Kitabı oku: «Anatole, Vol. 1», sayfa 4
CHAPITRE XI
La première idée de madame de Saverny fut d'avoir recours à son frère pour tâcher d'en apprendre davantage de M. de Saint-Albert; mais elle pensa que le commandeur pourrait lui savoir mauvais gré de cette indiscrétion. «Puisqu'il m'a refusée, se dit-elle, sa politesse ne lui permet plus de céder aux instances d'un autre. D'ailleurs la cause de ce mystère est peut-être respectable.» A cette réflexion se joignirent toutes les suppositions qu'on pouvait faire sur une aventure aussi étrange. Valentine essaya de traiter ce prétendu secret comme une plaisanterie qui cesserait bientôt, mais son esprit s'obstinait à y penser sérieusement; et, sans se rendre compte des motifs qui la retenaient, elle résolut de n'en parler à personne.
Peu de jours après l'entretien du commandeur, mademoiselle Cécile vint annoncer à sa maîtresse que ce pauvre Saint-Jean, à qui madame la marquise avait bien voulu promettre sa protection, venait la réclamer. On dit à mademoiselle Cécile de le laisser entrer; et Saint-Jean après avoir longuement parlé de sa reconnaissance, apprit à Valentine qu'il trouvait à se placer, mais que son nouveau maître exigeait un mot de recommandation de la main de madame de Saverny. – «Vous vous trompez, Saint-Jean, dit la marquise, c'est sûrement de la recommandation de ma belle-sœur dont on vous a parlé, et je m'engage à vous la faire obtenir. – J'en demande bien pardon à madame, reprit Saint-Jean, mais je ne puis pas me tromper, car ayant bien pensé qu'on ne pouvait me demander un certificat que des maîtres que j'avais servis, j'ai nommé madame la comtesse de Nangis; mais on m'a répondu qu'il était inutile de prendre des informations auprès d'elle, et que je ne serais reçu que sur un mot de recommandation de madame la marquise de Saverny. – Voilà un singulier caprice! Comment nommez-vous ce monsieur, si confiant dans mes recommandations? – Je ne sais pas son nom, madame; – Mais vous l'avez vu? – Non madame, j'étais hier soir tout tranquillement chez ma mère, quand un monsieur fort élégant, que j'ai bien vîte reconnu pour être un valet de chambre, est venu me demander si c'était moi qui étais cause de la chûte que madame avait faite à la sortie de l'opéra. Je ne lui dis d'abord ni oui, ni non, car je pensais bien que s'il s'agissait d'une place, on ne voudrait peut-être pas d'un cocher qui avait fait une si grande sottise. Mais, comme il vit mon embarras, il m'engagea à lui dire la vérité, et m'apprit qu'il était chargé de proposer une bonne place à celui qui venait de perdre la sienne pour avoir si mal retenu ses chevaux. – Et vous ne lui avez pas demandé qui l'avait chargé de cette commission, interrompit Valentine, avec un peu d'impatience. – Si fait, madame, mais il m'a répondu que je le saurais quand je serais au service de son maître. – On vous propose peut-être là une fort mauvaise maison. – Oh! cela n'est pas possible, madame, on me donne encore plus de gages que je n'en avais chez madame la comtesse; et si ce que dit le valet de chambre est vrai, on n'est pas plus généreux que son maître. – Quoi, vous ne savez pas même où il demeure? – Je sais seulement qu'il est à la campagne, à dix lieues de Paris, et que si madame la marquise a la bonté de me donner le petit mot qu'on me demande, on viendra me prendre demain pour me conduire au château qu'il habite. – Enfin, dit Valentine, après un moment de silence, puisqu'un si grand avantage pour vous est attaché à un mot de moi, je vais vous le donner: je ne crois pas me compromettre en affirmant le bien que j'ai entendu dire de vous. – Ah! madame peut s'informer, et tout le monde lui dira bien dans l'hôtel, que sans ce maudit déjeûner de noce, on n'aurait jamais eu de reproche à me faire.» Valentine fit cesser les regrets de Saint-Jean, en lui remettant son billet, et l'invita à venir lui dire à son retour de la campagne, s'il était content de son nouveau sort. Saint-Jean se trouva fort honoré d'une semblable preuve d'intérêt. Il ne l'attribua qu'à l'extrême bonté de madame de Saverny, et laissa à la finesse de mademoiselle Cécile l'honneur de découvrir qu'il pouvait bien ne devoir tant de protection qu'à la curiosité de la marquise.
Il est certain que Valentine commençait à s'impatienter de l'obscurité répandue sur tout ce qu'elle desirait savoir, et sans la crainte d'entendre sa belle-sœur raconter en riant, à tous ses amis, ce que Saint-Jean venait de dire, elle l'aurait consultée pour savoir ce qu'on devait en penser. Mais l'ironie continuelle de madame de Nangis intimidait la confiance de Valentine; elle était sûre que la comtesse se récrierait sur le romanesque des aventures qui se succédaient, et ne manquerait pas de soupçonner tout haut que ce bel inconnu, dont elle avait déja tant ri, faisait courir après le cocher qui avait failli tuer Valentine, et lui assurerait sans doute une pension, en reconnaissance du bonheur qu'il lui devait d'avoir sauvé son héroïne. La certitude d'avoir à supporter ces mauvaises plaisanteries, confirma Valentine dans le dessein de ne pas plus parler du récit de Saint-Jean, que de la visite du commandeur. C'est ainsi que la moquerie détruit tout épanchement, même dans l'amitié; et l'on peut affirmer que la peur d'être trahi empêche moins de confidences, que la crainte d'être plaisanté.
CHAPITRE XII
Plusieurs jours s'écoulèrent sans que le commandeur reparût chez madame de Nangis. Valentine, alarmée de cette absence, pensa que le danger de son mystérieux ami pouvait en être cause, et se persuada qu'il était de son devoir d'en témoigner quelque inquiétude. Mais elle en parla de la manière la plus réservée, dans un billet où toutes les graces de la politesse ne dissimulaient pas la contrainte qui l'avait dicté; car l'idée que ce billet pourrait être montré, avait intimidé Valentine: l'événement justifia sa prévoyance. M. de Saint-Albert était à la campagne, et le surlendemain elle reçut la lettre suivante:
Madame,
«Ne me plaignez pas de l'événement le plus heureux de ma vie, mais de la fatalité qui me prive du bonheur d'aller vous remercier de votre aimable inquiétude. Hélas! ma blessure est guérie! et je vais perdre tous mes droits à votre intérêt, sans être moins digne de votre pitié.
«Je suis, etc.
«Anatole.»
A cette lettre était jointe la réponse du commandeur, qui annonçait son prochain retour à Paris, sans dire un mot d'Anatole.
«Anatole, répéta tout haut Valentine, je sais enfin son nom, et je connaîtrai bientôt celui de sa famille… Mais que m'importe le secret de sa naissance, j'aimerais mieux savoir celui de ses chagrins. Il paraît malheureux. On n'emploie tant de mystère que pour cacher un tort ou un malheur; et l'ami de M. Saint-Albert ne peut être un homme coupable. Il n'en faut pas douter, il est malheureux. Mais, de quel malheur est-il affligé!» Voilà le sujet sur lequel s'exerça long-temps l'esprit de Valentine. Plusieurs indices lui prouvaient que la fortune n'avait point de torts envers lui. La nature semblait l'avoir comblé de ses faveurs, et l'amour seul devait causer ses peines. Peut-être avait-il été indignement trahi, et s'était-il juré de fuir toutes les occasions de se laisser de nouveau séduire: sa retraite était la suite de cette résolution: et Valentine trouvait qu'un tel motif expliquait fort clairement tout ce qui lui avait paru si étrange jusqu'alors. «Si j'étais trompée, se disait-elle, je voudrais comme lui me soustraire aux yeux de tout le monde, et même à la reconnaissance que l'on voudrait me témoigner; je ne verrais partout que perfidie.»
C'est ainsi que l'on trouve toujours le moyen de justifier les manies des gens qu'on favorise. En réfléchissant un peu mieux, Valentine aurait vu que ce projet de retraite absolue s'arrangeait mal avec sa rencontre à l'Opéra; bien que ce soit assez la mode de nos misanthropes modernes de haïr les hommes sans pouvoir se passer de leur société, et de fuir les femmes sans manquer un jour d'Opéra; cependant il est rare d'y rencontrer celui qui cherche la solitude; et madame de Saverny aurait du s'attendrir un peu moins sur les malheurs d'un amant accessible à de pareilles distractions. Mais à l'âge de Valentine, on raisonne avec son imagination, et l'on calcule d'après son cœur; elle se dit qu'Anatole avait été au spectacle par complaisance, qu'il ne l'avait si tendrement regardée que par curiosité, et ne s'était généreusement exposé pour elle, que par humanité et dégoût de la vie.
Après avoir relu plusieurs fois le billet d'Anatole, elle le serra avec soin, et se rendit chez sa belle-sœur, où l'assemblée la mieux choisie se plaignait depuis long-temps de son absence. «Qui donc vous a retenue si tard, ma chère Valentine, s'écria madame de Nangis, nous vous attendons depuis un siècle pour chanter les couplets de M. de S… prendre le thé, et commencer le quinze. – En vérité, ma sœur, je ne méritais guère l'honneur d'être attendue pour tout cela, répondit Valentine; vous savez que je chante fort peu, et joue encore plus mal; Monsieur, ajouta-t-elle en se tournant vers le chevalier d'Émerange, voudra bien me remplacer, et l'auteur des couplets y gagnera beaucoup. – Gardez-vous bien de lui rien demander, reprit la comtesse, il est ce soir d'une humeur détestable; il dit qu'il n'y a pas assez de monde pour jouer, qu'il y en a trop pour faire de la musique, que la conversation est trop brillante pour qu'il s'en mêle, enfin, il blâme tout en demandant la permission de ne rien faire; voilà la seule réponse qu'on en puisse obtenir. – Puisque c'est ainsi, je vais me rendre aux ordres de Madame, dit le chevalier en s'adressant à Valentine.» Et se levant ensuite pour demander à M. de S… ses couplets, il laissa madame de Nangis un peu déconcertée de ce nouveau caprice. Pendant que le chevalier essayait l'air qui conviendrait le mieux à cette chanson, et que l'auteur se confondait en phrases modestes, pour prouver qu'il connaissait la médiocrité du genre et de l'exécution de ce petit ouvrage, un indiscret s'avisa de dire qu'il voudrait bien savoir quelle douce occupation avait fait oublier l'heure à madame de Saverny. – Il faut le deviner, répondit M. de Nangis; moi je crois qu'elle finissait quelques-uns de ces romans que ces dames prétendent ne pas pouvoir quitter; et vous, chevalier, quelle est votre idée? – Madame écrivait peut-être aux heureux voisins du château de Saverny, dit le chevalier, d'un air malin. – Bah! dit la comtesse, je parie qu'elle achevait sa toilette: il manque toujours quelque chose à une robe neuve. – Qui sait, dit une voix qui surprit Valentine, pour occuper long-temps une jeune femme, il ne faut souvent qu'un billet. – Vous ici, M. le commandeur, s'écria Valentine en se retournant, je vous croyais à la campagne! – J'en arrive à l'instant, Madame, et si je n'ai pas eu l'honneur de me présenter chez vous, c'est que j'espérais vous rencontrer ici.» Madame de Saverny s'excusait avec embarras de n'avoir point aperçu le commandeur en entrant dans le sallon, lorsque le son du piano se fit entendre. Après avoir préludé, le chevalier décida qu'une épigramme n'avait pas besoin d'accompagnement, et se mit à chanter, sans le secours du piano, des couplets dirigés contre un ministre nouvellement nommé: plusieurs femmes de la cour y étaient désignées de la manière la moins décente, et la malignité ne s'arrêtait même pas aux courtisans. Chacun parut enchanté de cette œuvre du démon, et la meilleure des satires de Boileau n'aurait pas excité plus d'enthousiasme. On combla l'auteur d'éloges; ceux que lui adressa le chevalier furent les mieux tournés, les plus outrés et par conséquent les plus flatteurs. M. de Nangis seul ne rit point des couplets, et témoigna à sa femme le regret de les avoir laissé chanter chez lui; mais la comtesse devinant sa pensée, lui répondit: Qu'il n'y avait rien à craindre du ressentiment des personnes attaquées dans cette chanson; dans le fonds, ajouta-t-elle, il n'y a que le prince de maltraité, et vous savez sur ce point jusqu'où va son indulgence. Madame de Nangis avait raison: à cette époque on risquait moins à faire une chanson contre le Roi, qu'une épigramme sur un commis des finances.
De retour auprès de madame de Saverny, le chevalier se pencha vers elle pour lui dire à voix basse: «Concevez-vous rien au caprice de Mme de Nangis, de me faire chanter des pauvretés pareilles? – N'avez-vous pas dit que vous trouviez ces couplets charmants? – Oui, vraiment, je l'ai dit à l'auteur; ne voulez-vous pas que je me fasse un ennemi de cet homme-là? – Mais il me semble que, sans blesser son amour-propre, vous auriez pu être moins prodigue d'éloges. – Ah! vous connaissez bien mal ces sortes de gens-là: vous blâmez mon exagération envers lui, eh bien! je ne serais pas étonné qu'il m'eût trouvé très-froid dans mes éloges, et que pour s'en venger il ne méditât quelques petits refrains joyeux contre moi. – En effet, si la mauvaise foi se devine, j'ai peur pour vous; mais qui peut obliger à recevoir une personne dont l'aimable esprit cause une si vive terreur? – On espère toujours l'avoir pour soi, et comme il ne vous montre jamais que les méchancetés adressées aux autres, à moins qu'il ne se trompe de poches, on ne risque pas de savoir celles qu'on lui inspire. – Mais savez-vous bien que cela fait un très-vilain métier. – Pas plus vilain qu'un autre. Au bout du compte, cet homme-là ne fait que rimer la prose de tout le monde, sa malice a rarement le mérite de l'invention; il peint ce qu'il voit, copie ce qu'il entend, médit de tous; et l'on sait qu'il a son couvert mis à la table de chacune de ses victimes. – Je puis vous assurer qu'il ne sera jamais admis à la mienne. – Il n'en voudrait pas de la vôtre: que ferait-il chez une femme qui ne peut ni goûter ni inspirer la satire? – Ah! prenez-y garde, vous me flattez; me croiriez-vous méchante? – Vraiment cette réflexion pourrait bien m'en donner l'idée, et c'est me punir cruellement d'avoir compromis mes éloges; mais je m'en rapporte à votre esprit, pour distinguer le compliment que l'on cherche, de la vérité qui échappe. Au reste, quelle que soit votre opinion, je ne me donnerai jamais la peine de me justifier auprès de vous, tant je suis convaincu que vous savez déja mieux que moi tout ce que je pense.» Le chevalier quitta son ton léger pour dire ces derniers mots, qui furent interrompus par les instances réitérées de madame de Nangis, qui voulait absolument faire jouer sa belle-sœur. Valentine sut bon gré à la comtesse de lui épargner l'embarras de répondre au chevalier; elle alla se placer auprès d'elle, à la table de jeu, et fut étonnée de voir le chevalier s'y établir aussi malgré le refus absolu qu'il avait fait de jouer de la soirée. Madame de Nangis n'en fit point la remarque tout haut; mais ses regards et l'inflexion de sa voix, quand elle lui adressait la parole, prouvaient trop qu'elle était vivement blessée. Pour la première fois Valentine souffrit du mécontentement de sa belle-sœur, des soins empressés du chevalier, et de la présence du commandeur.
CHAPITRE XIII
Avant de se séparer, M. d'Émerange ailleurs dit: «Que je suis étourdi! j'oubliais de vous parler de la nouvelle qui occupe aujourd'hui tout Paris! de l'arrivée de ce fameux philosophe, qui prétend deviner les défauts du cœur d'après les traits du visage! – Quoi! Lavater est ici, s'écria madame de Nangis? Que je voudrais le voir! je suis folle de son système, et je m'en sers déja passablement bien. Cependant je n'en sais que les masses; ses détails me paraissent trop incertains; mais sur les nez aquilins, et les mentons crochus, je ne me tromperais guères. – Fiez-vous à ces belles connaissances-là, reprit le chevalier, j'ai voulu aussi me mêler de physiognomonie, et n'ai recueilli d'autre fruit de mes études que le tort de supposer à mes amis beaucoup plus de défauts que je ne leur en connaissais déja. – C'est que vous étiez mal-instruit; d'ailleurs c'est une science que bien des gens ne se soucient guères d'accréditer. Moi, qui ne me donne pas trop la peine de cacher mes défauts, je serais charmée de connaître aussi bien ceux des autres. – Je croyais, dit Valentine, qu'il y avait plus à gagner à ne les pas voir; et je suis presque tentée de plaindre ce pauvre M. Lavater, de n'avoir pas même les plaisirs de l'illusion. – Ce doit être un homme d'une conversation bien intéressante, dit la comtesse. On va se l'arracher; mais j'espère bien être une des premières à le voir. – Ce ne sera pas une chose facile, reprit le chevalier, car on le dit fort sauvage. – C'est dans l'ordre, dit le commandeur, un homme qui a le secret de tout le monde doit se cacher. – Mais il a des amis peut-être, reprit la comtesse. On le rencontrera quelque part. – Je ne pense pas que ce soit à la cour, dit en riant M. de Saint-Albert; mais si vous êtes, mesdames, si curieuses de le rencontrer, je crois pouvoir vous en offrir l'occasion. – Ah! M. le commandeur, s'écria madame de Nangis, si vous me rendez un pareil service, je vous promets de ne plus me plaindre de ces petites vérités que vous m'adressez avec tant de ménagements. – Non, vraiment, je serais bien fâché que le plaisir de vous obliger me coûtât une de vos injures. J'aime les réparties, et les vôtres sont trop piquantes pour les sacrifier. C'est donc sans aucune condition que je vous propose de me faire l'honneur de dîner samedi chez moi. Lavater m'a promis ce matin de me donner cette journée. Nous devions la consacrer au plaisir de nous rappeler les moments que nous avons passés ensemble dans son hermitage en Suisse; mais il ne m'en voudra pas de le tromper ainsi.»
Madame de Saverny accepta avec empressement l'invitation du commandeur. Une secrète espérance de rencontrer chez lui cet Anatole, dont le souvenir revenait souvent à sa pensée, ranima sa gaîté. Elle redoubla de soins pour le commandeur, et jamais son desir de plaire ne s'était montré plus visiblement. M. de Saint-Albert n'osant pas s'en faire honneur, lui supposa un autre motif, et dit à voix basse à Valentine: «Vous ne me diriez seulement pas d'inviter le chevalier; et cependant vous en mourez d'envie. Mais on ne peut jamais espérer de franchise de la part d'une femme bien élevée.» A ces mots, Valentine se sentit rougir d'impatience; elle allait répondre de manière à détromper le commandeur, lorsque le chevalier vint s'informer des projets qu'elle avait pour le lendemain. M. de Saint-Albert profita de cette occasion pour remplir ce qu'il disait être le vœu de madame de Saverny; et la reconnaissance que lui en témoigna M. d'Émerange, dut le confirmer dans l'opinion que la moitié de ses conjectures était au moins bien fondée.
Au jour convenu on se rendit chez le commandeur. Madame de Nangis s'étonna d'en être reçue d'une manière aussi affectueuse; elle ignorait le respect de M. de Saint-Albert pour les devoirs de l'hospitalité, et ne concevait pas comment ce même homme, si frondeur, si brusque chez les autres, pouvait devenir chez lui aussi prévenant qu'aimable pour tous ceux qui s'y trouvaient. Un vieux préjugé d'éducation avait persuadé au commandeur, qu'en général il faut être reconnaissant envers les personnes qu'on reçoit; car il est rare qu'elles ne fassent point un sacrifice en quittant leur maison, même pour s'amuser dans celle d'un autre. D'ailleurs il prétendait que la manière de recevoir plus ou moins bien les gens étant toujours un aveu des sentiments d'estime qu'on leur portait, ils avaient le droit de se blesser d'une distraction, ou de se venger d'une impolitesse.
En entrant dans le salon, Valentine était vivement émue; son premier regard n'avait osé s'arrêter particulièrement sur personne, et ce ne fut que long-temps après qu'elle put vérifier que son espérance était vaine. La réunion n'était pas nombreuse: madame de Réthel, nièce de M. de Saint-Albert en fesait les honneurs; elle paraissait fort occupée du soin d'observer Valentine, et plus encore de lui témoigner la préférence la plus flatteuse. Le chevalier, à qui le trouble de madame de Saverny n'avait point échappé, en éprouvait une joie d'amour-propre qui se décelait dans tous ses discours. Il s'empressa de venir lui dire: – Sur lequel de tous ces visages placeriez-vous l'esprit ingénieux de Lavater. – Je voudrais, répondit-elle, en désignant quelqu'un, que cette figure, dont l'expression est si noble et si calme, fût celle d'un philosophe; – et le ciel, qui veut tout ce que vous voulez, a donné cette belle figure à Lavater. – Ah! je suis bien aise de l'avoir deviné, reprit Valentine; et, si j'osais, je m'en vanterais à lui pour lui prouver la vérité de son systême.» Dans ce moment, le commandeur vint prendre la main de ces dames pour les conduire à table. Selon le desir de madame de Nangis, Lavater fut placé près d'elle; mais sa curiosité n'y gagna rien. En vain son esprit trouva-t-il le moyen d'amener la conversation sur tous les sujets qu'elle croyait devoir l'intéresser: en vain lui témoignait-elle par ses prévenances le desir qu'elle avait de l'entendre causer; il garda le plus profond silence. La comtesse crut que c'était par dédain philosophique, et changea au même instant son enthousiasme pour Lavater, en indignation contre lui: – Savez-vous bien, dit-elle au commandeur, que votre savant ami n'est qu'un ennuyeux? Nous croit-il indignes de ses paroles, ou trop sots pour le comprendre? – Il serait possible, répondit M. de Saint-Albert, qu'avec tout votre esprit, vous ne le comprissiez pas. – Voilà bien cet orgueil masculin, reprit la comtesse, qui, tout en accordant beaucoup d'esprit aux femmes, les croit incapables d'apprécier le mérite d'un homme supérieur. On s'imaginerait à vous entendre que Dieu, vous ayant faits à son image, nous devons aussi vous adorer sans vous comprendre? – Pourquoi pas? nous vous donnons assez souvent l'exemple d'un pareil culte. – Cela n'excuse pas vos dédains pour notre esprit, et la peine que vous prenez à nous persuader que la nature l'a réduit au bonheur de vous amuser, sans pouvoir jamais atteindre à l'honneur de vous imiter, même dans la moindre de vos productions. – Ah! ce serait par trop injuste, reprit tout haut le commandeur, et ces messieurs me sont témoins qu'hier encore je vantais les jolis ouvrages de plusieurs femmes, et sur-tout les petits vers de madame de B… Ce n'est pas ma faute à moi si ces dames ne font pas de belles tragédies: je les vanterais d'aussi bon cœur. – Cela n'est pas sûr, dit la comtesse. – Et moi j'en réponds, dit le chevalier. Les succès littéraires des femmes ne peuvent être disputés que par des hommes médiocres. C'est la rivalité qui rend injuste, et plus encore le sentiment de son infériorité. Comment voulez-vous qu'un pédant ennuyeux pardonne à madame de La Fayette d'occuper une place dans toutes les bibliothèques, tandis que les misérables brochures qu'il enfante avec tant de peine, expirent en naissant? Il n'appartient qu'aux gens d'un vrai mérite de savoir approuver le talent par-tout où il se trouve, et j'affirmerais bien que Racine ne médisait pas des vers de madame Deshoulières, malgré son injustice envers lui.» La discussion s'établit sur ce sujet si souvent rebattu. Le chevalier plaida la cause des femmes en chevalier français, et fut bien étonné d'avoir à combattre madame de Saverny, dont l'avis était, que les talents les plus distingués, et le succès qui en résultait, ne pouvaient dédommager une femme du malheur attaché à la célébrité. Madame de Nangis insista pour savoir l'opinion de M. Lavater sur cette réflexion de Valentine, et le commandeur fut obligé de lui avouer que Lavater entendait assez bien le français, mais ne répondait jamais qu'en allemand. C'est pourquoi, ajouta-t-il, j'ai osé vous dire que vous pourriez bien ne pas le comprendre.» Cet aveu rendit à la comtesse toute sa bienveillance pour Lavater; elle pria le commandeur de lui servir d'interprète, et la conversation s'engagea bientôt comme elle le desirait. Elle eut beaucoup à se louer de l'aimable indulgence du philosophe pour celles qu'il appelait ses chères pécheresses; mais elle fut souvent contrariée de son attention à considérer Valentine. En effet, rien ne pouvait le distraire du plaisir qu'il prenait à contempler l'ensemble de ce beau visage: ses yeux y restaient fixés comme sur un livre dont chaque page augmente l'intérêt. C'est en regardant Valentine qu'il s'écria: «L'expression d'une ame pure sur des traits enchanteurs n'a-t-elle pas tout le charme d'une harmonie céleste!»
Vers la fin du dîner, M. de Saint-Albert parla d'un billet qu'il venait de recevoir, où se trouvaient mêlés des vers adressés à Lavater, et qu'il croyait dignes de lui. De qui sont-ils, demandèrent aussitôt plusieurs personnes, car pour un grand nombre de gens, le jugement qu'on doit porter sur un ouvrage est tout entier dans le nom de l'auteur. Le commandeur répondit que le billet était d'un de ses amis, qui s'excusait de ne pouvoir profiter de l'honneur de dîner avec ces dames; et que les vers étaient anonymes. On voulut les connaître. Madame de Réthel fut charge de les lire. C'était un parallèle de Fénelon et de Lavater, où les plus nobles pensées étaient exprimées avec autant d'énergie que de grace; cet éloge semblait être plutôt le jeu d'une imagination qui aime à comparer, que l'œuvre de ce démon de flatterie qui inspire tant de madrigaux; et l'on devinait en lisant ces vers, que l'auteur les avait faits bien plus pour son plaisir que pour vanter le génie de Lavater. Ils obtinrent tous les suffrages; après les avoir entendus, on voulut les lire, et lorsqu'ils arrivèrent à madame de Saverny, elle ne réussit pas à cacher sa surprise, en reconnaissant que ces vers avaient été tracés de la même main que la lettre d'Anatole. Le mouvement involontaire qu'elle fit, fut remarqué de tout le monde: on devina qu'elle avait reconnu l'écriture de l'auteur; et pour la première fois, elle se félicita d'ignorer son nom de famille, afin d'affirmer avec plus d'assurance qu'elle ne le connaissait pas.