Kitabı oku: «Œuvres complètes de lord Byron, Tome 6», sayfa 10
(Entre un Seigneur de la Nuit12, avec gardes, etc.)
LE SEIGNEUR DE LA NUIT
Doge, je t'arrête pour haute trahison.
LE DOGE
Moi! ton prince, pour trahison? – Et qui sont ceux qui osent cacher sous un pareil ordre leur trahison personnelle?
LE SEIGNEUR DE LA NUIT, montrant son ordre
Jetez les yeux sur cet ordre; il vient de l'assemblée des Dix.
LE DOGE
Et où se tient-elle, et pourquoi sont-ils assemblés? Leur réunion ne peut être régulière tant que le prince ne la préside pas; et c'est là mon devoir, le tien est de suivre mes ordres, de me laisser libre, ou de me suivre à la chambre du conseil.
LE SEIGNEUR DE LA NUIT
Prince, cela est impossible; ils ne siégent pas dans la salle ordinaire, mais dans le couvent de Saint-Sauveur.
LE DOGE
Ainsi, vous osez me désobéir?
LE SEIGNEUR DE LA NUIT
Je sers la république, et je ne puis craindre de ne pas faire mon devoir; mon mandat part de ceux gui la gouvernent.
LE DOGE
Mais ce mandat est illégal, tant qu'il n'est pas revêtu de ma signature; et dans le cas actuel, c'est un acte de révolte. As-tu bien pesé l'importance de la vie pour avoir osé assumer ainsi des fonctions contraires à nos lois?
LE SEIGNEUR DE LA NUIT
Je dois non pas répondre, mais agir. Je fais ici l'office de garde auprès de votre personne; et non de juge pour vous entendre et vous rendre justice.
LE DOGE, à part
Il faut gagner du tems. Tout est bien encore, pourvu que la cloche donne le signal. – Allons donc, mon neveu! – Hâte-toi, hâte-toi; notre sort est suspendu dans la balance; et malheur aux vaincus, soit le prince et le peuple; soit les esclaves et le sénat. (On entend la grosse cloche de Saint-Marc.) Ah! la voici, je l'entends. (Haut.) Eh bien! Seigneur de la Nuit, l'entends-tu? l'entendez-vous, satellites mercenaires que je vois trembler? c'est le glas de votre mort. Sonne encore, airain retentissant! Et vous, misérables, comment rachèterez-vous vos vies?
LE SEIGNEUR DE LA NUIT
O désespoir! Gardez vos armes, et restez à la porte. – Tout est perdu si la cloche ne rentre pas de suite dans le silence. L'officier qu'on avait envoyé s'est égaré, sans doute, ou bien a rencontré quelques obstacles funestes. Anselmo, hâte-toi de marcher à la tour avec ta compagnie; que les autres restent avec moi.
(Une partie des gardes sort.)
LE DOGE
Malheureux, si tu tiens à ta vile existence, implore merci; il ne te reste plus qu'une minute. Fais donc sortir tes lâches satellites: ils ne reviendront pas.
LE SEIGNEUR DE LA NUIT
Cela peut être; ils mourront comme je prétends le faire, en accomplissant leur devoir.
LE DOGE
Insensé! l'aigle fier s'attaque à une proie plus généreuse que tes méprisables mirmidons et toi-même. – Vis donc, mais ne devance pas le danger par la résistance; et si des ames aussi dégradées que la tienne peuvent encore fixer le soleil, apprends enfin à être libre.
LE SEIGNEUR DE LA NUIT
Et toi, à être captif. – (La cloche cesse.) Il s'est arrêté le signal de la trahison, qui devait déchaîner la meute de la populace sur la proie des patriciens. – Le signal a retenti, mais ce n'est pas celui de la mort des sénateurs.
LE DOGE, après une pause
Tout se tait, tout est perdu!
LE SEIGNEUR DE LA NUIT
Et maintenant, Doge, dénoncez-moi; je suis l'esclave rebelle d'un conseil séditieux. N'ai-je pas fait mon devoir?
LE DOGE
Silence, être dégradé! tu as fait une action noble, tu as gagné le prix du sang; c'est à ceux qui t'emploient à te récompenser; mais ton devoir était de garder et non de bavarder, tu viens de le dire toi-même. Fais-le donc ton devoir; mais, comme il te convient: garde le silence, et souviens-toi que, bien que ton prisonnier, je n'ai pas cessé d'être ton prince.
LE SEIGNEUR DE LA NUIT
Je n'ai pas voulu manquer au respect dû à votre rang, et en cela je vous obéirai-
LE DOGE, à part
Il n'y a donc plus rien qui puisse me sauver! et pourtant, au moment du succès, au sein du triomphe, je serais mort avec empressement, avec orgueil; mais mourir ainsi!
(Entrent d'autres Seigneurs de la Nuit, avec Bertuccio Faliero prisonnier.)
LE SECOND SEIGNEUR
Nous l'avons saisi comme il sortait de la tour, où le signal commençait déjà à retentir par son ordre, ou plutôt celui du Doge qui le lui avait transmis.
LE PREMIER SEIGNEUR
S'est-on assuré de tous les passages qui mènent au palais?
LE SECOND SEIGNEUR
Oui, mais peu importe; les chefs de la conspiration sont tous dans les fers, on en juge même déjà quelques-uns; – leurs gens sont dispersés ou arrêtés.
BERTUCCIO FALIERO
Mon oncle, c'est vous!
LE DOGE
Que sert de lutter contre la fortune? la gloire s'en est allée de notre maison.
BERTUCCIO FALIERO
Qui l'eût pensé, un moment plus tôt?
LE DOGE
Oui, un moment plus tôt; et la face des siècles était changée; celui-ci nous fait entrer dans l'éternité. Nous nous y retrouverons non comme des hommes dont le succès a fait la gloire, mais comme des ames supérieures à tous les événemens et calmes au milieu des revers comme des triomphes. Ne pleure pas; va, la vie n'est qu'un court passage. – Je voudrais bien partir seul; mais s'ils nous envoient tous deux à la mort, comme il est probable, montrons-nous tous deux dignes de nos ancêtres et de nous-mêmes.
BERTUCCIO FALIERO
Mon oncle, croyez-moi, je ne vous ferai pas d'affront.
LE PREMIER SEIGNEUR DE LA NUIT
Seigneur, nous avons l'ordre de vous tenir dans des appartemens séparés jusqu'au moment où le conseil instruira votre procès.
LE DOGE
Notre procès! pousseront-ils donc jusqu'à la fin leur infâme parodie? Mais laissons-les nous traiter comme nous les aurions nous-mêmes traités, bien qu'avec moins de solennité: c'est le jeu de mutuels homicides qui auraient tiré au sort au premier assassinat. Seulement, s'ils ont gagné, c'est avec des dés pipés. – Et quel a été notre Judas?
LE PREMIER SEIGNEUR
Je ne suis pas chargé de répondre à cette question.
BERTUCCIO FALIERO
Je vais le faire pour toi; – c'est un certain Bertram; dans ce moment même il fait sa déposition devant la junte secrète.
LE DOGE
Bertram, le Bergamasque! Oh! combien sont misérables les causes de notre perte ou de notre triomphe; souillé d'une double trahison, ce Bertram va recevoir honneurs et récompenses; on le citera dans l'histoire auprès de ces oies du Capitole dont les cris réveillèrent enfin les Romains, et pour lesquelles on institua une fête annuelle; tandis que Manlius, qui avait taillé en pièces les Gaulois, fut précipité de la roche Tarpéienne.
LE PREMIER SEIGNEUR
Manlius songeait à trahir son pays; il voulait s'emparer du pouvoir.
LE DOGE
Il voulait sauver l'état; il ne songeait qu'à réformer les lois, auxquelles il rendait ainsi leur force; – mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Vous faites votre devoir.
LE PREMIER SEIGNEUR
Noble Bertuccio, nous devons vous surveiller dans une chambre séparée.
BERTUCCIO FALIERO
Adieu, mon oncle. J'ignore si nous nous reverrons encore en cette vie; mais peut-être consentiront-ils à laisser nos cendres se réunir.
LE DOGE
Oui, et dis aussi nos ames, qui se retrouveront et jouiront d'un bien auquel notre triste enveloppe ne nous avait pas permis d'atteindre; du moins nos tyrans ne pourront effacer la mémoire de ceux qui firent chanceler leur trône détesté, et de pareils exemples trouveront, quoique long-tems après, de généreux imitateurs.
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
ACTE V
SCÈNE PREMIÈRE
(La salle du conseil des Dix. Réunis à plusieurs sénateurs, pour juger la conspiration de Marino Faliero, ils composent ce que l'on appelait la Junte. – Gardes, Officiers, etc., etc.)
ISRAEL BERTUCCIO et PHILIPPE CALENDARO, prisonniers; BERTRAM, LIONI et Témoins, etc
BENINTENDE, chef des Dix
Maintenant, après avoir acquis la conviction de leurs nombreuses et palpables offenses, il nous reste à prononcer, sur ces hommes criminels, la sentence des lois. Devoir pénible, et pour ceux qui le remplissent, et pour ceux qui les écoutent. Hélas! pourquoi m'est-il réservé? Faut-il que la durée de ma charge soit flétrie dans tous les siècles à venir, comme se rattachant au souvenir de la trahison la plus détestable et la plus compliquée contre une république sage et libre, connue par toute la terre pour être le boulevart du christianisme, la terreur des Sarrazins, des Grecs, des schismatiques, des Huns sauvages et des Francs non moins barbares; contre une ville qui ouvrit à l'Europe la richesse de l'Inde; le dernier asile des Romains contre la tyrannie d'Attila; la reine de l'Océan, rivale plus orgueilleuse de l'orgueilleuse Gênes! Et c'est pour renverser le trône d'une telle ville, qu'ils ont exposé et déshonoré leurs vies! Laissons-les donc subir la plus juste mort.
ISRAEL BERTUCCIO
Nous sommes prêts; vos tortures nous la font attendre avec impatience. Laissez-nous mourir.
BENINTENDE
Si vous avez à dire quelque chose qui mérite un allégement, à votre sentence, la junte vous écoute; parlez, il en est encore tems, si vous avez quelque chose à confesser; peut-être votre salut en dépend-il.
ISRAEL BERTUCCIO
Nous sommes prêts à entendre, non à parler.
BENINTENDE
Nous avons la preuve entière, par l'aveu de vos complices, de vos crimes et de toutes les circonstances qui s'y rattachent: toutefois, nous désirerions recueillir de vos lèvres l'aveu complet de votre trahison. Israël, sur le bord de cet abîme mortel, dont nul ne peut revenir, la vérité seule peut vous faire obtenir quelque grâce sur la terre ou dans les cieux. – Parlez donc, quels étaient vos motifs?
ISRAEL BERTUCCIO
Justice!
BENINTENDE
Quel était votre but?
ISRAEL BERTUCCIO
Liberté!
BENINTENDE
Certes, vous êtes bref.
ISRAEL BERTUCCIO
J'en ai pris l'habitude: je naquis soldat, et non pas sénateur.
BENINTENDE
Par ce brusque laconisme pensez-vous forcer les juges que vous bravez à différer leur sentence?
ISRAEL BERTUCCIO
Croyez-moi, imitez ma brièveté; je préfère cette grâce à votre pardon.
BENINTENDE
C'est là votre seule réplique au tribunal?
ISRAEL BERTUCCIO
Demandez, à vos tortures ce qu'elles ont arraché de nous, ou faites-en une seconde fois l'essai; il reste encore un peu de sang, quelque sensibilité dans ces membres brisés; mais vous ne l'oserez pas, car nous pourrions y mourir et si nous laissions dans vos chevalets, déjà gorgés de notre sang, le peu de vie qui nous reste; vous perdriez le profit du spectacle public par lequel vous espérez faire long-tems trembler vos esclaves. Des cris ne sont pas des mots, et l'agonie un aveu; et quand même la nature aux abois pourrait contraindre l'ame à quelques mensonges, dans l'espoir d'un court répit, une pareille affirmation n'est pas la vérité. Faut-il souffrir encore, ou bien mourir?
BENINTENDE
Dites-nous quels étaient vos complices?
ISRAEL BERTUCCIO
Demandez-les au peuple déplorable que vos crimes patriciens ont conduit au crime.
BENINTENDE
Vous connaissez le Doge?
ISRAEL BERTUCCIO
Je combattis avec lui à Zara, tandis que vous vous disputiez ici pour les charges dont vous êtes revêtus; nous exposions nos vies, tandis que vous hasardiez celle des autres, et par vos accusations, et par vos apologies; et d'ailleurs, il n'est personne dans Venise qui ne connaisse son Doge et ses grandes actions, et l'affront qu'il a reçu du sénat.
BENINTENDE
Vous avez eu avec lui des conférences?
ISRAEL BERTUCCIO
Je suis las, plus las même de vos interrogations que de vos tortures; je vous en prie, passez à notre jugement.
BENINTENDE
Dans un instant. – Et vous, Philippe Calendaro, qu'avez-vous à dire qui puisse vous soustraire à la sévérité de vos juges?
CALENDARO
Je ne fus jamais un homme à longues phrases; et, dans ce moment, j'ai peu de chose à dire qui en vaille la peine.
BENINTENDE
Mais une nouvelle application de torture vous ferait peut-être bien changer de ton?
CALENDARO
Il est vrai qu'elle peut le faire; la première l'a déjà fait; mais elle ne changera pas mes paroles aussi bien que mon ton, ou si cela arrivait-
BENINTENDE
Eh bien alors?
CALENDARO
Mes dépositions, au milieu des tortures, vaudraient-elles en justice?
BENINTENDE
Sans le moindre doute.
CALENDARO
Quel que fût l'accusé dont je révélasse la trahison?
BENINTENDE
Certainement; aussitôt on instruirait son procès.
CALENDARO
Et mon témoignage entraînerait-il pour lui peine de mort?
BENINTENDE
Si votre déclaration était claire et complète, sa vie serait certainement en danger.
CALENDARO
Alors, examine-toi bien, orgueilleux président! car, en présence de l'éternité qui s'entr'ouvrira devant moi, je jure que toi seul es le traître que je prétends dénoncer à la torture si l'on m'y traîne une seconde fois.
UN MEMBRE DE LA JUNTE
Seigneur président, il est tems de procéder à leur jugement; il n'y a plus rien à tirer de ces hommes.
BENINTENDE
Malheureux! préparez-vous à une prompte mort. La nature de votre crime, nos lois et le danger qui environne encore l'état, ne vous laissent pas une heure de répit. – Gardes, faites-les sortir, et que sur le balcon où le Doge se place dans notre solennel jeudi13 pour voir le combat de taureaux, justice soit faite d'eux. Que leurs membres suspendus restent exposés dans la place du jugement à la vue du peuple assemblé, et que le ciel ait pitié de leurs ames.
LA JUNTE
Amen!
ISRAEL BERTUCCIO
Adieu, seigneurs, nous ne nous reverrons plus.
BENINTENDE
Et de crainte qu'ils n'essaient de soulever la multitude, – gardes, qu'on leur bâillonne la bouche, même au moment de l'exécution; – qu'on les fasse sortir.
CALENDARO
Comment! ne nous laissera-t-on pas dire adieu à un seul de nos amis, ne pourrons-nous conférer un dernier instant avec notre confesseur?
BENINTENDE
Un prêtre attend dans l'antichambre; et quant à vos amis, ces sortes d'entrevues ne seraient que pénibles pour eux et entièrement inutiles pour vous.
CALENDARO
Je savais que nous étions bâillonnés pendant notre vie, ceux du moins qui n'ont pas eu le cœur de risquer leur vie pour conquérir le droit d'ouvrir la bouche; mais dans ces derniers momens, je m'imaginais qu'on ne nous dénierait pas cette liberté de parole que l'on accorde à tous les moribonds; enfin puisque-
ISRAEL BERTUCCIO
Eh bien! laisse-les faire, brave Calendaro! A quoi bon quelques syllabes? sachons mourir sans avoir reçu d'eux le moindre témoignage de faveur; notre sang ne criera que plus vivement vers le ciel contre eux; c'est lui qui saura mieux attester leurs infamies atroces que ne le pourrait un volume écrit ou prononcé de nos dernières paroles. Je sais que notre voix les ferait trembler; – mais ils ont peur de notre silence lui-même. – Qu'ils vivent donc au milieu de transes continuelles! – Laissons-les au démon de leurs pensées; et, quant à nous, élevons les nôtres vers le firmament. Nous emmène-t-on, enfin? nous sommes prêts.
CALENDARO
Israël, si tu m'avais entendu, il en serait tout autrement, et ce traître trembleur, le lâche Bertram aurait reçu-
BERTRAM
Hélas! j'espérais qu'en mourant vous me pardonniez; je n'ai pas choisi l'emploi que je remplis, on me l'a imposé; mais au moins quand je sens que rien jamais ne pourra diminuer mes remords, dites que vous me pardonnez, – et ne me regardez plus ainsi!
ISRAEL BERTUCCIO
Je meurs, et je te pardonne.
CALENDARO
(Il lui crache au visage.) Je meurs et je te méprise.
(Les gardes emmènent Israël Bertuccio et Philippe Calendaro.)
BENINTENDE
Maintenant que nous en avons fini avec ces criminels, il est tems de procéder au jugement du plus grand traître dont fassent mention les annales d'aucun peuple; les preuves de l'attentat du Doge Faliero sont complètement acquises; les circonstances et la nature du crime exigent une procédure rapide: il est tems de le mander pour entendre son arrêt.
LA JUNTE
Oui, oui.
BENINTENDE
Avogadori, ordonnez que le Doge soit amené en présence du conseil.
UN MEMBRE DE LA JUNTE
Et les autres, quand les fera-t-on venir?
BENINTENDE
Quand on aura terminé avec les chefs. Les uns se sont enfuis à Chiozza; mais mille hommes environ sont à leur poursuite, et grâces aux précautions qu'on a prises en terre ferme et dans les îles, nous espérons bien qu'il n'en échappera pas un seul pour aller répandre chez les nations étrangères ses odieuses diffamations contre le sénat.
(Entre le Doge comme prisonnier; des gardes l'entourent.)
BENINTENDE
Doge; – car tel vous êtes encore, et la loi vous conservera ce titre jusqu'à l'heure où tombera de votre tête le bonnet ducal, vous qui n'avez pu vous contenter de porter paisiblement et avec honneur une couronne plus noble que n'en peuvent conférer les empires: vous qui n'avez pas craint de comploter pour exterminer les pairs qui vous ont fait ce que vous êtes, et pour éteindre dans le sang la gloire de votre patrie, – nous avons déposé dans votre appartement et sous vos yeux toutes les preuves réunies contre vous, et jamais de plus complètes ne sont venues prouver la trahison. Qu'avez-vous à dire pour votre défense?
LE DOGE
Que pourrais-je avoir à dire, quand ma défense doit être votre condamnation? N'êtes-vous pas à la fois agresseurs et accusateurs, juges et exécuteurs? – Usez de votre pouvoir.
BENINTENDE
Les autres chefs vos complices ayant tout avoué, il ne vous reste plus d'espoir.
LE DOGE
Et qui sont-ils?
BENINTENDE
Fort nombreux; mais vous avez devant vous le premier d'entre eux, Bertram de Bergamo. – Désirez-vous l'interroger?
LE DOGE, l'ayant regardé avec mépris
Non.
BENINTENDE
Deux autres, Israël Bertuccio et Philippe Calendaro ont reconnu qu'ils avaient eu pour complice de leur trahison le Doge.
LE DOGE
Et où sont-ils?
BENINTENDE
Où ils doivent être: ils répondent maintenant au ciel de ce qu'ils ont fait sur la terre.
LE DOGE
Quoi! c'en est fait du Brutus plébéien et du bouillant Cassius de notre arsenal! Comment ont-ils supporté leur condamnation?
BENINTENDE
Songez à la vôtre; elle approche. Ainsi donc, vous refusez de vous justifier?
LE DOGE
Je ne puis me défendre devant mes inférieurs, ni reconnaître le droit que vous vous arrogez de me juger. Montrez-moi la loi.
BENINTENDE
Dans les cas extrêmes la loi doit être renouvelée ou corrigée; nos pères n'avaient pas songé à fixer le châtiment d'un pareil crime; et c'est ainsi que les anciennes tables romaines n'avaient pas prévu la sentence du parricide; car ils ne pouvaient déterminer une peine pour ce qui n'avait pas de nom, pour ce qui n'était pas regardé comme possible dans leurs grandes ames. Eh! qui l'eût prévu, que l'on en viendrait jamais à comprendre l'attentat énorme d'un fils contre son père et d'un prince contre ses états? Votre crime nous a forcés de porter une loi qui formera dans la suite comme un précédent contre les hommes assez audacieux pour vouloir gravir jusqu'à la tyrannie par la trahison; ambitieux qu'un sceptre ne saurait contenter, tant qu'ils ne l'ont pas transformé en un glaive à deux tranchans! La dignité de Doge ne pouvait-elle donc vous suffire? Quelle principauté cependant plus noble que celle de Venise?
LE DOGE
La principauté de Venise! ah! vous m'avez trompé, -vous qui siégez ici, traîtres que vous êtes! J'étais votre égal par ma naissance, votre supérieur par mes hauts faits; vous m'avez ravalé au-dessous de vous; vous m'avez arraché aux travaux honorables auxquels je m'étais dévoué dans la terre étrangère, sur les flots, dans les camps, dans les cités lointaines; vous m'avez choisi comme victime pour monter la tête couronnée, mais les membres enchaînés, sur l'autel dont seuls vous étiez les pontifes. Je l'ignorais; je ne l'ai point recherché ni demandé, je ne songeais même pas à votre choix; il vint me surprendre à Rome, et de suite j'obéis. Mais en rentrant à Venise, je m'aperçus qu'outre l'inquiète vigilance qui vous a toujours déterminés à déjouer et à pervertir les meilleures intentions de votre souverain, vous aviez encore, pendant l'interrègne de mon voyage de Rome à cette ville, affaibli et mutilé les faibles privilèges laissés à mes prédécesseurs. Tout cela je l'ai supporté; je n'aurais pas même cessé de le faire si votre dépravation n'avait pas été jusqu'à flétrir l'honneur de mes propres foyers. Et c'est lui, c'est l'infâme Steno qui m'a déshonoré que je vois maintenant siéger parmi vous! juge en effet bien digne d'un pareil tribunal!
BENINTENDE, l'interrompant
Michel Steno est l'un des Quarante; il siége ici en vertu de son office, les Dix ayant pris dans le sein du sénat une junte de patriciens pour les seconder dans l'instruction d'un procès aussi grave et jusqu'à présent inouï. Steno fut relevé de la peine prononcée contre lui, attendu que le Doge, protecteur naturel de la loi, ayant conspiré pour abroger toutes les lois, ne pouvait réclamer son châtiment en vertu des statuts qu'il foulait aux pieds et violait lui-même.
LE DOGE
Son châtiment! J'aime mieux le voir siéger au milieu de vous et se gorger de mon sang, que satisfaisant à la peine dérisoire que votre lâche et mensongère justice lui avait infligée. Son crime était infâme; c'était de la candeur comparée à la protection que vous lui avez accordée.
BENINTENDE
Se peut-il donc que le grand Doge de Venise, la tête courbée sous les honneurs et sous le poids de quatre-vingts années, ait assez écouté les inspirations de sa colère pour fouler aux pieds tout sentiment de prudence, de crainte et de loyauté; tout cela pour avoir été provoqué par l'étourderie d'un jeune homme?
LE DOGE
Une étincelle produit la flamme, une goutte d'eau fait déborder la coupe, et la mienne était dès long-tems remplie. Vous opprimiez et le peuple et le prince; moi j'ai voulu les affranchir, et la fortune a trompé mon double espoir. En triomphant, ma récompense était la gloire, la vengeance et la victoire; Venise, grâces à moi, rivalisait avec la Grèce et Syracuse, alors qu'elles furent affranchies et devinrent l'admiration du monde. Mon nom se joignait à ceux de Gélon et de Thrasybule. Mais ayant échoué, ma défaite est, je le sais, l'infamie présente et la mort. Les siècles futurs jugeront; Venise sera libre ou ne sera plus. Jusqu'alors la vérité est en suspens. N'hésitez pas; je n'aurais eu nulle merci, je n'en demande aucune. J'ai joué ma vie sur une haute chance; j'ai perdu, prenez ce que vous avez gagné. J'aurais voulu rester seul debout sur vos tombes; maintenant vous pouvez marcher sur la mienne, et la fouler aux pieds, comme vous avez auparavant foulé mon cœur.
BENINTENDE
Ainsi vous avouez votre crime, et reconnaissez la justice de notre tribunal?
LE DOGE
J'avoue que je suis vaincu: la fortune est femme; jeune elle m'avait prodigué ses faveurs; j'eus tort d'espérer, en approchant de ma dernière heure, qu'elle me sourirait encore.
BENINTENDE
Ainsi vous ne songez pas à contester notre équité?
LE DOGE
Nobles Vénitiens, ne me fatiguez pas de questions; je suis résigné à tout; mais il est encore dans mon sang quelques gouttes de celui de mes glorieux jours, et je n'ai pas une patience infatigable. Épargnez-moi donc; je vous prie, de nouvelles interrogations; elles ne servent à rien, sinon à soulever des débats au milieu de votre jugement; je ne pourrais vous répondre que pour vous offenser, et satisfaire vos ennemis déjà assez nombreux. Je sais que ces murs épais n'offrent aucun écho, mais les murs ont des oreilles; bien plus, ils ont des langues; et si la vérité n'avait d'autre moyen de retentir, vous qui me condamnez, vous que je fais trembler encore à l'instant où vous m'immolez, vous ne pourriez déposer silencieusement dans votre tombe les paroles bonnes ou mauvaises que je vous ferais entendre; le secret serait au-dessus de vos ames: ne réveillez donc pas ma voix, si ce n'est dans la crainte d'un danger pire que celui auquel vous venez d'échapper. Telle serait ma défense si je songeais à la fendre fameuse; car les paroles vraies sont des choses, et celles d'un homme mourant, des choses qui survivent long-tems, et souvent même se chargent de le venger. Étouffez les miennes si vous avez l'espoir de vivre long-tems; après moi; profitez de ce conseil, et du moins si vous avez trop souvent excité mon indignation pendant ma vie, laissez-moi mourir tranquille. Cette grâce ne peut pas vous coûter; – je ne nie rien, je ne justifie, je ne demande rien, seulement je désire de moi-même le silence, et de la cour une sentence.
BENINTENDE
Cette adhésion complète nous épargne la cruelle nécessité d'ordonner la torture pour obtenir la vérité entière.
LE DOGE
La torture! mais vous me l'avez imposée chaque jour depuis que je suis Doge; si vous voulez y ajouter les tourmens corporels, vous en êtes libres; ces membres, déjà affaiblis par l'âge, ne résisteront pas à vos chevalets; mais il y a quelque chose dans mon cœur qui saura défier vos supplices.
(Entre un officier.)
L'OFFICIER
Nobles Vénitiens, la duchesse Faliero implore son admission en présence de la junte.
BENINTENDE
Pères Conscrits14, décidez si nous devons l'admettre.
UN MEMBRE DE LA JUNTE
Elle peut avoir à faire d'assez importantes révélations pour nous décider à l'entendre.
BENINTENDE
Est-ce là la volonté générale?
TOUS
Oui.
LE DOGE
Oh! Venise, que tes lois sont admirables! Elles veulent laisser parler la femme dans l'espoir qu'elle témoignera contre son époux. Quelle gloire pour les chastes Vénitiennes! Mais il est naturel que des calomniateurs de tous les genres de vertus, tels que les juges d'un pareil tribunal, suivent complètement leur vocation. Cependant, lâche Steno! si cette femme dément en ce moment toute sa vie, je te pardonne ton mensonge et ton impunité, ma mort violente et ta vie infâme.
(La duchesse entre.)
BENINTENDE
Madame, bien que votre demande soit extraordinaire, le tribunal, dans sa justice, consent à vous l'accorder; et quels que soient vos motifs, nous vous prêterons l'oreille avec tout le respect dû à vos ancêtres, à votre rang et à vos vertus. Vous pâlissez! – Qu'on porte secours à madame, et que sur-le-champ on apporte un siége.
ANGIOLINA
C'était un moment de faiblesse. – Il est passé. Veuillez me pardonner; mais je ne m'assiérai pas en présence de mon prince et de mon époux, quand lui-même reste debout.
BENINTENDE
Comme il vous plaira, madame.
ANGIOLINA
Des bruits étranges et trop fondés, si je m'en rapporte à ce que je vois, ont frappé mon oreille: je viens pour connaître toute l'étendue de mon malheur. Pardonnez la brusquerie de mon entrée et de mes premières sensations. C'est, – hélas! je ne puis parler, – je ne puis prononcer une question; mais je vous entends, vous détournez les yeux, et vos fronts sourcilleux me répondent avant que j'aie parlé. – Oh Dieu! c'est donc là le silence de la tombe!
BENINTENDE, après un moment de pause
Épargnez-nous, épargnez à vous-même le nouveau récit de l'inexorable devoir que nous avons à remplir envers le ciel et cet homme.
ANGIOLINA
Non, parlez; je ne puis, – il m'est impossible de jamais ajouter foi à de pareilles choses. – Est-il donc condamné?
BENINTENDE
Hélas!
ANGIOLINA
Et serait-il donc coupable?
BENINTENDE
Madame, dans un pareil moment, nous devons pardonner ce doute, et l'attribuer naturellement au trouble de vos pensées; autrement, une telle question serait une haute offense contre la justice de ce tribunal suprême. Mais interrogez le Doge lui-même; s'il conteste les preuves réunies contre lui, croyez-le, nous y consentons, innocent comme vous-même.
ANGIOLINA
Serait-il vrai? mon seigneur! – mon souverain, – l'ami de mon pauvre père, le héros des combats, le sage des conseils; ne démentirez-vous pas les paroles de cet homme! – Vous vous taisez!
BENINTENDE
Il a déjà confessé lui-même son crime; et maintenant, comme vous voyez, il ne le nie pas encore.
ANGIOLINA
Non, il ne peut pas mourir. Épargnez le reste de ses années, le chagrin et le repentir les réduiront en un petit nombre de jours. Un moment de crime imaginaire effacera-t-il à vos yeux seize lustres de services et de gloire?
BENINTENDE
Il subira sa peine, sans la moindre rémission de tems, sans pardon et sans sursis: – c'est une chose décrétée.
ANGIOLINA
Il serait coupable qu'il pourrait encore espérer miséricorde.
BENINTENDE
Non pas dans le cas où il se trouve, la justice s'y oppose.
ANGIOLINA
Hélas! monseigneur, l'extrême justice est de la cruauté; qui pourrait vivre sur la terre, si l'on jugeait toujours justement?
BENINTENDE
Le salut de l'état exige qu'il soit puni.
ANGIOLINA
L'état? comme sujet, il l'a servi; l'état? comme général, il l'a sauvé; l'état? comme souverain, n'est-ce pas à lui à le gouverner?
UN MEMBRE DE LA JUNTE
Il l'a trahi, il a conspiré contre lui; c'est un traître.
ANGIOLINA
Mais sans lui existerait-il un état à sauver ou à détruire? et vous-mêmes, qui prononcez aujourd'hui la mort de votre libérateur, sans lui, vous agiteriez maintenant, en gémissant, quelque rame de galère musulmane; ou, chargés de fer, vous creuseriez, chez les Huns, quelque mine souterraine.
UN MEMBRE DU CONSEIL
Non, madame, il en est qui préfèrent la mort à l'esclavage.
ANGIOLINA
S'il en est ainsi dans cette enceinte, tu n'es certainement pas du nombre; les vrais braves sont généreux dans le malheur. – Mais n'y a-t-il donc pas d'espoir?
BENINTENDE
Madame, vous ne pouvez en conserver.
ANGIOLINA, se tournant vers le Doge
Meurs donc, Faliero, puisqu'il le faut, mais toujours avec la grande ame de l'ami de mon père. Tu as commis un grand attentat, du reste à moitié justifié par la scélératesse de ces hommes. Je les aurais bien implorés: – je les aurais priés; je les aurais suppliés comme le mendiant affamé qui demande du pain. – J'aurais pleuré, en embrassant leurs genoux, comme un jour ils feront en demandant miséricorde à Dieu, qui leur répondra comme ils me répondent. Mais cet abaissement eût été indigne de ton nom et du mien; la cruauté qui brille dans leurs yeux glacés annonce assez que leur cœur est dévoré de rage. Ainsi donc, supporte en prince ta destinée.
LE DOGE
J'ai vécu trop long-tems pour ne pas avoir appris à mourir. Ta démarche auprès de ces hommes était le bêlement de l'agneau devant le boucher, ou les cris des matelots devant la tempête. Je n'accepterais pas une vie éternelle, s'il fallait la devoir à des scélérats dont j'essayai de délivrer les nations qu'ils tyrannisaient.
MICHEL STENO
Doge, un mot à toi et à cette noble dame que j'ai si gravement offensée. Pourquoi le chagrin, le remords et la honte qui m'accablent ne peuvent-ils effacer l'inexorable passé! Mais puisque je ne dois pas l'espérer, qu'au moins notre nom de chrétien nous détermine à nous dire un dernier, un sincère adieu. Je ne demande pas, pour mon repentir, que vous me pardonniez: j'implore votre compassion; et, malgré leur peu de mérite, je vous consacre, à l'avenir, toutes mes prières.