qu'il fallut que l'alcade promît de le faire mettre en prison pour que l'ordre se rétablît.
Dans cette même course, Sevilla, qui est un écuyer admirable, fut très-applaudi pour le trait suivant: un taureau d'une force extraordinaire prit son cheval sous le ventre, et, relevant la tête, lui fit quitter terre complètement. Sevilla, dans cette position périlleuse, ne vacilla même pas sur sa selle, ne perdit pas les étriers, et tint si bien son cheval qu'il retomba sur les quatre pieds.
La course avait été bonne: huit taureaux, quatorze chevaux tués, un chulo blessé légèrement; on ne pouvait souhaiter rien de mieux. Chaque course doit rapporter vingt ou vingt-cinq mille francs; c'est une concession faite par la reine au grand hôpital, où les toreros blessés trouvent tous les secours imaginables; un prêtre et un médecin se tiennent dans une chambre à la plaza de Toros, prêts à administrer, l'un les remèdes de l'âme, l'autre les remèdes du corps; l'on disait autrefois, et je crois bien que l'on dit encore une messe à leur intention pendant la course. Vous voyez bien que rien n'est négligé, et que les impresarios sont gens de prévoyance. Le dernier taureau tué, tout le monde saute dans l'arène pour le voir de plus près, et les spectateurs se retirent en dissertant sur le mérite des différents suertes ou cogidas qui les ont le plus frappés. Et les femmes, me direz-vous, comment sont-elles? car c'est là une des premières questions que l'on adresse à un voyageur. Je vous avoue que je n'en sais rien. Il me semble vaguement qu'il y en avait de fort jolies auprès de moi, mais je ne l'affirmerai pas.
Allons au Prado pour éclaircir ce point important.
VIII.
LE PRADO. – LA MANTILLE ET L'ÉVENTAIL. – TYPE ESPAGNOL. – MARCHANDS D'EAU; CAFÉS DE MADRID. – JOURNAUX. – LES POLITIQUES DE LA PUERTA DEL SOL. – HÔTEL DES POSTES. – LES MAISONS DE MADRID. – TERTULIAS; SOCIÉTÉ ESPAGNOLE. – LE THÉÂTRE DEL PRINCIPE. – PALAIS DE LA REINE, DES CORTES, ET MONUMENT DU DOS DE MAYO. – L'ARMERIA, LE BUEN RETIRO
Quand on parle de Madrid, les deux premières idées que ce mot éveille dans l'imagination sont le Prado et la Puerta del Sol: puisque nous sommes tout portés, allons au Prado, c'est l'heure où la promenade commence. Le Prado, composé de plusieurs allées et contre-allées, avec une chaussée au milieu pour les voitures, est ombragé par des arbres écimés et trapus, dont le pied baigne dans un petit bassin entouré de briques où des rigoles amènent l'eau aux heures de l'arrosement; sans cette précaution ils seraient bientôt dévorés par la poussière et grillés par le soleil. La promenade commence au couvent d'Atocha, passe devant la porte de ce nom, la porte d'Alcala, et se termine à la porte des Récollets. Mais le beau monde se tient dans un espace circonscrit par la fontaine de Cybèle et celle de Neptune, depuis la porte d'Alcala jusqu'à la Carrera de San-Jeronimo. C'est là que se trouve un grand espace appelé salon, tout bordé de chaises, comme la grande allée des Tuileries; du côté du salon, il y a une contre-allée qui porte le nom de Paris; c'est le boulevard de Gand du lieu, le rendez-vous de la fashion de Madrid; et, comme l'imagination des fashionables ne brille pas précisément par le pittoresque, ils ont choisi l'endroit le plus poussiéreux, le moins ombragé, le moins commode de toute la promenade. La foule est si grande dans cet étroit espace, resserré entre le salon et la chaussée des voitures, qu'on a souvent peine à porter la main à sa poche pour prendre son mouchoir; il faut emboîter le pas et suivre la file comme à une queue de théâtre (au temps où les théâtres avaient des queues). La seule raison qui puisse avoir fait adopter cette place, c'est qu'on y peut voir et saluer les gens qui passent en calèche sur la chaussée (il est toujours honorable pour un piéton de saluer une voiture). Les équipages ne sont pas très-brillants; la plupart sont traînés par des mules dont le poil noirâtre, le gros ventre et les oreilles pointues sont de l'effet le plus disgracieux; on dirait les voitures de deuil qui suivent les corbillards: le carrosse de la reine elle-même n'a rien que de très-simple et de très-bourgeois. Un Anglais un peu millionnaire le dédaignerait assurément; sans doute, il y a quelques exceptions, mais elles sont rares. Ce qui est charmant, ce sont les beaux chevaux de selle andalous, sur lesquels se pavanent les merveilleux de Madrid. Il est impossible de voir quelque chose de plus élégant, de plus noble et de plus gracieux qu'un étalon andalou avec sa belle crinière dressée, sa longue queue bien fournie qui descend jusqu'à terre, son harnais orné de houppes rouges, sa tête busquée, son œil étincelant et son cou renflé en gorge de pigeon. J'en ai vu un monté par une femme qui était rose (le cheval et non la femme) comme une rose du Bengale glacée d'argent, et d'une beauté merveilleuse. Quelle différence entre ces nobles bêtes qui ont conservé leur belle forme primitive et ces machines locomotives en muscles et en os, qu'on appelle des coureurs anglais, et qui n'ont plus du cheval que quatre jambes et une épine dorsale pour poser un jockey!
Le coup d'œil du Prado est réellement un des plus animés qui se puissent voir, et c'est une des plus belles promenades du monde, non pour le site qui est des plus ordinaires, malgré tous les efforts que Charles III a pu faire pour en corriger la défectuosité, mais à cause de l'affluence étonnante qui s'y porte tous les soirs, de sept heures et demie à dix heures.
On voit très-peu de chapeaux de femme au Prado; à l'exception de quelques galettes jaune soufre, qui ont dû orner autrefois des ânes instruits, il n'y a que des mantilles. La mantille espagnole est donc une vérité; j'avais pensé qu'elle n'existait plus que dans les romances de M. Crevel de Charlemagne: elle est en dentelles noires ou blanches, plus habituellement noires, et se pose à l'arrière de la tête sur le haut du peigne; quelques fleurs placées sur les tempes complètent cette coiffure qui est la plus charmante qui se puisse imaginer. Avec une mantille, il faut qu'une femme soit laide comme les trois vertus théologales pour ne pas paraître jolie; malheureusement c'est la seule partie du costume espagnol que l'on ait conservée: le reste est à la française. Les derniers plis de la mantille flottent sur un châle, un odieux châle, et le châle lui-même est accompagné d'une robe d'étoffe quelconque, qui ne rappelle en rien la basquine. Je ne puis m'empêcher d'être étonné d'un pareil aveuglement, et je ne comprends pas que les femmes, ordinairement clairvoyantes en ce qui concerne leur beauté, ne s'aperçoivent pas que leur suprême effort d'élégance arrive tout au plus à les faire ressembler à une merveilleuse de province, résultat médiocre. L'ancien costume est si parfaitement approprié au caractère de beauté, aux proportions et aux habitudes des Espagnoles, qu'il est vraiment le seul possible. L'éventail corrige un peu cette prétention au parisianisme. Une femme sans éventail est une chose que je n'ai pas encore vue en ce bienheureux pays; j'en ai vu qui avaient des souliers de satin sans bas, mais elles avaient un éventail; l'éventail les suit partout, même à l'église où vous rencontrez des groupes de femmes de tout âge, agenouillées ou accroupies sur leurs talons, qui prient et s'éventent avec ferveur, entremêlant le tout de signes de croix espagnols qui sont beaucoup plus compliqués que les nôtres, et qu'elles exécutent avec une précision et une rapidité dignes de soldats prussiens. Manœuvrer l'éventail est un art totalement inconnu en France. Les Espagnoles y excellent; l'éventail s'ouvre, se ferme, se retourne dans leurs doigts si vivement, si légèrement, qu'un prestidigitateur ne ferait pas mieux. Quelques élégantes en forment des collections du plus grand prix; nous en avons vu une qui en comptait plus de cent de différents styles; il y en avait de tout pays et de toute époque: ivoire, écaille, bois de sandal, paillettes, gouaches du temps de Louis XIV et de Louis XV, papier de riz du Japon et de la Chine, rien n'y manquait; plusieurs étaient étoilés de rubis, de diamants et autres pierres précieuses: c'est un luxe de bon goût et une charmante manie pour une jolie femme. Les éventails qui se ferment et s'épanouissent produisent un petit sifflement qui, répété plus de mille fois par minute, jette sa note à travers la confuse rumeur qui flotte sur la promenade, et a quelque chose d'étrange pour une oreille française. Lorsqu'une femme rencontre quelqu'un de connaissance, elle lui fait un petit signe d'éventail, et lui jette en passant le mot agur qui se prononce abour. Maintenant venons aux beautés espagnoles.
Ce que nous entendons en France par type espagnol n'existe pas en Espagne, ou du moins je ne l'ai pas encore rencontré. On se figure habituellement, lorsqu'on parle señora et mantille, un ovale allongé et pâle, de grands yeux noirs surmontés de sourcils de velours, un nez mince un peu arqué, une bouche rouge de grenade, et, sur tout cela, un ton chaud et doré justifiant le vers de la romance: Elle est jaune comme une orange. Ceci est le type arabe ou moresque, et non le type espagnol. Les Madrilègnes sont charmantes dans toute l'acception du mot: sur quatre il y en a trois de jolies; mais elles ne répondent en rien à l'idée qu'on s'en fait. Elles sont petites, mignonnes, bien tournées, le pied mince, la taille cambrée, la poitrine d'un contour assez riche; mais elles ont la peau très-blanche, les traits délicats et chiffonnés, la bouche en cœur, et représentant parfaitement bien certains portraits de la régence. Beaucoup ont les cheveux châtain clair, et vous ne ferez pas deux tours sur le Prado sans rencontrer sept ou huit blondes de toutes les nuances, depuis le blond cendré jusqu'au roux véhément, au roux barbe de Charles-Quint. C'est une erreur de croire qu'il n'y a pas de blondes en Espagne. Les yeux bleus y abondent, mais ne sont pas si estimés que les noirs.
Dans les premiers temps nous avions quelque peine à nous accoutumer à voir des femmes décolletées comme pour un bal, les bras nus, des souliers de satin aux pieds et des fleurs à la tête, l'éventail à la main, se promener toutes seules, dans un endroit public, car ici l'on ne donne pas le bras aux femmes, à moins d'être leur mari ou leur proche parent: on se contente de marcher à côté d'elles, du moins tant qu'il fait jour, car, la nuit tombée, on est moins rigoureux sur cette étiquette, surtout avec les étrangers qui n'en ont pas l'habitude.
On nous avait beaucoup vanté les manolas de Madrid: la manola est un type disparu comme la grisette de Paris, comme les Transtéverins de Rome; elle existe bien encore, mais dépouillée de son caractère primitif; elle n'a plus son costume si hardi et si pittoresque; l'ignoble indienne a remplacé les jupes de couleurs éclatantes brodées de ramages exorbitants; l'affreux soulier de peau a chassé le chausson de satin, et, chose horrible à penser, la robe s'est allongée de deux bons doigts. Autrefois elles variaient l'aspect du Prado par leurs vives allures et leur costume singulier: aujourd'hui on a peine à les distinguer des petites bourgeoises et des femmes de marchands. J'ai cherché la manola pur sang dans tous les coins de Madrid, à la course de taureaux, au jardin de las Delicias, au Nuevo Recreo, à la fête de saint Antoine, et je n'en ai jamais rencontré de complète. Une fois, en parcourant le quartier du Rastro, le Temple de Madrid, après avoir enjambé une grande quantité de gueux qui dormaient étendus par terre au milieu d'effroyables guenilles, je me trouvai dans une petite ruelle déserte, et là je vis, pour la première et la dernière fois, la manola demandée. C'était une grande fille bien découplée, de vingt-quatre ans environ, la plus haute vieillesse où puissent arriver les manolas et les grisettes. Elle avait le teint basané, le regard ferme et triste, la bouche un peu épaisse, et je ne sais quoi d'africain dans la construction du masque. Une énorme tresse de cheveux bleus à force d'être noirs, nattée comme le jonc d'une corbeille, lui faisait le tour de la tête et venait se rattacher à un grand peigne à galerie; des paquets de grains de corail pendaient à ses oreilles; son cou fauve était orné d'un collier de même matière; une mantille de velours noir encadrait sa tête et ses épaules; sa robe, aussi courte que celle des Suissesses du canton de Berne, était de drap brodé, et laissait voir des jambes fines et nerveuses enfermées dans un bas de soie noire bien tiré; le soulier était de satin, selon l'ancienne mode; un éventail rouge tremblait comme un papillon de cinabre dans ses doigts chargés de bagues d'argent. La dernière des manolas tourna le coin de la ruelle, et disparut à mes yeux émerveillés d'avoir vu une fois se promener dans le monde réel et vivant un costume de Duponchel, un déguisement d'Opéra! Je vis aussi au Prado quelques pasiegas de Santander avec leur costume national; ces pasiegas sont réputées les meilleures nourrices de l'Espagne, et l'affection qu'elles portent aux enfants est proverbiale, comme en France la probité des Auvergnats; elles ont une jupe de drap rouge plissée à gros plis, bordée d'un large galon, un corset de velours noir également galonné d'or, et pour coiffure un madras bariolé de couleurs éclatantes, le tout avec accompagnement de bijoux, d'argent et autres coquetteries sauvages. Ces femmes sont fort belles, elles ont un caractère de force et de grandeur très-frappant. L'habitude de bercer les enfants sur les bras leur donne une attitude renversée et cambrée qui va bien avec le développement de leur poitrine. Avoir une pasiega en costume est une espèce de luxe comme de faire monter un klephte derrière sa voiture.
Je ne vous ai rien dit de l'habit des hommes: regardez les gravures de mode parues il y a six mois, au carreau de quelque tailleur ou de quelque cabinet de lecture, et vous en aurez une parfaite idée. Paris est la pensée qui occupe tout le monde, et je me souviens d'avoir vu sur l'échoppe d'un décrotteur: «Ici on cire les bottes à l'instar (al estilo) de Paris.» Gavarni et ses délicieux dessins, voilà le but modeste que se proposent d'atteindre les modernes hidalgos: ils ne savent pas qu'il n'y a que la plus fine fleur des pois de Paris qui y puisse arriver. Cependant, pour leur rendre la justice qui leur est due, nous dirons qu'ils sont beaucoup mieux habillés que les femmes: ils sont aussi vernis, aussi gantés de blanc que possible. Leurs habits sont corrects et leurs pantalons louables; mais la cravate n'est pas de la même pureté, et le gilet, cette seule partie du costume moderne où la fantaisie puisse se déployer, n'est pas toujours d'un goût irréprochable.
Il existe à Madrid un commerce dont on n'a aucune idée à Paris: ce sont les marchands d'eau en détail. Leur boutique consiste en un cantaro de terre blanche, un petit panier de jonc ou de fer-blanc qui contient deux ou trois verres, quelques azucarillos (bâtons de sucre caramélé et poreux), et quelquefois une couple d'oranges ou de limons; d'autres ont de petits tonneaux entourés de feuillages qu'ils portent sur leur dos; quelques-uns même, le long du Prado par exemple, tiennent des comptoirs enluminés et surmontés de renommées de cuivre jaune avec des drapeaux qui ne le cèdent en rien aux magnificences des marchands de coco de Paris. Ces marchands d'eau sont ordinairement de jeunes muchachos galiciens en veste couleur de tabac, avec des culottes courtes, des guêtres noires et un chapeau pointu; il y a aussi quelques Valencianos avec leurs grègues de toile blanche, leur pièce d'étoffe posée sur l'épaule, leurs jambes bronzées et leurs alpargatas bordées de bleu. Quelques femmes et petites filles, en costume insignifiant, font aussi le commerce de l'eau. On les appelle, selon leur sexe, aguadores ou aguadoras; de tous les coins de la ville on entend leurs cris aigus modulés sur tous les tons et variés de cent mille manières: Agua, agua, quien quiere agua? agua helada, fresquita como la nieve! Cela dure depuis cinq heures du matin jusqu'à dix heures du soir; ces cris ont inspiré à Breton de Los Herreros, poète estimé de Madrid, une chanson intitulée l'Aguadora, qui a beaucoup de succès dans toute l'Espagne. Cette altération de Madrid est vraiment une chose extraordinaire: toute l'eau des fontaines, toute la neige des montagnes de Guadarrama ne peuvent y suffire. L'on a beaucoup plaisanté sur ce pauvre Manzanarès et l'urne tarie de sa naïade; je voudrais bien voir la figure que ferait tout autre fleuve dans une ville dévorée d'une pareille soif. Le Manzanarès est bu dès sa source; les aguadores guettent avec anxiété la moindre goutte d'eau, la plus légère humidité qui se reproduit entre ses rives desséchées, et l'emportent dans leurs cantaros et leurs fontaines; les blanchisseuses lavent le linge avec du sable, et au beau milieu du lit du fleuve un mahométan n'aurait pas de quoi faire ses ablutions. Vous vous souvenez sans doute de ce délicieux feuilleton de Méry sur l'altération de Marseille, exagérez-le six fois et vous n'aurez qu'une légère idée de la soif de Madrid. Le verre d'eau se vend un cuarto (deux liards à peu près); ce dont Madrid a le plus besoin après l'eau, c'est de feu pour allumer sa cigarette; aussi, le cri: Fuego, fuego, se fait-il entendre de toutes parts et se croise incessamment avec le cri: Agua, agua. C'est une lutte acharnée entre les deux éléments, et c'est à qui fera le plus de tapage: ce feu, plus inextinguible que celui de Vesta, est porté par de jeunes drôles dans de petites coupes pleines de charbons et de cendres fines avec un manche pour ne pas se brûler les doigts.
Voici qu'il est neuf heures et demie, le Prado commence à se dépeupler, et la foule se dirige vers les cafés et les botillerias qui bordent la grande rue d'Alcala et les rues avoisinantes.
Les cafés de Madrid nous semblent, à nous autres habitués au luxe éblouissant et féerique des cafés de Paris, de véritables guinguettes de vingt-cinquième ordre; la manière dont ils sont décorés rappelle avec bonheur les baraques où l'on montre des femmes barbues et des sirènes vivantes; mais ce manque de luxe est bien racheté par l'excellence et la variété des rafraîchissements qu'on y sert. Il faut l'avouer, Paris, si supérieur en tout, est en arrière sous ce rapport: l'art du limonadier est encore dans l'enfance. Les cafés les plus célèbres sont le café de la Bolsa, au coin de la rue de Carretas; le café Nuevo, où se réunissent les exaltados; le café de … (j'ai oublié le nom), rendez-vous habituel des gens qui appartiennent à l'opinion modérée, et qu'on appelle cangrejos, c'est-à-dire écrevisses; celui du Levante, tout proche de la Puerta del Sol, ce qui ne veut pas dire que les autres ne soient pas bons; mais ceux-là sont les plus fréquentés. N'oublions pas le café del Principe, à côté du théâtre de ce nom, rendez-vous habituel des artistes et des littérateurs.
Si vous voulez, nous allons entrer au café de la Bolsa, orné de petites glaces taillées en creux par dessous, de manière à former des dessins, comme on en voit dans certains verres d'Allemagne: voici la carte des bebidas heladas, des sorbetes et des quesitos. La bebida helada (boisson gelée) est contenue dans des verres que l'on distingue en grande ou chico (grand ou petit), et offre une très-grande variété; il y a la bebida de naranja (orange), celle de limon (citron), de fresa (fraise), de guindas (cerises), qui sont aussi supérieures à ces affreux carafons de groseille sûre et d'acide citrique que l'on n'a pas honte de vous servir à Paris dans les cafés les plus splendides, que du véritable vin de Xérès l'est à du vin de Brie authentique: c'est une espèce de glace liquide, de purée neigeuse du goût le plus exquis. La bebida de almendra blanca (amandes blanches) est une boisson délicieuse, inconnue en France où l'on avale, sous prétexte d'orgeat, je ne sais quelles abominables mixtures médicinales; on donne aussi du lait glacé, mi-parti de fraise ou de cerise, qui, pendant que votre corps bout dans la zone torride, fait jouir votre gosier de toutes les neiges et de tous les frimas de Groënland. Dans la journée, où les glaces ne sont pas encore préparées, vous avez l'agraz, espèce de boisson faite avec du raisin vert et contenue dans des bouteilles à col démesuré; le goût légèrement acidulé de l'agraz est des plus agréables; vous pouvez encore boire une bouteille de cerveza de Santa Barbara con limon; mais ceci exige quelques préparations: l'on apporte d'abord une cuvette et une grande cuiller, comme celle dont on remue le punch, puis un garçon s'avance portant la bouteille ficelée de fil de fer, qu'il débouche avec des précautions infinies; le bouchon part, et l'on verse la bière dans la cuvette, où l'on a préalablement vidé un carafon de limonade, puis on remue le tout avec la cuiller, l'on remplit son verre et l'on avale. Si ce mélange ne vous plaît pas, vous n'avez qu'à entrer dans les orchaterias de chufas, tenues habituellement par des Valenciens. La chufa est une petite baie, une espèce d'amande qui croit dans les environs de Valence, qu'on fait griller, qu'on pile, et dont on compose une boisson exquise, surtout lorsqu'elle est mêlée de neige: cette préparation est extrêmement rafraîchissante.
Pour en finir avec les cafés, disons que les sorbetes diffèrent de ceux de France en ce qu'ils ont plus de consistance; que les quesitos sont de petites glaces dures, moulées en forme de fromage: il y en a de toutes sortes, d'abricots, d'ananas, d'oranges, connue à Paris; mais on en fait aussi avec du beurre (manteca) et avec des œufs encore non formés, qu'on retire du corps des poules éventrées, ce qui est particulier à l'Espagne, car je n'ai jamais entendu parler qu'à Madrid de ce singulier raffinement. On sert aussi des spumas de chocolat, de café et autres; ce sont des espèces de crèmes fouettées et glacées, d'une légèreté extrême, qu'on saupoudre quelquefois de cannelle râpée très-fine, le tout accompagné de barquilos, oublies roulées en longs cornets avec lesquels on prend sa bebida, comme avec un siphon, en aspirant lentement par l'un des bouts; petit raffinement qui permet de savourer plus longtemps la fraîcheur du breuvage. Le café ne se prend pas dans des tasses, mais bien dans des verres; au reste, il est d'un usage assez rare. Tous ces détails vous paraîtront peut-être fastidieux; mais, si vous étiez comme nous exposés à une chaleur de 30 à 35 degrés, vous les trouveriez du plus grand intérêt. L'on voit beaucoup plus de femmes dans les cafés de Madrid que dans ceux de Paris, bien qu'on y fume la cigarette et même le cigare de la Havane. Les journaux qu'on y trouve le plus fréquemment sont l'Eco del Comercio, le Nacional et le Diario, qui indique les fêtes du jour, l'heure des messes et sermons, les degrés de chaleur, les chiens perdus, les jeunes paysannes qui veulent être nourrices sur place, les criadas qui cherchent une condition, etc., etc. – Mais voici qu'onze heures sonnent; il est temps de se retirer; à peine quelques rares promeneurs attardés longent la rue d'Alcala. Il n'y a plus dans les rues que les serenos avec leur lanterne au bout d'une pique, leur manteau couleur de muraille, et leur cri mesuré; vous n'entendez plus qu'un chœur de grillons qui chantent, dans leurs petites cages enjolivées de verroteries, leur complainte dissyllabique. À Madrid, l'on a le goût des grillons: chaque maison a le sien suspendu à la fenêtre dans une cage, miniature en bois ou en fil de fer; l'on a aussi la bizarre passion des cailles que l'on garde dans des paniers d'osier à claire-voie, et qui varient agréablement par leur sempiternel piou-piou-piou, le cri-cri des grillons. Comme dit Bilboquet, ceux qui aiment cette note-là doivent être contents.
La Puerta del Sol n'est pas une porte, comme ou pourrait se l'imaginer, mais bien une façade d'église, peinte en rose et enjolivée d'un cadran éclairé la nuit, et d'un grand soleil à rayons d'or, d'où lui vient le nom de Puerta del Sol. Devant cette église, il y a une espèce de place ou carrefour; traversé par la rue d'Alcala dans sa longueur, et croisé par les rues de Carretas et de la Montera. La poste, grand bâtiment régulier, occupe l'angle de la rue de Carretas et a sa façade sur la place. La Puerta del Sol est le rendez-vous des oisifs de la ville, et il paraît qu'il y en a beaucoup, car dès huit heures du matin la foule est compacte. Tous ces graves personnages sont là, debout, enveloppés dans leurs manteaux, bien qu'il fasse une chaleur atroce, sous le prétexte frivole que ce qui défend du froid défend aussi du chaud. De temps en temps, on voit sortir des plis droits, immobiles de la cape, un pouce et un index, jaunes comme de l'or, qui roulent un papelito et quelques pincées de cigare haché, et bientôt de la bouche du grave personnage s'élève un nuage de fumée qui prouve qu'il est doué de respiration, ce dont on aurait pu douter à voir sa parfaite immobilité. À propos de papel espanol para cigaritas, notons en passant que je n'en ai pas encore vu un seul cahier; les naturels du pays se servent de papier à lettre ordinaire coupé en petits morceaux; ces cahiers teintés de réglisse, bariolés de dessins grotesques et historiés de letrillas ou de romances bouffonnes, sont expédiés en France aux amateurs de couleur locale. La politique est le sujet général de la conversation; le théâtre de la guerre occupe beaucoup les imaginations, et il se fait à la Puerta del Sol plus de stratégie que sur tous les champs de bataille et dans toutes les campagnes du monde. Balmaseda, Cabrera, Palillos et autres chefs de bande plus ou moins importants reviennent à toute minute sur le tapis; on en conte des choses à faire frémir, des cruautés passées de mode et regardées depuis longtemps comme de mauvais goût par les Caraïbes et les Chérokées. Balmaseda, dans sa dernière pointe, s'avança jusqu'à une vingtaine de lieues de Madrid, et, ayant surpris un village près d'Aranda, il s'amusa à casser les dents à l'ayuntamiento et à l'alcade, et termina le divertissement en faisant clouer des fers de cheval aux pieds et aux mains d'un curé constitutionnel. Comme je témoignais mon étonnement de la tranquillité parfaite avec laquelle on apprenait cette nouvelle, on me répondit que c'était dans la Castille-Vieille, et qu'alors il n'y avait pas lieu à s'en occuper. Cette réponse résume toute la situation de l'Espagne, et donne la clef de bien des choses qui nous paraissent incompréhensibles, vues de France. En effet, pour un habitant de la Castille-Nouvelle, ce qui se passe dans la Castille-Vieille est aussi indifférent que ce qui se fait dans la lune. L'Espagne n'existe pas encore au point de vue unitaire: ce sont toujours les Espagnes, Castille et Léon, Aragon et Navarre, Grenade et Murcie, etc.; des peuples qui parlent des dialectes différents et ne peuvent se souffrir. En étranger naïf, je me récriai sur un pareil raffinement de cruauté; mais on me fit observer que le curé était un curé constitutionnel, ce qui atténuait beaucoup la chose. Les victoires d'Espartero, victoires qui nous semblent médiocres, à nous autres accoutumés aux colossales batailles de l'empire, servent fréquemment de texte aux politiques de la Puerta del Sol. À la suite de ces triomphes où l'on a tué deux hommes, fait trois prisonniers et saisi un mulet chargé d'un sabre et d'une douzaine de cartouches, l'on illumine et l'on fait à l'armée des distributions d'oranges ou de cigares qui produisent un enthousiasme facile à décrire. Autrefois, et encore aujourd'hui, les grands seigneurs allaient dans les boutiques qui avoisinent la Puerta del Sol, se faisaient donner une chaise, et restaient là une grande partie de la journée, causant avec les pratiques, au grand déplaisir du marchand, affligé d'une telle marque de familiarité.